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18 octobre 2012 4 18 /10 /octobre /2012 10:28

 

francois boucher le coucher du soleil

François Boucher (Paris, 1703-1770),
Le coucher du soleil
, 1752

Huile sur toile, 318 x 261 cm, Londres, Wallace Collection
(cliché © The Wallace Collection)

 

Christophe Rousset est un musicien qui semble avoir plusieurs vies. Parallèlement à sa débordante activité de chef lyrique à la tête de ses Talens Lyriques, il réussit en effet à consacrer du temps à l’instrument qui a fait sa renommée au début de sa brillante carrière, le clavecin. Après avoir récemment revisité Marchand et Rameau dans un disque paru aux Éditions Ambronay et malheureusement gâché par une prise de son impossible, il livre chez Aparté, label pour lequel il avait signé en 2010 une magnifique anthologie de pièces de Louis Couperin, un double disque consacré à Jacques Duphly.

 

Monsieur Duphly mourut à Paris le 15 juillet 1789, dans le petit appartement qu’il louait dans l’hôtel de Juigné pour 300 livres l’an. Sa disparition passa inaperçue, non à cause des remuements populaires qui éclataient alors dans la capitale, mais parce qu’il était tellement oublié que l’opinion pensait qu’il était déjà mort ; le Journal général de la France n’avait-il pas publié, le 27 novembre 1788, l’avis suivant : « On désire savoir ce qu’est devenu Monsieur du Phly, ancien maître de clavecin à Paris, où il était en 1767. S’il n’existe plus, on désirerait connaître les héritiers auxquels on a quelque chose à communiquer » ? Mais d’héritier, point ; dans son testament établi le 2 juillet 1789, le musicien léguait ce qu’il possédait à son valet, Nicolas Depommier, qui le servait depuis trente ans.

« On vous a sûrement parlé dans le monde de M. Duflitz, éleve de d’Agincourt. Pendant quelque temps, il a été Organiste à Rouen : mais se trouvant sans doute de plus grandes dispositions pour le clavessin, il a abandonné son premier instrument. On pourroit décider qu’il a bien fait, puisqu’il passe à Paris pour un très bon clavessiniste. On lui trouve beaucoup de légéreté dans le toucher & une certaine mollesse, qui, soutenue par des graces, rend à merveille le caractere de plusieurs de ses Pièces. On connoît ses Tourterelles [ce sont, en fait, les Colombes du Second Livre de 1748] qui affectent le cœur. Une Allemande de sa façon qui porte le nom de Madame VICTOIRE DE FRANCE, doit faire beaucoup de plaisir aux Connoisseurs ; en général, ses pieces sont douces & aimables, elles tiennent de leur pere. » gabriel de saint-aubin seance musique dans salonCes quelques lignes publiées par Pierre Louis d’Aquin (ou Daquin, 1720-c.1795) dans son Siècle littéraire de Louis XV, ou Lettres sur les hommes célèbres (1753, citation extraite du premier volume de l’édition de 1754, pp. 203-204) nous apprennent, à quelques détails près, l’essentiel de ce que l’on sait de la vie d’un musicien qui, né à Rouen le 12 janvier 1715 et formé auprès de François d’Agincourt (ou Dagincourt, 1684-1758), qui avait probablement lui-même été l’élève du célèbre Nicolas Lebègue à Paris, tint les orgues successivement de la cathédrale d’Évreux vers 1732, puis de Saint-Éloi (1734) et de Notre-Dame-de-la-Ronde (1740) – où sa sœur, Marie Anne Agathe le suppléait en cas d’empêchement – dans sa ville natale, avant de la quitter en 1742 pour s’installer définitivement à Paris, où il devint un interprète et un pédagogue très couru, mentionné ès qualités par le facteur de clavecins Pascal Taskin et consulté par Jean-Jacques Rousseau pour l’élaboration de l’article consacré au doigté de son Dictionnaire de Musique. S’il mena une carrière de musicien indépendant, Duphly côtoya la bonne société de son temps, comme l’indiquent les titres de ses pièces et les dédicaces de ses recueils, quatre Livres publiés respectivement en 1744, 1748, 1756 et 1768, qui constituent son legs musical. Après cette dernière date, il délaissa la composition et s’effaça progressivement de la scène musicale, se concentrant sur son rôle de professeur ; l’Almanach musical le signale encore comme maître de clavecin et de pianoforte entre 1777 et 1783, puis c’est un silence que matérialise peut-être mieux que tout l’inventaire dressé après son décès le 21 août 1789, qui, outre la vaisselle, les meubles et les vêtements, mentionne 104 livres, parmi lesquels les œuvres de Voltaire, 19 volumes de « musique ancienne », mais aucun instrument de musique.

Si la vie de Duphly abonde en zones d’ombre, sa musique laisse, elle, assez clairement deviner sa nature et les influences qui ont contribué à la façonner. Certaines pièces montrent une réelle connaissance de celles de François Couperin (les similitudes entre le Rondeau en ut majeur du Premier Livre et les Baricades mistérieuses sont pour le moins frappantes), modèle avoué du Premier livre de clavecin de son maître d’Agincourt, tandis que d’autres, comme Les Colombes ou La Boucon attestent d’une grande familiarité avec l’œuvre de Rameau, et que d’autres encore regardent vers Domenico Scarlatti, ainsi la cascadante Cazamajor ou la pétillante Millettina. Sans jamais oublier l’héritage qui les fonde, toutes illustrent parfaitement la subjectivité grandissante qui gagne tous les arts durant la période de faveur de la marquise de Pompadour dont les bornes (1745-1764) correspondent de très près à celles de la production publiée de Duphly ; carle van loo medee et jasonil y a du Boucher dans la grâce souvent tendre de ses compositions, du Van Loo – qui s’en voit d’ailleurs gratifié d’une à son nom – dans leur noblesse (la vaste Chaconne en fa majeur) mais aussi dans leurs élans théâtraux (bouillonnante Médée) parfois teintés d’un brillant à la Fragonard (La Victoire), du Greuze dans le sentiment que l’on sent poindre dans le Quatrième Livre, le seul qui se ressente du goût grandissant pour le pianoforte et dont La de Drummond illustre merveilleusement l’aspect parfois nostalgique, par instants presque préromantique, et La du Buq, qui fait songer à un air d’opéra, la veine lyrique. Ce qui retient également l’attention et prouve que notre compositeur n’était pas, comme on le lit parfois, tourné vers le passé mais au contraire un homme bien de son temps, c’est la fluidité et la simplicité mélodiques dont il use très fréquemment et qui montrent une réelle imprégnation de son art par un style « galant » fortement teinté d’italianisme, dont on sait avec quelle méfiance il était regardé en France et les batailles esthétiques qu’il provoqua. Il est assez piquant que des pièces typiques de cette manière comme La d’Héricourt, dont l’air se mémorise instantanément, ou la vaste Lanza, sonate qui ne dit pas son nom, aient paru quelque 4 ans avant le déclenchement de la Querelle des Bouffons.

 

Christophe Rousset (photographie ci-dessous) s’empare de la musique de Duphly avec une énergie et une franchise d’approche qui risquent de dérouter les auditeurs habitués à la noblesse un rien distanciée de la lecture de Gustav Leonhardt (Seon, 1973) ou à l’élégance chaleureuse mais un rien réservée de celle d’Élisabeth Joyé (Alpha, 2009). Sur un clavecin de Christian Kroll datant de 1776, dont l’opulence et les couleurs corsées sont bien mises en valeur par une prise de son généreuse quoiqu’un rien trop proche, le musicien, qui semble avoir pris réellement le temps non seulement de mûrir son discours mais aussi d’explorer les capacités de l’instrument dont il dispose, emprunte la voie de la théâtralité avec une vaillance et une conviction qui forcent le respect, livrant une vision à l’engagement constant qui envoie valser quelques perruques et tourne résolument le dos à toute minauderie trop bien poudrée. christophe roussetArmé de moyens techniques extrêmement solides et d’une imagination aiguisée, Christophe Rousset pétrit à pleines mains et avec une jouissance perceptible la pâte sonore qui s’offre à lui et lui insuffle une intensité vitale que l’on chercherait en vain ailleurs à ce degré d’incandescence. Mais là où d’autres se seraient laissés entraîner sur la pente d’une interprétation où seule prime le muscle, le musicien montre également qu’il sait user de toute la subtilité nécessaire pour croquer tel portrait ou suggérer telle atmosphère avec une indiscutable justesse de ton et de sentiment ; si l’humeur globale est plutôt joyeuse, les éclairs de nostalgie sont également légion sous les sourires et le vertige de la danse et ce n’est pas la moindre des qualités du claveciniste que les faire percevoir avec une vraie force émotionnelle et montrer ainsi comment Duphly regarde parfois vers la sensibilité, beaucoup plus soucieuse d’expression individuelle, qui sera celle de la fin du XVIIIe siècle. Bien sûr, cette prise de risque permanente – l’enregistrement a été effectué en une seule journée, le 18 octobre 2011 – et cet emportement pourront ne pas faire l’unanimité ; parce qu’ils sont constamment soutenus par une vraie intelligence musicale, ils constituent, à mes yeux, une plus-value incontestable qui place cette réalisation dans les sommets de la discographie.

incontournable passee des artsJe vous recommande donc sans hésitation ce double disque Duphly de Christophe Rousset qui offre une vision à la fois passionnante et aboutie du répertoire de clavecin au mitan du siècle des Lumières. Une telle réussite fait espérer que le musicien poursuive, dans le cadre de sa collaboration avec Aparté, son exploration de la musique française écrite pour son instrument, avec laquelle ses affinités sont évidentes, et l’on rêve déjà avec gourmandise des Chambonnières, Balbastre ou même Schobert qu’il pourrait nous offrir.

 

jacques duphly pieces de clavecin christophe roussetJacques Duphly (1715-1789), Pièces de clavecin

 

Christophe Rousset, clavecin Christian Kroll, 1776

 

2 CD [durée totale : 63’44” & 64’00”] Aparté AP043. Incontournable Passée des arts. Ce double disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Rondeau en ut majeur (Premier Livre, 1744)

2. La D’Héricourt (Second Livre, 1748)

3. Médée (Troisième Livre, 1756)

4. La de Drummond (Quatrième Livre, 1768)

 

Un extrait de chaque plage des deux disques peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Gabriel de Saint-Aubin (Paris, 1724-1780), Séance de musique dans un salon, sans date. Plume et encre de Chine sur papier, 24,7 x 18,9 cm, Bayonne, Musée Bonnat

Charles André, dit Carle Van Loo (Nice, 1705- Paris, 1765), Médée et Jason, 1759. Huile sur toile, Berlin, Château de Charlottenburg

La photographie de Christophe Rousset est d’Éric Larrayadieu, utilisée avec autorisation.

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2 octobre 2012 2 02 /10 /octobre /2012 15:08

 

john constable malvern hall warwickshire

John Constable (East Bergholt, 1776-Londres, 1837),
Malvern Hall, Warwickshire
, 1809

Huile sur toile, 51,4 x 76,8 cm, Londres, Tate Gallery
(cliché © Tate)

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneFestina lente. La devise de la famille de George Onslow semble avoir été taillée sur mesure tant pour définir sa carrière musicale que le temps qui fut nécessaire à sa redécouverte. Courageusement initiée, dans les années 1990, par l’Association qui porte son nom, celle-ci a récemment connu une véritable accélération grâce à l’action décidément déterminante du Palazzetto Bru Zane, qui a encouragé le travail sur ce compositeur en soutenant notamment un certain nombre de productions discographiques documentant ses œuvres. C’est le cas du premier disque du Quatuor Ruggieri, un ensemble dont j’ai récemment salué la prestation dans le cadre de l’Été musical des Douves d’Onzain et qui fait paraître aujourd’hui, chez agOgique, un florilège de trois quatuors, dont deux inédits.

 

La question de déterminer si George Onslow était simplement un amateur doué que sa fortune personnelle – rappelons qu’il était issu d’une prestigieuse famille aristocratique, anglaise par son père, française par sa mère – autorisait à créer la musique qui lui plaisait en se souciant comme d’une guigne de son succès, puisqu’il n’avait nul besoin des revenus qu’il aurait pu en tirer pour vivre, ou s’il est un compositeur de premier plan injustement tombé dans l’oubli demeure, aujourd’hui encore, d’actualité. Si les jugements portés sur sa production lyrique (un opéra, deux drames lyriques, un opéra comique) sont en général sévères et expliquent sans doute qu’elle soit toujours inédite, si ses quatre symphonies, qui attendent toujours un enregistrement qui leur rendrait mieux justice que celui, stylistiquement inabouti, de Johannes Goritzki (2 CD, CPO), manifestent une inspiration assez inégale, Onslow est indiscutablement une, sinon la figure majeure de la musique de chambre en France dans la première moitié du XIXe siècle. henri grevedon george onslowSi l’on est tenté de ranger un peu hâtivement le compositeur sous la bannière d’un classicisme délicieusement désuet qui ferait de lui un simple épigone de Mozart, Haydn et Beethoven égaré dans un pays alors tout entiché d’opéra et de musique légère, mais également sourdement agité par les grondements du romantisme naissant illustré, entre autres, par nombre d’œuvres d’Étienne-Nicolas Méhul (1763-1817), dont l’ouverture de la Stratonice (1792) décidera de sa vocation musicale, il semble, lorsqu’on y regarde d’un peu plus près, que la démarche d’Onslow illustre parfaitement le célèbre vers d’André Chénier : « Sur des pensers modernes, faisons des vers antiques ». En effet, si notre musicien n’est pas un révolutionnaire des formes et s’en tient toujours assez strictement à celles définies par les classiques viennois, il se montre, en revanche, très perméable aux avancées musicales de son temps, en particulier germaniques (le choc que lui causera la découverte des derniers quatuors de Beethoven induira ainsi de notables changements dans son style), ce qui explique le succès que ses œuvres rencontrèrent en Allemagne tout en fournissant aux Français autant de « bonnes » raisons de les ignorer.

