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19 février 2012 7 19 /02 /février /2012 17:47

 


« À quoi aboutissent aujourd’hui tous les produits de l’art, si ce n’est à amuser quelques désœuvrés. Et encore si ça les amusait ; mais ils vous écoutent en bâillant. Misérable siècle qui n’a plus de croyance, ou plutôt qui n’en a qu’une, celle de l’argent. Et qui rabaisse tout à cela. La société est aujourd’hui plus que jamais, une vaste flouerie où chacun cherche à duper son voisin. C’est une guerre organisée dans tout, soit en industrie, soit en science, soit en art. Je suis dégouté de vivre là dedans, mon cher ami. » 

Félicien David, Lettre à Sylvain Saint-Étienne, 3 décembre 1839

gustave courbet bord de mer a palavas Gustave Courbet (Ornans, 1819-La Tour de Peilz, 1877),
Le Bord de mer à Palavas
, 1854.
Huile sur toile, 37 x 46 cm, Montpellier, Musée Fabre
(Photographie © Musée Fabre / F. Jaulmes)

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneEt de deux. Après un disque consacré à des quatuors de Hyacinthe Jadin, salué ici-même comme une des belles réussites du début de l’année 2011 et distingué par un Incontournable Passée des arts, le Quatuor Cambini-Paris avance d’une soixantaine d’années pour s’intéresser à un nouvel oublié des histoires de la musique, Félicien David. Il nous en offre, grâce au soutien du Palazzetto Bru Zane et de la Fondation Singer-Polignac où il est actuellement en résidence, un enregistrement permettant d’achever la première intégrale jamais réalisée, à ma connaissance, de l’œuvre pour quatuor à cordes de ce musicien.

 

Félicien David fait partie de ceux dont le nom ne devait sa survie auprès du public, jusqu’à une date récente, que grâce à une œuvre unique ne constituant malheureusement pas forcément la part la plus aboutie ou la plus représentative de sa production. À l’instar de Pachelbel dont l’inusable Canon et Gigue masque un catalogue foisonnant et d’un grand intérêt, l’ode symphonie Le Désert créée rien moins que triomphalement en 1844 lui servait, à elle seule, de viatique pour la postérité, accréditant l’idée que son inspiration relevait essentiellement de l’orientalisme. Certes, il est indéniable que la découverte de l’Orient, de l’Égypte en particulier, a constitué une expérience inoubliable pour le jeune homme, mais il serait faux d’affirmer qu’elle détermine son style à elle seule.

La vocation de Félicien David s’est dessinée très tôt. Il est né à Cadenet, non loin d’Avignon, le 13 avril 1810 dans une famille musicienne, son orfèvre de père étant également un très bon violoniste amateur. Orphelin en 1815, recueilli par une de ses sœurs, il doit au fait d’avoir pu être admis au sein de la maîtrise de la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence en 1818 de n’avoir pas vu ses belles prédispositions demeurer en friche. Il y apprend, en effet, le chant, le solfège et les rudiments de la composition avant d’entrer au collège jésuite Saint-Louis où il étudie de 1825 à 1828. Les deux années qui suivent le voient tenir des postes divers, chef d’orchestre assistant au théâtre d’Aix, clerc d’avoué et finalement maître de chapelle de la cathédrale Saint-Sauveur, avant qu’il se décide à rejoindre le Conservatoire de Paris, où il entre en décembre 1830. Il va y recevoir l’enseignement, entre autres, de Fétis et Reicha, tout en suivant des cours privés avec Reber. L’année 1831 va marquer un tournant décisif dans son existence, puisqu’il découvre alors la doctrine saint-simonienne qui prône, entre autres, l’égalité entre les Hommes et une gouvernance des plus compétents au profit du bien commun, et quitte le Conservatoire pour rejoindre le groupe réuni autour de Prosper Enfantin (dit Père Enfantin, 1796-1864), dont il va devenir le compositeur officiel. felicien david bertall vers 1865Lorsqu’en 1832, sur ordre du gouvernement, ce mouvement est dissous et son chef emprisonné, Félicien David et treize de ses condisciples partent pour l’Orient ; de Marseille qu’ils quittent le 22 mars 1833, ils abordent à Smyrne en juillet puis en Égypte en septembre. Le jeune musicien va s’imprégner de ce monde sonore totalement inconnu pour lui et en faire son miel. Grâce à un petit piano portatif offert par un facteur de Lyon nommé Chavan, il compose la fantaisie Le Harem, puis 22 pièces pour piano qui formeront les Mélodies orientales, publiées sans aucun succès en 1836, mais qui serviront néanmoins de modèle au courant musical orientaliste à la faveur de leur réédition, le succès de leur auteur venu. Ayant dû fuir Le Caire, où ils s’étaient installés, devant une épidémie de peste, les saint-simoniens regagnent la France en 1835 et Félicien David, de retour à Paris au mois de mai, va connaître plusieurs années difficiles, durant lesquelles il écrit des mélodies mais également deux nonettes et des symphonies, ainsi qu’un cycle de 24 quintettes à cordes, Les Quatre saisons (1842-44, une belle anthologie en est disponible chez Laborie records), afin de se faire connaître. Mais la gloire viendra, comme on l’a vu, de son ode symphonie Le Désert, une pièce relevant d’un genre musical de son invention et qu’il réussit, à force d’obstination, à faire jouer le 8 décembre 1844. Son pouvoir d’évocation tout nimbé de réminiscences orientales vaut à l’œuvre un triomphe et une célébrité immédiate qui vont lui permettre de connaître une carrière européenne jalonnée de succès. Celui-ci ne sera, en revanche, pas toujours au rendez-vous des créations suivantes du musicien, Moïse au Sinaï (1846), Christophe Colomb (1847) ou L’Eden (1848), et il ne le retrouvera qu’avec certaines de ses œuvres lyriques, faisant généralement appel à l’exotisme, comme La Perle du Brésil (1851) ou Lalla-Roukh (1862), devant se contenter d’un accueil mitigé pour son grand opéra, Herculanum (1859). Après Le Saphir en 1865, Félicien David cesse d’écrire pour la scène et se place en retrait de la vie musicale, ce qui ne l’empêche pas de composer de la musique de chambre, notamment des mélodies et des quatuors. Successeur de Berlioz dans les fonctions de bibliothécaire du Conservatoire et dans divers jurys de l’Institut, il meurt à Saint-Germain-en-Laye, le 29 août 1876.

« J’aime à être romantique à la manière de Beethoven et de We­ber, c’est-à-dire neuf, original, profond comme eux. » Cette phrase de Félicien David pourrait, à elle seule, résumer une large partie de ce que l’on ressent en découvrant ses premier et deuxième quatuors, auxquels s’ajoute le mouvement initial d’un quatrième laissé inachevé, enregistrés par le Quatuor Cambini-Paris. Il faut souligner d’emblée que le compositeur, au rebours de la pensée dominante de son temps, a toujours montré un réel intérêt pour la musique instrumentale et qu’on chercherait en vain dans la sienne des traces d’orientalisme. À l’image de ceux d’un autre auteur prolifique dans le domaine orchestral et de chambre, George Onslow (1784-1853), dont la production a peut-être eu une influence non négligeable sur celle de son cadet, ses modèles sont à chercher chez les musiciens germaniques, qu’il s’agisse de classiques comme Haydn, avec lequel il partage le goût pour des tournures populaires (finales des Quatuors nos 1 et 2) et les effets de surprise (Allegretto grazioso du Quatuor n°2), francois bonvin nature morte au livre aux besicles et a l ede Beethoven ou des romantiques Mendelssohn et Schubert, le premier pour sa vigueur et la fièvre de certains emportements (Allegretto du Quatuor n°1, Allegro ma non troppo du Quatuor n°4), le second pour sa capacité à tisser des atmosphères légères jusqu’à l’impalpabilité (en particulier dans les Scherzos), le troisième pour sa sensibilité à fleur de peau, cette dernière particulièrement perceptible dans les mouvements lents de Félicien David où perce souvent une indéfinissable nostalgie. Notons, pour finir, que l’ensemble des quatuors date de la fin de sa vie, les trois premiers (le n°3, en ré mineur, a été excellemment enregistré par le Quatuor Mosaïques, voir à la toute fin de cette chronique) de 1868-1869, le dernier d’environ 1876, ce qui explique sans doute la mélancolie parfois prégnante que l’on y rencontre matérialisée, entre autres, par la prépondérance du mode mineur, mais dont il faut cependant observer qu’elle voisine avec un humour, une légèreté et un sens de la dramatisation remarquables. Ces œuvres dont on est heureux de saluer la sortie de l’ombre démontrent que Félicien David est un coloriste souvent inspiré et surtout un mélodiste d’exception, dont les thèmes réussissent à être originaux tout en semblant familiers et dont la simplicité souvent touche le cœur.

Le Quatuor Cambini-Paris (photographie ci-dessous), réunissant Julien Chauvin et Karine Crocquenoy au violon, Pierre-Éric Nimylowycz à l’alto et Atsushi Sakaï au violoncelle, nous avait livré un Jadin de la plus belle eau ; il se montre ici tout bonnement étincelant. En l’espace d’une année, les musiciens ont fait d’incontestables progrès qui leur permettent aujourd’hui de tutoyer l’excellence et de s’inscrire sans pâlir dans la lignée de certains de leurs glorieux aînés, comme le Quatuor Mosaïques. L’unité et l’écoute mutuelle dont ils font preuve tout au long de cette heure de musique trop vite écoulée leur permet de la porter d’un seul souffle en en rendant chaque mesure palpitante. Il me semble qu’ils ont énormément travaillé leur son d’ensemble lequel, grâce à un incontestable gain de rondeur et de sensualité qui n’a, pour autant, en rien entamé sa transparence, est aujourd’hui particulièrement séduisant. quatuor cambini-paris amelie tcherniakL’enthousiasme avec lequel les Cambini-Paris s’emparent de la musique de Félicien David est véritablement communicatif, et il se double d’indiscutables qualités de mise en place, de netteté de l’articulation, de lisibilité de la ligne, de soin apporté aux dialogues entre les pupitres comme au rendu des nuances, qui dénotent un véritable travail d’appropriation des partitions et en autorisent une approche conjuguant brio et subtilité. Le naturel avec lequel les interprètes parviennent à traduire les changements de climat et d’éclairage de chaque mouvement me semble une des grandes réussites de cet enregistrement. Tour à tour tranchants, volubiles, facétieux, tendres, éperdus, ils offrent un reflet très émouvant, parce qu’à la fois respectueux et senti, d’un compositeur qui, au soir de sa vie, confie à ses quatuors comme on le ferait à un journal intime, les émotions contrastées qui ont façonné le cours d’une existence extrêmement changeante. Il ne fait aucun doute, à mes yeux, que seuls des artistes accomplis sont en mesure de transmettre un tel sentiment de densité humaine ; les Cambini-Paris le font ici, et de la plus brillante façon.

 

incontournable passee des artsCe disque consacré à Félicien David, que je vous recommande sans hésitation, s’impose donc comme une révélation et une confirmation, celle de l’intérêt d’un compositeur dont on se demande pourquoi il a été si longtemps ignoré et celle du talent d’un jeune quatuor que son choix courageux de servir des répertoires méconnus honore. On espère vivement que le Palazzetto Bru Zane va poursuivre l’exploration du catalogue du premier, dont on rêve de pouvoir entendre un jour les nonettes, les symphonies, les deux trios pour piano mais aussi les mélodies toujours inédits, et on guettera avec impatience et espoir le futur enregistrement que le second devrait consacrer, l’année prochaine, à des quatuors de Théodore Gouvy.

 

felicien david quatuors 1 2 4 quatuor cambini-parisFélicien David (1810-1876), Quatuors à cordes n°1 en fa mineur, n°2 en la majeur et n°4 en mi mineur (inachevé)

 

Quatuor Cambini-Paris

 

1 CD [durée totale : 56’28”] Ambroisie/Naïve AM 206. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Quatuor n°4 en mi mineur :
[I] Allegro ma non troppo

2. Quatuor n°1 en fa mineur :
[III] Scherzo. Allegro

3. Quatuor n°2 en la majeur :
[IV] Allegro risoluto

 

Des extraits de chaque plage peuvent être écoutés ci-dessous :

 

Illustrations complémentaires :

Charles Albert d’Arnoux, dit Bertall (Paris, 1820-Soyons, 1882), Portrait de Félicien David, c.1865. Photoglyptie sur papier, 31,9 x 24 cm, Strasbourg, Musée d’art moderne et contemporain.

François Bonvin (Paris, 1817-Saint-Germain-en-Laye, 1887), Nature morte aux bésicles, livre et encrier, 1876. Huile sur zinc, 36,2 x 49,3 cm, Londres, National Gallery.

La photographie du Quatuor Cambini-Paris est d’Amélie Tcherniak. Je remercie Blandine Côte de m’avoir autorisé à l’utiliser.

 

Suggestion d’écoute complémentaire :

 

felicien david le souvenir quatuor mosaiques dunki gabettaFélicien David, Le Souvenir : Trio n°1 en mi bémol majeur pour piano, violon et violoncelle, Quatuor à cordes n°3 en ré mineur, Mélodies pour violoncelle et piano, Pièces pour piano.

