
Paysage avec aqueduc et torrent, sans date.
Huile sur toile, Paris, Musée du Louvre.
Le compositeur dont je souhaite vous parler aujourd'hui constitue à la fois une de mes plus belles découvertes et une de mes plus intenses sources d'agacement de l'année passée. Je ne parviens toujours pas à comprendre pourquoi, alors que les années 1990 ont vu nombre d'ensemble courageux mettre à l'honneur des pans du répertoire méconnus voire ignorés, cette belle dynamique s'est aujourd'hui, à quelques exceptions près, largement enrayée, faisant place à une routine aussi confortable que lénifiante qui nous ressert inlassablement les mêmes plats vaguement réchauffés. On s'étonnera encore, après ceci, de la crise du disque, quand celui-ci s'obstine à ne presque pas documenter des musiciens aussi passionnants qu'Henri-Joseph Rigel, dont il sera question dans les lignes qui suivent et dont la discographie est d'une pitoyable maigreur qui fait mesurer le tribut que la postérité paie à l'ignorance.
Henri-Joseph Rigel est né Heinrich Joseph Riegel à Wertheim (peint ci-contre, en 1822, par Carl Anton Rottmann), dans l'actuel Land de Bade Württemberg, le 9 février 1741, fils de Georg Caspar, intendant du Prince Löwenstein. A la mort du père (1754), sa veuve, Maria Anna, obtient une pension qui va permettre à ses fils de recevoir une éducation soignée. Si l'on en croit Jean-Benjamin de la Borde (Essai sur la musique ancienne et moderne, 1780), Heinrich-Joseph poursuivit ses études à Stuttgart auprès de Niccolò Jomelli (1714-1774), puis de Franz Xaver Richter (1709-1789) à Mannheim, ce dernier conseillant à son élève d'aller se perfectionner en France. Auteur de quelques symphonies publiées chez Breitkopf, Henri-Joseph Rigel, qui n'utilisera dorénavant que la forme francisée de son nom, s'installe vers 1767 à Paris, où il exerce le métier de professeur de musique et publie, la même année, son opus I, Six sonates pour le clavecin dédiées à une de ses élèves, Mademoiselle Dupin de Francueil. Il se marie en 1768, compose beaucoup dans le domaine instrumental (sonates, quatuors, concertos, symphonies). En 1774, une de ses symphonies est programmée au Concert Spirituel et y reçoit un accueil chaleureux. Ce succès permet à Rigel de donner un essor important à sa carrière en composant dans des genres qu'il n'avait pas abordés jusqu'alors, la musique sacrée dans un premier temps (hiérodrames et diverses pièces), l'opéra à partir de 1778. Il composera ainsi quatorze ouvrages lyriques jusqu'à la fin de sa vie, qui connaîtront des fortunes diverses. Compositeur attaché officiellement au Concert Spirituel dès 1783, il fut un des plus grands promoteurs et virtuoses du pianoforte, qui, depuis les années 1770, supplantait le clavecin. Durant la période révolutionnaire, comme beaucoup de ses pairs, Rigel composa des pièces de circonstance. En 1795, il fit partie de la première équipe du Conservatoire récemment fondé, en qualité de professeur de clavier, poste qu'il conserva jusqu'à sa mort, le 2 mai 1799.
Comme je le disais en préambule, la discographie consacrée à Rigel est étique. Il est donc difficile, en l'état actuel des choses, de se faire une idée complète de l'apport de sa production. Ce qui en a été enregistré laisse néanmoins entrevoir un compositeur de tout premier plan, qui est parvenu à opérer une synthèse assez fascinante entre des influences a priori difficilement conciliables dans un contexte parisien tout imprégné de style « galant ». Par sa formation, il s'est familiarisé très tôt, aux côtés de Jomelli, avec les conceptions italiennes en matière d'opéra et de musique sacrée, puis, sous la conduite de Richter, avec les subtilités du contrepoint germanique (Richter a été lui-même élève de Fux) et les trouvailles de l'École de Mannheim. Il convient d'y ajouter une connaissance profonde de la musique française qui est indubitablement le fruit d'une acculturation in situ. A l'écoute des hiérodrames (histoires sacrées), l'auditeur songera aussi bien à Gluck pour le théâtre qu'aux modèles baroques de Haendel (il y a du Messie dans Jephté) et Mondonville pour la pompe ; sur ce dernier point, on peut dire que Rigel a totalement repris à son compte la tradition française, y compris celle de la musique versaillaise, et l'a intimement mêlée aux nouveaux modes d'expression de son temps.