Des trois proposés dans le disque du Quatuor Ruggieri, c’est certainement le Quatuor en ré mineur op. 10 n°2 (c.1811-1813) qui avoue le plus immédiatement sa dette envers Haydn avec son premier mouvement plutôt tendu, compact, et obstinément monothématique dans lequel passe même un souvenir de celui du Quatuor en ré mineur Hob. III :76 (« Les Quintes »), son vigoureux Menuet fondé sur un timbre populaire, celui de la chanson Viva leus Ouvergnats ! (Vive les Auvergnats !), enchâssé avec beaucoup d’intelligence dans une musique savamment élaborée, son Andante à variations, forme dont Haydn exploita à de nombreuses reprises les possibilités, dans lequel alternent une atmosphère sereine et des passages nettement plus virtuoses où, suivant le modèle du quatuor concertant très en faveur auprès du public parisien, les différents pupitres dialoguent comme dans une conversation et sont chacun à leur tour mis en valeur, et son Allegretto final qui retrouve l’énergie du mouvement initial mais avec des traits d’humour qui adoucissent notablement son caractère sérieux. Composé durant les mêmes années, le Quatuor en fa mineur op. 9 n°3 s’ouvre sur un Moderato nettement plus nuancé et d’une plus grande richesse d’expression que son prédécesseur, qui fera dresser l’oreille aux familiers des œuvres des frères Jadin, le Quatuor op. 1 n°3 de Hyacinthe (1776-1800) et surtout le Quatuor n°2, exactement contemporain de celui d’Onslow et injustement méconnu en dépit de sa beauté, de Louis-Emmanuel (1768-1853), deux œuvres écrites dans cette même tonalité mélancolique de fa mineur. achille-etna michallon cascade au mont-dorePlein d’un sentiment où se mêlent à la fois de l’inquiétude, de la passion contenue et parfois un sourire, ce premier mouvement fait place à un Menuetto qui est, de fait, déjà un Scherzo à la pulsation haletante dont les textures annoncent parfois Mendelssohn, puis à un Andante quasi Allegretto aux élans hymniques se souvenant de Haydn, avant que l’énergie farouche de l’Allegro agitato final, strié d’éclairs Sturm und Drang du meilleur effet, vienne tout emporter. D’une dizaine d’années postérieur, le Quatuor en mi bémol majeur op. 21 n°3 (1822) est assurément le plus audacieux et le plus romantique des trois proposés ici. D’emblée, on constate que le ton s’est affermi au rythme de marche plein d’assurance qui inaugure son Allegro maestoso liminaire, traversé de nombreux contrastes et d’un lyrisme qui laissent percevoir une claire volonté de théâtralisation du discours, à laquelle n’échappe pas non plus le très bref Menuetto qui n’en a plus que le nom. Puis, subitement, tout bascule avec le Larghetto en sol mineur, un mouvement joué avec sourdines, confidence murmurée ou prière qui ouvre devant l’auditeur un paysage dont l’immobilité paraît d’autant plus majestueuse après les cascades qui l’ont précédé. Après ce tour de force, le finale qui s’ébroue joyeusement avec son air de pot-pourri sur des airs à la mode peut laisser songeur ou vaguement interloqué ; il m’apparaît, après l’ample méditation sur les cimes du Sublime qui a précédé, comme un nécessaire retour aux réalités du monde, dont la dimension humoristique n’est évidemment pas absente et cadre parfaitement avec le personnage (et les origines) d’Onslow.

Composé de musiciens issus de l’orchestre Les Talens Lyriques (trois y sont chefs de pupitre), le Quatuor Ruggieri (photographie ci-dessous) signe ici un disque aussi ambitieux que réussi. En tout premier lieu, il faut souligner la solidité des capacités techniques des quatre comparses qui leur permet d’aborder les partitions avec une belle assurance en se concentrant uniquement sur l’expression musicale. Faisant preuve d’une extrême précision dans la mise en place, dans le rendu des nuances et des dialogues, les interprètes livrent des trois œuvres une lecture où la fluidité le dispute à la transparence, sans jamais que cette exigence de lisibilité, au demeurant parfaitement relayée par une prise de son de grande classe d’Alessandra Galleron, s’opère au détriment de la matière sonore, qui possède ce qu’il faut de présence, de chaleur et de couleurs pour séduire complètement. quatuor ruggieriOn peine parfois à croire que le Quatuor Ruggieri signe ici son premier enregistrement, tant son approche est empreinte d’autorité sans systématisme ni raideur – on est ici aux antipodes des visions « historiquement informées » précautionneuses, émaciées et aigrelettes – et parvient à conjuguer un indéniable souffle narratif, la fraîcheur d’un regard renouvelé sur ce répertoire peu fréquenté et une déjà belle maturité. Les musiciens ont visiblement pris l’exacte mesure de l’univers d’Onslow et la confiance qu’ils accordent au compositeur, patente dans leur décision de s’en tenir à ses indications sans jamais rien ajouter ou surligner, fait que leur lecture apparaît comme d’une toujours grande justesse, même s’il me semble qu’il leur sera possible de montrer un rien d’abandon et de lyrisme supplémentaires dans leurs réalisations futures, étant entendu qu’il faut bien dégager quelques pistes de progrès, y compris à ce niveau d’excellence. Sans l’ombre d’un doute, cette réalisation brillante et très équilibrée, toute entière placée sous le signe de l’intelligence et de la complicité, constitue non seulement un apport majeur à la discographie d’Onslow mais permet également de lever un peu plus le voile sur l’extraordinaire richesse de la production chambriste française, trop souvent ignorée, de la première moitié du XIXe siècle.

 

incontournable passee des artsJe vous recommande donc tout particulièrement ce disque qui fait honneur au compositeur comme aux interprètes et au label qui édite leur travail ; il constitue aujourd’hui, à mon goût, le choix prioritaire évident pour qui voudrait aborder la musique de chambre d’Onslow dans les meilleures conditions possibles. Il est à souhaiter que le Palazzetto Bru Zane puisse continuer à suivre de près l’évolution du Quatuor Ruggieri et lui offrir les possibilités de mettre son talent au service du répertoire romantique. Le travail de ces remarquables musiciens confirme, s’il en était besoin, qu’il n’est plus aujourd’hui nécessaire d’affubler George Onslow du surnom de « Beethoven français » pour qu’il suscite l’intérêt ; il est simplement un grand compositeur qui n’a nul besoin d’être comparé à qui que ce soit pour avoir toute sa place dans nos histoires de la musique et dans nos cœurs.

 

george onslow quatuors op 9-3 10-2 21-3 quatuor ruggieriGeorge Onslow (1784-1853), Quatuors en ré mineur op. 10 n°2, en fa mineur op. 9 n°3 et en mi bémol majeur op. 21 n°3

 

Quatuor Ruggieri
Gilone Gaubert-Jacques, violon, Charlotte Grattard, violon, Delphine Grimbert, alto, Emmanuel Jacques, violoncelle

 

1 CD [durée totale : 69’43”] agOgique AGO006. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Quatuor en fa mineur op. 9 n°3 :
[I] Moderato

2. Quatuor en mi bémol majeur op. 21 n°3 :
[IV] Finale. Allegro scherzo, quasi Allegretto

 

Illustrations complémentaires :

Pierre Louis Henri Grévedon (Paris, 1776-1860), George Onslow, 1830. Lithographie, 32 x 24 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France

Achille-Etna Michallon (Paris, 1796-1822), Une cascade au Mont-Dore, 1818. Huile sur toile, 41,3 x 56,2 cm, New-York, Metropolitan Museum

La photographie du Quatuor Ruggieri est de Florence Grandidier, utilisée avec autorisation.

 

Suggestion d’écoute complémentaire :

 

En 1994, le Quatuor Mosaïques gravait un disque qui révélait au grand public l’incroyable beauté de trois quatuors dus au trop précocement disparu Hyacinthe Jadin et à son frère ainé Louis-Emmanuel. Toutes les bonnes fées semblaient s’être réunies autour de cet enregistrement réalisé sur quatre instruments d’un maître-luthier parisien de la seconde moitié du XVIIIe siècle, Nicolas Bertrand, dans leur pur état d’origine qui révélait un monde jusqu’alors complètement inconnu, fait d’une écriture parfaitement maîtrisée et de frémissements sensibles toujours émouvants, parfois poignants et traversés de lueurs tragiques, servis par des artistes unis par une magnifique complicité et dotés de moyens techniques superlatifs. Une anthologie à connaître absolument et à chérir.

 

hyacinthe louis-emmanuel jadin quatuors mosaiquesHyacinthe Jadin (1776-1800), Quatuors en mi bémol majeur op. 2 n°1 et en ut majeur op. 3 n°1, Louis-Emmanuel Jadin (1768-1853), Quatuor n°2 en fa mineur

 

Quatuor Mosaïques

 

1 CD Valois/Auvidis V 4738. Incontournable Passée des arts. Ce disque (réédition, pochette différente) peut être acheté en suivant ce lien et un extrait de chaque plage peut en être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

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13 septembre 2012 4 13 /09 /septembre /2012 13:12

 

charles mellin la charite romaine

Charles Mellin (Nancy, c.1597-Rome, 1649),
La Charité romaine
, sans date

Huile sur toile, 97 x 73 cm, Paris, Musée du Louvre
(cliché © RMN-GP/Franck Raux)

 

Aux fidèles de Passée des arts, le nom d’Il Festino ne sera pas complètement inconnu. J’avais, en effet, attiré votre attention sur l’excellente prestation de ce jeune ensemble baroque lors de l’édition 2011 du Festival de musique de Richelieu où il interprétait un programme au titre évocateur de L’Amour et Bacchus. Si une pièce qui avait enchanté le public se retrouve aujourd’hui dans son premier disque, qui paraît chez le label belge Musica Ficta, les ambitions en sont assez différentes, puisqu’il nous propose une sélection d’airs italiens composés sous le règne de Louis XIII (1610-1643).

 

Souligner les rapports souvent extrêmement étroits existant, dès le XVIe siècle, entre l’Italie et la France dans le domaine artistique peut apparaître comme extrêmement convenu voire maladroit tant ce point relève de la plus complète évidence. Les campagnes militaires de Charles VIII, Louis XII puis François Ier, l’arrivée à la cour de princesses comme Catherine puis Marie de Médicis ont créé, de façon plus ou moins pacifique, les conditions idéales pour que les cultures des deux pays se rencontrent et produisent des chefs-d’œuvre où chacun apporte une part de son identité propre. Entre cent autres exemples d’artistes ayant contribué à acclimater en France l’idiome ultramontain, on pourrait citer Léonard de Vinci qui, durant ses ultimes années ligériennes, a contribué à façonner en partie le château de Chambord, Primatice appelé à Fontainebleau pour seconder Rosso Fiorentino dont il achèvera et prolongera l’œuvre qui fera d’ailleurs école sur placejacques blanchard angelique et medor, ou encore Sebastiano Serlio concevant les plans du château d’Ancy-le-Franc et, bien entendu, tous les peintres qui firent le voyage jusque vers la péninsule, d’où certains revinrent, comme Simon Vouet ou Jacques Blanchard, mais où d’autres firent l’intégralité de leur carrière, tels Valentin de Boulogne, Le Lorrain ou Poussin. La musique ne pouvait rester à l’écart de cette italianisation du goût mais elle s’opéra de façon plus sélective que dans d’autres disciplines, de la même manière qu’au début du XVIe siècle, les principaux éléments qui avaient retenu l’attention des chevaliers français ayant participé aux Guerres d’Italie n’allaient pas, au départ, au-delà de l’ornement. Suivant une logique parente, ce sont donc les formes musicales ultramontaines les plus simples, comme la villanelle et la canzonetta, qui pénétrèrent en France et allèrent féconder le genre de l’air de cour, très prisé dans la première moitié du XVIIe siècle, dont la configuration associant une voix soliste accompagnée par un instrument à cordes pincées, souvent un luth, correspondait parfaitement à la recherche de netteté formelle, de sobriété dans les effets et d’élégance dans l’expression typiques de l’esthétique française, tendant vers une épure déjà classique assez éloignée de l’expressivité exacerbée du premier baroque italien.