 

Quatuor Mosaïques
Christophe Coin, violoncelle, Jean-Jacques Dünki, piano et pianino, Andrés Gabetta, violon

 

1 CD [durée totale : 78’29”] Laborie Records LC12. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et des extraits peuvent en être écoutés ci-dessous :

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8 février 2012 3 08 /02 /février /2012 15:17

 

hippolyte petitjean barque sur etang

Hippolyte Petitjean (Mâcon, 1854-Paris, 1929),
Barque sur un étang
, après 1912.

Aquarelle sur papier, 30 x 48 cm, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza.
(INV. CTB.1999.13-© Carmen Thyssen-Bornemisza)

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneDeux monuments et une rareté, voici le menu que propose le deuxième disque du Trio George Sand, une formation qui se consacre avec courage à l’exploration du répertoire de chambre français. Après un premier enregistrement associant Claude Debussy et Lili Boulanger (Integral Classics), les trois musiciennes ont choisi d’aborder les trios avec piano de Maurice Ravel et Gabriel Fauré ainsi qu’un diptyque de la plus méconnue Mel Bonis dans un programme que publie par Zig-Zag Territoires, avec le soutien du Palazzetto Bru Zane.

 

S’il n’est pas nécessaire de retracer par le menu les parcours de Fauré ou de Ravel, il n’est sans doute pas inutile de préciser quelques-unes des grandes étapes de celui de Mel Bonis, qui ne jouit pas d’une renommée comparable à la leur. Il y a quelque chose d’assez poignant dans la destinée de cette femme, née Mélanie le 21 janvier 1858 dans une famille de la petite bourgeoisie parisienne et que rien ne destinait à devenir musicienne. Celle qui aurait dû être couturière s’initie au piano en autodidacte au grand dam de ses parents, lesquels finissent néanmoins par céder aux instances de leur ami Jacques Maury, professeur au conservatoire de Paris, qui présente la jeune fille à César Franck en 1876. Le compositeur ne s’y trompe pas et fait en sorte qu’elle puisse accéder à un solide enseignement musical au conservatoire, où elle côtoiera, entre autres, Debussy, et fera l’admiration de ses professeurs, Ernest Guiraud envisageant même de la présenter, malgré le handicap de sa timidité, au prix de Rome. Ce n’est cependant pas la Villa Médicis qui attend Mélanie, mais l’amour ; il prend les traits  d’Amédée Landély Hettich (1856-1937), un chanteur et poète auquel va l’attacher une véritable passion à partir de 1879. mel bonisLe poids des conventions sera néanmoins le plus fort et les parents de la jeune fille refusent sa main à son prétendant, la forcent à quitter le conservatoire pour l’en éloigner puis la marient en 1883 à Albert Domange, un industriel de 25 ans son aîné, déjà deux fois veuf et père de cinq garçons, à qui elle donnera trois enfants, Pierre, Jeanne et Édouard. Sous cette apparence de vie rangée, celle qui a publié ses premières œuvres – un Impromptu et deux mélodies sur des poèmes d’Hettich – en 1881 sous le pseudonyme de Mel Bonis garde toujours la même inclination pour son amour de jeunesse ; elle compose des mélodies et des chœurs sur ses textes, il aide à la diffusion de sa musique, ils ont ensemble une fille, prénommée Madeleine, en 1899. Le premier quart du XXe siècle est très productif pour la compositrice, membre de la Société Nationale de Musique et dont le métier du Premier quatuor avec piano (1905) impressionne Saint-Saëns, mais la période d’après la guerre marque, de sa part, une volonté de retrait du monde et de concentration sur la foi religieuse qui l’a toujours accompagnée, tendance encore accentuée par son veuvage en 1918 et la mort de son fils Édouard en 1932. Elle continue néanmoins de composer et laisse à sa mort, le 18 mars 1937, un catalogue riche de quelque 300 réalisations.
Le diptyque Soir, Matin pour piano, violon et violoncelle, proposé dans ce disque, date de 1907. Il juxtapose deux pièces que l’on pourrait dire d’atmosphère puisqu’elles suggèrent les émotions nées de ces moments particuliers de la journée, sans que l’on puisse pour autant parler de musique descriptive ou à programme. Si le langage est indubitablement redevable au langage de Saint-Saëns ou de Fauré, on y observe également des touches plus « modernes » qui rappellent que Mel Bonis a été la condisciple de Debussy et laissent penser que, sans en embrasser entièrement les innovations, elle s’est intéressée de près à l’évolution esthétique de son cadet.

On s’attendrait légitimement à ce que le Trio en la mineur de Ravel se range sans coup férir dans le camp de la modernité ; or ce n’est qu’à moitié le cas. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles le compositeur nourrissait des sentiments pour le moins ambigus envers cette partition, composée avec un soin extrême durant le printemps et l’été 1914, allant jusqu’à écrire qu’elle le dégoûtait. roland-manuel maurice ravel piano 1912Elle paie un tribut certain aux Trios de Saint-Saëns (à découvrir dans la splendide interprétation du Trio Wanderer, voir à la fin de cette chronique), en particulier à l’Opus 18 (1864), à la structure et aux couleurs duquel Ravel vouait une véritable admiration, ainsi qu’à la musique de chambre de son maître, Fauré, une évidence qui s’impose dès les premières mesures de son mouvement initial. Ces références et ce cadre bien identifié établis, le compositeur va faire montre d’une inventivité rythmique et mélodique assez incroyable, utilisant, dans le Modéré liminaire, les réminiscences d’un chant basque, puis calquant sa musique sur la structure d’un poème malais dans lequel les deuxième et quatrième vers de chaque quatrain deviennent les premier et troisième du suivant (modèle suivi par Baudelaire dans Harmonie du soir) dans le Pantoum qui suit, et se souvenant enfin d’une danse baroque bouclant inlassablement sur elle-même – onze fois ici – dans la Passacaille, notée « très large » et servant de mouvement lent. Les humeurs de ce Trio sont extrêmement versatiles, les mouvements impairs étant peut-être les plus stables et les plus harmonieux, si on les compare au mélange de moelleux et de rêche du Pantoum ou à l’explosivité du Final qui s’ébroue avec une joie confinant parfois à l’ivresse et met un point d’orgue, par la générosité de ses sonorités, à la conception orchestrale de l’œuvre toute entière.

gabriel faure 1923Si Ravel transformait une partition chambriste en une expérience sonore parfois tonitruante, c’est au bord du silence que nous conduit Fauré avec le Trio pour piano, violon et violoncelle en ré mineur, composé entre août 1922 et mars 1923, son avant-dernière création dont la progression d’écriture fut lente du fait des progrès de sa surdité et « d’une fatigue perpétuelle », pour reprendre ses propres mots. Nulle trace d’épuisement des ressources créatrices n’est pourtant perceptible dans ce Trio qui, à l’instar de toute la production tardive du compositeur, se signale par sa volonté de décantation, son dédain de tout effet facile ou de mode, son éloquence née de la plus grande économie de moyens. Ici, dès les premières mesures de l’Allegro, ma non troppo initial, tout est fluide et nimbé d’un lyrisme supérieurement maîtrisé, une confidence à mi-voix pleine d’une pudeur qui suggère sans jamais souligner, y compris dans les accents plus éperdus de l’Andantino central. Le dernier mouvement, Allegro vivo, est baigné d’une lumière plus franche ; sa vigueur et ses contrastes plus tranchés, par instants presque anguleux, le situent dans la sphère d’une virtuosité un rien plus extérieure si on la compare à la sensation d’intimité délivrée par tout ce qui a précédé. Ne nous y trompons cependant pas : comme souvent chez Fauré, le sourire, même radieux, est rarement univoque et sur ce finale si ensoleillé passent aussi quelques ombres.

Le Trio George Sand (photographie ci-dessous), composé de Virginie Buscail au violon, Nadine Pierre au violoncelle et Anne-Lise Gastaldi au piano, aborde ces trois œuvres avec une sensibilité et une maîtrise incontestables. Unies par une belle complicité, les trois musiciennes livrent une lecture à la fois raffinée, dynamique et équilibrée, animée, en outre, par le très louable souci de restituer avec le plus d’exactitude possible le caractère si différent de ces trois pièces. Signe certain de cette attention, le petit diptyque de Mel Bonis est traité avec les mêmes égards que les deux autres partitions mieux favorisées par la postérité et le soin apporté au rendu de ses coloris comme de son atmosphère en fait un moment de plein de finesse et d’agrément. trio george sandAutre belle réussite, leur vision du Trio de Fauré me semble parvenir à traduire de façon réellement pertinente les frémissements qui parcourent cette musique et les clairs-obscurs qui sculptent ses contours, avec ce qu’il faut de sensualité pour charmer, de mystère pour retenir et une légèreté de touche qui rend justice à la transparence comme au trouble voulus par le compositeur. L’approche que les George Sand ont du Trio de Ravel, qu’elles jouent en suivant l’édition critique publiée par Bärenreiter en 2009, conforme au manuscrit du compositeur, m’inspire, en revanche, quelques réserves, car si les deux premiers mouvements m’apparaissent rendus avec toute la subtilité et l’ironie qu’ils requièrent, la Passacaille manque, à mon goût, d’un peu de tension, et le Final d’un rien de sveltesse dans son emportement, en particulier aux cordes (leur dernier accord sur-vibré et écrasé n’est pas très heureux), certaines autres versions ayant montré que l’on pouvait parvenir à un équilibre plus satisfaisant entre force et souplesse. Ce bémol ne ternit néanmoins pas un enregistrement de très bonne tenue dans lequel l’écoute mutuelle des musiciennes, leur spontanéité, leur implication et leur plaisir de jouer les trois œuvres du programme apportent à l’auditeur nombre de joies que des écoutes répétées n’altèrent pas.

 

Voici donc un bien beau disque dont la qualité de la réalisation et la justesse de l’atmosphère ne décevront pas les amateurs de musique de chambre française. Il donne l’envie de réentendre bientôt le Trio George Sand dans ce répertoire du début du XXe siècle où il est visiblement à l’aise et où les équipes de chercheurs avisés du Palazzetto Bru Zane ne manqueront sans nul doute pas de dénicher pour lui des partitions qui n’attendent que l’attention de trois bonnes fées pour revivre.

 

ravel faure bonis trios piano soir matin trio george sandGabriel Fauré (1845-1924), Trio pour piano, violon et violoncelle en ré mineur, opus 120, Mel Bonis (1858-1937), Soir, Matin, opus 76, Maurice Ravel (1875-1937), Trio pour piano, violon et violoncelle en la mineur

 

Trio George Sand

 

1 CD [durée totale : 54’53”] Zig-Zag Territoires ZZT120101. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Mel Bonis, Matin

2. Maurice Ravel, Trio pour piano, violon et violoncelle en la mineur :
[II] Pantoum

3. Gabriel Fauré, Trio pour piano, violon et violoncelle en ré mineur :
[I] Allegro, ma non troppo

 

Des extraits de chaque plage peuvent être écoutés ci-dessous :

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Mel Bonis dans les années 1890. Lieu de conservation non précisé.

Alexis Roland-Manuel (Paris, 1891-1966), Maurice Ravel au piano, 1912. Photographie, 11 x 8 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France

Anonyme, Gabriel Fauré, 1923. Photographie, 11,5 x 6 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France

La photographie du Trio George Sand est de François Sechet, tirée du site Internet de l’ensemble.

 

Suggestion d’écoute complémentaire :

camille saint-saens trios piano opus 18 92 trio wandererCamille Saint-Saëns (1835-1921), Trios pour piano, violon et violoncelle, opus 18 et 92

 

Trio Wanderer

 

1 CD Harmonia Mundi HMA 1951862. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et des extraits de chaque plage écoutés ci-dessous :

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13 novembre 2011 7 13 /11 /novembre /2011 17:27

 

jean baptiste de champaigne nicolas de plattemontagne doubl

Jean-Baptiste de Champaigne (Bruxelles, 1631-Paris, 1681),
Nicolas de Plattemontagne (Paris, 1631-1706),
Double portrait des deux artistes
, 1654.

Huile sur toile, 132 x 185 cm, Rotterdam, Musée Boijmans Van Beuningen.

 

« À l’instant où le chant des deux violes monte, ils se regardèrent. Ils pleuraient. La lumière qui pénétrait dans la cabane par la lucarne qui y était percée était devenue jaune. Tandis que leurs larmes lentement coulaient sur leur nez, sur leurs joues, sur leurs lèvres, ils s’adressèrent en même temps un sourire. » Certains d’entre vous auront reconnu, en les lisant, les lignes qui courent sur la dernière page de Tous les matins du monde, le roman de Pascal Quignard devenu, par la grâce d’une adaptation cinématographique, le meilleur ambassadeur de la viole de gambe auprès d’un large public. Même si elle peut paraître un peu convenue, j’estime qu’il était difficile de trouver une introduction plus adaptée à la chronique qui va suivre et célèbre un retour longtemps espéré, celui, dans la série « Héritage » d’Alia Vox, de l’anthologie, en deux disques, des Concerts à deux violes esgales du Monsieur de Sainte Colombe par Wieland Kuijken et Jordi Savall.

 

Je vous parle de temps héroïques, ceux où deux musiciens, un ingénieur du son et un producteur pouvaient se réunir, en plein cœur de l’hiver, dans une petite église perdue de la Vallée de Chevreuse, à quelques lieues de Port-Royal des Champs, pour enregistrer une musique qui ne serait sans doute goûtée que par une poignée d’amateurs. Saint-Lambert-des-Bois, janvier 1976, Thomas Gallia immortalise pour Michel Bernstein cinq des soixante-sept Concerts pour deux basses de violes qui nous sont parvenus sous le nom de Sainte Colombe, une heure à peine de musique née d’un compositeur dont on ignore alors tout, fors ce qu’en conte Évrard Titon du Tillet (1677-1762) dans les quelques lignes qu’il lui consacre au sein de son Parnasse françois (1732), évoquant l’image incertaine d’un musicien ombrageux et jaloux de sa science, travaillant l’été dans un « petit cabinet de planches qu’il avoit pratiqué sur les branches d’un mûrier » et donnant des concerts chez lui avec ses deux filles. Seize ans s’écoulent, le livre et l’écran projettent une lumière ténébriste sur l’austère fantôme et sa viole, une gloire inattendue qui le met au rang d’autres silencieux du Grand Siècle, Lubin Baugin et ses gaufrettes, Georges de La Tour et ses flammèches, antidotes à une pompe versaillaise alors encore largement dans les limbes. Tout a changé et tout est pourtant comme hier, les deux mêmes musiciens font résonner les pierres nues de Saint-Lambert des Bois de cinq nouveaux Concerts ; nous sommes en avril 1992, ce second volet d’à peine plus d’une heure sera hélas le dernier. constantin netscher portrait joueur de viole maraisQuelques mois plus tôt, la nouvelle avait couru que Sainte Colombe se serait nommé Augustin d’Autrecourt, qui se révéla être une lecture fautive de Dandricourt, maître musicien lyonnais actif dans les années 1650, mais cette hypothèse s’effondra bientôt. On doit à Jonathan Dunford d’avoir proposé une identification plus probable pour l’élève de Nicolas Hotman (c.1610-1663) qui fut le maître de Marin Marais (1656-1728) lequel, dit la légende, venait secrètement se glisser sous le plancher de sa cabane pour, aux deux sens de ce verbe, entendre sa musique : dans le quartier de Saint-Germain-l'Auxerrois, rue de Béthisy (aujourd'hui rue de Rivoli), où habitèrent non seulement son plus célèbre élève mais aussi Jean Lacquemant, dit Dubuisson, autre célèbre violiste, vivait, dans les années 1650-1660, Jean de Sainte Colombe, père de deux filles, Brigide et Françoise, qui fut témoin au mariage d’un ami organiste et était proche des milieux protestants. Est-il celui qu’un compte rendu du Mercure de France relatif à la représentation, en février 1678, d’un opéra aujourd’hui perdu de Marc-Antoine Charpentier, Les Amours d’Acis et de Galatée, désigne comme « si célèbre pour la Viole » ? On l’ignore, car les rares documents qui le mentionnent en qualité de bourgeois de Paris restent muets sur sa profession. Tout juste peut-on conjecturer que le musicien disparut avant 1701, date à laquelle le Tombeau que Marais lui dédie apparaît dans son Deuxième Livre de pièces de viole, et qu’il vivait encore en 1687, année de publication de deux traités, L’Art de toucher le Dessus et la Basse de Violle d’un écuyer nommé Danoville et le Traité de la Viole de Jean Rousseau, qui lui rendent un hommage appuyé – le second lui étant même dédié – en en parlant comme d’un personnage vivant. Sainte Colombe finit-il sa vie à Paris ou, comme pourrait le laisser supposer le blanc en lieu et place de l’adresse attendue après son nom dans la rubrique « Maîtres pour la Violle » du Livre commode des adresses de Paris pour 1692, annuaire professionnel publié par Nicolas de Blégny (1643 ?-1722) sous le pseudonyme d’Abraham du Pradel, réfugié en province à la suite de la Révocation de l’Édit de Nantes (1685), si tant est qu’il fût effectivement protestant ? Pas plus que sa naissance, sa mort semble n’avoir laissé de traces.

 

Les deux disques gravés par Wieland Kuijken et Jordi Savall (photographie ci-dessous) rendent compte avec un art consommé de la très vaste palette de sentiments explorée par Sainte Colombe, dans lequel on aurait assurément tort de ne voir qu’un compositeur livré aux Pleurs qui ont fait la renommée de son 44e Concert, le Tombeau Les Regrets, quand les univers de la danse (42e Concert, Le Raporté) ou du théâtre (27e Concert, Bourrasque) ne lui sont pas du tout étrangers. Bien sûr, la tessiture même de la basse de viole ainsi qu’une écriture faisant la part belle aux frottements harmoniques, aux chromatismes, aux ruptures et aux silences font que l’ébrouement le plus joyeux ne va jamais sans une ombre, même légère, de mélancolie ; jordi savall wieland kuijkennous sommes ici dans le domaine de la conversation intime voire de la confidence, loin de l’univers plus extérieur des Vingt-Quatre Violons du Roy. Malgré les seize ans qui les séparent, on retrouve des qualités identiques dans les deux enregistrements, une admirable et presque tendre complicité, une absolue humilité devant la musique, une atmosphère concentrée toute de clairs-obscurs, restituée avec beaucoup de chaleur et de naturel par les preneurs de son, où grain et couleurs des basses de viole se déploient avec une sensualité parfois enivrante, un sens du chant et de la ligne jamais pris en défaut, une volonté de faire sourdre l’extraordinaire invention et les folles audaces qui palpitent à chaque mesure. La flamme qui anime les deux interprètes ne souffre d’aucun vacillement, sa vigueur et sa lumière ensorcellent et embrasent qui prend le temps de s’arrêter pour contempler les beautés qu’elle éclaire. Servie avec autant de justesse que de sensibilité, l’éloquence de ces œuvres aussi étreignantes que pudiques offre bien plus qu’un moment de musique, une expérience où l’auditeur se retrouve sans fard face à ses émotions les plus personnelles.

incontournable passee des artsCe diptyque, vous l’avez compris, est bien plus qu’une des plus belles réalisations jamais consacrées à Sainte Colombe. Il s’agit d’un jalon essentiel dans la toute jeune histoire du renouveau de la musique ancienne, un vibrant témoignage d’un temps, qui semble aujourd’hui fort loin en notre époque si livrée aux rentiers, où tous les chemins du monde s’ouvraient devant ceux qui, riches de leur seule soif de découverte, partaient à l’aventure vers des contrées où nul n’avait plus posé le pied depuis parfois des siècles, et en rapportaient, comme ici, des éclats d’éternité.

 

sieur de sainte-colombe concerts a deux violes esgales wielMonsieur de Sainte Colombe (documenté à Paris des années 1650 à 1678), Concerts à deux violes esgales (anthologie)

 

Wieland Kuijken, basse de viole
Jordi Savall, basse de viole

 

2 SACD [53’12” & 61’22”] Alia Vox « Héritage » AVSA 9885 A+B. Incontournable Passée des arts. Ce double disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Concert XLI : Le Retour
Le retour – en gigue – en menuet – en gigue – en courante – balet tendre – en pianelle

2. Concert LXII : Le Figuré

 

Illustration complémentaire :

Jean Dieu de Saint-Jean (Paris, 1654-1695), anciennement attribué à Constantin Netscher (1668-1723), Portrait d’un musicien jouant de la viole (très probablement Marin Marais), avant 1686. Huile sur toile, 69 x 52 cm, Blois, château, musée des Beaux-Arts.

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1 novembre 2011 2 01 /11 /novembre /2011 11:11

 

ulisse caputo symphonie

Ulisse Caputo (Salerne, 1872-Paris, 1948),
Symphonie
, 1914.

Huile sur toile, 119 x 151 cm, Paris, Musée d’Orsay.

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneSi des expositions récentes se sont intéressées à la peinture française que l’on qualifie d’académique et ont remis à l’honneur des artistes jusqu’ici regardés avec circonspection tels Alexandre Cabanel (1823-1889) ou Jean-Léon Gérôme (1824-1904), la musique que l’on range, à raison ou non, dans la même catégorie esthétique menaçait fort, comme toujours en France, d’être ignorée. C’était compter sans la ténacité du Palazzetto Bru Zane qui est en train de consacrer une partie de sa formidable énergie à explorer la production d’un des compositeurs considérés, y compris de son vivant, comme l’icône honnie de l’académisme musical, Théodore Dubois. Après quelques disques chambristes, voici que nous arrive, chez Mirare, un enregistrement d’œuvres concertantes confié au violoncelliste Marc Coppey et au pianiste Jean-François Heisser, ce dernier dirigeant de son instrument l’Orchestre Poitou-Charentes.

 

L’histoire de Théodore Dubois est celle de l’ascension d’un provincial issu d’un milieu modeste qui, à force d’obstination mais aussi de talent, a réussi à se hisser jusqu’aux plus hautes fonctions des institutions musicales françaises de son époque. Du petit village de Rosnay, à quinze kilomètres de Reims, où il est né le 24 août 1837, au Conservatoire de Paris où il est nommé successivement professeur d’harmonie (1871) puis de composition (1891) avant d’en assumer, à la mort d’Ambroise Thomas en 1896, la direction jusqu’en 1905, son chemin passe également par la Villa Médicis où il séjourne en 1862-1863 à la suite de l’obtention du premier grand prix de Rome en 1861. Ce parcours en apparence sans grandes aspérités mais jalonné d’honneurs, dont les points culminants sont constitués par la nomination à l’Institut au fauteuil de Charles Gounod en 1894 et l’élévation au grade de Commandeur de la Légion d’Honneur en 1903, aggravé par une image de pédagogue aride auteur, en 1891, d’un Traité d’harmonie théorique et pratique réédité jusqu’en 1921, lui a valu de solides inimitiés de son vivant même, provoquant le rejet presque total de l’œuvre et de l’homme après la mort de ce dernier, le 11 juin 1924.

theodore dubois 1896Théodore Dubois a composé dans tous les genres, avec des fortunes diverses. L’envergure du musicien d’église, qui fut maître de chapelle ou organiste de diverses églises parisiennes de 1855 à 1896 et laisse un important œuvre religieux, est incontestable, comme en atteste le succès des Sept Paroles du Christ (1867), de la Messe des morts (1874), ou du Paradis perdu, récemment exhumé au concert et bientôt au disque (1878), alors qu’il connut les plus grandes difficultés pour faire jouer ses partitions dramatiques, garantes, rappelons-le, de reconnaissance au XIXe siècle, dont la réception fut, en outre, assez contrastée. Comme toutes ses compositions datant de la fin de sa carrière publique, à partir des années 1900 environ, la musique de chambre, les mélodies et certaines des pièces pour orchestre de Dubois révèlent un compositeur bien moins tributaire des exigences d’un quelconque style « officiel » compassé et convenu ; sans avoir quoi que ce soit de révolutionnaire, à l’instar de celui de ses contemporains Debussy ou Fauré, son langage s’y révèle d’une grande variété et d’un charme certain, et souvent bien plus personnel que ce que l’on aurait imaginé de prime abord.