C'est également évident dans ses symphonies et ses quatuors. Les premières suivent le modèle le plus courant à l'époque en France, en trois mouvements (vif/lent/vif) hérités de l'ouverture d'opéra à l'italienne, quand, dans le même temps, c'est un schéma quadripartite (avec adjonction d'un menuet) qui est en train de s'imposer en territoires germaniques. Stylistiquement, on trouvera dans les symphonies des réminiscences aussi bien de l'École de Mannheim (crescendos théâtraux dans les mouvements extrêmes, finales inspirés par la danse) que des traits typiquement français (pupitre d'altos divisé, premier coup d'archet à l'unisson débutant l'œuvre), avec, de temps à autre, la mise en valeur d'un instrument soliste, clin d'œil, sans doute, au genre de la symphonie concertante alors si prisé des parisiens. Mais ce qui distingue nettement Rigel de ses contemporains est son aptitude à faire siennes les tendances les plus « avancées » de la musique de son temps dans un genre où ses collègues, tels Gossec (1734-1829) ou Saint-George (1745-1799), cherchent surtout à séduire en usant du langage du style « galant », basé sur le charme de mélodies facilement assimilables et d'une élaboration thématique à la régularité toute classique.
Dans les quatuors, l'écriture pour les cordes est plutôt italienne, l'élégance mélodique plutôt française, mais la peinture des affects penche nettement du côté germanique, en ce qu'elle fait place précocement et ouvertement aux influences préromantiques. Voyez les Quatuors dialogués, œuvre X de 1773 environ : sur six œuvres, trois sont en mineur, ce qui est numériquement plus que l'Opus 20 de Haydn (1772), le Quatuor n°5 poussant même la bizarrerie (pour l'époque) jusqu'à conserver ce mode dans son mouvement lent, traditionnellement contrastant. On peut voir dans ces éléments, par-delà la suspicion d'une vive sensibilité personnelle, une volonté clairement affichée de modernité, soutenue par une incontestable maîtrise technique. Car Rigel est, du point de vue de l'écriture instrumentale, un savant alchimiste qui sait utiliser les couleurs individuelles et les nuances dynamiques avec un art consommé, qu'il s'agisse de décrire les tumultes de la guerre (La sortie d'Égypte, 1774) ou les tourments d'une âme inquiète (Jephté, 1783). Nombre de ses œuvres avouent leur filiation avec le Sturm und Drang, par l'emploi de tonalités mineures, d'unissons d'orchestre, de syncopes, d'irrégularités rythmiques, de silences ; l'esprit qui y souffle est souvent clairement préromantique, très en avance, en termes d'audace stylistique et de densité intellectuelle, sur la production moyenne de l'époque en France.
« Vous avez un homme qu'il vous faut attacher : M. Rigel est l'homme qui convient pour le grand théâtre. Quand on a fait un oratorio tel que La sortie d'Égypte, on est en état de faire de grands ouvrages » déclarait Gluck aux administrateurs de l'Académie royale qui ne parvenaient pas à se résoudre à le voir quitter Paris. Lorsque l'on connaît l'exigence dont faisait preuve le chevalier, ce jugement ne saurait être soupçonné d'être de circonstance. Il dénote, tout au contraire, à quel point Gluck avait conscience des qualités de Rigel et confiance en ce que son talent pourrait produire. De grâce, messieurs les chefs d'ensemble, un peu d'audace. En servant cette musique qui ne demande qu'à renaître, il y a fort à parier que vous ferez, plus certainement qu'en vous cantonnant au tout-venant, notre bonheur et votre gloire.
Henri-Joseph RIGEL (1741-1799) :
1. Symphonie n°8 en sol mineur (1783) :
3e mouvement : Presto
2. Jephté :
Ariette de Jephté (andante) : « J'ai prononcé le vœu funeste »
Alain Buet, Jephté.
3. Quatuor pour deux violons, alto et violoncelle en la mineur, opus X n°6 :
1er mouvement : Allegro
4. La sortie d'Égypte :
Scène VI, Chœur des israélites, chœur des égyptiens : « Ô prodige inouï »
5. Symphonie en ré mineur, opus 21 n°2 (1786) :
1er mouvement : Allegro maestoso
Discographie :
Symphonies.
Concerto Köln.
1 CD Berlin classics 0016432BC
Trois hiérodrames (La sortie d'Égypte, Jephté, La destruction de Jéricho).
Isabelle Poulenard, dessus. Philippe Do, haute-contre. Alain Buet, basse taille.
Les chantres du Centre de musique baroque de Versailles.
Orchestre des Folies françoises.
Olivier Schneebeli, direction.
1 CD K617 K617198
Quatuors dialogués, œuvre X.
Quatuor Franz Joseph.
1 CD ATMA Classique ACD2 2348
Symphonie en ré mineur.
Le Cercle de l'Harmonie.
Jérémie Rhorer, direction.
200 ans de musique à Versailles, volume 17. 20 CD MBF 1107
Tableaux d'Hubert Robert illustrant le billet non signalés dans le texte :
Capriccio avec obélisque, 1768, Huile sur toile, Durham, The Bowes Museum.
L'incendie, 1783, Huile sur toile, Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage.