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5 mai 2011 4 05 /05 /mai /2011 18:01

 

theodor van thulden allegorie inconstance bonheur

Theodor van Thulden (’s-Hertogenbosch, 1606-1669),
Allégorie de l’inconstance du bonheur
, sans date.

Huile sur toile, 1,67 x 2,33 m,
Aschaffenburg, Staatsgalerie im Schloss Johannisburg.

 

Même si elle a eu la chance d’être au centre de Grandes journées musicales organisées au château de Versailles en 1995 et de susciter, à leur suite, une poignée de disques, on ne peut pas dire que l’œuvre de Sébastien de Brossard fait partie de celles qui ont, depuis, beaucoup excité la curiosité des interprètes. Publié il y a quelques semaines par Mirare, l’enregistrement monographique que lui consacre l’ensemble La Rêveuse, dont la précédente réalisation, dédiée à Élisabeth Jacquet de La Guerre, a été saluée ici même par un « Incontournable de l’année 2010 », apparaît donc comme une véritable aubaine.

Lorsque l’on prend un peu de recul sur son parcours, Sébastien de Brossard apparaît comme un homme d’occasions manquées, tant de son vivant qu’après sa mort. En effet, les amateurs de musique ancienne qui, trop rares à mon avis, connaissent aujourd’hui son nom lui sont surtout reconnaissants d’avoir été un acteur majeur de la préservation de pans entiers du répertoire, un mérite qui lui vaut d’être abondamment cité dans tous les ouvrages sérieux traitant de la période baroque, mais ont généralement une connaissance beaucoup plus lacunaire de sa production, pourtant passionnante à bien des égards, tandis qu’une des lignes de force de sa biographie est incontestablement les efforts qu’il déploya en vain pour s’installer à Paris.

Baptisé à Dompierre, dans l’actuel département de l’Orne, le 12 septembre 1655, ce fils d’une vieille famille normande est placé chez les Jésuites de Caen pour y faire ses études, qu’il poursuit ensuite à l’université, en commençant, en parallèle, à s’intéresser à la musique en autodidacte. sebastien de brossardOrdonné prêtre en 1678, il se rend à Paris, où il mène une vie assez mondaine, côtoyant, outre des musiciens tels le luthiste Jacques Gallot (dit « Le Vieux »), des mathématiciens et des philosophes. Ayant échoué à trouver un emploi stable dans la Capitale, Brossard, qui a continué à parfaire ses connaissances musicales en prenant des leçons particulières mais aussi en lisant assidûment les traités et partitions qu’il commence à collectionner, gagne Strasbourg en 1687 où il occupe les postes de vicaire puis de maître de chapelle de la cathédrale. Parallèlement à son activité de compositeur d’église, il fonde dans cette cité récemment rattachée au royaume de France (1681), une Académie destinée à l’exécution de musique profane, tout en continuant à accumuler livres et manuscrits et à demeurer particulièrement attentif à la vie musicale parisienne. L’année 1695 le voit d’ailleurs revenir sur les bords de la Seine et y cultiver ses contacts avec des musiciens qui, comme lui, prisent la musique italienne et tentent de l’acclimater en France, une avant-garde constituée, entre autres, par François Couperin, Jean-Féry Rebel ou Élisabeth Jacquet de La Guerre. En 1698, Brossard brigue le poste de maître de musique de la Sainte-Chapelle : nouvelle déconvenue, l’emploi échoit à Charpentier, contraignant notre musicien à tourner ses regards vers Meaux. Nommé maître de chapelle de la cathédrale Saint-Étienne, il va assumer cette charge jusqu’en 1715, tout en continuant son œuvre de compositeur et de théoricien, ainsi qu’en atteste la publication de son Dictionnaire de musique en 1703, avant de passer la main à un de ses élèves, Jean Cavignon. Vers le milieu des années 1720, Brossard lègue, moyennant pension, sa fabuleuse bibliothèque à Louis XV, avant de mourir à Meaux le 10 août 1730.

S’il serait inexact de réduire l’art de Sébastien de Brossard à un suivisme vis-à-vis de la musique ultramontaine, force est néanmoins de reconnaître qu’il en est, formellement comme stylistiquement, fortement imprégné, comme le montrent les pièces proposées dans cette anthologie de La Rêveuse, toutes représentatives de genres regardés comme typiquement italiens : l’oratorio, la cantate et la sonate. L’auditeur  attentif retrouvera sans peine des traces de l’influence de Corelli dans la Sonate en ut majeur, de Carissimi dans l’Oratorio malheureusement lacunaire, tandis que la théâtralisation des affects par l’utilisation de madrigalismes ou de dissonances, comme dans la scène infernale de l’Oratorio (« Heu nos miseros »), la souplesse de telle ligne vocale ou instrumentale, l’utilisation du da capo ou de la ritournelle l’entraîneront également vers l’Italie. Mais le contrepoint rigoureusement mis en œuvre est tout germanique, quand le goût pour la demi-teinte, l’élégance et une certaine retenue expressive, s’exprimant paradoxalement avec le plus de netteté dans la très belle cantate Leandro, seule œuvre en italien du programme, montrent à quel point Brossard, qui, ainsi que l’atteste son Dialogus dont la forme rappelle aussi bien Henry du Mont que Charpentier, connaissait parfaitement l’héritage et les dernières tendances de la musique de son pays, était imprégné d’esprit français.

L’interprétation que livre l’ensemble La Rêveuse, élargi pour l’occasion à six chanteurs et autant d’instrumentistes (photographie ci-dessous), est une indiscutable réussite, dont les deux traits les plus frappants sont sans doute la subtilité et l’humilité. En effet, l’équipe réunie pour servir ce projet a choisi une approche qui, tout en mettant en relief de façon très convaincante leur dimension dramatique, fait toute confiance aux œuvres et n’use donc d’aucun effet de manche superflu pour leur faire avouer ce qu’elles ne disent pas. Il en résulte une lecture des partitions très équilibrée, mais également vivante et contrastée, qui ne laisse rien ignorer de leurs ressorts rhétoriques sans toutefois perdre de vue qu’elles ont été conçues autant pour l’édification – dans le cas des deux oratorios – que pour l’agrément. la reveuse anne marie berthonLa distribution vocale réunit des chanteurs rompus aux exigences techniques mais aussi expressives du répertoire baroque, tous excellemment employés et réunis par une esthétique faisant un usage très parcimonieux du vibrato tout en privilégiant la justesse du sentiment à une ampleur lyrique qui aurait été hors de propos dans des œuvres conçues pour des effectifs de chambre. Sauf erreur de ma part, seul le Dialogus avait été enregistré jusqu’ici, sous la direction de Martin Gester en 1992 (Opus 111) puis de Gérard Lesne en 1997 (Virgin « Veritas ») ; la version proposée ici par une Chantal Santon Jeffery au timbre épanoui et un Jeffrey Thompson plein d’élégance surclasse les deux précédentes. La belle voix claire d’Eugénie Warnier campe, dans l’Oratorio, une Nature humaine crédible dans son affliction, tandis qu’Isabelle Druet, Vertu pleine de noblesse qui lui donne la réplique ici, notamment dans le duo tout en finesse Sordes abluæ noxias, et intervenante pleine de flamme dans Leandro, fait montre d’une délicieuse richesse de timbre. Notons, pour finir, l’Idolâtrie bien sonnante de Vincent Bouchot dans l’Oratorio et la belle prestation de Benoît Arnould dont la voix charnue mais sans lourdeur se révèle aussi convaincante dans l’évocation des suppliques d’Adam que dans celle de l’atmosphère tragique qui baigne Leandro. Les instrumentistes, de leur côté, n’appellent également que des louanges qu’il s’agisse de la souplesse et de la luminosité des violons de Stéphan Dudermel et Benjamin Chénier, des teintes profondes et sensuelles de la basse de viole de Florence Bolton, des claviers pleins d’inventivité où brillent les excellents Emmanuel Mandrin et Bertrand Cuiller, respectivement à l’orgue et au clavecin, ou du théorbe tour à tour incisif et rêveur de Benjamin Perrot. Les cinq courtes minutes de la Sonate en ut majeur, pleines de rebond et de chaleureuse complicité, passent trop vite et font regretter qu’une autre n’ait pas été incluse dans le programme. Cet enregistrement réalisé avec autant d’intelligence que de sensibilité, brillant sans tapage, et d’une indéniable maturité constitue un splendide hommage à un compositeur encore trop méconnu et fait honneur aux musiciens qui y ont participé.

incontournable passee des artsJe vous recommande donc tout particulièrement ce magnifique disque Brossard de La Rêveuse, qui constitue une contribution incontournable à la discographie de cet homme remarquable et sans doute la meilleure introduction actuellement disponible à son univers. Souhaitons à ces musiciens dont chaque enregistrement apporte une nouvelle preuve du talent de continuer très longtemps à enchanter les mélomanes grâce à leurs programmes ambitieux et intelligents, si rassérénants en des temps où nombre d’ensembles de musique ancienne se contentent de radoter inlassablement les mêmes répertoires.

 

sebastien de brossard oratorios leandro la reveuseSébastien de Brossard (1655-1730), Oratorio sopra l’Immaculata Conceptione della Beta Vergine (SdB.56), cantate Leandro (SdB.77), Dialogus pœnitentis animæ cum Deo (SdB.55), Sonate en trio en ut majeur (SdB.224).

 

La Rêveuse
Florence Bolton, basse de viole & direction
Benjamin Perrot, théorbe & direction

 

1 CD [durée totale : 64’23”] Mirare MIR 125, Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

Oratorio sopra l’Immaculata… :
1. Sonatina
2. Duo : Sordes abluæ noxias
Eugénie Warnier, dessus. Isabelle Druet, bas-dessus.

3. Sonate en trio en ut majeur :
(I) AllegroAdagio

4. Leandro, cantate :
E voi siate ancor

Jeffrey Thompson, haute-contre. Benoît Arnould, basse.

5. Dialogus pœnitentis animæ… :
O quas blanditias !

Chantal Santon Jeffery, dessus. Jeffrey Thompson, haute-contre.

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Portrait de Sébastien de Brossard, c.1706. Eau forte, 25 x 16,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

La photographie de l’ensemble La Rêveuse est d’Anne-Marie Berthon, utilisée avec autorisation.

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2 mai 2011 1 02 /05 /mai /2011 11:47

 

jean beraud le pont des arts journée de vent

Jean Béraud (Saint-Pétersbourg, 1849-Paris, 1936),
Le Pont des Arts, jour de vent
, c.1880-81.

Huile sur toile, 39,7 x 56,5 cm, New-York, Metropolitan Museum.

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneProposer sur un même disque le Quatuor avec piano en ut mineur et La Bonne Chanson de Gabriel Fauré, deux œuvres qui, bien que composées à une quinzaine d’années de distance l’une de l’autre, partagent à l’évidence un esprit commun, est une excellente idée, tout comme l’est d’en confier l’interprétation à de talentueux jeunes artistes habitués à travailler ensemble. Autour de ce projet doublement vivifiant, réalisé avec le soutien du Palazzetto Bru Zane, se sont donc réunis l’Ensemble Contraste et la mezzo-soprano Karine Deshayes, une rencontre immortalisée par Zig-Zag Territoires dans le cadre de sa collection « Printemps des arts de Monte-Carlo ».

 

Même s’il convient de se méfier de toute simplification dès que l’on aborde l’univers de Fauré, on peut avancer sans grand risque d’erreur que les deux partitions composant ce programme font partie des rares où, faisant primer un enthousiasme d’une fébrilité presque juvénile sur sa coutumière pudeur, il lève un coin du voile sur son intimité en laissant filtrer ses sentiments personnels. Toutes deux ont connu leur création officielle, avec le compositeur au clavier, à la Société nationale de musique, le Quatuor avec piano en ut mineur le 14 février 1880, La Bonne Chanson, dans sa version pour voix – celle de Jeanne Remacle – et piano, le 20 avril 1895, après deux auditions privées chez la comtesse de Saussine, le 25 avril 1894, et chez le peintre Madeleine Lemaire, le 26 mars 1895, où la partie vocale avait été confiée au ténor amateur, mais très goûté pour la qualité de son timbre, Maurice Bagès de Trigny, un intime de Pierre de Bréville.

gabriel emmanuel faure prunayLe Quatuor avec piano en ut mineur a été composé entre 1876 et 1879, mais son Finale fut entièrement réécrit à la suite de la première audition ; l’œuvre, sous sa forme définitive actuelle, a été donnée le 5 avril 1884. Son élaboration a été lente et discontinue, notamment parce qu’elle a pris place durant une période troublée et douloureuse de la vie de Fauré, accaparé par ses charges à la Madeleine et meurtri par la rupture de ses fiançailles avec la fille de Pauline Viardot, Marianne, en octobre 1877. Sans vouloir à tout prix relier parcours personnel et artistique, une démarche que le musicien était le premier à désapprouver, il semble néanmoins probable que ce quatuor porte témoignage, au travers du romantisme enflammé de son premier mouvement, de la vigueur primesautière voire amusée de son Scherzo, du pathétique maîtrisé mais néanmoins particulièrement étreignant de son Adagio, des moments de grâce et de complicité comme des déchirements dont on peut certes arguer, pour écarter toute tentative de lecture biographique, qu’ils sont communs à bien des histoires d’amour, mais qui correspondent de trop près à la situation personnelle du compositeur pour ne pas éveiller quelque suspicion.

Ces réserves d’interprétation ne s’appliquent pas à La Bonne Chanson, un cycle de neuf mélodies sur des poèmes de Paul Verlaine composé principalement entre août 1892 et décembre 1893 avec un ultime ajout en février 1894 (L’hiver a cessé), donné ici dans sa transcription pour piano et quintette à cordes réalisée par Fauré, qui la considéra rapidement comme une « superfétation », à l’occasion d’une représentation privée à Londres le 1er avril 1898. En effet, on sait maintenant que l’œuvre a été inspirée au musicien par sa passion pour Emma Bardac, future madame Debussy, sa voisine lorsqu’il séjournait, en été, chez ses beaux-parents à Bougival. Fauré reconnaissait lui-même n’avoir « rien écrit aussi spontanément que La Bonne Chanson », ce coup de vent amoureux qui balaie une existence jusqu’ici un peu trop bien rangée en y faisant souffler les espoirs les plus fous (Puisque l’Aube grandit), en permettant au cœur jusqu’ici muet de faire entendre ses palpitations affolées et ses élans irrépressibles (J’ai presque peur, en vérité), en faisant miroiter mille joyeuses couleurs au grand soleil de l’allégresse (Donc, ce sera par un clair jour d’été). Il y a, tout au long de ces pages dont l’audace fit déclarer à Saint-Saëns que son élève était devenu « complètement fou », un élan radieux qui ne se retrouvera plus ensuite de façon aussi franche chez Fauré, comme si la passion avait tracé une frontière embrasée entre la formidable pulsion vitale du bel aujourd’hui et un avenir qui cheminera, lui, vers une décantation de plus en plus accentuée.

ensemble contrasteDes jeunes musiciens de l’Ensemble Contraste (photographie ci-contre), dont ce disque constitue la première véritable incursion discographique dans ce qu’il est convenu d’appeler le « grand répertoire », on attendait une vision gorgée de cette spontanéité et de ce dynamisme que réclament les deux œuvres ; le pari est presque gagné. Dans le Quatuor en ut mineur, après deux premiers mouvements qui montrent de très belles qualités d’engagement, de caractérisation mais également un grand souci de la ligne et une certaine élégance, comme en atteste la fantaisie maîtrisée du Scherzo, l’Adagio s’impose comme un des plus réussis qu’il m’ait été donné d’entendre dans la discographie récente par sa sensibilité frémissante refusant toute emphase pathétique, son attention aux climats et à la lumière, rendus avec une subtilité et un équilibre qui en disent long sur l’écoute mutuelle et la maturité des musiciens. S’il ne démérite pas, l’Allegro molto final ne se situe, en revanche, pas complètement au même niveau que les mouvements précédents, car on y note quelques atermoiements et baisses de tension, comme si les interprètes avaient hésité à prendre ces huit minutes conclusives à bras le corps, ce que traduit bien un dernier accord « écrasé » là où la logique du morceau exige une péroraison autrement plus ferme.

karine deshayesLa même légère sensation d’inachèvement se fait jour à l’écoute de La Bonne Chanson, mais elle est due, cette fois-ci, à la chanteuse plus qu’aux instrumentistes. Ces derniers, en formation légèrement élargie, se montrent, en effet, des accompagnateurs aussi attentifs que réactifs, et l’écrin qu’ils offrent à la voix est si splendidement coloré, si intelligemment réalisé que leur prestation relativise grandement, à mes oreilles, les réserves que Fauré et ses commentateurs ont pu émettre quant à cette version londonienne du cycle. La mezzo-soprano Karine Deshayes (photographie ci-dessus) fait preuve, à mon sens, des mêmes qualités et des mêmes limites que dans son précédent disque de mélodies de Fauré publié en 2009 par le même éditeur. La voix est belle, d’une grande plénitude de timbre et d’une indiscutable assurance technique, elle sait instinctivement se mettre au service d’une vraie incarnation des mélodies et entraîne l’auditeur dans un univers d’une sensualité véritablement frémissante, palpitante, enveloppante, sans se départir pour autant d’un raffinement parfaitement en situation. On déplore d’autant plus que l’intelligibilité du texte soit quelquefois sacrifiée, même si ce n’est heureusement que de façon ponctuelle, sur l’autel de la recherche de la beauté sonore, tant l’implication de la chanteuse et de ses compagnons est tangible et sert tout le cycle avec un enthousiasme extrêmement séduisant.

Les amoureux de Fauré et, plus globalement, de musique de chambre française ne sauraient donc ignorer cet enregistrement que même ses légères imperfections rendent attachant et qui constitue un nouveau signe encourageant du regain d’intérêt de toute une frange de jeunes interprètes pour un compositeur dont les œuvres, Requiem excepté, ont mis longtemps à surmonter l’accusation d’être de purs produits de salon. On espère que le Palazzetto Bru Zane continuera longtemps à promouvoir ce type d’entreprise en offrant à ces interprètes prometteurs de nouvelles occasions de démontrer l’étendue de leur talent.

 

gabriel faure quatuor piano opus 15 la bonne chanson karineGabriel Fauré (1845-1924), Quatuor pour piano, violon, alto et violoncelle en ut mineur, opus 15. La Bonne Chanson, opus 61 (arrangement pour piano et quintette à cordes).

 

Karine Deshayes, mezzo-soprano
Ensemble Contraste
Arnaud Thorette, alto & direction artistique
Johan Farjot, piano & direction musicale

 

1 CD [durée totale : 53’28”] Zig-Zag Territoires ZZT 110302. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Quatuor avec piano, op.15 :
Scherzo (Allegro vivo)

La Bonne Chanson :

2. [5] J’ai presque peur, en vérité (mi mineur)

3. [7] Donc, ce sera par un clair jour d’été (si bémol majeur)

4. [9] L’hiver a cessé  (si bémol majeur)

 

Illustrations complémentaires :

Gabriel Fauré chez ses beaux-parents à Prunay, avec son fils aîné Emmanuel, 1887. 21,5 x 16,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

La photographie de l’Ensemble Contraste, extraite de son site, est d’Amélie Tcherniak.

La photographie de Karine Deshayes, extraite de son site, est de Vincent Jacques.

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20 avril 2011 3 20 /04 /avril /2011 15:51

 

georges seurat la foret de pontaubert

Georges Seurat (Paris, 1859-1891),
La forêt à Pontaubert
, 1881.

Huile sur toile, 79,1 x 62,5 cm, New-York, The Metropolitan Museum.

 

Le label allemand Ars Produktion s’est engagé, depuis quelques années, dans une ambitieuse série d’enregistrements pertinemment intitulée « Trésors oubliés » (Forgotten Treasures), donnant à entendre des œuvres rares ou inédites souvent de très grande qualité. Partenaire privilégié de cette entreprise, la Kölner Akademie, dirigée par Michael Alexander Willens, nous propose, avec le concours du soliste Ulrich Hübner, une très belle anthologie de pièces françaises pour cor, Chant d’Automne.

 

Lorsque l’on songe aujourd’hui à la musique romantique, les instruments qui s’imposent à l’esprit comme représentatifs de son univers sont volontiers le piano ou le violon ; c’est oublier un peu vite à quel point le cor, en particulier dans sa version naturelle, dépourvue, donc, de pistons, a joui d’une aura particulière auprès des compositeurs tout au long du XIXe siècle. Si l’on sait qu’il était très goûté en Allemagne jusqu’à l’époque de Brahms, qui écrivit d’ailleurs pour lui son Trio opus 40 (1865, à découvrir dans la magnifique version Faust-Melnikov-van der Zwart, chez Harmonia Mundi), on ignore généralement que le cor naturel fut enseigné au Conservatoire de Paris jusqu’en 1903, faisant de la capitale française le dernier bastion d’une pratique dont maints compositeurs, Gounod en tête, louaient la variété de couleurs bien supérieure qu’elle autorisait comparée à celle de l’avatar moderne à pistons, à la palette plus restreinte, du fait de son égalité de registres. marcel-auguste raoux corChant d’Automne explore cette période de coexistence entre deux états instrumentaux, en choisissant, à côté de pièces assez purement illustratives comme Dans la forêt d’Émile Pessard ou, plus encore, le cynégétique Hallali de George Templeton Strong qui, si elles ne sont pas forcément inoubliables, n’en demeurent pas moins pleines d’agrément, des œuvres au caractère méditatif et poétique prononcé dans lesquelles s’exprime pleinement la symbolique la plus couramment associée au cor, ce lointain spatial ou temporel qui prend les visages de l’absence ou du souvenir célébrés par des poètes comme Lamartine ou Verlaine. Ces partitions, stylistiquement plus soutenues, affichent des ambitions quelquefois bien supérieures à celles qu’on attend de morceaux de circonstance taillés sur mesure pour des concours ou des intermèdes de concert. Signées, pour certaines d’entre elles, par des gloires de leur époque, Saint-Saëns, Massenet, Dubois ou Chabrier, ce dernier représenté par son splendide Larghetto tout baigné d’un lyrisme mordoré, ces pièces permettent également de découvrir des compositeurs bien oubliés comme le prix de Rome 1902 Aymé Kunc (très beau Nocturne) ou ce Robert Guillemyn dont on ignore jusqu’à la date de naissance, mais dont le Chant d’Automne qui donne son titre à cette anthologie témoigne du réel talent.