L’anthologie de pages concertantes qui nous est aujourd’hui proposée donne un excellent aperçu de l’art de Dubois, tout en accordant la possibilité d’apprécier son évolution du Concerto capriccioso de 1876 à la tardive Suite concertante commencée en 1912 mais créée en 1921 seulement. Écrit pour sa femme, Jeanne Duvinage (1843-1922), qu’il qualifie de « pianiste très distinguée » dans ses Souvenirs de ma vie, le Concerto capriccioso pour piano et orchestre est une partition aux ambitions modestes conçue avant tout pour faire briller le soliste auquel sont seuls dévolus les cascades et les soupirs de l’Andante come recitativo liminaire, puis dont la légère fébrilité mêlée d’espièglerie (Allegro) voire le soupçon de tendre abandon (Adagio con fantasia) peuvent, à mon sens, être lus comme un indice de la complicité régnant entre les deux époux et font de cette partition autre chose qu’une démonstration de virtuosité un peu vaine. Miniature au ton de rêverie noblement sentimentale, l’Andante cantabile pour violoncelle et orchestre (1894) exploite merveilleusement les capacités de chant de l’instrument, tout en demeurant toujours d’un raffinement exemplaire qui souvent fait songer à Mozart dans sa façon d’utiliser les bois pour apporter des couleurs chaudes et subtilement embuées à la texture orchestrale. marc coppeyDans la Fantaisie-Stück pour violoncelle et orchestre publiée en 1912, c’est le caractère brillant, généreux, solaire pourrait-on dire, du soliste qui est appelé à s’exprimer et ce, dès les premières mesures d’une musique qui frappe par la tension presque conquérante qui anime ses deux mouvements extrêmes comme par l’élégance de son Andante médian qui révèle une des qualités, à mon sens trop peu soulignées, de Dubois : sa capacité à inventer, en particulier dans les pièces de tempo lent, des mélodies au charme immédiat et à les transformer, avec une étonnante économie de moyens, en moments d’émotion frissonnante. C’est ce qu’illustre également le bref et sobre In memoriam mortuorum, créé durant la Première Guerre mondiale, où le sentiment d’abattement pourtant extrêmement palpable n’est jamais pesant ou sinistre. Ici, les larmes coulent silencieusement, sans aucune ostentation, aussi discrètes qu’elles sont brûlantes. Rarement compositeur français se sera montré aussi proche de l’esprit de pastorale tragique dont sont empreintes certaines œuvres contemporaines de compositeurs britanniques, en particulier la Pastoral Symphony (1921) de Ralph Vaughan Williams (1872-1958). Partition aux dimensions plus ambitieuses, la Suite concertante pour violoncelle, piano et orchestre, que je vous conseille d’écouter en dernier, apporte deux confirmations, celle de la perméabilité de Dubois aux grands courants musicaux de son temps et de sa capacité à les digérer pour les faire siens, et celle de parvenir, grâce à une parfaite maîtrise d’écriture, à maintenir une grande cohérence de ton tout en préservant la variété des climats. Le Maestoso initial, au ton fièrement romantique, à la fois à fleur de peau et presque farouche, se place sous le signe conjoint de Wagner et de Brahms, tandis que l’Allegretto leggiero qui le suit renoue avec un esprit goguenard plus nettement français, la synthèse étant opérée dans le bouleversant Larghetto où se côtoient cuivres sombrement wagnériens et tournures subtilement fauréennes au piano comme au violoncelle avant que l’Allegro final voie s’unir la nostalgie d’un thème d’allure populaire et le brillant des deux instruments solistes en un bouquet final scintillant d’émotions contrastées. Après l’audition d’une telle partition, il est difficile de ne pas être submergé par un sentiment d’injustice en pensant à la relégation que les tenants d’une prétendue modernité ont fait subir à Dubois.

 

Marc Coppey (photographie ci-dessus), Jean-François Heisser (photographie ci-dessous) et l’Orchestre Poitou-Charentes s’emparent de cette musique à bras le corps et nous offrent un disque absolument splendide, qui ne cesse de se bonifier au fil des écoutes. L’énergie et le brio que déploient les musiciens pour servir des œuvres que les relents d’académisme qui les précèdent auraient pu leur rendre suspectes sont aussi remarquables qu’enthousiasmants et méritent d’être plus que soulignés, applaudis. Les deux solistes sont d’un très haut niveau technique et expressif, Marc Coppey faisant ses et nos délices des nombreux passages chantants que Dubois a conçus sur mesure pour le violoncelle, mais sachant aussi se montrer incisif et bondissant, tandis que Jean-François Heisser parvient à exprimer aussi bien la subtilité poétique que l’élan rythmique des exigeantes parties de piano.jean francois heisser S’ils brillent individuellement, les deux musiciens trouvent, dans la Suite concertante, un excellent équilibre, tant dans les dialogues que dans les relances mutuelles, une complicité qui en dit long sur la qualité du travail préparatoire à cet enregistrement. L’Orchestre Poitou-Charentes, formation, rappelons-le, non permanente, n’est pas en reste ; elle étonne par une cohésion et une discipline que certaines phalanges plus prestigieuses pourraient lui envier. Cette petite cinquantaine de musiciens démontre une réactivité et des qualités d’articulation saisissantes, tissant des contrechants somptueux, parvenant à toujours donner aux phrases musicales leur juste poids en allégeant le son quand il le faut et en évitant, y compris dans les mouvements lents, les écueils du sentimentalisme et de l’épaississement, tout en offrant une pâte orchestrale à la densité idéale pour cette musique et des couleurs réellement séduisantes, particulièrement aux bois et aux cuivres. Il faut louer Jean-François Heisser d’être parvenu à rassembler et à galvaniser ces énergies pour en tirer le meilleur. Souple, racée, intelligente en diable, sa direction possède une vertu qui éclate dès les premières secondes du disque pour ne plus jamais le quitter : la sincérité. Il est évident, à mes yeux, que le chef a su faire preuve de suffisamment de modestie pour prendre les œuvres de Dubois au sérieux et de force de conviction pour les porter à exprimer ce qu’elles ont de meilleur. Pas un instant, durant cette heure de musique, la tension ne se relâche, tout est impeccablement en place et au service d’une véritable vision qui emporte l’adhésion de l’auditeur sans coup férir.

incontournable passee des artsJe vous recommande donc tout particulièrement cette anthologie d’œuvres concertantes de Théodore Dubois, superbement servie par des musiciens magnifiés par le bonheur de servir sa musique. La qualité et la diversité de son programme en font, à mes yeux, le disque idéal pour faire connaissance avec l’univers du compositeur et l’apprécier à sa juste valeur, bien supérieure à celle que les Histoires de la musique nous ont décrite. Bravo et merci aux interprètes ainsi qu’au Palazzetto Bru Zane d’avoir rendu possible cette révélation dont il est sans doute superflu de dire qu’on en attend la suite avec autant d’espoirs que d’impatience.

 

theodore dubois fantaisie stuck suite concertante heisser cThéodore Dubois (1837-1924), Fantaisie-Stück pour violoncelle et orchestre, Suite concertante pour violoncelle, piano et orchestre, Concerto capriccioso pour piano et orchestre, In memoriam mortuorum, chant élégiaque, Andante cantabile pour violoncelle et orchestre.

 

Marc Coppey, violoncelle
Orchestre Poitou-Charentes
Jean-François Heisser, piano & direction

 

1 CD [durée totale : 62’44”] Mirare MIR 141. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Fantaisie-Stück pour violoncelle et orchestre :
[I] Allegro moderato, avec franchise

2. Suite concertante pour violoncelle, piano et orchestre :
[III] Larghetto

3. In memoriam mortuorum, chant élégiaque

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Portrait de Théodore Dubois, 1896. Photographie, 46 x 34 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

La photographie de Jean-François Heisser est de Simone Poltronieri, tirée du site Internet de Jean-François Heisser.

La photographie de Marc Coppey est d’Adrien Hippolyte, tirée du site Internet de Bolero Artists Management.

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28 octobre 2011 5 28 /10 /octobre /2011 10:51

 

philippe de champaigne annonciation

Philippe de Champaigne (Bruxelles, 1602-Paris, 1674),
L’Annonciation
, c.1644.

Huile sur panneau de chêne, 71,1 x 73 cm, New-York, Metropolitan Museum.

 

Découvert en 2010 à l’occasion d’un premier disque, O Maria, consacré à Marc-Antoine Charpentier et largement salué par la critique, on attendait avec impatience le deuxième enregistrement de l’Ensemble Correspondances. Confirmant quelques échos rassurants glanés sur Internet quant à la volonté des musiciens de ne pas souhaiter s’éloigner de la musique française du XVIIe siècle, les musiciens réunis autour de Sébastien Daucé nous offrent aujourd’hui une réalisation ambitieuse, L’Archange & le Lys, publié par Zig-Zag Territoires.

philippe de champaigne annonciation detail archangeLe répertoire sacré composé en France durant la première moitié du Grand Siècle demeure encore, contrairement à celui de la seconde, insuffisamment exploré, car victime d’un double handicap, la concurrence de genres jugés plus prestigieux, comme le ballet ou l’air de cour, ainsi que la rareté et le caractère parfois problématique des sources permettant d’y accéder. Parmi ces dernières, le recueil Deslauriers, copié vers 1650-1660 et qui nous est parvenu, une fois de plus serait-on tenté d’écrire, grâce à l’infatigable Sébastien de Brossard (1655-1730), est un des rares témoins manuscrits de l’incroyable richesse de la musique qui se pouvait entendre au sein des communautés religieuses sous le règne de Louis XIII. Pour élaborer le programme de ce disque, l’Ensemble Correspondances est allé piocher dans ce vaste corpus de 296 pièces en s’arrêtant préférentiellement sur celles attribuées à Boesset, sans que l’on puisse déterminer avec une absolue certitude de quel membre de cette illustre famille il s’agit. Même si l’excellente notice signée par Thomas Leconte tranche en faveur d’Antoine (1587-1643), musicien Blésois dont la carrière fut couronnée par sa nomination, en 1623, au poste de Surintendant de la Musique de la Chambre du Roi qui, s’il est surtout connu pour son importante production dans le domaine de l’air de cour – neuf livres publiés entre 1617 et 1642 –, a également écrit de la musique sacrée aux qualités louées par les observateurs de son temps, dont le très italianophile André Maugars, il n’est pas complètement improbable que le Boesset mentionné dans le recueil Deslauriers soit le fils d’Antoine, Jean-Baptiste (1614-1685), ainsi que le laisse supposer la datation des pièces fournie par Brossard, autour de 1650.

etienne martellange vue abbaye montmartreDans l’hypothèse où le Boesset qui a composé les œuvres préservées sous son nom est bien Antoine, il est tout à fait possible, comme le démontre de façon convaincante le texte d’introduction, que celles pour voix aiguës aient été écrites pour les bénédictines de l’abbaye de Montmartre avec lesquelles il était lié depuis environ 1630 et auprès desquelles il trouva sa sépulture, de la même façon que le recueil des Cantica Sacra (1652, voir ici) d’Henry Du Mont (1610-1684) a été largement conçu, comme il l’écrit dans sa préface, pour les « Dames Religieuses qui ayment les motets à peu de voix, aisez à chanter avec la partie pour l’Orgue ou pour une basse de Viole. » Nous voici donc transportés dans l’univers si particulier des couvents du Grand Siècle où les religieuses, certaines issues de puissantes familles du royaume, ne désiraient pas se contenter d’un service rythmé par le seul plain-chant et avaient donc ouvert la porte à des musiques qui, si elles se devaient de respecter le recueillement et la solennité exigés par leur destination et le contexte dans lequel elles étaient données, se montraient plus conformes au goût du temps, à tel point qu’un public de plus en plus nombreux finit par se presser aux offices non par piété, mais par délectation esthétique, ainsi que le rapportent les témoignages contemporains – songez, par exemple, à l’engouement du XVIIe siècle pour les Ténèbres.

philippe de champaigne annonciation detail marieAinsi que l’indique la symbolique de son titre, ce programme a été conçu autour du thème de l’Annonciation et, plus largement, de la dévotion mariale, dont on imagine sans mal la résonance particulière qu’elle pouvait trouver dans l’esprit des Dames Religieuses. Même si elles émanent de compositeurs différents, les pièces ici proposées partagent des caractères communs, que l’on retrouve d’ailleurs assez largement dans la peinture religieuse de l’époque, celle de Simon Vouet (1590-1649), Jacques Stella (1596-1657) ou de la première période de Philippe de Champaigne (1602-1674). Dominées par la luminosité et la suavité, elles offrent des textures que leur sobriété et la volonté de ne pas céder à une profusion ornementale trop envahissante fait apparaître sobres, mais qui n’en sont pas moins extrêmement raffinées, comme le prouve, par exemple, l’élaboration des différentes parties de la Messe du 11e mode dans laquelle des touches profanes se mêlent à une écriture chorale parfaitement canonique et maîtrisée, lui conférant ainsi beaucoup de souplesse et d’animation. Car il y a une indéniable vie dans ces partitions aux dimensions réduites qui, si elle ne s’exprime jamais, comme ce sera le cas un peu plus tard dans le siècle, par des effets rhétoriques très marqués, n’en demeure pas moins extrêmement perceptible sous la relative décantation de la forme, signant une religiosité à la théâtralité intimiste mais néanmoins palpitante qui ne se révèle à l’auditeur que s’il prend le temps de se laisser gagner par l’esprit de contemplation.