Les dix airs regroupés, aux côtés de trois pièces instrumentales et de trois airs espagnols, ces derniers témoignant de la faveur dont jouissait la musique d’inspiration ibérique à Paris, en particulier depuis le mariage de Louis XIII et de l’infante Anne d’Autriche en 1615, comme en atteste le succès de Luis de Briceño, récemment ressuscité par le Poème Harmonique, dans l’anthologie proposée par Il Festino constituent l’essentiel des compositions sur des textes italiens dus à des musiciens français. Le plus ancien d’entre eux, le luthiste Gabriel Bataille (c.1575-1630) est surtout connu aujourd’hui pour ses arrangements pour luth et voix seule de compositions polyphoniques, six livres publiés par son ami, l’éditeur Pierre Ballard, entre 1608 et 1615, même s’il produisit aussi des airs et des ballets, ses qualités lui valant d’occuper le poste de Maître de la musique de Marie de Médicis, en alternance avec le blésois Antoine Boësset (1586-1643), également représenté dans cet enregistrement, dont la renommée, principalement de compositeur d’airs de cour – il en laisse quelque 200, auxquels il faut ajouter des ballets et, sans doute, des pièces sacrées à l’authenticité incertaine, superbement enregistrées par l’ensemble Correspondances –, jacques blanchard mort de lucrècefut telle qu’elle lui valut d’être nommé Surintendant de la musique de la chambre du roi en 1623. C’est au service du frère du roi, Gaston d’Orléans, que le languedocien Étienne Moulinié (1599-1676) fit, lui, l’essentiel de sa brillante carrière qui le conduisit à composer aussi bien dans le domaine profane que sacré (motets, Missa pro defunctis) ; des trois compositeurs ayant produit des airs italiens ou espagnols, il est sans doute celui que les influences des répertoires étrangers, mais aussi populaires, marquèrent le plus profondément. Sans entrer trop avant dans le détail – je renvoie le lecteur désireux d’en apprendre plus à la notice très documentée du disque –, soulignons qu’outre leur beauté propre qui fait honneur à leurs signatures prestigieuses, ces airs apparaissent comme une synthèse réussie entre les nouvelles exigences expressives venues d’outre-monts et la tempérance propre à l’esthétique française. Qu’ils dépeignent les emballements de l’amour (Non ha sott’il ciel, Moulinié) ou ses tourments (Non speri pietà, Boësset), qu’ils se déploient en allégories un rien précieuses (L’Anemone fastosa, Boësset) ou se parent de teintes légèrement plébéiennes (Orilla del claro Tajo, Moulinié), ces morceaux demeurent toujours, malgré l’impression de simplicité qui s’en dégage, d’une facture finement ouvragée qui en dit long sur le processus de digestion et de décantation opéré par les compositeurs qui ne sont jamais contentés d’imiter servilement des modèles étrangers.

 

L’ensemble Il Festino (photographie ci-dessous) aborde ce répertoire en trouvant d’emblée un parfait équilibre entre naturel et art qui rend sa prestation souvent enthousiasmante. Le luthiste Manuel de Grange a réuni autour de lui deux chanteurs, dont l’un est également gambiste, et deux musiciens, constituant un petit groupe suffisamment réduit pour recréer de façon crédible l’atmosphère d’un salon – disons ici que la prise de son chaleureuse et aérée de Manuel Mohino y concourt également – tout en autorisant une variété de couleurs très séduisantes (les violistes sont excellents), lesquelles ne sont pas sans rappeler par instants la palette du Poème Harmonique. Animés d’un très louable souci de varier les climats, les instrumentistes font preuve de beaucoup de réactivité et de précision, et se révèlent des accompagnateurs aussi inventifs qu’attentifs. La soprano Dagmar Saskova rayonne sur l’intégralité de cet enregistrement par la qualité de son timbre lumineux et sensuel, par la fluidité et la clarté de son élocution, par l’attention qu’elle porte aux moindres inflexions des textes et l’investissement de tous les instants qu’elle met à les servir. il festinoSans jamais se départir de la retenue qui sied au style français, usant de l’ornementation avec beaucoup de finesse, elle rend perceptible tout ce que l’Italie apporte à ces musiques en termes de souffle dramatique et confère, en particulier, une dimension réellement touchante aux airs les plus émotionnellement denses comme O stelle homicide ou Non speri pietà. La rejoignant le temps de quelques pièces, le ténor Francisco Javier Mañalich, sans démériter, paraît un rien plus pâle et moins impliqué face à une partenaire qui a, il est vrai, placé la barre fort haut. Manuel de Grange dirige son ensemble avec un goût très sûr que nourrit, à n’en pas douter, une connaissance approfondie de ce répertoire plus exigeant qu’il y paraît. Ses choix esthétiques sont d’une grande justesse et on lui sait notamment gré d’avoir l’intelligence de respecter l’essence de ces compositions en leur insufflant toute l’éloquence qu’elles requièrent sans jamais forcer sur les effets. Il faut saluer, pour finir, le courage d’Il Festino et de son éditeur d’avoir choisi, pour un premier disque, d’explorer des chemins musicaux peu fréquentés plutôt qu’avoir opté pour un programme certainement plus vendeur mais rebattu ; cette volonté de sortir de la routine, qui devrait animer tous les interprètes baroques, les honore tous les deux.

Je vous recommande donc cette réalisation très réussie, qui conjugue un véritable esprit de découverte et une démarche artistique cohérente et convaincante. Il faut souhaiter maintenant que ce projet rencontre un large public afin qu’Il Festino puisse poursuivre un travail dont le premier fruit est indiscutablement prometteur et continuer à ressusciter pour nous les trésors négligés qui, comme ces airs aux saveurs italiennes et françaises, n’attendent que de renaître.

 

moulinie boesset air italien louis XIII saskova il festinoL’Air italien en France au temps de Louis XIII : œuvres d’Antoine Boësset (1586-1643), Étienne Moulinié (1599-1676), Gabriel Bataille (c.1575-1630), Girolamo Frescobaldi (1583-1643), Gaspar Sanz (1640-1710), Robert Ballard (c.1575-c.1650)

 

Il Festino :
Dagmar Saskova, soprano
Francisco Javier Mañalich, ténor & viole de gambe
Ronald Martin Alonso, viole de gambe
Hannelore Devaere, harpe
Manuel de Grange, luth, guitare & direction

 

1 CD [durée totale : 57’04”] Musica Ficta MF8014. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Étienne Moulinié, Non ha sott’il ciel

2. Gabriel Bataille, Credi tu per fuggire

3. Antoine Boësset, Non speri pietà

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Jacques Blanchard (Paris, 1600-1638), Angélique et Médor, début des années 1630 ? Huile sur toile, 121,6 x 175,9 cm, New-York, Metropolitan Museum of Art

Jacques Blanchard (Paris, 1600-1638), La Mort de Lucrèce, sans date. Huile sur toile, 74 x 61 cm, Nantes, Musée des Beaux-Arts

 

Suggestion d’écoute complémentaire :

 

Outre les enregistrements consacrés par le Poème Harmonique à Moulinié (L’Humaine comédie, Alpha 005) et  Boësset (Je meurs sans mourir, Alpha 057), deux incontournables pour tout amateur d’air de cour français du XVIIe siècle, un disque paru, tout comme celui d’Il Festino, chez Musica Ficta, me semble lui offrir un complément assez idéal tout en le prolongeant, puisque le répertoire qu’il explore s’étend jusqu’au siècle suivant. Les Parodies spirituelles et spiritualité en parodie offertes par Céline Scheen et Les Menus-Plaisirs du Roy sont un moment délicieux qui documente avec intelligence et sensibilité les adaptations de textes sacrés sur des airs profanes et les vaudevilles fustigeant les déviances, réelles ou supposées, du clergé. Un régal tour à tour grave et piquant que je vous invite à découvrir plus avant dans la chronique que j’avais consacrée à cette réalisation lors de sa parution.

 

parodies spirituelles et spiritualité en parodies scheen mParodies spirituelles et spiritualité en parodie, œuvres de Jean l’Évangéliste d’Arras (XVIIe siècle), Michel Corrette (1707-1795), et anonymes.

 

Céline Scheen, soprano
Les Menus-Plaisirs du Roy
Jean-Luc Impe, archiluth & direction

 

1 CD Musica Ficta MF8010. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et un extrait de chaque plage peut en être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

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30 août 2012 4 30 /08 /août /2012 12:13

 

achille lauge la route au lieu dit l hort

Achille Laugé (Arzens, Aude, 1861-Cailhau, Aude, 1944),
La Route au lieu-dit « L’Hort »
, c.1896-1898

Huile sur toile, 115 x 94,5 cm, Montpellier, Musée Fabre
(cliché © Musée Fabre – Montpellier Agglomération / F. Jaulmes)

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneLe disque dont je souhaite vous parler aujourd’hui me semble représentatif de la démarche qui rend ce support aujourd’hui encore indispensable, quoi qu’en pensent ceux qui souhaiteraient l’enterrer sans plus de cérémonie. Prenez deux compositeurs, l’un universellement célébré, Claude Debussy, l’autre tombé dans un oubli presque total, René Lenormand, et une compositrice dont on connaît peut-être plus aujourd’hui le nom que la musique, Cécile Chaminade, composez un programme chambriste de trios avec piano qu’interprètera le jeune Trio Chausson, dont les trois précédents enregistrements ont été favorablement remarqués par la critique, et vous obtiendrez, grâce au bienveillant soutien du Palazzetto Bru Zane, un projet passionnant, publié il y a quelques mois par Mirare.

 

Des voies différentes explorées par ces trois œuvres, la plus personnelle est peut-être celle de Cécile Chaminade, qui adopte dans son Trio n°2 en la mineur, composé en 1887, une découpe en trois mouvements, assez singulière pour l’époque. Il faut sans doute rappeler les grandes lignes de la vie de cette femme née le 8 août 1857 à Paris de parents, s’il faut l’en croire, « excellents musiciens » mais qui ne l’encouragèrent néanmoins à cultiver ses précoces et prometteuses dispositions, remarquées et encouragées par Saint-Saëns, Chabrier et Bizet, qu’à des fins d’agrément. À défaut de pouvoir entrer au Conservatoire, elle suivit à titre privé l’enseignement d’Augustin Savard (contrepoint, harmonie et fugue), Félix Le Couppey (piano) et Benjamin Godard (composition) et fit ses débuts à la Société Nationale de Musique en 1880 avec son Trio en sol mineur op. 11. Si la musique pour piano et de chambre furent, avec la mélodie, ses domaines de prédilection, elle composa également des partitions symphoniques, dont un Concertstück pour piano et orchestre (op. 40, 1888) et une symphonie dramatique, Les Amazones (op. 26, 1888), avant de connaître une importante renommée européenne et même américaine – elle donna douze concerts aux États-Unis à l’automne 1908 –   qui dura jusqu'aux débuts de la Première Guerre mondiale, lorsque des problèmes de santé l’éloignèrent progressivement de la scène publique. cecile chaminade 1890Installée en 1925 dans le Var, elle finit ses jours, largement oubliée, à Monte-Carlo où elle mourut le 13 avril 1944. Dès la première écoute du Trio en la mineur, on est frappé par l’énergie qui se dégage de cette partition parfaitement pensée et menée, ce qui permet de mieux comprendre pourquoi la musique de Cécile Chaminade dérouta les critiques américains de l’époque, qui la trouvèrent trop virile pour être l’œuvre d’une représentante du Beau sexe. Si le Lento central, dont les couleurs et le lyrisme empreint de pudeur ne sont pas sans évoquer l’esprit de l’Adagio du Quatuor avec piano op. 15 de Fauré (1880), sait être souvent poignant sans toutefois tomber jamais dans le piège du sentimentalisme, les deux mouvements qui l’encadrent sont, eux, solidement campés, l’Allegro moderato initial tout bourrelé de lueurs inquiètes, voire de brèves plongées mélancoliques, dégageant également une fierté obstinée et le bien nommé Allegro energico conclusif, très dansant, affichant une vigueur qui parfois frôle la rugosité.