Les prestations tant du soliste que de l’orchestre sont excellentes et font du périlleux exercice que constitue généralement ce genre de récital, tenant parfois du fourre-tout d’intérêt inégal, une très belle réussite. Les musiciens réunis pour cet enregistrement semblent avoir choisi les pièces figurant dans ce florilège avec autant de discernement que de soin, et décidé d’investir chacune d’elles avec un enthousiasme communicatif. À une ou deux exceptions près, cette démarche permet aux œuvres, y compris les plus méconnues et a priori les plus modestes, d’acquérir une véritable épaisseur et un indéniable impact sensible ; écoutez seulement le chant qui monte de la Romance d’Adolphe Blanc où dialoguent cor et hautbois pour vous en convaincre. Ulrich Hübner se montre un soliste en pleine possession de ses moyens techniques, avec une capacité à varier le souffle assez admirable l’autorisant à se montrer aussi à l’aise dans la tonitruance que dans le murmure et une adaptabilité lui permettant de suivre les moindres intentions de Michael Willens (photographie ci-dessous), qui fait un usage très fin des nuances dynamiques et rythmiques. michael alexander willensÀ chaque minute du disque, le chef et ses musiciens de la Kölner Akademie, que l’on sent en parfaite harmonie avec le répertoire qu’ils interprètent, font preuve d’une attention aux équilibres et aux couleurs qui laisse admiratif ; l’utilisation intelligente du vibrato permet de délivrer une ligne globale claire mais jamais étique, ce qui serait un contresens dans la musique du XIXe siècle, sur laquelle peuvent s’épanouir, sans risquer d’être noyées, les teintes très typées, boisées et charnues, d’instruments « anciens » tour à tour sensuels ou goguenards, mais sans une once d’empâtement ou de clinquant. L’ensemble sonne de façon très idiomatique, avec un esprit et une couleur délicieusement français que l’on cherche malheureusement quelquefois en vain chez les musiciens du crû. Cette impression est encore renforcée par un parti-pris d’élégance et de retenue émotionnelle qui, sans brider l’expressivité, la maintient dans des demi-teintes parfaitement cohérentes avec l’esprit de la musique, signant un disque réalisé avec intelligence et sensibilité.

À tous les amateurs de cor, et, plus largement, de musique romantique, je recommande ce très beau Chant d’Automne qui offre, dans d’excellentes conditions, bien plus qu’un simple récital de soliste, un véritable voyage au travers de cinquante ans de création instrumentale en France. Compte tenu de l’empathie que montrent, tout au long de cet enregistrement, la Kölner Akademie et Michael Willens avec ce répertoire, il est à souhaiter qu’il leur sera offert de l’explorer plus avant, tant le nombre des trésors musicaux français qui n’attendent que des musiciens de talent pour renaître est important.

 

chant d automne musique francaise pour cor ulrich hubner koChant d’Automne, musique française pour cor.
Œuvres de Camille Saint-Saëns (1835-1921), Jean-Toussaint Radoux (1825-1889), Émile Pessard (1843-1917), Paul Jeanjean (1874-1928), Aymé Kunc (1877-1958), Robert Guillemyn ( ?-1945), George Templeton Strong (1856-1948), Emmanuel Chabrier (1841-1894), Théodore Dubois (1837-1924), Jules Massenet (1842-1912), Adolphe Blanc (1828-1885).

 

Ulrich Hübner, cors naturel et à pistons, Marcel-Auguste Raoux, Paris, milieu du XIXe siècle
Kölner Akademie
Michael Alexander Willens, direction

 

1 SACD [durée totale : 73’27”] Ars Produktion 38027. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Adolphe Blanc, Romance opus 43bis

2. Aymé Kunc, Nocturne

3. Robert Guillemyn, Chant d’Automne

 

Illustration complémentaire :

Marcel-Auguste Raoux (Paris, 1795-1871), Cor, c.1826-27. Cuivre, argent, laque et ébène (embouchure). Londres, Victoria and Albert Museum.

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12 avril 2011 2 12 /04 /avril /2011 14:12

 

philippe de champaigne marie madeleine

Philippe de Champaigne (Bruxelles, 1602-Paris, 1674),
Marie-Madeleine
, sans date.

Huile sur toile, 72,5 x 59 cm, Tokyo, National Museum of Western Art.

 

Henry du Mont a fait partie, en France, des oubliés de 2010 puisque la commémoration du 400e anniversaire de sa naissance a été plus ou moins complètement passée sous silence alors qu’en dépit de sa discrétion, si on le compare à certains de ses collègues prompts à s’arroger leur place au Soleil, il est sans doute un des plus importants compositeurs de musique sacrée actifs en France au XVIIe siècle. Ricercar nous offre aujourd’hui la suite d’un premier volume marqué du sceau de l’excellence (RIC 293, un extrait dans ce billet), avec Pour les dames religieuses où officient à nouveau les solistes du Chœur de Chambre de Namur sous la direction de Bruno Boterf.

Bien qu’il ne soit pas inconnu des amateurs de musique baroque, il ne me semble pas totalement inutile de dire quelques mots de du Mont. Né Henry de Thier en 1610 à Looz dans la Principauté de Liège, formé dans la tradition polyphonique du Nord à la basilique Notre-Dame de Maastricht, dont il est nommé organiste dès 1629, avant de se familiariser avec les nouveautés musicales en provenance d’Italie à la cathédrale Saint-Lambert de Liège, sa présence est attestée à Paris en 1640, où il est suppléant de la tribune de l’église Saint-Paul, dont il devient titulaire en 1643. Pour celui qui, devenu français en 1647, se nomme maintenant du Mont, l’année 1652 est déterminante, puisqu’il y publie ses Cantica sacra, premier recueil de petits motets imprimé en France, et y obtient son premier poste à la cour, en qualité de claveciniste du duc d’Anjou. En juillet 1663, il est nommé sous-maître de la Chapelle du roi pour le quartier d’octobre à décembre ; cette charge était normalement répartie entre quatre musiciens, mais, dès 1668, il la partage, à égalité de six mois, avec le seul Pierre Robert. Cette même année paraissent ses Motets à deux voix, qui seront suivis, en 1681, des Motets à 2, 3 et 4 parties (dont on trouve une très belle anthologie chez Alpha). En 1683, du Mont cesse ses fonctions officielles et il meurt à Paris le 8 mai 1684. Ses Grands motets (quatre ont été remarquablement enregistrés chez Alpha) seront publiés, malheureusement dans une édition particulièrement douteuse, en 1686.

henry du montLe recueil des Cantica sacra, dans lequel cet enregistrement puise largement en s’appuyant, avec raison, sur le fait que certaines des pièces qu’il contient ont été objectivement conçues pour des tessitures féminines, est de ceux qui ont contribué à faire évoluer de façon décisive l’esthétique de la musique religieuse française, à tel point que son influence se décèlera toujours un siècle après sa parution. Outre l’importance accordée aux voix solistes et l’apparition d’une basse continue qui s’émancipe de son rôle de doublure pour venir dialoguer avec elles tout en les soutenant, ou suit sa propre fantaisie, la place centrale accordée à l’expression des affects véhiculés par les textes se ressent des conquêtes musicales effectuées en Italie depuis la fin du XVIe siècle. Comment ne pas voir, en effet, un écho des madrigalismes ultramontains dans l’épanouissement, chez du Mont, des ornements appelés à devenir la marque de fabrique de la musique française ? Enfin, le compositeur, en offrant la possibilité de varier ponctuellement la distribution vocale afin d’alterner des ensembles vocaux plus ou moins étoffés, jette les bases de ce qui deviendra le Grand motet, avec son « Grand » et son « Petit » chœur. Un de ses tours de force est sans doute d’être parvenu à intégrer toutes ces inventions dans le vieux moule polyphonique, dont il a hérité au travers de sa première formation, sans le faire éclater, comme le démontrent ses pièces à quatre voix, opérant ainsi une fascinante synthèse entre tradition et innovation. C’est ce qu’illustre parfaitement la Messe du sixième ton, extraite d’un recueil de 1669 qui connaîtra une fortune considérable puisqu’on sait que certaines des messes qu’il contient étaient toujours jouées au XIXe siècle, au travers de son plain-chant revisité où affleure néanmoins parfois une voix très ancienne (mélismes de l’Amen conclusif du Gloria).

Comme dans le volume précédent, le travail effectué par Bruno Boterf à la tête d’une petite équipe issue du Chœur de Chambre de Namur (photographie ci-dessous), composée pour l’occasion de neuf chanteuses souvent accompagnées à l’orgue et plus ponctuellement par deux instruments à cordes (violon et viole de gambe), est absolument remarquable. Il ne fait guère de doute, à mes yeux, que la vaste expérience, tant sur le répertoire baroque que renaissant, de ce directeur d’ensemble, dont le disque consacré aux Psaumes de David de Claude Le Jeune a été récemment salué ici-même par l’attribution d’un « Incontournable », fait de lui un homme particulièrement en mesure de sentir et de traduire les enjeux de la musique de du Mont. Au même titre qu’une réelle beauté plastique, avivée par une prise de son dont la réverbération justement dosée magnifie les voix sans en brouiller les lignes, l’intelligence et la cohérence des choix interprétatifs s’imposent à chaque minute de cet enregistrement. choeur de chambre de namurL’équilibre entre neuf et ancien est dosé avec une justesse et une finesse qui forcent l’admiration, comme le montre le Magnificat avec plain-chant alterné, premier moment de grâce ouvrant un enregistrement qui n’en est pas avare (ainsi le O panis angelorum comme en lévitation qui n’aura jamais mieux mérité son nom d’Élévation). Les chanteuses sont globalement excellentes, faisant assaut de souplesse et d’implication pour insuffler à des pièces que leur structure même aurait pu rendre ennuyeuses une vie frémissante et une impalpable luminosité assez incroyables ; écoutez seulement comment la Messe du Sixième ton, dont la destination exige la plus grande sobriété, est finement dynamisée par l’approche des musiciens, tendresse habitée des voix, vigueur colorée des interventions de Freddy Eichelberger à l’orgue, dont il faut saluer l’impeccable prestation tout au long du disque. Après de multiples écoutes, cette réalisation dégage un charme qui, pour n’être pas tapageur, n’en est pas moins puissant ; sa théâtralité palpable mais abordée avec une retenue et une subtilité prouve que le caractère double, italien et français, de l’esthétique de la musique a été profondément compris et offre à l’auditeur une indiscutable impression de vraisemblance qui ressuscite assez miraculeusement la piété raffinée des couvents parisiens.

incontournable passee des artsJe vous recommande donc très chaleureusement ce splendide enregistrement consacré à Henry du Mont que ses qualités, au même titre que le volume précédent, désignent comme un incontournable de toute discothèque de musique sacrée française du XVIIe siècle, propre à satisfaire les oreilles les plus exigeantes. On espère vivement que Ricercar continuera à encourager Bruno Boterf et le Chœur de Chambre de Namur à poursuivre l’exploration de ce répertoire encore trop méconnu dont ils détiennent visiblement une grande partie des clés.