L’Ensemble Correspondances (photographie ci-dessous) se coule dans cet univers pétri de douceur et d’intériorité avec un naturel confondant, qui instaure, dès les premières minutes du disque, une atmosphère de piété tendre et lumineuse parfaitement crédible. Sans prétendre proposer la reconstitution scrupuleuse d’un office, ce programme y fait cependant immanquablement songer par l’adjonction de courtes antiennes en plain-chant comme par sa progression construite avec beaucoup de discernement qui ménage en outre, grâce à l’introduction de pièces instrumentales empruntées à des compositeurs contemporains (Du Mont, Moulinié, Giamberti), des respirations comme autant de méditations sans paroles. ensemble correspondancesIl faut souligner la très grande qualité de la prestation des instrumentistes tout au long de cet enregistrement qu’ils contribuent largement à animer par le soutien attentif et précis qu’ils apportent aux voix comme par la netteté du trait, l’ardeur et l’élégance dont ils font preuve lorsqu’ils occupent seuls l’espace sonore. Les quatre chanteuses ne sont pas en reste et se révèlent très à leur aise dans un répertoire exigeant plus de concentration que d’élans virtuoses. Dotées d’une technique assurée – mention spéciale, sur ce point, aux deux bas-dessus – qui les autorise à dominer les exigences des partitions sans effort apparent, elles déploient des couleurs vocales épanouies et chaleureuses réellement séduisantes, enveloppantes mais avec un galbe très ferme prévenant toute dérive vers le convenu ou le doucereux. Dirigeant son ensemble du clavier, Sébastien Daucé me semble avoir pris l’exacte mesure de ces musiques et la légère tendance à la placidité de sa direction, si elle peut sembler être parfois légèrement désavantageuse dans Charpentier, se révèle ici un indiscutable atout. Son refus de tout effet facile, l’instinct très sûr avec lequel il permet aux dialogues de s’instaurer entre les musiciens, la remarquable finesse qu’il montre dans sa capacité à varier les climats et à soutenir l’intérêt de l’auditeur, l’intelligence globale de sa vision font de L’Archange & le Lys un moment de musique à la fois passionnant et émouvant, un parcours exigeant et généreux dont on ne peut que saluer la réussite.

incontournable passee des artsJe vous conseille donc sans hésitation ce deuxième disque de l’Ensemble Correspondances, dont la hauteur de vue et le soin apporté à la réalisation, tant artistique qu’éditorial, constituent la meilleure réponse possible aux commerçants du baroque, ces rentiers assoupis qui ont abandonné toute velléité d’aventure au profit des ronronnants radotages d’un répertoire ressassé. Il confirme que Sébastien Daucé et ses musiciens font partie des artistes actuellement les mieux à même de faire découvrir et aimer à un large public la musique sacrée française du XVIIe siècle, et l’on espère que ce dernier leur accordera l’attention et le succès indispensables pour leur permettre de poursuivre leur nécessaire et exaltant travail d’exploration.

 

l archange & le lys antoine boesset ensemble correspondanceAntoine Boesset (1587-1643), L’Archange & le Lys, musiques pour l’Annonciation en France au milieu du XVIIe siècle. Œuvres d’Étienne Moulinié (1599-1658), Giuseppe Giamberti (c.1600-c.1662), Henry Du Mont (1610-1684) et anonyme. Plain-chant de l’Antiphonier de Montmartre (1646).

 

Ensemble Correspondances
Sébastien Daucé, virginal, orgue & direction

 

1 CD [durée totale : 68’40”] Zig-Zag Territoires ZZT 110801. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Henry Du Mont, Allemanda gravis

2. Antoine Boesset (attribué à), Messe du 11e mode : Credo

3. Anonyme, Visitat Maria Elisabeth, antienne

4. Antoine Boesset (attribué à), Magnificat

 

Illustration complémentaire :

Étienne Martellange (Lyon, 1569-Paris, 1641), Vue de l’abbaye de Montmartre, 19 mars 1625. Plume, mine de plomb, encre et lavis bruns su papier, 28,7 x 43 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

La photographie de l’Ensemble Correspondances est de Philippe Fournier, utilisée avec autorisation.

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5 octobre 2011 3 05 /10 /octobre /2011 14:51

 

jan ekels II ecrivain

Jan Ekels Le Jeune (Amsterdam, 1759-1793),
Jeune homme taillant sa plume
, 1784.

Huile sur bois, 27,5 x 23,5 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.

 

En même temps qu’ils nous permettent de lever lentement le voile sur le parcours d’un des compositeurs français les plus originaux et les mieux doués de la fin du XVIIIe siècle, les quelques trop rares disques qui honorent la musique de Hyacinthe Jadin (1776-1800) épaississent également le mystère autour d’un homme mort à 24 ans, en laissant nombre d’œuvres aux accents extrêmement personnels. Après la très belle anthologie du Quatuor Cambini-Paris, saluée ici-même en début d’année, c’est au tour du Quatuor Franz Joseph de nous offrir, chez ATMA Classique, ce qui est, sauf erreur, le premier enregistrement complet des Quatuors opus 1.

 

Comme je l’ai écrit dans le billet de présentation que je lui ai consacré, on ne peut que demeurer frappé par la singularité de la production de Hyacinthe Jadin, dont l’essentiel de l’activité créatrice, six années tout au plus, se concentre essentiellement sur la musique de chambre. Il faut garder présent à l’esprit que ce genre, même s’il commença à refleurir à partir des années 1795 sous l’impulsion conjuguée des éditeurs (Pleyel, Imbault) et de certains musiciens, au premier rang desquels il faut citer le violoniste Pierre Baillot (1771-1842), était, pour de multiples raisons, plutôt confidentiel dans la France de l’époque révolutionnaire, non seulement parce que le goût du public se portait majoritairement vers l’opéra, mais aussi du fait de la disparition des cercles aristocratiques, les plus fortement demandeurs de partitions souvent plus complexes, car moins soumises au joug des modes, que celles proposées par les institutions comme le Concert Spirituel. Il est difficile de déterminer les raisons qui poussèrent Hyacinthe Jadin à privilégier un domaine peu propre à lui assurer une renommée que seule une carrière d’auteur lyrique pouvait vraiment garantir ; peut-être faudrait-il en chercher l’origine dans sa formation, sur laquelle on ne possède malheureusement pas de certitude absolue, mais qui se déroula probablement aux côtés de Nicolas-Joseph Hüllmandel (1756-1823), un élève de Franz-Xaver Richter (1709-1789) et Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), qui pourrait lui avoir transmis ce goût pour des musiques intimes, savamment construites et frémissantes de l’émotion toute préromantique de l’Empfindsamkeit qui marque la manière du « Bach de Hambourg ».

jan ekels II ecrivain detailLes modèles de Hyacinthe Jadin viennent principalement d’Allemagne et d’Autriche et sa dédicace à Joseph Haydn, vraisemblablement de pure forme, puisque le maître de chapelle de Nikolaus Esterhazy ignorait sans doute tout de l’existence du jeune musicien parisien, des trois quatuors constituant son Œuvre première, publiée en septembre 1795, indique qu’il avait pleinement conscience de l’ampleur de sa dette à l’égard de son aîné. Le Quatuor n°1 en si bémol majeur se montre le plus constamment haydnien de toute la série, avec son introduction lente qui se souvient de celles des symphonies du maître tout en utilisant, trait typiquement jadinien, la tonalité inhabituelle et très sombre de si bémol mineur, son équilibre rigoureux entre les pupitres, et son Finale facétieux, deux fois interrompu avant de gambader vers sa fin. Le Quatuor n°2 en la majeur, s’il contient, lui aussi, d’évidentes références à Haydn, particulièrement perceptibles dans la vigueur du thème initial de l’Allegro liminaire ou dans le mouvement lent aux saveurs populaires intitulé Pastoral, possède également une élégance souriante, en particulier dans le Presto conclusif, qui évoque Mozart, un autre compositeur que Hyacinthe Jadin connaissait bien comme le démontre son Quatuor en mi bémol majeur, opus 2 n°1 (1796), dont l’introduction dérive directement de celle du Quatuor en ut majeur KV 465 (« Les Dissonances », 1785) de son aîné. Après ces deux pièces sur lesquelles planent deux grandes ombres tutélaires, le Quatuor n°3 en fa mineur apparaît sans doute, même s’il ne leur tourne pas le dos – la Polonaise conclusive en atteste – comme le plus personnel des trois, tout d’abord par le choix d’une de ces tonalités mineures que le compositeur goûtait particulièrement et qui va imprégner toute l’œuvre d’une atmosphère ombrée de mélancolie, mais également par les expérimentations qu’il y mène, en particulier dans un des Menuets les plus originaux de tout le XVIIIe siècle, dépourvu de tout caractère dansant – ce dernier se reportant sur le Trio en majeur – mais impalpable, brumeux, vaguement inquiétant, un de ces mouvements qui signaient les personnalités que les adeptes du Sturm und Drang (« Tempête et oppression »), dont Hyacinthe est souvent si proche, nommaient Originalgenie.

On avait découvert le Quatuor Franz Joseph (photographie ci-dessous) à l’occasion d’un superbe enregistrement consacré aux Quatuors dialogués d’Henri-Joseph Rigel (1741-1799) et c’est avec le même plaisir que nous le retrouvons aujourd’hui au service de Hyacinthe Jadin. Si l’on compare sa lecture avec la réalisation du Quatuor Cambini-Paris, la seule avec laquelle elle présente une pièce en commun, on est immédiatement frappé par l’engagement presque physique avec lequel les quatre musiciens Québécois s’emparent de cette musique là où leurs confrères jouaient, à mon sens de façon tout aussi pertinente, la carte d’une élégance un rien distanciée. N’allez pas croire pour autant que cette interprétation plus sanguine manque de raffinement ; elle déploie, au contraire, une magnifique palette de couleurs et de nuances à la fois franches, chaleureuses et subtilement boisées qui rend pleinement justice à des quatuors dans lesquels l’esthétique classique se craquèle souvent pour laisser percevoir des élans romantiques que ne désavouerait pas Schubert. quatuor franz josephCette dimension, particulièrement apparente dans les accents tragiques qui émaillent tous les mouvements lents, y compris le Pastoral du Quatuor en la majeur dont les cieux sont loin d’être toujours riants, est rendue de façon tout à fait convaincante par le Quatuor Franz Joseph. Il me semble que les interprètes ont saisi avec beaucoup d’acuité toute l’ambiguïté de la musique de Hyacinthe Jadin, sa double dynamique faite d’ombres incessantes qui déstabilisent même les mouvements les plus solidement ancrés, en apparence, dans le mode majeur, entrecoupée de silences et de ruptures, mais pleine aussi de la fougue et de l’enthousiasme d’un jeune homme de dix-neuf ans dont la publication d’un recueil dédié à celui qui était tenu pour le plus grand musicien de son temps marquait un temps fort de la carrière – savait-il déjà quelle serait brève ? – dont il pouvait tirer un motif légitime de fierté. C’est, je crois, ce que nous content ces quatuors et c’est exactement ce que restitue cette lecture pleine de sensibilité et de spontanéité : la poitrine qui se gonfle à l’idée de lendemains riches de promesses puis le souffle qui, subitement, se fait plus hésitant et se brise devant le pressentiment de l’inéluctable. Les quatre musiciens, avec autant d’humilité que d’intelligence, nous permettent, en le rendant étonnamment proche par l’humanité qu’ils savent insuffler à sa musique, d’imaginer avec plus de justesse le visage d’un musicien dont le seul portrait conservé est son œuvre même, tout en nous faisant percevoir qu’une part de sa profonde originalité résistera encore longtemps à nos questionnements.

 

incontournable passee des artsJe vous recommande donc sans hésitation ce magnifique enregistrement intégral de l’Opus 1 de Hyacinthe Jadin qui confirme à la fois les musiciens du Quatuor Franz Joseph comme d’excellents serviteurs de la musique française du dernier quart du XVIIIe siècle et l’intérêt de la musique de celui qui y passa comme une comète. Compte tenu des qualités de cette réalisation, on souhaite ardemment que soit donnée aux mêmes interprètes la possibilité de graver la totalité des trois autres recueils de quatuors, actuellement documentés au disque de façon parcellaire (Opus 2, Opus 3) voire inexistante (Opus 4), alors qu’il ne fait aucun doute que de nouveaux trésors d’émotion nous y attendent.

 

hyacinthe jadin quatuors opus 1 quatuor franz josephHyacinthe Jadin (1776-1800), Quatuors à cordes, opus 1

 

Quatuor Franz Joseph

 

1 CD [durée totale : 65’25”] ATMA Classique ACD2 2610. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Quatuor opus 1 n°2 en la majeur :
[I] Allegro

2. Quatuor opus 1 n°3 en fa mineur :
[II] Menuet – [Trio] Majeur

3. Quatuor opus 1 n°1 en si bémol majeur :
[IV] Finale. Allegro

 

Illustration complémentaire :

La photographie du Quatuor Franz Joseph, sans mention d’auteur, est tirée de son site Internet.

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19 septembre 2011 1 19 /09 /septembre /2011 15:01

 

louis leopold boilly trompe-l oeil petits savoyards

Louis-Léopold Boilly (La Bassée, 1761-Paris, 1845),
Trompe-l’œil aux petits savoyards
, après 1798.

Huile sur toile, 54 x 64,5 cm, Paris, Musée du Louvre.

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneÀ ceux pour qui il évoque encore quelque chose, le nom de Louis-Ferdinand Hérold demeure essentiellement celui d’un compositeur lyrique fêté dans les premières décennies du XIXe siècle. On sait moins aujourd’hui qu’à l’instar d’un Cherubini ou d’un Boieldieu, il écrivit aussi de la musique instrumentale, une part de sa production généralement assez complètement négligée par les interprètes. La volonté de redécouverte toujours en éveil du Palazzetto Bru Zane nous rend aujourd’hui trois de ses concertos pour piano, dont l’enregistrement, publié par Mirare il y a quelques semaines, a été confié au pianiste Jean-Frédéric Neuburger et au Sinfonia Varsovia, placés sous la direction de l’insatiable Hervé Niquet.