Tout autre est le Trio en sol mineur, publié à Brême en 1893, de René Lenormand, un compositeur aujourd’hui relégué dans la plus totale obscurité. Ce fils d’industriel, né à Elbeuf le 5 août 1846 et mort à Paris le 3 décembre 1932, qui, à l’instar d’un Napoléon-Henri Reber, préféra la musique aux affaires, formé à Paris par un intime de Berlioz, Berthold Damcke (1812-1875), encouragé par Fauré, joua un rôle déterminant dans la diffusion du Lied en France et de la mélodie française à l’étranger grâce aux institutions qu’il créa, la Société de musique d’ensemble en 1885, puis le Lied en tous pays en 1907. Sa production qui demeure, sauf erreur de ma part, presque totalement inédite au disque, se concentre d’ailleurs essentiellement dans le domaine de la mélodie, dans lequel il fait montre, à partir des années 1909, d’un orientalisme de plus en plus affirmé. Dès l’Allegro qui l’ouvre, son Trio en sol mineur offre un curieux et très séduisant mélange d’élégance et de décantation françaises et d’emportement passionné dans lequel il est permis de voir un écho de l’intérêt que Lenormand portait aux répertoires étrangers, en particulier russe. Le même double langage marque encore l’Andante qui se présente comme une ample méditation aux élans fiévreux contenus et pourtant très à fleur de peau, tandis que le Scherzo alterne humeur primesautière et épisodes rêveurs dont les harmonies du second ne sont d’ailleurs pas sans évoquer Saint-Saëns et que le Finale plein d’un dynamisme obstiné est riche en clins d’œil, puisqu’on y trouve même un bref passage fugué.

marcel baschet claude debussy 1884Paradoxalement, l’œuvre de ce programme qui paraît la moins personnelle est le Trio en sol majeur de Debussy, une œuvre de jeunesse écrite en septembre-octobre 1880, alors que le jeune musicien de dix-huit ans avait, sur la recommandation de son professeur de piano, Antoine Marmontel, rejoint l’entourage de Nadejda von Meck (1831-1894), qui entretint, jusqu’en 1890, une relation épistolaire pleine d’affection platonique avec Tchaïkovski qu’elle pensionnait. Après des séjours à Interlaken et à Arcachon, Debussy, engagé par la baronne pour donner des leçons de piano à ses enfants, accompagner sa fille Julia qui était chanteuse et jouer en duo avec elle-même, suivit la famille à Florence où elle fut rejointe par le violoniste Vladislav Pachulski et le violoncelliste Piotr Danilchenko. Les trois musiciens formèrent alors un trio dont la mission principale était d’égayer les soirées et c’est donc dans cette seule optique de divertissement raffiné que le Trio en sol majeur a été conçu. Le jeune Debussy s’y montre très tributaire des différentes influences auxquelles il a pu être exposé, comme celles, entre autres, de Delibes (Scherzo), du premier Fauré (Andantino con moto allegro initial) ou de Saint-Saëns, mais ce qui frappe peut-être le plus est la clarté des textures, le sens mélodique et la sensualité des ambiances (il est amusant de noter l’insistance avec laquelle les mentions appassionato et espressivo apparaissent dans les indications du jeune compositeur) de la pièce toute entière, dont le dernier mouvement regarde, certes de façon souvent à peine ébauchée, vers la future manière debussyste par ses nombreuses variations de climat, explorant un large spectre allant de l’abrupt à l’évanescent.

 

Le Trio Chausson (photographie ci-dessous) s’empare de ces partitions avec un enthousiasme et une maîtrise absolument réjouissants, et on sait gré aux musiciens de les investir avec un égal professionnalisme, sans tenir le moindre compte de la notoriété de leur auteur. Outre louer cette humilité face à la musique, on ne peut qu’applaudir les capacités d’écoute mutuelle et la complémentarité dont font preuve Philippe Talec, auquel on est reconnaissant d’offrir une sonorité de violon claire et généreuse qu’un dosage très précis du vibrato permet de ne jamais empâter, Antoine Landowski, dont le violoncelle chante avec une sensualité et une élégance remarquables, et Boris de Larochelambert qui sait tirer d’un jeu de piano particulièrement racé des climats d’une grande subtilité ; trio chaussonil est évident qu’en dépit de l’excellence de ses capacités techniques individuelles, nul n’est ici pour se hausser du col et c’est la musique qui est l’entière bénéficiaire de cette belle harmonie. Ici, en effet, tout respire avec un naturel admirable, les phrasés sont souples et vivants, les atmosphères parfaitement définies, les contrastes rendus avec beaucoup de richesse, sans jamais que cette attention accordée jusqu’aux plus petites inflexions se solde par un éparpillement qui amoindrirait le souffle dont peut se prévaloir cette interprétation. Car il faut souligner qu’une autre de ses grandes qualités est de prendre des risques, celui de chanter, celui de fanfaronner, celui de taquiner, celui de s’émouvoir, bref, celui de laisser affleurer toutes les émotions dont ces musiques, qui ne rougissent jamais d’être romantiques, sont pleines. Le Trio Chausson a eu raison de faire confiance aux œuvres et de s’abandonner à ce qu’elles ont à lui et à nous dire tout en restant parfaitement conscient de ses moyens et ferme sur la direction à donner à sa lecture : elle y gagne une absolue justesse de ton, ainsi qu’une sincérité et un élan qui en font un superbe moment de musique, enregistré avec ce qu’il faut de présence et de finesse, vers lequel on va avec plaisir et que l’on quitte à regrets en se promettant d’y revenir très vite.

incontournable passee des artsJe conseille donc à tous les amoureux du répertoire de chambre de se procurer sans tarder ce magnifique disque qui réussit le pari de proposer un programme passionnant dans une interprétation pleine d’intelligence et de sensibilité. On espère maintenant que le Palazzetto Bru Zane, qui n’est jamais à court de bonnes idées, va continuer à proposer au Trio Chausson d’autres projets de ce type, car il ne fait guère de doute qu’il a beaucoup à offrir dans cette musique du dernier quart du XIXe siècle. On rêve déjà des Trios d’Alexis de Castillon, d’Henri-Napoléon Reber ou d’Albéric Magnard qu’ils auront peut-être un jour la chance d’enregistrer.

 

chaminade debussy lenormand trios avec piano trio chaussonCécile Chaminade (1857-1944), Trio n°2 en la mineur opus 34, Claude Debussy (1862-1918), Trio en sol majeur, René Lenormand (1846-1932), Trio en sol mineur opus 30

 

Trio Chausson :
Philippe Talec, violon, Antoine Landowski, violoncelle, Boris de Larochelambert, piano

 

1 CD [durée totale : 72’14”] Mirare MIR 163. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. René Lenormand : Trio op. 30 :
[I] Allegro

2. Cécile Chaminade : Trio n°2 op. 34 :
[II] Lento

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Marcel Baschet (Gagny, 1862-Paris, 1941), Claude Debussy, 1884. Pastel, pierre noire et encre de Chine sur papier, 29,6 x 26,1 cm, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon (cliché © RMN-GP/Gérard Blot).

Hayman Selig Mendelssohn (Pologne, c.1849 ?-Londres ?, après 1908), Cécile Chaminade, 1890. Photographie, 19 x 24,5 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

La photographie du Trio Chausson, sans mention de crédit d’auteur, est tirée du site Internet de l’ensemble.

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3 août 2012 5 03 /08 /août /2012 17:56

 

horace vernet depart de la course de chevaux libres

Horace Vernet (Paris, 1789-1863),
Le Départ de la course de chevaux libres
, c.1820

Huile sur toile, 46 x 54 cm, New-York, Metropolitan Museum
(Collection Catharine Lorillard Wolfe)

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneLes disques organisés autour d’un parcours thématique ne sont plus si fréquents aujourd’hui qu’ils le furent jadis, lorsque l’on pouvait proposer au public ce genre d’exploration sans craindre que le soupçon d’un pensum l’effraie aussitôt. L’idée du Paris des Romantiques qui nous arrive aujourd’hui grâce au Palazzetto Bru Zane, inspirateur et soutien de ce projet, est excellente à plus d’un titre. Cette réalisation nous permet, en effet, d’entendre un programme où se côtoient des pièces dont la notoriété inégale va du très célèbre à l’inédit, et de retrouver de jeunes artistes dont la renommée ne cesse de grandir, le pianiste Bertrand Chamayou, le violoniste Julien Chauvin et le chef Jérémie Rhorer, à la tête de son orchestre, Le Cercle de l’Harmonie.

 

S’il est sans doute parfaitement superflu de présenter deux des trois compositeurs présents dans ce récital que la postérité a largement couronnés, Hector Berlioz (1803-1869) et Franz Liszt (1811-1886), il y a fort à parier que le nom de Napoléon-Henri Reber n’évoquera pas même un vague souvenir pour nombre d’entre vous. Ce fils d’industriels, né à Mulhouse le 21 octobre 1807, renonça à une carrière d’ingénieur pour se consacrer à la musique. Entré au Conservatoire de Paris en 1828 après avoir étudié la flûte, le piano et les rudiments de la composition en autodidacte, il y suivit les cours d’harmonie et de contrepoint de deux répétiteurs d’Anton Reicha (1770-1836), Seuriot et Jelensperger, et ceux de Jean-François Le Sueur (1760-1837) pour la composition ; les choses ne se passèrent pas idéalement, puisque Reber fut exclu de la liste des élèves de contrepoint et de fugue en 1830, puis de la classe de composition en 1832, année qui le vit quitter le Conservatoire. Ce parcours chaotique ne l’empêchera d’ailleurs pas d’y devenir professeur d’harmonie (1851), de composition (1862), puis d’y exercer des fonctions d’inspection à partir de 1871. Membre de l’Institut en 1853, auteur d’ouvrages lyriques qui eurent un certain succès, henri reberc’est néanmoins dans les genres chambristes qu’il donna le meilleur de lui-même, qu’il s’agisse de la mélodie (il en laisse 56, composées à partir de 1842) ou de la musique instrumentale, qu’il illustra entre autres avec un Quintette avec piano, sept Trios et trois Quatuors loués par Berlioz et Chopin, autant de partitions demeurant aujourd’hui, sauf erreur, inédites. Il fut aussi un théoricien, auteur d’un Traité d’harmonie publié en 1862 et augmenté, en 1889, de Notes et études d’harmonie par Théodore Dubois, ouvrage qui sera longtemps regardé comme un classique du genre. Camille Saint-Saëns nous a livré, dans Harmonie et mélodie (Paris, Calmann-Lévy, 1885), quelques impressions qui nous permettent de nous faire une idée de l’homme discret que fut Reber, mort à Paris le 24 novembre 1880 : « Bien qu’il n’y eût jamais la  moindre affectation dans sa conversation ni dans sa personne, son esprit volontiers tourné vers le passé, l’urbanité exquise de ses manières évoquaient l’idée des temps disparus ; ses cheveux blancs semblaient poudrés, sa redingote prenait des airs d’habit à la française ; il semblait que oublié par le XVIIIe siècle dans le XIXe, il s’y promenât en flânant comme aurait pu le faire un contemporain de Mozart, étonné et quelque peu choqué de notre musique et de nos mœurs. Reber n’a jamais compris qu’un artiste cherchât dans son art un autre but que cet art lui-même ; il ne savait pas jouer des coudes pour arriver aux premières places ; comme l’hermine de la fable, il restait prudemment sur la rive, si le fleuve à traverser ne lui paraissait pas être d’une limpidité parfaite. On le voit, il n’était guère de son temps, ni d’aucun temps. » (pp. 283-284)

Reber laisse également quatre symphonies, dont la dernière, en sol majeur, est proposée dans ce Paris des Romantiques. Tout comme Berlioz, Saint-Saëns pensait le plus grand bien de cette partie de la production de son contemporain, négligée hier comme aujourd’hui ; voici ce qu’il en écrit, toujours dans Harmonie et mélodie : « Bien que peu connues du public, ses quatre symphonies méritent une mention toute spéciale. (…) On songeait peu alors à écrire des symphonies, et l’on peut dire sans exagération que Reber est le premier compositeur français qui ait complètement réussi dans ce genre si difficile ; d’autres y avaient montré du talent, il y a montré de l’originalité. Il a su se dégager de l’imitation de ses maîtres préférés, Mozart et Beethoven, et rallier, par un tour hardi, leur style à celui de nos vieux maîtres français, alors tombés dans un oubli profond autant qu’injuste. Maintenant que (…) nos vieux maîtres sont rendus à la lumière, on peut facilement voir avec quel goût et quel à-propos Reber a puisé à ces sources pour en jaillir un style nouveau, essentiellement français, dont la grâce et la concision forment les traits principaux. » (pp. 287-289) À l’écoute de la Symphonie n°4, créée avec succès le 22 février 1857 mais composée vers la fin des années 1840 ou le début de la décennie suivante, il apparaît que les choses sont un peu moins simples que ne le laissent entendre ces lignes. En effet, si la netteté du trait et la maîtrise de l’architecture globale sont indubitablement héritées des grands modèles classiques, si la retenue dans l’expression de l’Andantino sostenuto et la danse endiablée et, avouons-le, un peu frivole du Finale sont autant d’éléments pouvant être regardés comme des traits français, il faut bien reconnaître que les deux premiers mouvements, jean-jacques champin paris vu de gentillyl’Allegro liminaire pour ses brefs accès de solennité qui tranchent sur son humeur plutôt joviale (on remarquera qu’il démarre de la même façon que la Villanelle qui ouvre Les Nuits d’été de Berlioz, dont la version orchestrale fut publiée en 1856), l’Andantino – sans doute le mouvement le plus réussi de l’œuvre – pour son sérieux, regardent vers les terres germaniques, celles de Mendelssohn et de Weber – on sait le succès que les œuvres orchestrales du second rencontraient en France –, impression encore renforcée par la présence de quatre cors qui confèrent à la partition des teintes parfois schumaniennes et font souffler sur elle un authentique souffle romantique. Celui-ci se retrouve décuplé, bien sûr, dans le Concerto pour piano n°1 de Liszt, dont la structure en un seul bloc constituée de quatre mouvements joués sans interruption découle directement du Konzertstück en fa mineur pour piano et orchestre de Weber (op. 79, achevé en 1821). Ce concerto plein d’emportement, d’ironie bravache, comme le montre, par exemple, l’utilisation du triangle dans son Allegretto vivace qui fit grincer les dents de certains critiques, et de bravoure, orchestré avec une science très sûre des contrastes et des couleurs dut sans nul doute enchanter Berlioz qui en assura la création avec le compositeur au piano en 1855, à Weimar. Du fantasque Hector, ce disque donne à entendre la Rêverie et Caprice pour violon et orchestre op. 8 de 1841, dont la mélodie est issue d’un air retranché de Benvenuto Cellini, la cavatine de Teresa « Ah, que l’amour une fois dans le cœur » ; si cette page raffinée est intéressante par sa nature même de transcription, son demi-caractère explique sans doute qu’elle demeure relativement confidentielle, aujourd’hui comme hier. Il n’en demeure pas moins que sa présence, parce qu’elle suggère l’opéra dont tout Paris était alors toqué, complète parfaitement ce panorama musical du milieu du XIXe siècle, où classicisme et romantisme s’interpénètrent, l’un tentant de contenir les débordements de l’autre qui l’embrase d’une flamme nouvelle appelée, à terme, à le consumer.