 

henry du mont pour les dames religieuses choeur chambre namHenry du Mont (1610-1684), Pour les dames religieuses. Messe du Sixième ton, motets, hymnes, préludes et symphonies à l’orgue et aux instruments.

 

Chœur de Chambre de Namur – Les Solistes
Stéphanie de Failly, violon, Françoise Enock, basse de viole
Freddy Eichelberger, orgue Jean-Baptiste Le Picard (1742)
Bruno Boterf, direction

 

1 CD [durée totale : 65’45”] Ricercar RIC 305. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Prélude à 3 (orgue)

2. Messe du Sixième ton : Gloria

3. Bernardus doctor, Hymne pour la fête de Saint Bernard

4. Messe du Sixième ton : Credo

 

Illustrations complémentaires :

Monogrammiste JD, Portrait présumé d’Henry Du Mont, après 1742. Aquarelle sur papier, 27,5 x 36,8 cm, Francfort, Bibliothèque de l’université, Collection Friedrich Manskopf.

La photographie du Chœur de Chambre de Namur est de Jacques Verrees.

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29 mars 2011 2 29 /03 /mars /2011 16:16

 

odilon redon la cellule d or

Odilon Redon (Bordeaux, 1840-Paris, 1916),
La Cellule d’or
, 1892 ou 1893.

Huile et peinture métallique dorée sur papier préparé en blanc,
30,1 x 24,7 cm, Londres, British Museum.

 

Charles Gounod est peut-être le compositeur que l’on associe le plus naturellement à la musique sacrée écrite en France au XIXe siècle, notamment grâce à son impressionnante Messe solennelle de Sainte Cécile, un des chefs d’œuvre du répertoire religieux de son temps. Après avoir ressuscité avec succès, dans le cadre des Journées Charles Bordes, ses Sept Paroles du Christ conjointement à celles de César Franck (Mirare, 2009), Michel Corboz s’est vu offrir, à l’occasion de l’édition 2010 de cette manifestation, la possibilité de se pencher sur deux partitions datant de la fin de la carrière de Gounod, sa Messe chorale sur l’intonation de la liturgie catholique en sol mineur et son Requiem en ut majeur, une interprétation que vient de publier le label Mirare.

 

Contrairement à ceux de Saint-Saëns ou de Fauré, les sentiments pieux de Gounod n’ont jamais été sujets à caution, à tel point que la Revue et Gazette musicale de Paris put annoncer, le 15 février 1846, qu’il venait d’entrer dans les ordres, et qu’il signa lui-même certaines de ses lettres « Abbé Charles Gounod ». Lors de son séjour à la Villa Médicis, entre 1840 et 1842, en qualité de lauréat du Prix de Rome, deux rencontres allaient se révéler déterminantes pour son avenir d’homme et d’artiste ; la première est celle de l’abbé Gerbet, un disciple de Lamennais qui lui fit opérer un retour assez spectaculaire vers la religion, un domaine qui va occuper une position centrale dans son existence, la seconde, celle des œuvres des anciens maîtres romains, tels Allegri et surtout Palestrina, qui va laisser, avec celle de Bach que lui révèle Mendelssohn lors de quatre jours intenses à Leipzig en mai 1843, une marque indélébile sur sa conception de la musique sacrée. De retour à Paris, il l’imposera, non sans céder parfois à un profond découragement, aux fidèles qui fréquentent l’église des Missions étrangères où il exerce les fonctions de maître de chapelle de 1843 à 1848, puis à la tête de l’Orphéon de Paris, composé de musiciens et de choristes amateurs, place qu’il occupe à partir de 1852.

charles gounod portrait col fourrureLa Messe chorale sur l’intonation de la liturgie catholique en sol mineur, composée « pour la solennité de Béatification du bienheureux Jean-Baptiste de La Salle » et créée le 24 juin 1888, est révélatrice de cette volonté de Gounod de revenir à la simplicité presque impersonnelle de la manière palestrinienne. On y décèle aussi, au travers de l’utilisation, dans toutes les parties de la Messe, de la mélodie du Credo IV, l’intérêt du musicien pour le chant grégorien, peut-être éveillé par sa rencontre, quelques mois auparavant, avec un des artisans majeurs de sa restauration, dom Joseph Pothier. D’une grande limpidité, à peine perturbée par quelques chromatismes et envolées romantiques dans l’Agnus Dei, l’œuvre est sobre, clairement structurée, laissant une impression finale de tensions surmontées qui finissent par se dissoudre dans un silence plein de sérénité. Le Requiem en ut majeur, terminé le 22 mars 1891 mais probablement ciselé jusqu’à son envoi à la Société des concerts du Conservatoire le 21 février 1893, a été conçu par Gounod à la suite de la mort, en 1889, de son petit-fils, Maurice, âgé de cinq ans. Dernière partition d’importance achevée par le musicien, elle sera créée les 23 et 24 mars 1894, après la mort de ce dernier, le 18 octobre 1893. L’œuvre, dont la partie orchestrale est proposée ici dans la transcription pour quintette à cordes, harpe et orgue effectuée, à la demande du compositeur, par Henri Büsser, chemine de la sourde angoisse qui nimbe l’Introït et le Dies Irae vers une lumière toujours plus douce, une substance qui abandonne toujours plus de pesanteur au fur et à mesure que la musique progresse jusqu’à devenir, à la fin, presque immatérielle. Porté par sa tonalité d’ut majeur, ce Requiem, malgré quelques passages plus dramatiques, laisse un sentiment d’intimité lumineuse et confiante d’une ineffable douceur, baigné de la même sérénité presque tendre que cette « berceuse de la mort » qu’est aussi celui de Fauré, dont la première version, la seule, rappelons-le, totalement autographe, est exactement contemporaine.

L’interprétation que donne Michel Corboz (photographie ci-dessous) de ces deux œuvres est plus que convaincante : bouleversante. Il est peut-être bon de rappeler ici que ce chef, tout en ne reniant jamais son appartenance, laquelle se traduit, entre autres, par le fait qu’il dirige presque exclusivement des orchestres modernes, à une certaine « tradition », s’est intéressé à la musique ancienne bien avant qu’elle devienne à la mode. Sa version des Vêpres de la Vierge de Monteverdi a fait date en 1967, tout comme ses cinq disques de musique sacrée de Vivaldi (1975-77), et il a même servi des compositeurs qui ne mobilisent, hélas, plus guère les ensembles spécialisés aujourd’hui, tels Goudimel (1969) ou Ingegneri (1964). Sa connaissance des répertoires anciens lui permet aujourd’hui d’aborder la musique de Gounod avec un absolu naturel, en privilégiant une fluidité et une clarté des textures qui permettent à l’auditeur de percevoir la réelle complexité de musiques qui, à l’oreille, semblent pourtant si simples. michel corbozLà où certains auraient fait le choix d’une esthétique massive ou mièvre, Michel Corboz mise, lui, sur la légèreté, la netteté d’articulation, mais aussi une subtile tension dramatique qui évite aux deux partitions de sombrer dans le statisme et donc dans l’ennui. L’Ensemble Vocal de Lausanne, ici en formation de 25 chanteurs, épouse le mouvement et les moindres intentions imprimés par son chef avec toute l’aisance qu’autorise un travail fondé sur la permanence et la complicité. Le chœur s’impose par sa souplesse, sa réactivité, ainsi qu’une finesse qu’on aimerait rencontrer plus souvent dans ce répertoire si souvent surchargé d’un sentimentalisme épais dont il n’a que faire. Ces qualités sont également celles du quatuor de solistes réuni pour le Requiem, dont le très bon niveau ne s’accompagne heureusement d’aucune volonté de briller individuellement, qui aurait été déplacée si l’on considère la distance que Gounod entendait établir entre opéra et musique sacrée. Du côté des instrumentistes, seul l’organiste Marcelo Giannini est présent tout au long des deux œuvres, dans lesquelles ses interventions sont aussi bienvenues qu’efficaces, l’intervention des cordes et de la harpe étant réservée au seul Requiem ; le petit ensemble s’y révèle un véritable acteur du discours dont, tout en l’embellissant, il assure l’avancée, parvenant à un remarquable équilibre avec les voix et déployant des couleurs automnales simplement parfaites. Servie par une prise de son transparente, cette interprétation pétrie de ferveur et d’humilité signée par Michel Corboz m’apparaît comme profondément, intimement sentie et sincère, un de ces moments rares et particulièrement émouvants, que traversent parfois les ineffables lueurs de l’adieu, où un musicien d’exception nous laisse entrevoir quelques reflets de son âme.

 

incontournable passee des artsJe vous recommande donc chaleureusement ce splendide enregistrement consacré à Gounod par Michel Corboz, que ses qualités artistiques comme son évidente dimension spirituelle rendent incontournable pour tout amateur de répertoire français du XIXe siècle et, plus largement, de musique chorale sacrée. Puisse la collaboration entre les Journées Charles Bordes et Mirare donner encore longtemps à ce chef et à son Ensemble Vocal et Instrumental de Lausanne la possibilité de nous offrir des émotions aussi fortes que celles-ci.