 

Louis-Ferdinand Hérold, né à Paris le 28 janvier 1791, est un enfant des institutions musicales créées par la Révolution française. Fils d’un pianiste et compositeur prénommé François-Joseph qui lui donne ses premières leçons, il entre au Conservatoire de Paris en 1806, dans la classe de piano Louis Adam, et y obtient un premier prix en 1810. Il y travaille également le violon avec Rodolphe Kreutzer, l’harmonie avec Charles-Simon Catel, et la composition avec Étienne-Nicolas Méhul. En 1812, il interprète un de ses deux premiers concertos pour piano, composés l’année précédente, au Théâtre-Italien, et obtient, quelques mois plus tard, un premier prix de Rome. louis dupre louis-ferdinand heroldSon séjour en Italie va se révéler déterminant pour la suite de son parcours, car s’il compose encore, en février et août 1813 respectivement, deux nouveaux concertos pour piano, ainsi que deux symphonies (1813 et 1814) et trois quatuors à cordes (1814), il finit par se tourner vers le domaine lyrique. La création napolitaine de son premier opéra La Gioventù di Enrico Quinto, le 5 janvier 1815, est un succès dont les échos élogieux propagés par la presse assoient sa réputation. Employé comme maestro al cembalo au Théâtre-Italien en 1816, il prépare, en recrutant des chanteurs, la première représentation parisienne (1822) de Moïse en Egypte de Rossini, tout en composant quelques ouvrages, dont certains en collaboration, qui connaissent des fortunes diverses, de la réussite de Charles de France (1816, coécrit avec Boieldieu) ou de La Clochette (1817) à l’échec des Troqueurs (1819) ou de L’Auteur mort et vivant (1820). Nommé maître de chant à l’Opéra-Comique en 1826, poste qu’il conservera jusqu’en 1831, cette année voit sa carrière prendre véritablement son envol avec le succès de Marie, qui sera suivi de celui de ses ballets comme, entre autres, La Somnambule (1827) ou La Fille mal gardée (1828). Nommé chevalier de la Légion d’Honneur en 1828, il atteint sa pleine maturité dans ses deux derniers opéras-comiques, Zampa ou La Fiancée de marbre (1831) et Le Pré aux clercs (1832), mais la phtisie le rattrape et il meurt à Paris, quelques jours avant d’atteindre 42 ans, le 19 janvier 1833.

Quel visage aurait pris la carrière d’Hérold si La Gioventù di Enrico Quinto avait été un échec ? Même s’il serait parfaitement abusif d’en tirer des conclusions tranchées, les concertos pour piano documentés par ce disque témoignent, à l’instar d’un enregistrement plus ancien de ses deux symphonies qui, au passage, mériteraient une version un peu plus convaincante, de brillantes qualités propres à assurer le succès de leur auteur, mais certainement hors d’une France aux yeux de laquelle les galons de la renommée ne pouvaient se gagner que sur les scènes lyriques ; cette raison constitue probablement la principale pour laquelle Hérold se désintéressa assez complètement du sort de sa musique instrumentale. Des difficultés d’établissement du texte ayant, entre autres, conduit les interprètes à écarter le Concerto n°1 en mi majeur, les trois autres attestent d’un langage en constante évolution qui, solidement ancré dans le classicisme, s’en dégage progressivement pour expérimenter de nouvelles possibilités expressives et prendre des teintes nettement romantiques. jean frederic neuburgerAu volontairement démonstratif Concerto n°2 en mi bémol majeur, alliance réussie de vivacité conquérante, largement induite par le choix de sa tonalité de base, et d’élégance raffinée à la transparence toute mozartienne (Andante médian), que l’on situerait quelque part entre Jan Ladislav Dussek (1760-1812), qui fit une brillante carrière dans le Paris de l’Ancien Régime et dont Hérold connaissait sans doute les œuvres, ainsi que l’atteste la comparaison du Rondo final avec celui du Concerto en si bémol majeur (opus 22, 1793) du Bohémien, et Johann Nepomuk Hummel (1778-1837), qu’il rencontra à Vienne en 1815, succèdent, après une période de maturation de presque deux ans, deux partitions plus ambitieuses. Le Concerto n°3 en la majeur, qui s’ouvre sur un Allegro maestoso d’esprit très hummelien jusque dans ses attendrissements, se signale particulièrement par son mouvement central, un splendide et très surprenant Andante qui non seulement utilise la tonalité, alors encore rare, de fa dièse mineur, mais évacue complètement l’orchestre pour ne laisser place qu’à un dialogue entre le clavier et un violon, tout empreint d’un lyrisme nostalgique au romantisme à peine contenu par un très français souci de la tenue qui fait percevoir, à mon sens, le cheminement à l’œuvre conduisant du compositeur de musique instrumentale à celui d’opéra. C’est par un premier mouvement au dramatisme exacerbé que s’ouvre le Concerto n°4 en mi mineur, qui n’en comporte que deux. Lourd de menaces, cet Allegro liminaire est tendu, concentré jusqu’à sembler parfois compact et heurté, mais également illuminé par un second thème contrastant merveilleusement par sa douceur et l’ampleur de sa respiration. Abandonnant ces sombres contrées, le Rondo final en mi majeur, dont le refrain apporte une des nombreuses preuves des talents de mélodiste d’Hérold,  joue la carte d’une grande fluidité et d’un enjouement sans ostentation qui masquent un métier déjà très sûr, s’exprimant notamment dans la capacité à user de toutes les ressources de l’art (la modulation, ici) pour retenir et relancer sans cesse l’attention, une autre qualité essentielle pour le futur compositeur lyrique que nous voyons presque naître sous nos yeux.

Si ceux qui suivent attentivement le parcours d’Hervé Niquet (photographie ci-dessous) ne seront pas forcément étonnés de le retrouver à la tête de ce projet Hérold, dans lequel il démontre, une nouvelle fois, ses affinités avec la musique du XIXe siècle, la présence de Jean-Frédéric Neuburger (photographie au paragraphe précédent), que l’on est habitué à entendre dans des répertoires plus tardifs ou contemporains, pourra surprendre. Pourtant, le jeune pianiste se montre parfaitement au fait des exigences des partitions et la retenue que lui reprochent parfois ses détracteurs est ici merveilleusement en situation, car elle prévient toute surcharge dans l’intention comme dans la réalisation. Son jeu, plein d’une délicatesse exempte de fadeur, épouse avec une remarquable précision les nuances dynamiques et expressives des trois concertos, faisant de chacun d’eux un monde distinct et bien caractérisé, sans oublier de faire sentir également tout ce qui relie ces œuvres évidemment parentes. Grâce à un dosage tout en finesse des effets qui lui permet d’atteindre le juste équilibre entre rigueur classique et effusion romantique, Jean-Frédéric Neuburger fait mieux que rendre justice à l’esprit de ces concertos, il en fait des pages toujours passionnantes et souvent émouvantes. hervé niquetOn n’adressera hélas pas tout à fait les mêmes éloges au Sinfonia Varsovia qui, sans le céder un instant sur la discipline et la volonté d’offrir un son d’une belle sensualité (les contrechants, en particulier, sont splendides), accuse, par moments, un déficit patent de légèreté qui peut s’avérer gênant, en particulier dans un mouvement comme le superbe premier du Concerto n°4, où l’on rêverait de plus d’emportement et de galbe, s’agissant, qui plus est, de la seule fois où la mention Allegro n’est pas suivie de maestoso. C’est peut-être l’endroit où apparaît de la façon la plus évidente que les musiciens sont habitués à une toute autre esthétique, disons plus « traditionnelle », que celle, plus décantée, que tente de leur faire adopter, à juste raison, Hervé Niquet, et qu’ils doivent consentir de gros efforts pour répondre au mieux à ses attentes. Le chef, lui, fait montre des qualités qu’on lui connaît, tant dans la précision de la mise en place que dans l’exigence en termes de netteté de l’articulation et d’équilibre des masses sonores. Malgré les quelques hésitations signalées de l’orchestre, il parvient à faire sonner l’ensemble avec beaucoup de clarté et de cohérence, tout en lui évitant de tomber dans l’uniformité ou la routine. En abordant ces pièces méconnues avec autant d’égards et de sérieux que les partitions les plus célèbres, Hervé Niquet parvient à fédérer des troupes au départ disparates autour d’un projet ambitieux avec une intelligence et un brio qu’on ne peut que saluer.

 

En dépit des quelques réserves exprimées ci-dessus, je vous recommande donc ce disque qui permet de découvrir des œuvres réellement passionnantes et représente une première étape de choix dans la réappréciation de la musique d’Hérold, qui mérite mieux que la demi-obscurité dans laquelle elle est aujourd’hui reléguée. On espère ardemment que le Palazzetto Bru Zane nous réserve d’autres surprises du même intérêt dans le domaine de la production instrumentale française de la première moitié du XIXe siècle, où nombre de belles trouvailles restent encore à effectuer.

 

louis-ferdinand herold concertos pour piano neuburger sinfoLouis-Ferdinand Hérold (1791-1833), Concertos pour piano et orchestre, n°2 en mi bémol majeur, n°3 en la majeur, n°4 en mi mineur.

 

Jean-Frédéric Neuburger, piano
Sinfonia Varsovia
Hervé Niquet, direction

 

1 CD [durée totale : 59’21”] Mirare MIR 127. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Concerto pour piano n°4 en mi mineur :
[I] Allegro

2. Concerto pour piano n°3 en la majeur :
[II] Andante con violino obligato (en fa dièse mineur)
Maria Machowska, violon

 

Illustrations complémentaires :

Louis Dupré (Versailles, 1789-Paris, 1837), Portrait de Louis-Ferdinand Hérold, 1834. Lithographie sur papier, 27 x 25 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

Les photographies de Jean-Frédéric Neuburger, du Sinfonia Varsovia et d’Hervé Niquet, prises à la Scuola Grande di San Rocco le 14 mai 2010,  sont de Michele Crosera, utilisées avec autorisation.

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17 août 2011 3 17 /08 /août /2011 16:22

 

nicolas antoine taunay triomphe de la guillotine

Nicolas-Antoine Taunay (Paris, 1755-1830),
Le triomphe de la guillotine
, c.1795.

Huile sur toile, 129 x 168 cm, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage.

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneIl y a bientôt un an, Arnaud Marzorati, un des deux directeurs artistiques de l’ensemble Les Lunaisiens, annonçait, dans l’entretien qu’il avait eu la gentillesse de m’accorder, l’enregistrement d’un disque consacré aux chansons ayant accompagné la Révolution française. Grâce aux instruments du musée de la Cité de la musique et au soutien du Palazzetto Bru Zane, ce projet, né de la soif de redécouverte de répertoires méconnus qui constituent, pour reprendre les mots du baryton, « la musique de l’Histoire et non l’Histoire de la musique », est aujourd’hui disponible chez Alpha, sous le titre France 1789.

 

Lorsque l’on pense à la période révolutionnaire, des airs viennent presque automatiquement à l’esprit, qu’il s’agisse du Ça ira, de la Carmagnole ou, bien sûr, du Chant de guerre pour l’armée du Rhin, écrit à la fin d’avril 1792 et rebaptisé Marseillaise par le peuple dès le mois de juillet suivant. Certains d’entre eux connurent un tel succès qu’ils furent repris dans des œuvres « sérieuses », un des plus beaux exemples étant peut-être la Symphonie concertante pour deux violons mêlée d’airs patriotiques de Jean-Baptiste Davaux (1742-1822), publiée en 1794 (et remarquablement enregistrée par le Concerto Köln en 1989), illustrant parfaitement les échanges incessants entre musiques « savantes » et « populaires ».

Les pièces rassemblées dans cette anthologie apportent une nouvelle démonstration de cette circulation de l’un à l’autre univers, en s’attachant principalement aux chansons qui, étroitement liées au flux des événements, connurent alors une croissance phénoménale, passant d’une centaine créée en 1789 à partir de la prise de la Bastille à plus de 700 en 1794. Délaissant les salons au profit des rues dont elles capturent les tumultes, rumeurs et échos, elles voient leurs textes évoluer de façon décisive, ces derniers se faisant instantanés de l’actualité qu’ils rapportent et commentent au travers de prises à partie et de parti également virulentesles aristocrates a lanternopolis, à tel point qu’on a pu dire que la Révolution française avait engendré le genre particulier, promis à un brillant avenir, de la chanson engagée. La juxtaposition d’un choix de pièces composées majoritairement entre 1790 et 1795 est particulièrement saisissante, car, loin d’être univoques comme on pourrait le supposer, ces dernières offrent le reflet d’opinions contrastées, de l’opposition acharnée à l’Ancien Régime à sa nostalgie, l’espace entre ces deux pôles extrêmes étant occupé par des positions très nuancées où se retrouvent de l’espièglerie (les Amphigouris), du désenchantement (La grande colère du Père Duchene), de la résignation (Vive la liberté), un humour parfois plutôt leste (La queue à Robespierre), qui permettent d’appréhender avec une finesse inattendue, une fois dépassée la facture quelquefois rude de textes qui, rappelons-le, sont conçus pour être immédiatement compréhensibles et n’hésitent donc pas à adopter, pour ce faire, un langage délibérément démarqué de celui du quotidien (Chanson grivoise), les différentes strates de l’humeur changeante du peuple.