bertrand chamayouOn était curieux de découvrir le Cercle de l’Harmonie (photographie ci-dessous), que l’on entend principalement aujourd’hui dans les fosses d’opéra et dont les parutions symphoniques précédentes consacrées à Mozart et Beethoven n’ont pas été forcément convaincu, dans un répertoire plus tardif, comme de voir ce que Bertrand Chamayou (photographie ci-contre) pourrait tirer du vénérable piano Érard de 1837 choisi pour le Concerto de Liszt, ce jeune et excellent interprète nous ayant habitué jusqu’ici à jouer sur des claviers tout ce qu’il y a de plus moderne. L’expérience se solde par une très belle réussite qui aurait été totale sans une Rêverie et Caprice étrangement atone en dépit des solides qualités du violoniste Julien Chauvin, dont le travail au sein du Quatuor Cambini-Paris a été loué ici même, mais qui semble quelque peu tourner en rond dans une page qui n’inspire visiblement ni lui, ni l’orchestre, et souffre, en outre, d’une prise de son d’une propreté discutable, dont la trop grande proximité durcit les timbres des instruments. À l’exact opposé, la prestation de Bertrand Chamayou dans le Concerto est étincelante et offre, en s’appuyant sur des moyens techniques particulièrement affûtés, le mélange de force et de félinité que réclame cette partition. Le pianiste parvient à tirer le meilleur des capacités de son instrument, en le poussant certes parfois dans ses derniers retranchements, mais aussi en le faisant sonner avec une plénitude et une finesse qui dénotent une véritable volonté de compréhension et d’appropriation de ses spécificités, allant au-delà d’une mécanique de jeu moderne plaquée sur un clavier ancien. Les équilibres avec l’orchestre, que ce dernier tonne ou murmure, semblent ainsi toujours d’un naturel et d’un équilibre parfaits, et démontrent, sans qu’il soit pour autant question de faire table rase des témoignages majeurs de Krystian Zimerman, Sviatoslav Richter ou Martha Argerich, le cercle de l harmonie©Alix Laveaula validité de l’utilisation d’instruments historiques dans ces pages qui gagnent en sève nouvelle et en couleurs inouïes ce que d’aucuns pourraient estimer qu’ils perdent en puissance sonore. Dans cette page comme dans la 4e Symphonie de Reber, Le Cercle de l’Harmonie se montre sous son meilleur jour, pouvant passer de l’explosivité la plus tonitruante au chuchotement le plus ténu avec la même aisance, variant les nuances et les coloris avec un indiscutable brio et faisant preuve d’une cohésion et d’une discipline en tout point admirable, d’autant qu’il s’agit d’un enregistrement en public. Jérémie Rhorer mène ses troupes avec autant de fermeté que d’intelligence, aiguillonnant sans cesse leur enthousiasme par un sens inné de la relance où l’on sent pointer à chaque instant le chef lyrique qu’il est. Les œuvres y gagnent un relief et un souffle qui font de l’écoute de ce disque, qui aurait certainement pu accueillir au moins une œuvre supplémentaire, un moment de découverte et de redécouverte véritablement passionnant.

 

En dépit de la faiblesse signalée de la Rêverie et Caprice, je conseille à tout amateur de musique romantique française d’écouter ce Paris des Romantiques qui regorge de surprises savoureuses parfaitement mises en valeur grâce à l’investissement et à la qualité de ses interprètes. On espère maintenant, comme le laisse supposer l’entretien avec ces derniers reproduite dans le livret, que le Palazzetto Bru Zane leur offrira la possibilité de donner une suite à ce premier volet, et qu’outre le Concerto n°2 de Liszt qui semble devoir assez naturellement s’imposer, on y trouvera aussi au moins une autre des symphonies de Reber, qui méritent mieux que l’oubli, à en juger par cette résurrection.

 

paris des romantiques chamayou chauvin rhorer cercle harmonLe Paris des Romantiques : Napoléon-Henri Reber (1807-1880), Symphonie n°4 en sol majeur op. 33, Hector Berlioz (1803-1869), Rêverie et Caprice pour violon et orchestre op. 8*, Franz Liszt (1811-1886), Concerto pour piano et orchestre n°1 en mi bémol majeur, S. 124+

 

*Julien Chauvin, violon (Gian-Battista Gabrieli, 1757)
+
Bertrand Chamayou, piano (Érard, 1837)

Le Cercle de l’Harmonie
Jérémie Rhorer, direction

 

1 CD [durée totale : 55’38”] Ambroisie/Naïve AM 207. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Napoléon-Henri Reber, Symphonie n°4 :
[I] Allegro

2. Franz Liszt, Concerto pour piano n°1 :
[II] Quasi adagio

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Napoléon-Henri Reber, 1853. Estampe, 16 x 13,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France

Jean-Jacques Champin (Sceaux, 1796-Paris, 1860), Paris vu de Gentilly, sans date. Huile sur toile, 21 x 32,5 cm, Sceaux, Musée de l’Île-de-France (cliché de Pascal Lemaître, © collections du Musée de l’Île-de-France)

La photographie de Bertrand Chamayou est de Richard Dumas (pour Naïve) tirée du site de Solea Artist Management.

La photographie du Cercle de l’Harmonie, tirée de son site, est d’Alix Laveau.

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19 juillet 2012 4 19 /07 /juillet /2012 16:31

 

theo van rysselberghe entrée du port de volendam

Theo Van Rysselberghe (Gand, 1862-Saint-Clair, Var, 1926)
L’Entrée du port de Volendam
, c.1896

Huile sur toile, 38 x 55,5 cm, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza
(INV CTB.1998.44 /© Carmen Thyssen-Bornemisza)

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneEn plus d’être un remarquable pianiste, Éric Le Sage est doté d’une réelle capacité d’entraînement qui lui permet de fédérer autour de lui les énergies nécessaires à la réalisation d’ambitieux projets. À peine vient-il, en effet, d’achever, en compagnie de solistes choisis, une vaste et complète exploration des œuvres chambristes avec et pour piano seul de Schumann, saluée comme la belle réussite qu’elle est par la critique, qu’il se lance, toujours pour le label Alpha et, cette fois-ci, avec le soutien du Palazzetto Bru Zane, que pareille entreprise ne pouvait laisser indifférent, dans une intégrale de la musique de chambre avec piano de Gabriel Fauré, une collection annoncée de cinq disques dont je vous propose de découvrir aujourd’hui les deux premiers volumes.

 

Les musicologues ont coutume de diviser le parcours créateur de Fauré en trois périodes, une première s’étendant jusque vers le milieu de la décennie 1880, encore empreinte d’influences notamment du romantisme germanique, une deuxième conduisant jusque vers 1910, qui assied un style personnel fait, entre autres, de lyrisme affirmé et chaleureux mais aussi d’expérimentations audacieuses, et une dernière où l’on assiste à une décantation croissante conduisant souvent à une impression de sérénité presque immatérielle, laquelle n’exclut néanmoins nullement la vigueur. Les œuvres pour violoncelle et piano et les deux Quatuors avec piano qui constituent respectivement le premier et deuxième volet de ce projet nous offrent une traversée complète de la manière fauréenne, avec une nette prépondérance toutefois de ses deux phases extrêmes. À la première appartiennent toutes les pièces de genre pour violoncelle et piano, dont les plus représentatives sont sans doute l’émouvante Élégie op. 24 de 1880 à laquelle son caractère fait de tragédie et d’exaltation assura un succès aussi immédiat que durable et, comme un négatif, le salonnard Papillon op. 77, commandé en 1884 à Fauré par son éditeur qui souhaitait exploiter la réussite commerciale de l’Élégie,gabriel faure emile tourtin 1875 une partition qui montre le peu d’appétence du compositeur pour ce type de travail obligé – n’est-ce pas la même logique qui le poussa à confier probablement l’orchestration de son Requiem à son élève Jean Roger-Ducasse ? – allant même jusqu’à l’exaspération ainsi que le prouve la vivacité des échanges à propos du choix de son titre (« Papillon ou Mouche à merde, mettez ce que vous voulez ! » rage-t-il) révélatrice du peu de cas qu’il en faisait. Écrit entre l’été 1876 et 1879, le Quatuor avec piano en ut mineur op. 15, créé en 1880 et doté d’un nouveau finale en 1883, appartient également à cette période. Il s’agit cependant d’une œuvre d’une toute autre ambition dans laquelle domine un sentiment passionné s’exprimant tantôt avec une fougue éclatante (premier et dernier mouvements), tantôt au travers d’une tristesse sublimée (Adagio), ce qui autorise à supposer qu’elle peut contenir des échos douloureux de la situation personnelle du musicien dont les fiançailles avec Marianne Viardot avaient été rompues du fait de la jeune femme alors qu’il y travaillait. Le Quatuor avec piano en sol mineur op. 45, composé en 1885-1886 et créé en 1887, n’est pas entouré de la même aura biographique et romantique que son prédécesseur, mais son Adagio non troppo constitue pourtant un des rares exemples d’une allusion du compositeur à un élément personnel puisqu’il écrit, dans une de ses lettres, que ce mouvement empreint d’un profond sentiment de paix lui a été inspiré par le son lointain d’une cloche porté jusqu’à lui par le vent d’ouest. Comme l’écrit très justement Nicolas Southon, cette œuvre ouvre la deuxième période fauréenne de la plus belle manière, avec sa richesse mélodique et son énergie, presque violente dans le Scherzo, mais toujours savamment maîtrisée par une science compositionnelle grandissante, perceptible dans le raffinement de la polyphonie, mais aussi dans les écarts harmoniques audacieux de l’Allegro molto moderato liminaire ou la profusion d’idées de l’Allegro molto final.

Avec les deux Sonates pour violoncelle et piano et le Trio op. 120, nous entrons dans la dernière période de l’activité créatrice de Fauré. La Sonate en ré mineur op. 109 a été écrite entre mai et août 1917 et créée en 1918. Comme nombre de pages tardives du musicien, elle emprunte une partie de son matériel à des œuvres antérieures, puisque le premier thème de l’Allegro deciso qui l’ouvre est tiré d’une symphonie détruite de 1884, comme l’Andante de la Sonate en sol mineur op. 117 se fondera sur un Chant funéraire pour orchestre d’harmonie commandé en 1921 par l’État français pour commémorer le centenaire de la mort de Napoléon. gabriel faure 1923Est-ce parce qu’elle a été composée durant la Première guerre mondiale que la Sonate op. 109 apparaît si rude et tendue en son premier mouvement et si mélancolique dans l’Andante qui le suit, avant qu’un optimisme de plus en plus ferme triomphe dans son finale ? Ce n’est pas totalement impossible. La Sonate op. 117, élaborée entre mars et novembre 1921 et donnée l’année suivante, se meut, pour sa part, dans une atmosphère plus sereine, avec son Andante d’une tristesse toute retenue qu’encadrent un Allegro dont la simplicité de ton n’est qu’apparente et un Allegro vivo insouciant et virtuose. Cette même tranquillité dispensatrice de joie se retrouve dans le Trio en ré mineur op. 120, interprété ici dans sa version primitive pour clarinette, violoncelle et piano, que Fauré composa entre septembre 1922 et mars 1923 (il sera créé le 12 mai suivant) alors qu’il se disait en proie à un état de « fatigue perpétuelle ». C’est, tout au contraire, un sentiment de fraîcheur et d’évidence qui se dégage de cette partition dans laquelle alternent une douceur paisible qui n’a rien de mièvre et une vigoureuse joie de vivre qui s’ébroue sans tapage mais avec au cœur une allégresse véritable, car détachée des pesanteurs terrestres.