 

charles gounod requiem ut majeur messe chorale sol mineur mCharles Gounod (1818-1893), Requiem en ut majeur (transcription pour quintette à cordes, harpe, chœur et orgue d’Henri Büsser), Messe chorale sur l’intonation de la liturgie catholique en sol mineur

 

Charlotte Müller-Perrier, soprano. Valérie Bonnard, alto. Christophe Einhorn, ténor. Christian Immler, basse.
Ensemble Vocal et Instrumental de Lausanne
Michel Corboz, direction

 

1 CD [durée totale : 63’05”] Mirare MIR 129. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Messe chorale en sol mineur : Gloria

2. Requiem en ut majeur : Agnus Dei

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Portrait de Charles Gounod au manteau à col de fourrure. Aristotype à partir d'un négatif verre au gélatino-bromure d'argent, 26,2 x 21,1 cm, Paris, Musée Ernest Hébert.

La photographie de Michel Corboz est de Lauren Pasche, tirée du site Internet de l’Ensemble Vocal de Lausanne.

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24 mars 2011 4 24 /03 /mars /2011 17:57

 

saint martin vitrail toursMaître anonyme, Vallée de la Loire, XIIIe siècle,
La Vierge (de la Pentecôte ?) et Saint Martin
, c.1245-48.

Vitrail, 54 x 35,6 cm, New-York, Metropolitan Museum,
en provenance du déambulatoire de la Cathédrale Saint-Gatien de Tours.

Ce début de printemps est une période faste pour les musiques du Moyen Âge. Après le remarquable enregistrement de la Scola Metensis qui nous permettait, tout récemment, de découvrir des pans méconnus du répertoire lorrain, c’est aujourd’hui vers le ponant que nous entraînent Antoine Guerber et ses chantres de Diabolus in Musica. Historia Sancti Martini, leur nouveau disque publié par Æon est, en effet, entièrement consacré à la reconstitution d’un office dédié à la mémoire de Saint Martin tel qu’il pouvait être célébré à Tours dans le deuxième quart du XIIIe siècle.

Le nombre de manuscrits transmettant la Vita (« Vie ») que lui consacra Sulpice Sévère (c.360-c.420) ainsi que la multitude de témoignages iconographiques ayant survécu jusqu’à nos jours attestent de la popularité de Martin au Moyen Âge et au-delà. Son passé de soldat, l’épisode fameux du partage de son manteau pour en revêtir un pauvre qui n’était autre que le Christ, son baptême, ses miracles, ses voyages, son infatigable énergie pastorale confinant parfois à la violence, sa mort édifiante sur un lit de cendres font de son existence une parfaite incarnation des plus hautes valeurs de la société de son temps et un exemple dont le rayonnement s’étendit rapidement sur toute l’Europe.

Martin mourut à Candes (aujourd’hui Candes-Saint-Martin) le 8 novembre 397 et son corps, convoité par les poitevins et les tourangeaux, fut enlevé nuitamment par ces derniers et, après un périple sur la Loire dont les berges fleurirent au passage de l’embarcation qui le transportait, enseveli à Tours trois jours après. prise tours par philippe auguste jean fouquet grandes chronSa sépulture, sur laquelle une chapelle primitive fut édifiée vers 437 puis agrandie dès 491, devint aussitôt un très important lieu de pèlerinage dont le prestige ne fit que croître, au point que l’abbé laïc de la collégiale Saint-Martin, institution dépendant directement du pape, n’était autre que le roi de France. On peine aujourd’hui à imaginer, en observant ses vestiges fortement restaurés, l’immense basilique, plusieurs fois détruite et reconstruite au gré des invasions, des guerres ou des modes architecturales, dont enluminures et gravures nous transmettent l’image et qui fut définitivement rasée en 1798 ; son activité était cependant si intense au Moyen Âge que ses effectifs en chanoines et en vicaires dépassaient ceux de Notre-Dame de Paris au XIIIe siècle.

C’est à cette époque que nous transporte l’enregistrement de Diabolus in Musica, fondé sur un Rituel copié par le chanoine Péan Gatineau entre 1226 et 1237 et conservé aujourd’hui à la Bibliothèque municipale de Tours (manuscrit n°159). Des quatre fêtes célébrant Saint Martin qui y sont consignées, Antoine Guerber a choisi de ressusciter celle dite « d’hiver » commémorant, chaque 11 novembre, la mort et l’enterrement de l’évêque avec un déploiement de faste tout à fait exceptionnel, dont la matérialisation musicale résidait dans l’usage de la polyphonie. Après l’arrivée en procession, commence l’office des Matines, composé de trois Nocturnes regroupant antiennes, psaumes et répons. Destinés à être interprétés par des chantres spécialisés qui, selon le témoignage de Péan Gatineau étaient, à l’instar des machicots de la cathédrale Notre-Dame de Paris, au nombre de six, ce sont ces répons, au sein desquels se succèdent une lecture décrivant les épisodes de la vie du saint tels que transmis par la Vita de Sulpice Sévère et un verset en plain-chant, qui seuls figurent sur le disque, accompagnés de conduits polyphoniques. Singulier mélange de cette solennité un rien intimidante propre au plain-chant, encore rehaussée par le contexte particulier de la célébration, mais faisant également place à la virtuosité mélismatique directement inspirée des pratiques de l’École de Notre-Dame, la musique qui irrigue cette Historia Sancti Martini semble s’inscrire dans un espace-temps indéfinissable où le souvenir de l’héritage grégorien et ce qui était alors la modernité s’unissent dans une même respiration à la fois vibrante et suspendue.

L’ensemble Diabolus in Musica (photographie ci-dessous), bien connu des amateurs de musique médiévale pour, entre autres, ses remarquables enregistrements consacrés au répertoire de l’École de Notre-Dame (Vox Sonora, Studio SM, 1998 et Paris expers Paris, Alpha, 2006) aborde cette reconstitution avec un naturel et une justesse de ton admirables. Du Salve Stella, seule pièce subtilement soulignée par la percussion, qui l’ouvre, au Te Deum qui la referme, son interprétation de l’Historia est, au sens propre du terme, animée de bout en bout par un souffle qui apporte aux lectures comme aux versets, les parties les plus objectivement austères du programme, tout le relief et l’éloquence nécessaires pour rendre vivante et fervente la parole qu’ils portent et dont on ne rappellera jamais assez la place centrale, tandis que les conduits sonnent avec vigueur et brillant, jamais ostentatoires, parfaitement galbés. diabolus in musica musee national moyen age marie-emmanuellAntoine Guerber, avec l’enthousiasme et l’humilité qui caractérisent son parcours artistique, obtient le meilleur des six excellents chanteurs masculins, tous rompus aux exigences du chant médiéval, qu’il dirige, assurant, avec un jugement très sûr, la fusion de voix fortement typées tout en faisant sourdre de chacune d’elles de magnifiques et rares couleurs, et n’hésitant pas, en outre, à se servir de légères inégalités de registres pour souligner l’expressivité de telle ou telle phrase musicale. S’il est évident que tout, dans cette réalisation, a été soigneusement pensé et pesé avant d’être confié aux micros, qu’il s’agisse des équilibres entre les différents pupitres, des dynamiques, de l’ornementation ou du soin apporté à la restitution de la prononciation du latin, ici fortement imprégnée des sonorités de la langue d’oïl, c’est pourtant un sentiment de liberté, d’improvisation supérieurement maîtrisée, qui se dégage de cet enregistrement qui, par sa cohérence interprétative et sa volonté de vraisemblance, rend justice à des pièces qu’il aurait été regrettable, compte tenu de leurs qualités, de ne jamais pouvoir entendre. Réalisée dans la somptueuse acoustique de l’abbaye de Fontevraud, dont la prise de son signée par Jean-Marc Laisné restitue parfaitement le caractère à la fois transparent et enveloppant, cette recréation apparaît donc comme formidablement orante, d’une intériorité à la fois dense et lumineuse : au-delà du disque, c’est un double voyage, dans le temps mais aussi en nous-mêmes, qu’elle nous propose d’effectuer en nous laissant porter par une musique qui se médite autant qu’elle s’écoute.

incontournable passee des artsDe la magnificence du culte martinien, plus rien ne subsiste aujourd’hui à Tours que des traces éparses, mais ce nouvel et incontournable enregistrement de Diabolus in Musica nous permet de la retrouver dans tout l’éclat qu’elle pouvait revêtir au temps de sa splendeur. Je vous recommande donc chaleureusement de vous immerger à votre tour dans cette Historia Sancti Martini toute baignée de ferveur, un projet dont le courage suscite l’admiration et la valeur de la découverte qu’il propose une immense gratitude.

 

historia sancti martini diabolus in musica antoine guerberHistoria Sancti Martini, grand office solennel de la Saint Martin d’hiver, Basilique Saint-Martin, Tours, XIIIe siècle

 

Diabolus in Musica
Antoine Guerber, direction

 

1 CD [durée totale : 66’02”] Æon ÆCD 1103. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Salva nos,  Stella marisRundellus (Procession)

2. O quantus erat luctus – Répons (2e Nocturne)

3. In ripa Ligeris – Conduit

4. O beatum virum in cujus - Répons (3e Nocturne)

 

Illustrations complémentaires :

Jean Fouquet (Tours?, c.1420/25-Tours, c.1478/81), Prise de Tours par Philippe Auguste, in Grandes Chroniques de France, c.1455-60. Enluminure sur parchemin, 9,3 x 10,8 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France, Manuscrit français 6465, f.236. (L’édifice religieux qui surplombe l’enceinte de la ville est la basilique Saint-Martin)

La photographie de l’ensemble Diabolus in Musica, avec les artistes ayant participé à l’enregistrement, est de Marie-Emmanuelle Brétel, que je remercie de m’avoir autorisé à l’utiliser et dont je vous invite à visiter le site en suivant ce lien.

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20 mars 2011 7 20 /03 /mars /2011 17:57

 

pierre puvis de chavannes l espoir

Pierre Puvis de Chavannes (Lyon, 1824-Paris, 1898),
L’Espoir
, 1872.

Huile sur toile, 102,5 x 129,5 cm,
Baltimore, Walters Art Museum.

 

logo palazzetto bru zaneParmi les initiatives que l’on doit au Palazzetto Bru Zane, sa série d’enregistrements visant à documenter les musiques du prix de Rome, inaugurée avec un excellent premier volume consacré à Debussy (Glossa, 2009), se signale par la qualité de sa documentation et le bonheur des découvertes qu’elle propose, permettant de réhabiliter des œuvres que le contexte même de leur création avaient un peu trop rapidement désignées comme d’un intérêt douteux. Un nouveau volet, toujours somptueusement édité par Glossa, nous arrive aujourd’hui ; il est consacré à Camille Saint-Saëns.