Il faut également noter la facilité déconcertante avec laquelle les chansonniers, afin d’assurer à leurs créations la plus large diffusion possible, se saisissent des mélodies les plus connues pour y greffer de nouvelles paroles, qu’il s’agisse de timbres populaires, comme Cadet Rousselle ou Malbrough s’en va-t-en guerre, ou d’airs plus savants, tels l’inusable Menuet d’André-Joseph Exaudet, composé vers 1751 et ferment de quelques 200 chansons, de l’Amphigouri patriotique proposé dans ce disque à la coquine aventure de La sœur Luce, anonyme 18e siecle ecole anglaise democratie francaise illile célébrissime Air des Trembleurs de l’Isis (1677) de Lully qui, par un succulent renversement, est mis à contribution pour célébrer la prise la Bastille, ou de compositions signées par Mondonville (Un pain d’quatr’ livres), très souvent joué au Concert Spirituel, ou par des musiciens ayant connu récemment le succès grâce à leurs opéras-comiques, comme François Devienne. Certaines partitions sont également créées sur mesure, comme le solennel Hymne à l’Être suprême de Gossec (1794), qui permet de mesurer l’impact que la manière de ce compositeur aura jusqu’au siècle suivant, entre autres sur l’œuvre de Berlioz, ou Entends ma voix, finis mes maux, une page anonyme d’inspiration clairement opératique, extrêmement intéressante et, sauf erreur de ma part, originale, où le propos politique se teinte d’une sentimentalité rousseauiste du plus bel effet préromantique.

Des Lunaisiens, on attendait le meilleur dans ce répertoire largement laissé en friche ; le moins que l’on puisse dire est qu’Arnaud Marzorati, Jean-François Novelli (photographie ci-dessous) et les musiciens qui les accompagnent dans ce projet s’acquittent tous de cette résurrection avec une aisance confondante. Si l’ensemble a fait le choix, comme l’explique fort à propos le baryton dans la partie de la notice qu’il signe, d’une esthétique sans apprêts afin de rendre au plus près le caractère direct des pièces proposées, son interprétation n’est pas, pour autant, désinvolte ou négligée ; on pourrait même dire, tout au contraire, que la virtuosité des musiciens est quelquefois bien plus éclatante que celle que requièrent des œuvres aux ambitions artistiques globalement modestes. les lunaisiens jean-francois novelli arnaud marzoratiQu’il s’agisse des voix ou des instruments, certains de ces derniers peu fréquentés, comme le piano organisé, le serpent ou le flageolet, tout est ici, en effet, d’une maîtrise incontestable que vient égayer un plaisir perceptible à investir les morceaux, et, en faisant un sort à chaque note et à chaque intention sans jamais les surligner plus que nécessaire, à leur insuffler ce qu’il faut de vie pour transformer chacun d’eux en un tableautin plein de nuances, des plus vives (La trahison punie) aux plus estompées (Entends ma voix, finis mes maux). Plus qu’à une lecture se conformant strictement au matériau d’origine qui se serait sans doute révélée un rien sage ou terne, les Lunaisiens se livrent ici à une véritable réinvention musicale, conduite tambour battant et sans temps mort de la première à la dernière minute du disque, avec une expressivité, une théâtralité complètement assumées et souvent jubilatoires (La queue à Robespierre, Marseillaise et Contre Marseillaise) qui emportent l’auditeur dans un véritable tourbillon d’images et d’humeurs. Tant de brio ne serait rien s’il n’était mis au service d’une véritable intelligence du répertoire et d’une connaissance très fine de l’époque dans laquelle il s’insère, les choix opérés tout au long de cette anthologie révélant un travail préalable manifestement réalisé avec autant de minutie que de passion. Il ne faire guère de doute que la réussite de cet enregistrement tient à ce dosage parfaitement pensé entre science et liberté, qui lui confère chair, séduction et vraisemblance.

À tous ceux qui, chercheurs ou simples curieux, souhaitent découvrir le bouillonnement créatif des premières années de la Révolution française, je conseille donc ce France 1789 haut en couleurs et brillamment interprété par des Lunaisiens en grande forme. Si son caractère documentaire l’inscrit un peu en marge de la production discographique habituelle, sa pédagogie souriante rend cette réalisation passionnante assez irrésistible, et on remercie la Cité de la musique et le Palazzetto Bru Zane de l’avoir rendu possible, en espérant que ces deux institutions feront de nouveau confiance à des interprètes sans concurrents dès qu’il s’agit de sentir l’air qui passe au travers des chansons d’une époque.

 

france 1789 les lunaisiens arnaud marzorati jean-françoisFrance 1789. Révolte en musique d’un sans-culotte et d’un royaliste.

 

Les Lunaisiens :
Hughes Primard, Arnaud Ledu, ténors, Stéphanie Paulet, violon, Mélanie Flahaut, flageolet & basson, Michel Godard, serpent, Céline Frisch, clavecin, Yves Rechsteiner, piano organisé, Joël Grare, percussions.
Arnaud Marzorati, baryton & direction

Jean-François Novelli, ténor & direction

 

1 CD [durée totale : 61’08”] Alpha 810. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. La trahison punie, texte de Ladré, chansonnier patriote (1792)
Arnaud Marzorati, Mélanie Flahaut, Joël Grare

2. Vive la liberté, anonyme (1793)

3. Entends ma voix, finis mes maux, anonyme (1792)
Jean-François Novelli, Mélanie Flahaut, Céline Frisch

4. La grande colère du Père Duchene, anonyme (1791)

5. La queue à Robespierre, texte de Louis-Ange Pitou (1795)
Jean-François Novelli, Stéphanie Paulet

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme français, Les aristocrates à Lanternopolis, 1790. Estampe, 27 x 20,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

Anonyme anglais, XVIIIe siècle, La démocratie française illimitée, la monarchie française limitée, sans date. Aquarelle, 19,2 x 29,5 cm, Versailles, Château de Versailles et de Trianon.

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27 juillet 2011 3 27 /07 /juillet /2011 09:39

 

jean louis ernest meissonier a l ombre des bosquets chante

Jean Louis Ernest Meissonier (Lyon, 1815-Paris, 1891),
À l’ombre des bosquets chante un jeune poète
, c.1852-53.

Huile sur bois d’acajou, 18,4 x 21,7 cm, Londres, Wallace Collection.

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneS’intéresser à George Onslow, c’est être amené à se demander, au fur et à mesure que l’on découvre sa production, par quel étrange caprice ou aveuglement du sort elle a pu tomber dans le plus complet oubli avant d’être redécouverte, à partir des années 1970 mais surtout 1990, par une poignée de chercheurs tenaces. Le Palazzetto Bru Zane, dans le cadre de sa mission de valorisation du patrimoine musical romantique français, s’est, dès le départ, attaché à mieux faire connaître l’œuvre et le parcours de ce compositeur si malmené par la postérité, lui consacrant ouvrages et disques. Je vous propose d’en découvrir le dernier fleuron avec l’enregistrement intégral de la musique de chambre avec instruments à vents que vient de réaliser, en collaboration partielle avec l’Ensemble Contraste, le jeune Ensemble Initium pour le label Timpani.

 

À l’exception du Sextuor pour flûte, clarinette, basson, cor, contrebasse et piano, opus 30, composé en 1825, les partitions de chambre avec vents de George Onslow (1784-1853) datent de la fin de sa vie, puisque 1849 a vu la naissance du Nonette pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, violon, alto, violoncelle et contrebasse, opus 77, et du Septuor pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, contrebasse et piano, opus 79, le Quintette pour flûte, hautbois, clarinette, basson et cor, opus 81, pouvant, lui, être situé environ un an plus tard, les deux dernières œuvres ayant été publiées simultanément, en 1852. Comme souvent avec la musique d’Onslow, son premier essai en la matière fut accueilli avec circonspection par le public parisien tandis que l’Allemagne lui fit fête ; il fallut au Sextuor une vingtaine d’années pour connaître le succès en son pays, le temps nécessaire pour que le goût des salons évolue suffisamment pour leur faire accepter puis rechercher, ainsi qu’en atteste le succès du Nonette et du Septuor, des pièces qui, par leur configuration élargie, tiennent autant de la musique de chambre que de la symphonie (le nombre d’instruments du Nonette est, à un près, le même que celui employé par Gounod dans sa Petite Symphonie de 1888, uniquement pour vents) ou du concerto miniatures. Onslow ne fait pas preuve, dans ces quatre pages, de l’esprit aventureux qui signe nombre de ses quintettes et quatuors dont on commence seulement aujourd’hui à mesurer pleinement les audaces ; de façon sans aucun doute délibérée, il mise sur l’extrême raffinement des coloris né d’une science très sûre du mélange des timbres, ainsi que d’une esthétique empreinte d’élégance et de légèreté, modelée sur les us de la conversation entre gens du meilleur monde, pour retenir, avec succès, l’attention de l’auditeur. henri grevedon george onslowUsant d’une clarté formelle toute classique qui renvoie aux modèles bohémiens ou germaniques, qu’il s’agisse de son professeur, Jan Ladislav Dussek (1760-1812), ou de Johann Nepomuk Hummel (1778-1837), auxquels les parties pianistiques du Sextuor, d’ailleurs dédié à ce dernier, et du Septuor doivent beaucoup, ou de Louis Spohr (1784-1859), dont le succès de la création parisienne du Nonette, le 28 novembre 1847, encouragea le Français à écrire le sien en employant la même distribution instrumentale, Onslow ne manque également pas de se souvenir de la manière d’Antonín Reicha (1770-1836), qui fut son maître de composition et dont l’œuvre pour instruments à vents est abondante et pleine d’originalité, mais aussi de celle de Mozart et Haydn, dont l’esprit semble planer sur le Quintette, le premier dans la limpidité ponctuée d’un indicible trouble qui signe le mouvement liminaire, le second dans la vivacité espiègle du Scherzo, comme si, arrivé au terme de sa carrière, le compositeur souhaitait adresser un dernier salut à des temps qu’il savait révolus. Cette coexistence de deux mondes sensibles est d’ailleurs perceptible dans les quatre œuvres, qu’on ne saurait réduire à être les fruits d’une ultime floraison du classicisme ; les Andante à variations, si populaires dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, du Sextuor et du Nonette sont, à cet égard, éloquents, car ils font alterner la grâce souriante attendue avec des élans effusifs et de subits assombrissements nettement romantiques. Cette même humeur imprègne également certaines des phrases mélodiques, d’un lyrisme et d’un abandon à peine contenus évoquant tantôt l’atmosphère des Nocturnes, tantôt celle de scènes opératiques, des premier et troisième mouvements du Septuor. À la fois ancrée dans la tradition et soucieuse de la revivifier en la confrontant à la sensibilité de son siècle, la musique de chambre avec vents d’Onslow se révèle d’une richesse insoupçonnée et mérite sans nul doute que l’auditeur d’aujourd’hui s’y attarde.

 

L’interprétation que l’ensemble Initium (photographie ci-dessous) délivre de ces pages est de très haute volée, et si j’ai un unique bémol à exprimer, il concernera les cordes de l’Ensemble Contraste dans le Nonette. La prestation de ces jeunes musiciens, dont j’avais pourtant loué l’élégance dans un récent disque Fauré, y est, à mon goût, trop exagérément riche en vibrato, ce qui a pour conséquence d’empâter une partition requérant, tout au contraire, finesse du trait et sveltesse des textures. Sans tomber dans l’excès, tout aussi fautif, d’une esthétique absolument non vibrée, il me semble que seul un usage raisonnable de cet ornement rend réellement service aux œuvres d’avant 1900 ; les lecteurs moins sensibles que moi sur ce point me trouveront probablement trop tatillon. Cette réserve exprimée, ce sont uniquement des éloges que me semble mériter l’Ensemble Initium, dont le travail aussi précis que sensible sur les quatre œuvres permet de balayer définitivement l’idée selon laquelle elles pourraient être convenues ou faciles. En les abordant avec une envie et une humilité également indéniables qui leur permettent d’en prendre instantanément la mesure, les musiciens ne tardent pas à révéler ces pièces comme les véritables joyaux qu’elles sont, mettant aussi bien en lumière la subtilité de leur construction que les trésors de sensibilité qu’elles recèlent, que celle-ci s’exprime sur le mode de la légèreté (Allegro non troppo du Quintette) ou d’une gravité jamais pesante (Andante con variazioni du Sextuor). ensemble initiumLa discipline d’ensemble, la précision des attaques et les couleurs somptueuses de chaque pupitre, dont il faudrait citer nommément chaque titulaire pour ne pas être injuste, sont mises au service d’une vision véritablement élaborée qui prend les œuvres au sérieux sans jamais que ce respect soit paralysant, et leur insuffle une vivacité et une luminosité enthousiasmantes. Grâce à une excellente gestion des dynamiques, à l’écoute mutuelle et à la complicité entre des musiciens dont le plaisir de jouer ensemble est évident et communicatif, ces plus de deux heures de musique ne connaissent pas de temps mort et parviennent sans mal à tenir l’auditeur sous leur charme. Il me faut dire un mot de Johan Farjot, dont le rôle est essentiel dans le Sextuor et le Septuor, et qui y effectue un sans-faute, car, outre qu’il démontre des capacités techniques indiscutables, le pianiste de l’Ensemble Contraste parvient, avec une minutie qui atteste d’une connaissance, voire peut-être d’une pratique, des claviers du milieu du XIXe siècle, à doser la densité sonore de son instrument avec une intelligence et une justesse assez extraordinaires. Vous penserez peut-être que ce n’est qu’un détail, et pourtant celui-ci change tout, car le piano, libéré de toute lourdeur, particulièrement dans les registres graves, y gagne grandement en spontanéité et s’intègre avec beaucoup plus de naturel dans la texture instrumentale où il peut briller sans écraser ses partenaires. Les pièces acquièrent ainsi un équilibre et un raffinement superbes. Notons, pour finir, que ce magnifique travail collectif est servi par une prise de son dont la précision sans sécheresse et la transparence rendent parfaitement justice au travail des musiciens, en lui offrant un épanouissement acoustique conforme à ce qu’on imagine pouvoir être celui d’un salon des années 1840-1850.

incontournable passee des artsJe vous recommande donc tout particulièrement ce double disque qui constitue, à mes yeux, un apport d’importance à la discographie de George Onslow, en ce qu’il permet de disposer d’une interprétation artistiquement de tout premier plan, car cohérente, idiomatique et sensible, de sa musique de chambre avec vents, justifiant, malgré la réserve émise quant au Nonette, l’attribution d’un Incontournable Passée des arts. On espère vivement que le Palazzetto Bru Zane permettra aux excellents musiciens de l’Ensemble Initium, ainsi qu’à Johan Farjot, de continuer à explorer le répertoire romantique écrit en France pour leurs instruments ; Reicha, Blanc, Gounod, Farrenc ou Gouvy, entre autres, n’attendent qu’eux.