 

Toutes les pages présentes dans ces deux volumes ont été si fréquemment enregistrées et par des artistes y ayant souvent déployé un tel talent que chercher dans chaque nouvelle parution qui leur est consacrée une hypothétique référence est un exercice encore plus vain que lorsqu’il s’agit d’œuvres moins bien servies par le disque. La question que l’on se posera volontiers pour les apprécier est donc celle de la singularité de la vision des partitions qu’elles proposent. Avant de les considérer séparément, il faut dire un mot des qualités bien réelles communes aux deux disques. Celle qui s’impose le plus immédiatement est le soin apporté à la réalisation éditoriale et technique qu’il s’agisse des notices bien documentées et de lecture agréable signées par Nicolas Southon ou des prises de son précises mais sans sécheresse aucune de Jean-Marc Laisné, dont le travail d’orfèvre a déjà été salué sur ce blog. Ces conditions matérielles optimales sont mises au service de musiciens dont l’implication est indiscutable, ce qui nous change agréablement de certaines lectures routinières voire alimentaires dont on se demande où gît la motivation. L’équipe réunie par Éric Le Sage (photographie ci-dessous) se montre à chaque instant pleinement maîtresse de ses moyens, d’ailleurs fort remarquables, et soucieuse de rendre justice à l’esprit de la musique de Fauré. Le volume consacré aux œuvres pour violoncelle et piano, qui donne à entendre la presque totalité de ce qu’à écrit le compositeur pour cette formation (il manque la Sicilienne op. 78 et un Morceau de lecture à deux violoncelles de 1897, enregistrés dans tous deux dans la très belle intégrale réalisée par Xavier Gagnepain et Jean-Michel Dayez pour Zig-Zag Territoires en 2007), laisse néanmoins un léger sentiment d’inachevé. eric le sageSi tout y est d’une facture impeccable, si les pièces les plus célèbres comme l’Élégie, la Romance ou la Berceuse y sonnent heureusement sans surcharge de sentimentalité ou d’esprit salonnard, les deux Sonates manquent, à mon sens, d’un peu de mordant et de piquant dans les mouvements vifs, alors que les centraux, plus méditatifs, sont superbes de galbe et d’expression. François Salque et Éric Le Sage auraient-ils péché par excès de respect envers ces deux monuments ? Toujours est-il que, rejoints par le clarinettiste Paul Meyer, ils donnent du Trio op. 120 une vision pleine d’élan et de subtilité, toute baignée d’une magnifique lumière, chaude et dorée comme celle qui enveloppe les scènes du Lorrain. Très différente est l’approche des deux Quatuors avec piano, dont le violoncelliste et le pianiste, rejoints par Daishin Kashimoto au violon et Lise Berthaud à l’alto, livrent une vision tendue et plutôt sombre, que l’on peut opposer à celle, plus sanguine et juvénile, du Trio Wanderer et de l’altiste Antoine Tamestit (Harmonia Mundi, 2010, voir ici). On est très loin, dans cette optique, d’un Fauré aimable, vague ou sentimental ; les lignes sont ici impeccablement dessinées, la clarté polyphonique totale, les contrastes creusés et, surtout, on sent derrière chaque note une sensibilité frémissante qui jamais ne cède à l’effet facile ou à l’impudeur et en est peut-être d’autant plus étreignante. Selon l’idée que l’on se fait de l’univers du compositeur, les options retenues par cette lecture séduiront ou laisseront dubitatif ; elles me semblent, pour ma part, d’une grande justesse dans leur passion contenue et leur tension qui ne cède rien à l’anecdote et cette version prend place, à mon avis, parmi les meilleures consacrées récemment aux deux Quatuors avec piano.

Je vous recommande donc en priorité le deuxième volume de ce début d’intégrale de la musique de chambre avec piano de Fauré, tout en vous conseillant également de vous faire votre propre opinion sur celui consacré aux œuvres pour violoncelle et piano en allant l’écouter, car il en vaut la peine, malgré les quelques réserves que j’ai pu émettre. Les prémices de cette entreprise, que l’on remercie Alpha et le Palazzetto Bru Zane d’avoir décidé d’entreprendre, laissent bien augurer de sa suite et l’on attend maintenant avec impatience les Quintettes avec piano réunissant Éric Le Sage et le Quatuor Ébène annoncés chez le même éditeur à la fin du mois de septembre 2012.

 

Gabriel Fauré (1845-1924), Intégrale de la musique de chambre avec piano

 

gabriel faure sonates violoncelle piano elegie le sage salqVolume 1 – Œuvres pour violoncelle et piano : Sonate n°1 en ré mineur op. 109, Sonate n°2 en sol mineur op. 117, Romance op. 69, Élégie op. 24, Sérénade op. 98, Papillon op. 77, Berceuse op. 16. Trio pour piano, clarinette et violoncelle en ré mineur op. 120

 

Éric Le Sage, piano
François Salque, violoncelle
Paul Meyer, clarinette

 

1 CD [durée totale : 74’02”] Alpha 600. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

gabriel faure quatuors avec piano le sage berthaud salque kVolume 2 – Quatuors avec piano n°1 en ut mineur op. 15 et n°2 en sol mineur op. 45

 

Éric Le Sage, piano
Daishin Kashimoto, violon
Lise Berthaud, alto
François Salque, violoncelle

 

1 CD [durée totale : 64’08”] Alpha 601. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Quatuor avec piano n°1 :
[I] Allegro molto moderato

2. Sonate pour violoncelle et piano n°2 :
[II.] Andante

3. Trio pour piano, clarinette et violoncelle op. 120 :
[III.] Allegro vivo

 

Un extrait de chaque plage de ces deux disques peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Volume 1

Volume 2

 

Illustrations complémentaires :

Émile Tourtin (actif entre 1873 et 1899), Gabriel Fauré, 1875. Photographie, 9 x 5 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

Anonyme, Gabriel Fauré, 1923. Photographie, 11,5 x 6 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

La photographie d’Éric Le Sage appartient à Solea Management.

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11 avril 2012 3 11 /04 /avril /2012 15:08

 

jean-francois de troy la declaration d amour

Jean-François de Troy (Paris, 1679-Rome, 1752),
La Déclaration d’amour
, 1731.

Huile sur toile, 72,3 x 92,2 cm, Berlin, Château de Charlottenbourg.

 

L’univers de la cantate française demeure encore largement aujourd’hui un terrain à défricher, la jeune génération des musiciens baroques hexagonaux, à quelques notables exceptions comme le Concert chez la Reine des Ombres, salué ici-même, n’ayant hélas pas eu la hardiesse nécessaire pour poursuivre le travail entrepris par leurs prédécesseurs tels, entre autres, William Christie ou Martin Gester, auteurs de très belles réalisations dans ce domaine. Pour le plus grand bonheur des amateurs et la confusion de ceux qui préfèrent le confort d’un répertoire rebattu aux exaltantes incertitudes de la découverte, le jeune Ludovice Ensemble, basé à Lisbonne et dirigé par le claveciniste Fernando Miguel Jalôto, a le courage de consacrer son premier enregistrement à cette partie encore négligée de notre patrimoine et de nous en offrir dans Amour, viens animer ma voix !, publié par Ramée, un florilège sauf erreur entièrement inédit.

La fin du règne de Louis XIV voit un Versailles de plus en plus pétrifié dans les lois de sa rigoureuse étiquette et ses rêves de grandeur aux ors quelque peu fanés perdre lentement sa prééminence artistique au profit de Paris, un basculement qui va s’accélérer entre la mort du monarque en 1715 et l’installation de Louis XV au château en 1722 pour ne plus jamais s’inverser complètement. Ce changement, qui en dit long sur l’évolution des mœurs du temps vers plus d’individuation et d’individualisme, va favoriser l’émergence de nouvelles expressions artistiques se démarquant des idéaux de grandeur propres à l’esthétique du siècle précédent : c’est le temps des pastorales galantes de Watteau, Lancret ou Pater et bientôt des scènes de genre de Chardin, c’est aussi celui d’un de leur équivalents musicaux, la cantate. Ce genre s’est développé dans le sillage de la sonate, acclimatée en France presque sous le manteau par une poignée d’amateurs de musique italienne à la fin du XVIIe siècle, au nombre desquels François Couperin, Sébastien de Brossard ou Élisabeth Jacquet de La Guerre qui en composèrent respectivement aux alentours de 1692 et dans les années 1695, avec les mêmes réticences dues à ses origines ultramontaines qui semblaient alors pour le moins suspectes aux tenants de la musique française, lesquels n’hésitaient d’ailleurs pas un instant à associer les deux formes dans leurs vitupérations. francois lemoyne pygmalion voit sa statue s animerLa période de floraison de la cantate a été aussi intense que brève puisque le premier recueil, signé par Jean-Baptiste Morin (1677-1745) et dédié, signe des temps, au très parisien Régent Philippe d’Orléans, en fut édité en 1706 et que Boismortier, s’il en donna en 1737 un Second Livre, fit suivre celui-ci, dès 1740, d’un volume de Cantatilles, qui en est l’avatar en tout point allégé. Mélange d’éléments français que Campra définissait, dans l’Avertissement de son Premier Livre de Cantates (Paris, 1708) comme étant « la beauté du chant, l’expression & notre [celle des Français] manière de réciter », auxquels s’en ajoutent d’autres directement issus de la Tragédie lyrique comme les Tempêtes et autres Sommeils, et italiens, tels les modulations rapides, l’emploi d’instruments) obligés ou de la forme da capo, la cantate doit à Jean-Baptiste Rousseau (1671-1741) sa forme traditionnelle, appelée être largement modulée par les musiciens en fonction des besoins, composée d’une alternance de trois récitatifs et de trois airs. Les textes abordent des sujets extrêmement variés, tirés de la mythologie ou de la Bible, mais aussi allégoriques, pastoraux, d’actualité et même comiques (voir, dans cette dernière catégorie, le disque de Dominique Visse et Café Zimmermann publié chez Alpha), qui forment autant d’instantanés de la vie des salons et des cercles artistiques au programme desquels ces pièces musicales de dimensions modestes mais parfois plus ambitieuses qu’il y paraît – songez à La Muse de l’Opéra de Clérambault (1716), résumé ironique de la musique lyrique de son temps, ou aux Cantates françoises sur des sujets tirez de l’Écriture d’Élisabeth Jacquet de La Guerre (1708 et 1711), dont on aimerait un jour entendre l’intégralité – ont figuré durant la trentaine d’années où elles ont été à la mode.

De ce fonds important estimé à environ 800 partitions, Amour, viens animer ma voix ! extrait trois superbes spécimens dus à la plume de Philippe Courbois, un musicien à la biographie obscure, dont on sait seulement qu’il était actif entre 1705 et 1730 dans l’entourage de la duchesse du Maine à laquelle il dédie ses Cantates françoises à I et II voix…, sa seule contribution à ce genre, publiée en 1710, où l’on retrouve Orphée proposé ici, et aux beaucoup plus célèbres Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749), fait organiste de la Maison Royale de Saint-Cyr par la volonté de Madame de Maintenon en 1714, poste qu’il cumulait avec d’autres du même type dans différentes églises parisiennes, à qui l’on doit également cinq livres de cantates, dont le deuxième, daté 1713, contient le Pigmalion de ce programme, et André Campra (1660-1744), maître de chapelle de Notre-Dame de Paris en 1694 que l’italianisme de sa musique fit remarquer par le Régent, lequel favorisera sa nomination à la Chapelle royale en 1722, et dont on connaît surtout aujourd’hui le Requiem et les opéras, mais qui est aussi l’auteur d’admirables livres de cantates, le troisième et dernier, paru en 1728, contenant Le Jaloux que l’on découvre dans ce florilège. jean-baptiste pater concert amoureuxSi Orphée, pièce que son hésitation entre registres tragique et léger rend un peu inégale, est aussi pleine d’invention dans ses meilleurs moments, comme le martial air avec trompette « Peut-on refuser la victoire ? », Pigmalion et surtout Le Jaloux offrent une réelle unité d’inspiration qui regarde nettement du côté du théâtre comme le montrent, entre autres, la magnifique aria « Reine de l’amoureux empire » de la première ou, dans la seconde, l’irruption du récitatif « Taisez-vous, taisez-vous » interrompant la Symphonie d’ouverture, une formule utilisée, entre autres, par Händel en 1708 dans sa cantate italienne Aminta e Fillide (HWV 83). Il faut également signaler le soin avec lequel les parties instrumentales des trois œuvres sont écrites, illustrant le texte avec beaucoup d’efficacité et instaurant parfois avec le chanteur un véritable dialogue. Disons un mot, pour finir, de l’excellent choix qui a été fait de compléter cette anthologie de cantates par trois des Concerts en Trio publiés par Louis-Antoine Dornel (1685-1765) dans son recueil de 1723. Ce compositeur, qui fut organiste de Sainte-Madeleine-en-la-Cité (1706), puis de Sainte-Geneviève-du-Mont (1719) avant d’occuper, de 1725 à 1742, le poste convoité de maître de musique de l’Académie française puis de terminer sa carrière à la tribune de Saint-Germain-le-Vieil (1748-1757), a produit des œuvres instrumentales non seulement d’une facture soignée qui les rend très agréables d’écoute mais aussi d’un grand intérêt, car à la fois ancrées dans la tradition française par leur utilisation de mouvements de danse et relevant d’un style « galant » pétri de fluidité mélodique italienne, qui méritent bien mieux que l’oubli.