 

Le compositeur de la célèbre Danse macabre a concouru deux fois pour le prix de Rome, avec, à chaque reprise, la reproduction du même schéma : classement à la première place du concours d’essai (les deux belles partitions pour chœur et orchestre, Ode et Chœur de Sylphes, composées pour celui-ci sont données en tête du second disque), échec à l’épreuve de la cantate. En 1852, pour sa première présentation, Saint-Saëns n’a pas encore 17 ans (il les fêtera le 9 octobre suivant) ; c’est, faut-il le rappeler, un prodige qui a donné son premier concert en 1846, à dix ans et demi, a obtenu, en 1851, le premier prix d’orgue du Conservatoire, et considère le prix de Rome comme celui que l’institution parisienne ne peut lui offrir dans le domaine de la composition. Le choix d’un texte assez complètement dénué de ressorts dramatiques, Le retour de Virginie, pour la cantate du concours annuel n’a pas été, de son propre aveu, très inspirant pour le jeune musicien, mais reconnaissons qu’il a néanmoins tenté de tirer le meilleur parti de ses effusions sentimentales et de sa fin malheureuse, rappelant à lui, comme dans sa récente Symphonie en la majeur (1850), le souvenir de Mendelssohn pour composer les parties orchestrales, et celui de l’opéra-comique pour la conduite des voix, un mélange qui fut sans aucun doute peu goûté par un jury réputé plutôt conservateur. Saint-Saëns, dont on imagine l’amertume, sera vengé lorsque, quelques mois plus tard, la Société Sainte-Cécile récompensera, à l’unanimité d’un collège où siégeaient, entre autres, Gounod, Halévy, Reber et Gouvy, son Ode-cantate à Sainte-Cécile.

paul renouard camille saint saensEn 1864, c’est, en revanche, un Saint-Saëns dont la carrière est déjà bien lancée qui concourt, à la surprise générale, une seconde fois pour le prix. Nommé titulaire des orgues de la Madeleine depuis décembre 1857, auteur de trois symphonies (1853, 1856 et 1859), de deux concertos pour violon (1858, 1859) et d’un pour piano (1858), sans compter des mélodies, dont certaines à succès, son échec n’en est que plus cinglant, d’autant que le texte de la cantate annuelle, Ivanhoé, est loin d’être aussi faible que celui du Retour de Virginie. Le jury fut-il irrité, cette fois, par la volonté de Saint-Saëns de s’approcher du modèle verdien, alors en vogue ? Toujours est-il que sa partition confirme ses qualités d’orchestrateur ainsi que sa capacité à digérer les influences lyriques les plus modernes de son époque. Cette déconvenue, dans laquelle il voyait une négation de son statut de compositeur au profit de celui de simple interprète, fut très sensible au musicien qui développa ensuite une très nette tendance à l’occulter.

Comme nombre de ses contemporains, dont Gounod est peut-être l’exemple qui vient le plus immédiatement à l’esprit, Saint-Saëns se fit également un nom dans le domaine de la musique sacrée, un genre qu’il pratiqua même après que sa période d’activité à l’église (1853-1877) fut passée. Organiste à la virtuosité et à l’inventivité reconnues, ses pièces vocales, représentées ici par des extraits de la Messe opus 4 (1857) et des motets publiés en 1885, se distinguent pourtant souvent par une esthétique délibérément austère, laissant apparaître une véritable maîtrise du contrepoint et tournant résolument le dos aux habitudes consistant alors à transposer dans le répertoire religieux des mélodies provenant du monde lyrique. Un art nourri de Bach et de Palestrina, exigeant et supérieurement construit sous son apparente simplicité, dont la décantation assumée n’empêche aucunement une véritable expression sensible, plus diffuse que tonitruante dans les œuvres ici enregistrées, finalement très française dans sa retenue.

brussels philharmonic the orchestra flandersDe la même façon que le programme de cet enregistrement se scinde en deux parties distinctes, l’impression qu’en laisse l’écoute est double. Le disque consacré aux cantates est, à mes oreilles, de bon niveau, mais certains chanteurs y sont parfois mis à rude épreuve ; ainsi, Marina De Liso, assez à son aise dans Le Retour de Virginie, montre une ligne vocale souvent tendue et un français d’une intelligibilité perfectible dans Ivanhoé, pièce dans laquelle, inversement, Bernard Richter est impeccable alors que sa prestation dans Le retour de Virginie voit le naturel céder sous le poids de l’effort. Pierre-Yves Pruvot et Nicolas Courjal, incarnant respectivement Bois-Guilbert dans Ivanhoé et le Missionnaire dans Le retour de Virginie, font preuve d’une belle égalité dans les registres et d’une agréable plénitude de timbres. On ne pourra, en revanche, que louer l’implication dramatique des quatre solistes qui font assaut d’énergie pour dynamiser des livrets au théâtre quelquefois incertain et parviennent à apporter le relief nécessaire pour que les cantates ne sombrent pas dans la grisaille des purs exercices académiques. Mais leurs efforts ne seraient rien sans le soutien du Brussels Philharmonic (photographie ci-dessus) qui obéit au doigt et à l’œil aux sollicitations d’un Hervé Niquet dont les affinités avec la musique romantique semblent s’affirmer à mesure que celles avec le répertoire baroque se distendent. Les instrumentistes, dont on soulignera la tendance bienvenue à contrôler le vibrato, font preuve de beaucoup de cohérence et de réactivité, suivant sans faillir le geste d’un chef qui creuse les contrastes et souligne les dynamiques avec beaucoup de pertinence, et offrent également de très belles couleurs, avec des bois et des cuivres magnifiques, au nombre desquels le corniste Bart Cypers, brillant soliste dans le second disque.

flemish radio choirCette deuxième partie de programme est, elle, une indiscutable réussite, à la minime réserve près que la qualité de l’interprétation des deux extraits de la Messe opus 4 fait déplorer qu’elle n’ait pas été intégralement enregistrée, quand la demi-heure nécessaire aurait pu être ménagée en faisant basculer les deux chœurs du concours d’essai pour le prix de Rome sur le premier disque. Ce regret excepté, ce volet où domine la production sacrée de Saint-Saëns est un sans-faute, qui doit beaucoup à l’impeccable prestation d’un Flemish Radio Choir (photographie ci-dessus) discipliné, dispensant sans compter lumière, chaleur et même une tendresse diffuse dans les motets qui closent le disque. La conjonction d’un chœur doté d’excellents moyens, tant techniques qu’expressifs, avec l’expérience d’un chef parfaitement au fait des différentes sources auxquelles puise la musique religieuse française du XIXe siècle, encore largement à redécouvrir, fait merveille. Alternant solennité et simplicité avec le même bonheur, Hervé Niquet et ses chanteurs, accompagnés, au plein et meilleur sens du terme, par un excellent François Saint-Yves à l’orgue, donnent à chaque œuvre son juste poids, évitant les pièges de la grandiloquence comme du sulpicien pour ne retenir que la ferveur et l’humilité qui émanent de ces partitions. Il faut dire un mot, pour finir, de l’Ode, très habile rencontre entre sujet religieux et théâtre, et du plus léger Chœur de Sylphes, où l’esprit de Mendelssohn se pare d’atours Ancien Régime, qui ouvrent cette partie du programme ; ils voient se conjuguer les qualités du Brussels Philharmonic et du Flemish Radio Choir et permettent à l’auditeur de découvrir avec bonheur deux petits joyaux, jusqu’ici inconnus, qui méritent bien mieux que l’oubli.

Malgré les réserves que j’ai pu exprimer quant à sa première partie, je recommande à tous les amoureux de musique française l’acquisition de ce Camille Saint-Saëns et le prix de Rome, un livre-disque qui offre des découvertes musicales de premier plan et des textes de haut niveau signés par des spécialistes de la musique du XIXe siècle. Puissent les équipes du Palazzetto Bru Zane, dont on devine que la curiosité ne connaît guère de limites, continuer à nous ménager longtemps, au fil des disques, d’aussi passionnants parcours que celui-ci.

 

camille saint-saens prix de rome brussels philharmonic flemCamille Saint-Saëns et le prix de Rome. Cantates Ivanhoé et Le Retour de Virginie. Ode. Chœur de Sylphes. Messe, opus 4 (extraits). Motets.

 

Julie Fuchs, soprano. Marina De Liso, Solenn’ Lavanant Linke, mezzo-sopranos. Bernard Richter, ténor. Pierre-Yves Pruvot, baryton. Nicolas Courjal, basse.
Bart Cypers, cor. François Saint-Yves, orgue.
Flemish Radio Choir
Brussels Philharmonic – the Orchestra of Flanders
Hervé Niquet, direction

 

2 CD [durée totale : 1h54’24”] Glossa GES 922210. Ce livre-disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Le retour de Virginie, cantate sur un texte d’Auguste Rollet :
Prélude

2. Ivanhoé, cantate sur un texte de Victor Roussy :
Chant et Trio « Oui, malgré mon jeune âge »
Marina De Liso, Rebecca – Bernard Richter, Ivanhoé – Pierre-Yves Pruvot, Bois-Guilbert

3. Ode, chœur sur un texte de Jean-Baptiste Rousseau

4. Ave verum, motet en ré majeur pour chœur de femmes, cor solo & orgue

 

Illustrations complémentaires :

Paul Renouard (Cour-Cheverny, Loir-et-Cher, 1845-Paris, 1924), Camille Saint-Saëns, c.1875. Estampe, 25 x 16 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

La photographie du Brussels Philharmonic est de Britt Guns.

La photographie du Flemish Radio Choir est de Björn Tagamose.

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23 février 2011 3 23 /02 /février /2011 11:26

 

jean honore fragonard colin maillard

Jean-Honoré Fragonard (Grasse, 1732-Paris, 1806),
Le colin-maillard
, c.1750-52.

Huile sur toile, 117 x 91 cm, Toledo (Ohio), Museum of Art.

 

L’art de la transcription réserve parfois de jolies surprises. On ne s’attendait guère, ainsi, à découvrir un jour une œuvre lyrique de Jean-Philippe Rameau intégralement réduite pour deux violes de gambe par un musicien allemand aujourd’hui obscur, Ludwig Christian Hesse. Le gambiste et chercheur Jonathan Dunford en a pourtant découvert le manuscrit en 2007 et, après en avoir réalisé l’édition critique, l’a enregistré pour Alpha avec l’ensemble A Deux Violes Esgales et deux chanteurs.