 

george onslow complete chamber music wind instruments ensemGeorge Onslow (1784-1853), La musique de chambre avec instruments à vents.
Sextuor pour flûte, clarinette, basson, cor, contrebasse et piano en mi bémol majeur
, opus 30*, Septuor pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, contrebasse et piano en si bémol majeur, opus 79*, Nonette pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, violon, alto, violoncelle et contrebasse en la mineur, opus 77**, Quintette pour flûte, hautbois, clarinette, basson et cor en fa majeur, opus 81.

 

Ensemble Initium
avec Johan Farjot, piano*, et l’Ensemble Contraste**

 

2 CD [74’49” et 59’13”] Timpani 2C2185. Incontournable Passée des arts. Ce double disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Sextuor, opus 30 :
[III] Andante con variazioni

2. Septuor, opus 79 :
[IV] Finale. Allegretto

 

Illustrations complémentaires :

Pierre Louis Henri Grévedon (Paris, 1776-1860), George Onslow, 1830. Lithographie, 32 x 24 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

La photographie de l’Ensemble Initium et de l’Ensemble Contraste, prise durant les sessions d’enregistrement du disque, est de Batiste Arcaix. Je remercie l’Ensemble Initium de m’avoir autorisé à l’utiliser.

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21 juin 2011 2 21 /06 /juin /2011 08:21

 

henri matisse pianiste et joueurs d echecs

Henri Matisse (Le Cateau-Cambrésis, 1869-Nice, 1954),
Pianiste et joueurs d’échecs
, 1924.

Huile sur toile, 73,7 x 92, 4 cm, Washington, National Gallery of Art.

 

J’évoquais, dans un récent billet, les menaces qui pèsent sur la musique ancienne en postulant qu’une partie d’entre elles trouvent probablement leur source dans la capacité des interprètes « historiquement informés » à tenter sans cesse d’étendre leur empire. Dernièrement publié par Zig-Zag Territoires, le disque dont il va être question aujourd’hui illustre à merveille cet esprit conquérant, puisqu’il voit Jos van Immerseel, célèbre, entre autres, pour ses interprétations décapantes de Mozart ou de Beethoven aborder, à la tête de son orchestre Anima Eterna Brugge et avec le renfort de deux pianos et d’un clavecin anciens, un compositeur que l’on pensait pourtant à l’abri des tentatives de reconstructions historicistes, Francis Poulenc (1899-1963).

 

Il est, bien sûr, tout à fait légitime de se poser la question de l’intérêt de convoquer des instruments « d’époque » (en dehors des claviers, le livret demeure malheureusement muet à leur sujet) pour jouer des pièces datant des alentours des années 1930, alors que la facture de ceux qui étaient alors utilisés n’est pas très éloignée de ce que nous connaissons aujourd’hui, et que nous disposons même d’une vidéo de 1962 où l’on voit le compositeur interpréter son Concerto pour deux pianos en ré mineur sur un Steinway apparemment récent. Outre que cette démarche ne m’apparaît pas plus discutable que l’emploi d’un piano moderne pour jouer Bach, à laquelle personne ne trouve à redire en dépit d’une distorsion temporelle entre l’instrument et le répertoire bien plus importante, les œuvres de ce programme, qui toutes entretiennent des rapports très forts avec le passé, me semblent sinon réclamer du moins s’accommoder parfaitement de cette approche.

La plus ancienne, le Concert Champêtre, a été écrite en 1927-1928 et créée à Paris le 3 mai 1929. Poulenc a conçu cette partition pour Wanda Landowska (1879-1959), la grande prêtresse de la renaissance du clavecin qu’il avait rencontrée chez la princesse de Polignac en 1923. Il faut savoir que l’instrument dont jouait la musicienne était un modèle fabriqué tout exprès pour elle par les ateliers Pleyel, doté d’une sonorité sans grand charme, à la fois courte, peu nuancée et aigrelette, et qui sera d’ailleurs rapidement abandonné lorsque les facteurs recommenceront à savoir concevoir des modèles plus conformes à la réalité historique. Outre des influences venant de Stravinsky, le Concert Champêtre est bâti sur des réminiscences, non de la musique française telle qu’elle existait au XVIIIe siècle, mais de la rêverie d’un Poulenc qui la réinvente selon sa fantaisie en n’en retenant que quelques échos qui passent, comme les fantômes embués des parcs de Watteau, dans les rythmes pointés de son Adagio liminaire ou dans l’Andante en sol mineur en forme de Sicilienne qui constitue son mouvement lent. wanda landowska francis poulencAutre pièce à utiliser le clavecin, en compagnie, cette fois-ci, d’un petit ensemble constitué de deux hautbois, deux bassons, deux trompettes, trois trombones et percussions, la Suite Française, composée en 1935, se tourne vers un passé encore plus lointain, puisque cette musique de scène, destinée à accompagner le deuxième acte de La reine Margot d’Édouard Bourdet, est fondée sur les Danceries de Claude Gervaise publiées au milieu du XVIe siècle, que Nadia Boulanger avait fait connaître à Poulenc. Plus que le clavecin, ce sont surtout les percussions et le mélange de timbres des vents qui évoquent ici les saveurs à la fois gouleyantes et un peu âpres d’un passé recomposé.

Commande de la princesse de Polignac, le Concerto pour deux pianos en ré mineur est écrit durant l’été 1932 et créé à Venise le 5 septembre de la même année avec le compositeur et Jacques Février en solistes. Œuvre à l’humeur changeante et à la forme semblant se réinventer au fur et à mesure que la musique avance, elle mêle des souvenirs de mélodies d’Extrême-Orient, de jazz et de music-hall (premier et dernier mouvements), avec une évidente révérence à Mozart, que Poulenc déclarait « préférer à tous les autres musiciens », dans le Larghetto médian qui cite textuellement des thèmes de deux des concertos pour clavier du Salzbourgeois. Étonnante juxtaposition de sécheresse rythmique et de poésie nimbée de nostalgie pimentées par un enjouement parfois goguenard (« casquette sur l’oreille » pour reprendre l’expression du compositeur), cette pièce possède une incontestable dimension intime qui nécessite un véritable travail d’équilibriste de la part des interprètes afin qu’une « exécution trop virtuose, chiqué par certains côtés » ne « masque [pas] toute la poésie de l’œuvre » (Francis Poulenc, Entretiens avec Claude Rostand, Julliard, 1954).

Jos van Immerseel (photographie ci-dessous) a habitué ceux qui suivent son travail à des alternances d’enthousiasme et de déceptions, car si le chef ne se trouve jamais à court d’idées et dispose, avec Anima Eterna Brugge, d’un orchestre tout acquis à ses conceptions, le résultat final n’est pas toujours probant. Ce disque est indubitablement à marquer d’une pierre blanche. Même si on peut toujours discuter de la validité de ses choix organologiques, qu’il n’est d’ailleurs pas le premier à effectuer, du moins pour la préférence d’un clavecin « historique » à un Pleyel dans le Concert Champêtre (Trevor Pinnock avait choisi une copie de Haas d’environ 1740 pour l’enregistrer, chez Deutsche Grammophon, sous la baguette de Seiji Ozawa), force est de constater qu’il en tire toutes les conséquences en termes d’équilibre des masses sonores et de conduite du discours, avec une cohérence qui force l’admiration. Pour les trois œuvres, nous tenons sans doute, du moins à ma connaissance, les versions les plus impeccablement détaillées et les plus raffinées de toute la discographie, et c’est d’ailleurs peut-être dans une certaine propension à se satisfaire parfois de leurs seuls atouts esthétiques qu’elles trouvent aussi leurs limites, particulièrement la Suite Française qui, malgré sa resplendissante parure, manque un peu de souplesse et de sourire si on la compare à celle, nettement plus espiègle, gravée par Georges Prêtre en 1968 (EMI). Les instrumentistes d’Anima Eterna Brugge sont, tout au long de l’enregistrement, irréprochables de discipline et de réactivité, offrant une palette de couleurs extrêmement séduisante, avec une mention spéciale pour les pupitres des vents, aussi savoureux que caractérisés, et les percussions, il est vrai quelque peu favorisées par la prise de son. jos van immerseelQu’il s’agisse de Claire Chevallier au piano, de Kateřina Chroboková au clavecin ou de Jos van Immerseel tour à tour sur l’un ou l’autre instrument, les solistes n’appellent également que des éloges, tant par leur virtuosité, étincelante pour ce qui est de la claveciniste qui se joue crânement des chausse-trappes assez retorses du Concert Champêtre dont elle livre une des versions les plus abouties que je connaisse, que par leur capacité à varier à l’infini les nuances, les teintes (celles des deux pianos sont assez renversantes) et les climats. On m’objectera sans doute que tout ceci manque de ce déboutonné un peu canaille qui constitue une des signatures de la manière poulencquienne, particulièrement dans un Concerto pour deux pianos qui, au rebours de l’injonction du compositeur invitant Charles Bruck, à l’occasion d’un concert à Strasbourg en 1960, à diriger son troisième mouvement « plus cochon », semble s’en tenir au camp de l’art. C’est possible, mais le choix de tempos un rien plus retenus que ceux de la version rassemblant le compositeur et Jacques Février aux claviers sous la baguette de Pierre Dervaux (EMI, 1958, de 30 à 50 secondes de moins selon les mouvements) ou de celle, à mon sens une des meilleures parmi les plus récentes, de Frank Braley et Éric Le Sage dirigés par Stéphane Denève (RCA, 2004), ainsi que les couleurs spécifiques des instruments « anciens » permettent à la nouvelle venue de faire sentir, comme bien peu avant elle, la dimension profondément nostalgique de la musique de Poulenc, y compris quand elle se dépense en cabrioles et autres facéties. Cette sensibilité où flotte une indéfinissable mélancolie est un des plus beaux atouts de cette lecture par ailleurs marquée du sceau de l’élégance et d’une certaine retenue.

 

Je vous recommande donc l’écoute de ce disque dont l’intelligence et le soin apporté à la réalisation constituent un très bel hommage à Francis Poulenc. Le regard que portent Jos van Immerseel et ses troupes sur ses œuvres, s’il ne bouscule pas la discographie, nous conduit à faire évoluer le nôtre de façon conséquente, et on espère donc que leur exploration du répertoire français, où ils ont visiblement des choses très intéressantes à nous dire, ne s’arrêtera pas en si bon chemin.

 

francis poulenc concerto deux pianos suite francaise concerFrancis Poulenc (1899-1963), Concerto pour deux pianos et orchestre en ré mineur*+, Suite Française**, Concert Champêtre***.

 

Claire Chevallier, piano I (Érard, Paris, 1905) *
Kateřina Chroboková, clavecin (Émile Jobin, 1983, d’après Goujon, Paris, 1749) ***
Anima Eterna Brugge
Jos van Immerseel, piano II (Érard, Paris, 1896) +, clavecin ** & direction

 

1 CD [durée totale : 58’24”] Zig-Zag Territoires ZZT 110403. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Concerto pour deux pianos et orchestre en ré mineur :
[II] Larghetto

2. Concert Champêtre :
[III] Finale. Presto

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Francis Poulenc et Wanda Landowska, c.1930. Photographie, 15 x 20,5 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

Photographie de Jos van Immerseel © Anima Eterna.

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