Les musiciens du Ludovice Ensemble et la basse-taille Hugo Oliveira (photographie ci-dessous) livrent de ce répertoire une vision d’une grande probité et d’un remarquable raffinement qui attestent d’un travail de réflexion en profondeur sur les œuvres et leur contexte. Ce qui frappe le plus dans ce premier disque en tout point généreux est sans doute l’excellente tenue de la réalisation instrumentale, qui sait allier une mise en place extrêmement rigoureuse à une intuition très juste du répertoire interprété. Les musiciens, tous d’une indiscutable solidité technique, se coulent avec beaucoup de naturel dans les exigences de ces pièces d’esprit très français qu’ils restituent avec la noblesse de ton et la retenue de sentiment idoines, tout en n’oubliant jamais de leur insuffler l’animation et la théâtralité indispensables pour qu’elles ne demeurent pas au stade de gravures aussi parfaitement ciselées que désespérément glacées. Accompagnateurs attentifs de la voix à laquelle ils offrent un écrin assez transparent pour la laisser s’épanouir mais suffisamment dense et réactif pour lui offrir soutien et dialogue, ludovice ensembleleurs qualités s’imposent avec encore plus d’évidence dans les trois pièces de Dornel, enlevées avec une vivacité qui n’exclut pas la tendresse, pleines de contrastes et de couleurs, et qui donnent envie d’en entendre plus. Sans qu’il démérite pour autant, on ne sera pas tout à fait aussi enthousiaste face à la prestation d’Hugo Oliveira, au timbre pourtant agréable et qui se montre soucieux de caractériser au mieux chacun des personnages qu’il incarne, ce à quoi il parvient d’ailleurs fort bien, mais qui ne réussit pas toujours à conserver une lisibilité ou une stabilité d’émission irréprochables, ce problème étant hélas accentué par l’utilisation, certes bienvenue mais toujours assez périlleuse, du français « restitué » ainsi que par une prise de son qui, si elle flatte les instruments, tend à positionner la voix derrière eux en la nimbant d’une façon assez artificielle. Fort heureusement, ces quelques accrocs demeurent très ponctuels et ne viennent pas gâcher la fête d’un disque dans lequel on sent clairement que chaque participant, stimulé par la direction d’une grande intelligence et d’une indiscutable sensibilité de Fernando Miguel Jalôto qui fait, en outre, preuve d’une très belle inventivité au clavecin, s’est investi avec autant d’enthousiasme que de cœur, parvenant sans difficultés à transmettre à l’auditeur son bonheur de faire revivre le théâtre élégant de ces joyaux chambristes.

En dépit de la petite réserve formulée ci-dessus, je recommande ce disque à tout amateur de musique baroque française en ne doutant pas un instant que le plus grand nombre sera sensible aux nombreux charmes qu’il exhale. Ce premier enregistrement courageux et globalement réussi désigne d’ores et déjà le Ludovice Ensemble comme une formation à suivre avec grand intérêt et on espère la retrouver rapidement dans ce répertoire qui lui convient parfaitement ou dans d’autres où il y a fort à parier que son esprit de chercheur nous promet quelques passionnantes découvertes.

 

amour viens animer ma voix oliveira ludovice ensemble jalotAmour, viens animer ma voix ! Cantates pour basse d’André Campra (1660-1744), Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749), Philippe Courbois (fl. 1705-1730) & Concerts en Trio de Louis-Antoine Dornel (1685-1765)

 

Hugo Oliveira, basse-taille
Ludovice Ensemble
Fernando Miguel Jalôto, clavecin & direction

 

1 CD [durée totale : 76’46”] Ramée RAM 1107. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Louis-Antoine Dornel, VIe Concert en Trio : Prélude

2. Philippe Courbois, Orphée, Cantate à voix seule et un violon :
Air : « Peut-on refuser la victoire »

3. Louis-Antoine Dornel, IIe Concert en Trio : Vivement

4. Louis-Nicolas Clérambault, Pigmalion, Cantate à voix seule, et simphonie :
Air : « Reine de l’amoureux empire »

 

Des extraits de chaque plage du disque peuvent être écoutés en suivant ce lien.

 

Illustrations complémentaires :

François Lemoyne (Paris, 1688-1737), Pygmalion voit sa statue s’animer, 1729. Huile sur toile, 212 x 168 cm, Tours, Musée des Beaux-Arts.

Jean-Baptiste Pater (1695-1736), Un Concert (dit aussi Le Concert amoureux), c.1730-33. Huile sur toile, 57,1 x 42,6 cm, Londres, Wallace Collection (photographie © The Wallace Collection).

La photographie du Ludovice Ensemble est de Sarah Fitzsimons. Je remercie Fernando Miguel Jalôto de m’avoir autorisé à l’utiliser.

 

Suggestion d’écoute complémentaire :

louis antoine dornel pieces orgue simphonies harle reyneLouis-Antoine Dornel (1685-1765), Pièces d’orgue, Simphonies, Cantate « La Fin des Siècles »*

 

Gilles Harlé, orgue J. Boizard (1714) de l’abbaye de Saint-Michel-en-Thiérache
*Arnaud Marzorati, basse
La Simphonie du Marais
Hugo Reyne, flûte, hautbois & direction

 

1 CD Tempéraments TEM 316018. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et des extraits de chaque plage peuvent être écoutés en suivant ce lien.

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5 avril 2012 4 05 /04 /avril /2012 14:42

 

william adolphe bouguereau tentation

William Bouguereau (La Rochelle, 1825-1905),
Tentation
, 1880.

Huile sur toile, 99,1 x 132,1 cm, Minneapolis, Institute of art.

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneLe 14 avril prochain débutera, à Venise, le festival Théodore Dubois et l’art officiel qui, jusqu’au 27 mai prochain, permettra aux œuvres majeures d’un compositeur que son étiquette de musicien académique aurait dû condamner pour l’éternité, du moins si l’on en avait dû se fier aux jugements des mandarins de la modernité musicale, à demeurer dans les poubelles de l’Histoire, de revivre, grâce à l’investissement du Palazzetto Bru Zane-Centre de musique romantique française. Le travail essentiel de cette institution a permis, en juillet 2011, à Geoffroy Jourdain et à ses Cris de Paris rejoints, pour l’occasion, par des solistes vocaux ainsi que par des instrumentistes issus de l’orchestre Les Siècles, de ressusciter en concert l’oratorio Le Paradis perdu, dont Aparté publie aujourd’hui l’enregistrement réalisé quelques semaines plus tard.

Lorsqu’il entreprend la composition de cette vaste partition en 1871, Théodore Dubois a 34 ans et, comme nombre de titulaires du Prix de Rome, qu’il s’est lui-même vu décerner en 1861 (je renvoie le lecteur désireux d’en apprendre plus sur le parcours du compositeur à ma recension d’un splendide disque de pièces concertantes publié l’année dernière chez Mirare), il se heurte à l’impossibilité de se faire jouer sur une scène lyrique, sésame alors indispensable à une véritable reconnaissance. Ainsi qu’il le raconte dans ses Souvenirs de ma vie, dont la lecture est incontournable pour comprendre l’homme et son évolution (références à la fin de cette chronique), il lui fut extrêmement difficile de se défaire, si tant est qu’il y parvînt réellement, de l’étiquette de musicien d’église que le succès de ses Sept paroles du Christ, oratorio exécuté avec succès en 1867 en l’église Sainte-Clotilde de Paris, dont il était organiste, avait renforcée et que son accession, à la fin de 1868, au poste prestigieux de maître de chapelle de la Madeleine largement confirmée. wilhem benque theodore dubois 1880En attendant une hypothétique représentation – qui aura finalement lieu en 1873 – de son opéra-comique La Guzla de l’émir, dont le livret lui échut grâce à l’intervention de son maître, Ambroise Thomas, et  qu’il jugeait visiblement, malgré l’excellent accueil qui lui fut réservé, assez peu digne de ses capacités, Dubois, fraîchement nommé au poste de professeur d’harmonie au Conservatoire en 1871, commanda donc à Édouard Blau une adaptation du vaste poème en 12 livres Le Paradis perdu (1667) de John Milton (1608-1674), ouvrage pour lequel il faut noter que Gustave Doré venait juste de réaliser, en 1866, une impressionnante série de 50 gravures. Il commença à travailler à la mise en musique de ce texte à partir de l’hiver 1871-1872, au moment même où sa vie sentimentale allait connaître son accomplissement au travers de la rencontre de Jeanne Duvinage (1843-1922) qu’il épousera le 20 août 1872, ce qui ne fut sans doute pas sans incidence partielle sur son inspiration, comme nous le verrons plus loin. Le compositeur dut encore s’armer de patience, car Le Paradis perdu, alors « terminé depuis assez longtemps » (sans doute vers 1874-75), dut attendre l’opportunité que lui offrit la création, en 1878, d’un concours de composition organisé par la ville de Paris pour sortir de ses tiroirs. Ayant remporté, malgré des cabales, le prix à égalité avec Le Tasse de Benjamin Godard (1849-1895), son oratorio fut représenté au Châtelet sous la direction d’Édouard Colonne le 27 novembre 1878 et obtint un succès mitigé, puis redonné, aux frais de Dubois et avec une bien meilleure fortune, les 1er et 8 décembre suivants.

Il convient de préciser d’emblée que Le Paradis perdu qui nous est offert aujourd’hui est une orchestration pour double quintette et piano réalisée, dans le respect des règles stylistiques du XIXe siècle, par Olivier Schmitt à partir de la réduction pour voix et piano qui seule subsiste actuellement, la partition d’orchestre demeurant introuvable. Sans entrer trop avant dans les détails (je vous renvoie, pour en savoir plus, à l’introduction pertinente et précise d’Alexandre Dratwicki qui accompagne le disque), l’œuvre se compose de quatre parties, intitulées La Révolte, L’Enfer, Le Paradis – La Tentation et Le Jugement, d’inégale longueur, la troisième étant la plus étoffée et sans doute la plus personnelle de l’ensemble, dans laquelle les éminentes qualités de mélodiste de Dubois éclatent à chaque mesure. Durant l’heure et demie que dure l’oratorio, le compositeur démontre une impressionnante maîtrise d’écriture qui lui permet de mêler sans hiatus style opératique, avec des airs splendides comme la belle méditation de Satan (« Depuis le temps », deuxième partie) ou le duo amoureux, à la manière de Gounod, d’Adam et Ève (« Aimons-nous », troisième partie) auquel les critiques du temps reprochèrent de manquer de passion mais dans lequel je vois, pour ma part, un écho à la fois sensuel et pudique de la nouvelle situation amoureuse du musicien que j’évoquais précédemment, gustave dore paradis perdu satan serpent 39et style sacré, comme le montrent, par exemple, le chœur éthéré qui débute la première partie (« Aux profondeurs éthérées ») et l’impressionnante fugue « à l’ancienne » (« À qui la donna retourne la gloire ») qui la conclut. Un des autres points remarquables de la partition est sa variété car si Dubois offre, de bout en bout, une musique qui ne déroge jamais aux canons esthétiques de son temps – l’homme n’a d’ailleurs jamais prétendu révolutionner quoi que ce soit – dont ses détracteurs ne manquèrent pas de souligner qu’elle était plus séduisante pour l’esprit que pour l’oreille, l’ennui ne menace pas un instant, la tension étant maintenue par d’incessants changements de registre, parfaitement illustrés par un Satan passant de la contemplation à la hâblerie dans la deuxième partie (« Depuis le temps » puis « Frappons le maître en son ouvrage »), et par un sens dramatique très sûr, dans lequel il est loisible de deviner qu’il s’exprime avec d’autant plus de force qu’il ne trouvait alors pas à s’exprimer ailleurs, comme dans le spectaculaire épisode « Ô Dieu vengeur » de la quatrième partie ou le chœur conclusif de la deuxième partie (« Flammes toujours vivantes ») dont le mélange de lueurs inquiètes et de goguenardise rappelle irrésistiblement l’esprit de la Danse macabre de Saint-Saëns (version orchestrale créée le 24 janvier 1875). Notons pour finir que Le Paradis perdu, qui s’inscrit dans le mouvement de renouveau de l’oratorio français inauguré, en 1854, par L’Enfance du Christ de Berlioz et encouragé par les succès qu’y rencontrent, entre autres, Saint-Saëns (Oratorio de Noël, 1858) ou Massenet (Marie-Magdeleine, 1873, Ève, 1875), n’est d’ailleurs pas sans présenter quelques traits communs avec le poème biblique du premier, Le Déluge, représenté en 1876.