Si le nom de Rameau est aujourd’hui suffisamment connu pour ne pas nécessiter de longs éclaircissements biographiques, celui de Ludwig Christian Hesse, pourtant célèbre de son vivant, ne dira sans doute quelque chose qu’aux amateurs de répertoire tardif pour viole de gambe, et encore. Fils d’Ernst Christian (1676-1762), un virtuose de cet instrument formé à Paris à la fois auprès de Marin Marais et d’Antoine Forqueray, Ludwig Christian est né à Darmstadt le 8 novembre 1716. Instruit en musique par son père, il fait son droit à Halle puis est employé, tout comme ce dernier, à la fois comme musicien et expert juridique dans sa ville natale. Des restrictions financières le poussent néanmoins à chercher fortune à Berlin, où il intègre l’orchestre de Frédéric II (« Le Grand ») de 1741 à 1763, avant d’endosser, entre cette date et 1766, la livrée du prince Frédéric-Guillaume II de Prusse, pour lequel il est probable qu’il a réalisé les transcriptions d’opéras, dont celle de Rameau, qui constituent aujourd’hui son legs musical (je renvoie, à ce sujet, les curieux au remarquable disque Feuer und Bravour de l’ensemble Musicke & Mirth, chez Ramée), et dont on suppose qu’il dirigeait le petit orchestre. Vers 1771, Hesse quitte Berlin pour retourner à Darmstadt, où il meurt, le 15 septembre 1772.

joseph aved jean-philippe rameauÀ l’instar de Carl Friedrich Abel (1723-1787), son compatriote installé à Londres, Hesse fait partie des derniers grands virtuoses de la viole de gambe, un instrument qui, supplanté par le violon et surtout le violoncelle, s’éclipse doucement de la scène musicale européenne à partir du second quart du XVIIIe siècle (voir ici pour plus d’informations). La réduction qu’il signe des Surprises de l’Amour, un opéra-ballet plusieurs fois remanié par Rameau au long des dix années qui suivirent sa création, en 1748, pour et avec Madame de Pompadour, conformément à la loi d’un genre à géométrie variable dont les différentes entrées (quatre, ici) pouvaient être ajoutées ou retranchées à discrétion, illustre le haut degré de maîtrise technique atteint par l’école allemande de viole. Un des grands mérites de Hesse est d’être parvenu, tout en produisant une œuvre de musique de chambre d’un grand raffinement et parfaitement idiomatique pour son instrument, à ne jamais affadir le caractère de l’œuvre originale, une qualité patente dès la fougueuse Ouverture de L’Enlèvement d’Adonis et que l’on retrouve ensuite aussi bien dans la tendresse qui nimbe le climat de La Lyre Enchantée que dans les élans guerriers qui émaillent Sibaris. Une transcription sans trahison qui nous donne un reflet sans doute assez fidèle du raffinement des salons berlinois de cette époque.

L’ensemble A Deux Violes Esgales (photographie ci-dessous), qui réunit Jonathan Dunford et Sylvia Abramowicz aux violes de gambe, accompagnés par Pierre Trocellier au clavecin, offre de cette transcription des Surprises de l’Amour une lecture pleine de charmes et d’esprit. D’emblée, les trois instrumentistes parviennent à instaurer une véritable atmosphère de théâtre de chambre, à la fois déclamatoire et intimiste, qui ne va pas se démentir un instant au fil des pièces, chacune formant un tableautin soigneusement mis en scène et coloré sans que cette individualisation nuise, pour autant, à la cohérence de l’ensemble. Le discours est conduit avec souplesse et vigueur par des musiciens qui parviennent à conjuguer, de façon convaincante, fantaisie et rigueur et dont l’implication ne fait heureusement pas l’impasse sur le souci de la finition et de la sensualité sonores. L’idée de ponctuer cette grande heure de musique instrumentale par quelques airs chantés est excellente, car elle permet d’éviter tout sentiment de monotonie en ménageant des pauses bienvenues. ensemble a deux violes esgalesBonheur supplémentaire, les deux chanteurs, en familiers du répertoire baroque, offrent une belle prestation où brillent le naturel et l’éloquence de la soprano Monique Zanetti, tandis que le baryton Stephan MacLeod, sans démériter un instant, souffre de quelques ponctuels empâtements vocaux probablement causés par un manque d’habitude de la langue française. L’impression globale qui s’impose au fil de l’écoute de ce disque est celle d’une décontraction sérieuse où sourire et fraîcheur font presque oublier les redoutables exigences techniques des partitions, ici parfaitement comprises et maîtrisées par des interprètes en pleine possession de leurs moyens. Serviteur éclairé et discret de la musique française pour viole depuis de nombreuses années, Jonathan Dunford mène ses compagnons avec finesse et sensibilité, exploitant le potentiel dynamique de chaque page en en soulignant les contrastes sans jamais se départir d’une véritable élégance, celle qui s’appuie sur une réelle intelligence du répertoire interprété.

Ces Surprises de l’Amour de Rameau vues au travers des lunettes berlinoises de Hesse constituent donc, grâce aux qualités des musiciens de l’ensemble A Deux Violes Esgales et des deux chanteurs qui les accompagnent, un indéniable moment d’agrément qui, j’en suis certain, réjouira les amateurs de viole de gambe et ravira les mélomanes curieux de chemins de traverse. Mais ce disque réussi ouvre également de très intéressantes pistes de réflexion sur la diffusion de la musique française à l’étranger, un sujet qui pourrait encore nous valoir, si son exploration se poursuit, quelques belles découvertes.

 

rameau surprises amour transcriptions hesse zanetti macleodJean-Philippe Rameau (1683-1764) & Ludwig Christian Hesse (1716-1772), Les Surprises de l’Amour, transcription pour deux violes de gambe.

 

Monique Zanetti, soprano
Stephan MacLeod, baryton
Ensemble A Deux Violes Esgales
Jonathan Dunford & Sylvia Abramowicz, basses de viole.
Pierre Trocellier, clavecin.

 

1 CD [durée totale : 66’44”] Alpha 176. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Anacréon : Ariette gaye « L’Amour est le Dieu de la paix »

2. La Lyre enchantée : Air de Parthénope « Vole Amour » (soprano)

3. L’enlèvement d’Adonis : Rondeau pour les violes

4. Sibaris : Air des Gladiateurs

 

Illustrations complémentaires :

Attribué à Jacques André Joseph Aved (Douai, 1702-Paris, 1766), Portrait présumé de Jean-Philippe Rameau, sans date. Huile sur toile, 117 x 83 cm, Dijon, Musée des Beaux-Arts.

La photo de l’Ensemble A Deux Violes Esgales (avec l’équipe ayant participé à l’enregistrement) est de Marie-Lou Kazmierczak, utilisée avec autorisation.

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17 février 2011 4 17 /02 /février /2011 16:01

 

colin nouailher attr predication

Attribué à Colin Nouailher
(Limoges, documenté entre 1539 et 1567),
Une prédication
, milieu du XVIe siècle.

Émail sur cuivre, 10,6 x 8,9 cm, Paris, Musée du Louvre.

 

Après un magnifique premier disque consacré, en 2007, aux Sacræ Cantiones de Paschal de L’Estocart (Deux cœurs aimants, Ramée), on attendait avec autant de curiosité que d’impatience un nouvel enregistrement de Ludus Modalis. C’est sur un autre compositeur français de la Réforme que l’ensemble dirigé par Bruno Boterf a décidé de se pencher ; il nous offre aujourd’hui, toujours chez Ramée, la première intégrale des Dix Pseaumes de David de Claude Le Jeune.

 

De nombreuses lacunes documentaires empêchent aujourd’hui une perception précise de la trajectoire de cet important musicien du XVIe siècle, en particulier de ses années d’apprentissage. On le sait né à Valenciennes, une cité favorable aux idées de la Réforme, aux alentours de 1530. Il est probable qu’il a été formé dans sa ville natale ou dans une des proches maîtrises du Nord (Cambrai, Mons, Tournai, etc.), héritant donc du savoir polyphonique qui y avait été accumulé et rayonnait alors sur toute l’Europe. Mais, comme l’a bien montré Isabelle His dans l’ouvrage de référence qu’elle lui a consacré (Actes Sud, 2000), l’art de Le Jeune ne se résume pas à cet atavisme septentrional ; son utilisation de formes spécifiques, comme, entre autres, la canzonetta, ou de techniques, tel, par exemple, le chromatisme, atteste d’une connaissance approfondie de la manière italienne, dont les sources ne permettent pas de déterminer de façon certaine si elle fut directe ou indirecte. Si, en véritable humaniste, il s’intéresse aux courants créatifs novateurs de son temps, comme la musique et la poésie mesurées à l’antique développées au sein de l’Académie de Jean-Antoine de Baïf, la confession protestante de Le Jeune lui interdit d’occuper un poste de maître de chapelle ; il va donc faire sa carrière au service de divers employeurs, parmi lesquels le duc d’Anjou, dont il est maître de musique de 1582 à 1584, et peut-être Henri IV, puisqu’il porte, en 1596, le titre de « Compositeur de la Chambre du roi » qu’il conserve jusqu’à sa mort, à la fin de septembre 1600, à Paris.

claude le jeuneAprès la publication, en 1552, de quelques-unes de ses chansons dans des anthologies collectives, c’est avec les Dix Pseaumes de David de 1564 que Le Jeune signe son premier recueil personnel. Claire affirmation de sa foi, par le choix des œuvres mises en musique comme par sa dédicace à deux gentilshommes protestants, ce volume s’inscrit dans le sillage de ceux publiés à partir de 1557 par le compositeur Claude Goudimel (qui sera assassiné lors de la Saint-Barthélémy), même si ses ambitions esthétiques sont nettement différentes, ne serait-ce que par la distance qu’il observe vis-à-vis des mélodies liturgiques du Psautier huguenot, auxquelles il ne se réfère jamais que de façon vague. Certes, Le Jeune n’atteint volontairement pas, dans ces dix pièces, des sommets vertigineux de science polyphonique ; il choisit plutôt de se concentrer sur les images que véhiculent les textes et de s’attacher à les illustrer avec un maximum de diversité et d’efficacité. La tonalité du recueil est globalement souriante, marquée par un fort sentiment de reconnaissance envers Dieu pour la fin de ce que les contemporains ignoraient n’être que la première phase des guerres de religion (1562-63), et si les effets restent sobres, l’intensité qui se dégage de la musique est bien réelle, soutenue par de nombreuses trouvailles rythmiques qui tendent le discours et le parent d’une théâtralité qui pour être discrète n’en est pas moins tangible.

 

L’impression dominante qui, dès la première écoute, se dégage de l’enregistrement de Ludus Modalis (photographie ci-dessous) est celle d’une absolue cohérence entre les choix esthétiques et leur réalisation telle que le disque en rend compte. Cette adéquation totale entre une œuvre et les moyens utilisés pour la faire revivre est loin d’être courante ; elle signe toujours des projets qui s’imposent comme d’indiscutables réussites, appelées à être immédiatement considérées comme référentielles, ce qui est le cas de cette intégrale des Dix Pseaumes de David. Bruno Boterf et ses chantres n’ont rien laissé au hasard, poussant même le scrupule jusqu’à choisir une acoustique d’église très courte (presque sans réverbération) qui évoque la destination domestique que pouvait également avoir la mise en musique des psaumes. Dès les premières notes du psaume 96, qui ouvre le disque, éclatent la netteté de l’articulation et la lisibilité de la polyphonie qui signent cette interprétation et assurent aux textes une parfaite intelligibilité, qualité capitale lorsque l’on sait la place centrale accordée au Verbe par les théoriciens de la Réforme. ludus modalisSoutenues avec une discrétion bienvenue par Yannick Varlet à l’orgue ou au clavecin cordé en boyaux, les voix réussissent à obtenir un admirable équilibre entre épanouissement et raffinement, chantant sans être un instant précautionneuses ou affectées, tout en soulignant avec beaucoup de goût et d’élégance les trouvailles musicales de Le Jeune. Aussi à l’aise dans l’expression de l’affliction (splendide psaume 88, O Dieu éternel), de la contrition (psaume 57, Ayes pitié) que dans les pages pleines d’espoir et de confiance, largement majoritaires dans le recueil, les chanteurs délivrent une prestation toute de souplesse, de lumière et d’intériorité, mais surtout d’une ferveur vibrante qui ne peut que toucher l’auditeur. Le soin extrême accordé aux variations de rythmes et de couleurs, l’intelligence rhétorique qui sous-tend la conduite et la relance du discours permettent à des pièces qu’un abord trop austère aurait pu rendre ennuyeuses de ne pas connaître le moindre moment de relâchement et prouvent que Bruno Boterf a pris tout le temps nécessaire pour mûrir sa vision, très loin du culte de l’effet facile et de la superficialité dans lequel certains s’embourbent. Il nous offre un véritable travail en profondeur sur les partitions, une approche, au meilleur sens du terme, d’artisan, pesée et ciselée avec autant de finesse que d’esprit, aussi convaincante que réjouissante.

incontournable passee des artsJe vous recommande donc chaleureusement l’acquisition de ces Dix Pseaumes de David de Claude Le Jeune, un enregistrement qui s’impose sans mal comme un incontournable de toute discothèque de musique Renaissance et confirme les éminentes qualités de Ludus Modalis. Il reste maintenant à espérer qu’un accueil favorable de ce disque tant par le public que par la critique permettra à ce remarquable ensemble de continuer son exploration du répertoire du XVIe siècle dans lequel il a visiblement beaucoup de choses à nous dire et à nous faire découvrir.

 

claude le jeune dix pseaumes de david ludus modalis bruno bClaude Le Jeune (c.1530-1600), Dix Pseaumes de David

 

Ludus Modalis
Bruno Boterf, ténor & direction

 

1 CD [durée totale : 75’28”] Ramée RAM 1005. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Chantez à Dieu chanson nouvelle, psaume 96

2. Ayes pitié de moy, psaume 57

 

Illustrations complémentaires :

Portrait anonyme de Claude Le Jeune, c.1598. Burin, Bibliothèque nationale de France.

La photographie de Ludus Modalis est de Rebecca Young, utilisée avec autorisation.

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19 janvier 2011 3 19 /01 /janvier /2011 11:31

 

hubert robert le pont du gard

Hubert Robert (Paris, 1733-1808),
Le pont du Gard
, 1787.

Huile sur toile, 242 x 242 cm, Paris, Musée du Louvre.

 

logo palazzetto bru zaneLes lecteurs qui me font l’honneur de suivre les publications de Passée des arts le savent depuis longtemps, j’éprouve pour Hyacinthe Jadin plus que de l’intérêt et je le considère comme un des compositeurs français de la fin du XVIIIe siècle les plus étonnants et les plus émouvants. C’est dire ma joie lorsque j’ai appris que le label Timpani, en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, a permis au jeune Quatuor Cambini – Paris de consacrer un disque à trois de ses Quatuors, dont deux inédits, un enregistrement que je vous propose de découvrir aujourd’hui.

 

Pour comprendre la place singulière qu’y occupe Hyacinthe Jadin (1776-1800, je renvoie à ce billet pour les détails de sa biographie), dont la courte carrière publique dura à peine onze ans et l’essentiel de l’activité créatrice environ six, il est essentiel de garder à l’esprit que la vie musicale parisienne, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, est scindée, pour simplifier, en deux parties, une officielle et une privée qui, sans être étrangères l’une à l’autre, suivent des évolutions assez différenciées. La première se signale par l’importance croissante de l’opéra et de genres brillants comme la symphonie concertante ou le concerto de soliste, destinés à mettre en valeur des virtuoses dont le statut de vedette ne cesse de s’affirmer et faisant parfois prévaloir l’effet et l’agrément sur la complexité, voire la densité des compositions. La seconde est celle qui offre une forte réceptivité aux courants musicaux les plus progressistes, particulièrement ceux venus d’Allemagne et d’Autriche, lesquels trouvent à s’exprimer pleinement dans la musique de chambre. De la même façon qu’en peinture c’est au travers du paysage, genre alors encore considéré comme mineur, que le romantisme va atteindre la France, on peut dire que son acclimatation va préférentiellement s’opérer, dans le domaine de la musique, grâce aux sonates, trios et quatuors. Les Quatuors opus 5 (1768) de Franz Xaver Richter (1709-1789) dont la seconde édition, assez nettement amendée, paraît à Paris en 1774, les Quatuors dialogués opus X (Paris, c.1773) d’Henri-Joseph Rigel (1741-1799), par leur expressivité et la place grandissante qu’ils accordent aux chromatismes et aux tonalités mineures en donnent un bon exemple.

nicolas bernard lepicie tete de jeune hommeBien qu’il ait produit des œuvres dans tous les genres musicaux de son temps, Hyacinthe Jadin est avant tout un compositeur de musique de chambre. Outre une formation supposée auprès de Nicolas-Joseph Hüllmandel (1756-1823), élève de Richter et Carl Philipp Emanuel Bach, qui n’a pas manqué de le sensibiliser aux élans préromantiques l’Empfindsamer Stil (« style sensible »), il prend principalement pour modèle les compositions de Joseph Haydn, dont on ne répètera jamais assez l’impact qu’elles eurent sur le monde musical français, et connaît également celles de Mozart, comme le démontre son Quatuor en mi bémol majeur, opus 2 n°1, dont l’introduction dérive directement de celle du Quatuor en ut majeur KV 465 (« Les Dissonances ») de son aîné. C’est bien l’ombre de Haydn qui hante tous les quatuors proposés dans ce disque, particulièrement  l’opus 1 n°1 (1795), les deux autres, appartenant à l’opus 3 (c.1797), marquant, à mon sens, une volonté d’émancipation. Outre un véritable dialogue entre des pupitres soigneusement équilibrés (Allegro non troppo de l’opus 1 n°1), on retrouve chez Hyacinthe Jadin le goût pour la surprise et l’humour (Menuet et Finale de l’opus 1 n°1), la capacité à mélanger élaborations contrapuntiques savantes et saveurs populaires (Finale de l’opus 3 n°1) qui sont autant de marques de fabrique typiquement haydniennes. Mais il y a bien plus que de simples phénomènes d’imitation chez le jeune compositeur ; il y a surtout ce goût prononcé pour le chromatisme, les clairs-obscurs induits par l’alternance rapide et souvent imprévisible des modes majeur et mineur, les silences ou les suspensions soudains, comme si l’essence même de sa musique résidait dans sa capacité à ériger l’ellipse, la fluctuation et l’interrogation au rang de plus exacte expression de l’intime. Des pages débordantes d’émotion pudique mais tangible comme l’Adagio de l’opus 3 n°3 se situent déjà au-delà du classicisme et jettent un pont vers le romantisme. Leur poésie et leur ton de confidence nous permettent d’imaginer le visage d’un musicien dont le seul portrait conservé est son œuvre même.

 

Pour servir au mieux ces pages trop peu fréquentées, les musiciens doivent parvenir à conjuguer suffisamment de rigueur pour rendre justice à leur sens aigu de la construction et une réelle humilité pour rendre palpable leur frémissante sensibilité. Le Quatuor Cambini – Paris (photographie ci-dessous) relève ce double défi avec panache et offre de ces trois quatuors une lecture pleine d’enthousiasme et de subtilité. Un des principaux mérites de cette interprétation est sans doute sa fluidité, son équilibre ; aucune crispation, aucun alanguissement ne viennent perturber un flux musical offert avec beaucoup de naturel, unissant une belle densité expressive à une indéniable clarté de texture. quatuor cambini parisIl faut également souligner l’intelligence avec laquelle le discours est conduit, dans un respect admirable des nuances qui confèrent une large part de leur force et de leur mystère à ces partitions, qu’une approche hâtive ou superficielle n’auraient pas manqué de desservir cruellement. Ici, la vigueur ne se départ jamais d’une élégance sans une once d’affectation, les mouvements lents savent chanter avec autant de lyrisme que de simplicité, les couleurs instrumentales alternent avec bonheur astringence et sensualité, l’humour n’est jamais absent là où il est requis. La vision du Quatuor Cambini – Paris, si elle s’inscrit dans une optique moins « dix-neuvième siècle » que celle du Quatuor Mosaïques (Auvidis/Valois V 4738, un joyau également), n’en demeure pas moins d’une totale pertinence et d’un esprit peut-être plus « français » que sa prédécessrice. Notons, pour finir, la qualité de la prise de son qui donne au quatuor ce qu’il lui faut d’espace pour que ses sonorités s’épanouissent tout en restant réaliste, ainsi qu’un livret d’accompagnement précis et documenté, fait suffisamment rare pour être applaudi. Une réalisation incontournable ? Assurément.

incontournable passee des artsVous l’avez compris, je vous recommande chaleureusement l’acquisition de ce magnifique disque du Quatuor Cambini – Paris dédié à Hyacinthe Jadin.  Il reste maintenant à espérer que ces jeunes musiciens qui, toujours avec la complicité du Palazzetto Bru Zane, préparent un enregistrement consacré à Félicien David, ne négligeront pas, pour autant, de revenir explorer les neuf autres quatuors conservés de Jadin tant leurs affinités avec son univers semblent évidentes.

 

hyacinthe jadin quatuors quatuor cambini parisHyacinthe Jadin (1776-1800), Quatuors à cordes, opus 1 n°1, opus 3 nos 1 & 3

 

Quatuor Cambini – Paris
Julien Chauvin, violon I. Karine Crocquenoy, violon II. Cécile Brossard, alto. Atsushi Sakaï, violoncelle.

 

1 CD [durée totale : 67’36”] Timpani 1C1170. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Quatuor à cordes en si bémol majeur, opus 1 n°1 :
[I] LargoAllegro non troppo

2. Quatuor à cordes en la mineur, opus 3 n°3 :
[II] Adagio

 

Illustrations complémentaires :

Nicolas Bernard Lépicié (Paris, 1735-1784), Tête de jeune homme, sans date. Sanguine, pierre noire et rehauts de blanc sur papier gris, 33,5 x 26,1 cm, Paris, Musée du Louvre, Département des arts graphiques.
La photographie du Quatuor Cambini - Paris est de Michele Crosera. Je remercie le Palazzetto Bru Zane de m'avoir autorisé à l'utiliser.

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