L’équipe réunie autour de Geoffroy Jourdain (photographie ci-dessous) pour ressusciter cette partition accomplit dans cet enregistrement un travail en tout point remarquable, qui a considérablement gagné en maturité et en précision si on la compare à leur exécution, déjà de très bon niveau, lors du Festival de Radio-France et Montpellier. Il faut, tout d’abord, saluer la prestation des principaux solistes, qui s’acquittent chacun de leur rôle avec un investissement dramatique de tous les instants et une technique vocale tout à fait satisfaisante, à la légère réserve près d’une intelligibilité parfois perfectible de Jennifer Borghi, incarnant par ailleurs un Archange aussi à l’aise dans la prière que dans l’imprécation, et du timbre quelquefois un rien « pointu » du ténor Mathias Vidal, qui sait néanmoins apporter à son Adam, avec un incontestable brio, une véritable épaisseur en se montrant particulièrement convaincant dans le registre tendre où il n’est jamais mièvre ou artificiel. On ne formulera, en revanche, que des éloges envers l’Ève de Chantal Santon, à la voix lumineuse et sensuelle, parvenant à traduire parfaitement chaque facette du caractère de son personnage, de l’innocence à la repentance, en passant par l’indécision et la séduction, les cris paris geoffroy jourdain paradis perdu duboiset le Satan d’Alain Buet qui s’empare de son rôle avec une présence phénoménale et une finesse de caractérisation qui non seulement lui évitent de tomber dans la caricature, mais font bien sentir la complexité d’un être dont l’appétit de destruction plonge ses racines dans un profond sentiment de solitude et de rejet, un Diable très humain, en quelque sorte. Le chœur des Cris de Paris, très sollicité tout au long de l’œuvre est, lui aussi, excellent, faisant preuve d’une grande netteté d’articulation, d’une bonne homogénéité entre les différents pupitres et d’une réactivité de tous les instants qui lui permettent de répondre aux sollicitations du chef avec autant de vigueur que de raffinement. Les onze instrumentistes, dont dix sont issus de l’orchestre Les Siècles, sont formidables et livrent une interprétation dynamique qui concilie, grâce à un vibrato et à des équilibres soigneusement dosés, densité et transparence tout en offrant une palette de couleurs quelquefois renversante (quels vents magnifiques), avec une mention particulière pour Aurélien Richard qui, outre son rôle essentiel de soutien de tout l’édifice, tire de son Érard de 1881 des sonorités si séduisantes qu’elles donnent l’envie de l’entendre un jour en soliste. Geoffroy Jourdain, que l’on n’attendait pas forcément dans ce répertoire s’y montre, au contraire, parfaitement à l’aise et galvanise toutes ces belles individualités par une direction conjuguant amplitude de la respiration, souci de la construction et précision de la mise en place. Le chef semble avoir pris, avec autant d’humilité que de sensibilité, l’exacte mesure de la musique de Dubois, qu’il restitue avec une intelligence et un naturel absolument confondants, creusant les contrastes sans jamais les hypertrophier, offrant aux musiciens tout l’espace dont ils ont besoin pour s’épanouir sans que jamais le relâchement ou l’affadissement menacent la netteté de la ligne.

incontournable passee des artsJe vous recommande donc très chaleureusement ce Paradis perdu, que je vous avoue avoir écouté moi-même plus de vingt fois sans jamais éprouver la moindre lassitude et vers lequel je reviendrai souvent. Il apporte la confirmation de la réelle envergure musicale de Théodore Dubois, tout en révélant les affinités que nourrissent les artistes réunis autour de ce projet pour la musique romantique française, tout en laissant entrevoir quels trésors inconnus ou négligés nous attendent encore dans le domaine de l’oratorio français du XIXe siècle, si peu exploré aujourd’hui. On espère que le Palazzetto Bru Zane-Centre de musique romantique française nous donnera un jour à entendre Les Sept Paroles du Christ et Le Baptême de Clovis de Dubois, mais aussi les réalisations de Massenet, David, Franck ou Paladhile, pour ne citer que quelques noms, qui méritent sans doute une aussi belle résurrection.

 

theodore dubois le paradis perdu cris paris jourdainThéodore Dubois (1837-1924), Le Paradis perdu, drame oratorio en quatre parties sur un livret d’Édouard Blau d’après John Milton

 

Chantal Santon, soprano (Ève), Mathias Vidal, ténor (Adam), Alain Buet, baryton (Satan), Jennifer Borghi, mezzo-soprano (L’Archange), Cyrille Dubois, ténor (Uriel, Le Fils), Elias Benito, baryton (Molock), Sorin Dumitrascu, baryton-basse (Bélial)
Les solistes des Siècles
Les Cris de Paris
Aurélien Richard, piano Érard 1881
Geoffroy Jourdain, direction

 

2 CD [43’35” & 53’21”] Aparté AP 030. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Première partie : « Le Seigneur n’est plus seul » (L’Archange, Les Séraphins)

2. Deuxième partie : « Flammes toujours vivantes » (Les Damnés)

3. Troisième partie : Introduction

4. Troisième partie : « C’est le jour » (Adam, Ève, Satan)

5. Quatrième partie : « Ô Dieu vengeur » (Ève, Adam, L’Archange, Les Séraphins)

 

Un extrait de chaque plage des deux disques peut être écouté en suivant ce lien.

 

Illustration complémentaires :

Wilhem Benque (1843-1903), Théodore Dubois, 1880. Photographie, 19,5 x 12,5 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

Gustave Doré (Strasbourg, 1832-Paris, 1883), Satan et le Serpent, 1866 (Le Paradis perdu, IX, 179-187). Xylographie, lieu de conservation non précisé.

La photographie de Geoffroy Jourdain, des Cris de Paris et des solistes des Siècles, prise durant une exécution du Paradis perdu au Festival Berlioz de La Côte-Saint-André, est de Gérard Gay-Perret (© Le Dauphiné Libéré).

 

Lecture complémentaire :

theodore dubois souvenirs de ma vie 978-2-914373-42-5Théodore Dubois, Souvenirs de ma vie (1837-1912), présentés et annotés par Christine Collette-Kléo, Lyon, Éditions Symétrie, ISBN 978-2-914373-42-5. Ce livre peut être acheté en suivant ce lien.

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29 mars 2012 4 29 /03 /mars /2012 15:41

 

gabriel de saint-aubin triomphe amour sur tous les dieux Gabriel de Saint-Aubin (Paris, 1724-1780),
Le Triomphe de l’Amour sur tous les dieux
, 1752.

Huile sur toile, 97 x 129 cm, Rouen, Musée des Beaux-Arts.

 

Les lecteurs qui me font l’honneur de suivre les publications de Passée des arts savent la distance que j’entretiens avec le domaine lyrique et le recul avec lequel j’accueille les récitals d’airs qui pullulent aujourd’hui et dont beaucoup ne présentent pas même un intérêt documentaire, puisqu’ils se cantonnent à seriner les mêmes airs usés jusqu’à la corde d’une poignée de compositeurs. Heureusement, à l’instar des trois volumes de Tragédiennes portés par Véronique Gens et Christophe Rousset (Virgin), certains projets viennent démentir ce triste constat. C’est le cas d’une nouvelle parution réunissant aujourd’hui, pour Naïve, Sandrine Piau et Les Paladins sous la direction de Jérôme Correas et intitulée Le Triomphe de l’amour.

 

D’Acis et Galatée de Jean-Baptiste Lully (1686) à Renaud, ou la suite d’Armide d’Antonio Sacchini (1783), bornes choisies pour ce programme, les évolutions intervenues, en France, dans le domaine de l’opéra, ce terme devant être compris dans son acception la plus large afin d’y intégrer la tragédie biblique de Marc-Antoine Charpentier, David et Jonathas, d’ailleurs qualifiée par ce mot dans le compte rendu qu’en fit Le Mercure Galant à la suite de sa création en 1688joseph marie vien jeunes grecques parant de fleurs amour en, sont bien sûr nombreuses, mais elles s’accompagnent également de permanences que l’on chercherait en vain ailleurs en Europe, comme la survivance, presque jusqu’à l’aube de la Révolution, du genre spécifiquement français de la tragédie lyrique, certes de plus en plus éloigné de sa forme lulliste d’origine par les différentes influences s’étant exercées sur lui presque dès la mort de son inventeur puis, de façon plus décisive, dans les années 1730 grâce à Michel Pignolet de Montéclair (Jephté, 1732) et à Jean-Philippe Rameau (Hippolyte et Aricie, 1733), ainsi que lors du séjour de Christoph Willibald Gluck à Paris entre 1774 et 1779. Aux côtés de ce genre strictement codifié, dont le caractère parfois corseté de l’esthétique noble portait en lui-même les germes de sa péremption, des formes plus libres vont, non sans provoquer quelques retentissantes empoignades entre partisans de la tradition française et de la manière italienne dont la plus célèbres est la Querelle des Bouffons, se développer et abandonner progressivement la pompe voulue par Louis XIV au profit d’autres conventions empreintes de plus de souplesse et de naturel, qu’il s’agisse des pastorales, des entrées ou des opéras comiques.

Sans trop entrer dans des détails qui dépasseraient le cadre de cette chronique, mais illustrent néanmoins bien les évolutions du genre lyrique, on peut établir des parallèles avec celles intervenues dans le domaine de la peinture. Ainsi, les élans contradictoires de Galatée dans l’extrait de la pastorale Acis et Galatée de Lully semblent constituer une parfaite illustration des réflexions d’un Le Brun sur les passions tandis que le bouleversant air « A-t-on jamais souffert une plus rude peine » tiré du David et Jonathas de Charpentier possède la noblesse de ses compositions, alors que l’arioso « Espoir des malheureux » de l’Idoménée de Campra (1712) offre une touche plus adoucie qui n’est pas sans évoquer Jean-François de Troy. joseph marie vien amant couronnant maitresseAvec Scanderberg de Rebel et Francœur (1735), dont la qualité des deux aperçus qui nous sont proposés donne l’envie d’en entendre plus, l’atmosphère change pour faire place à une sensualité qui nous rappelle que nous sommes à l’époque de Lancret et des turqueries de Carle van Loo (un tableau comme Le Grand Turc donnant un concert à sa maîtresse date de 1737), mais c’est sans doute avec Rameau que la rupture est la plus franche ; comment ne pas songer, avec lui, aux grâces souriantes de Boucher (« Viens, hymen » des Indes galantes, 1735), à sa sensualité épanouie (« L’amour est le dieu de la paix », Anacréon, 1757), à son exigence de légèreté (« Je vole, amour », Les Paladins, 1760) ? S’il est une musique qui met magnifiquement en lumière l’apogée de la notion de goût qui marque toute la période d’influence sur les arts de Madame de Pompadour (1745-1764, voir ici) et autorise nombre d’audaces et d’expérimentations, c’est certainement la sienne. Enfin, l’air sobrement sentimental extrait de La Bohémienne de Favart (« Pauvre Nise », 1755) et celui hésitant entre ivresse de virtuosité et simplicité de carrure de Grétry (« Je romps la chaîne qui m’engage »,  L’Amant jaloux, 1778) nous conduisent l’un vers l’univers de Greuze, l’autre vers celui de Fragonard, alors qu’ils trouvent leur pendant presque antithétique dans « Que l’éclat de la victoire se répande sur vos jours » du Renaud de Sacchini dont le caractère héroïque et guerrier regarde déjà vers le néoclassicisme de Vien et de son plus célèbre élève, David.

 

Placé sous le signe de doubles retrouvailles, celles de Sandrine Piau et de Jérôme Correas (photographie ci-dessous), deux artistes ayant fait ensemble une partie de leurs études musicales, mais aussi celles de la soprano avec le répertoire qui lui a permis d’effectuer la carrière que l’on sait, cet enregistrement se devait d’être un moment d’exception. À mon avis, il l’est, et ce pour plusieurs raisons. Le programme est, tout d’abord, construit avec beaucoup de pertinence, car non seulement la disposition des différents airs permet d’obtenir une belle variété de climats rehaussée de pauses instrumentales bienvenues, mais surtout les extraits ont été choisis avec un goût très sûr, alternant le connu et le délaissé en offrant toujours une musique de très bonne facture. La façon dont Sandrine Piau s’en empare est, ensuite, assez ébouriffante et pas uniquement du strict point de vue d’une technique vocale qui apparaît ici particulièrement affûtée et permet à la soprano de se rire des difficultés que Grétry ou Rameau ont semées dans leurs partitions tout en préservant au maximum l’intelligibilité du texte. sandrine piau jerome correasAu-delà de la beauté de la voix, ce qui frappe et convainc est l’investissement dramatique de tous les instants de la chanteuse, qui insuffle une vie indiscutable à chaque scène et incarne pleinement les différents personnages ; qu’il s’agisse de l’abattement de la pauvre Nise, des dilemmes qui déchirent Jonathas ou de la fureur de Roxane, on y croît et on vibre de concert. Certains chroniqueurs négligent trop souvent de s’en souvenir, un enregistrement d’opéra, c’est aussi un orchestre et Les Paladins en sont ici un superbe, qui délivre un son très plein et parfaitement timbré, se plaçant vis-à-vis de Sandrine Piau mieux qu’en accompagnateur, en véritable partenaire capable de la soutenir comme de lui donner la réplique. Tout au long de cette heure de musique qui passe trop vite, les musiciens sont admirables de réactivité et de dynamisme, détaillant parfaitement chaque ligne tout en offrant des textures sensuelles et des couleurs extrêmement séduisantes. Jérôme Correas dirige son monde avec un instinct très sûr fondé sur une connaissance approfondie du répertoire. Ses choix de tempo et de caractère sont toujours justes, sa battue possède la fermeté de trait et la vivacité souhaitables sans jamais verser dans la précipitation ou la dureté, et il sait également apporter aux moments les plus tragiques l’ample respiration dont ils ont besoin pour s’épanouir. La complicité qui unit les interprètes réunis autour de ce projet est partout palpable et en fait une incontestable réussite que l’on pourrait nommer Le Triomphe de l’amitié.

incontournable passee des artsConjuguant parfaitement brio et intelligence, cet enregistrement hautement recommandable est une des excellentes surprises de ce premier trimestre de l’année 2012. Chacun y puisera, selon son goût, la part d’ivresse vocale ou orchestrale dont il se montre prodigue, tout en faisant de très intéressantes découvertes en termes de répertoire. Je retiens également, pour ma part, la grande sensation de justesse qu’il dégage tant du point de vue de la traduction de l’esprit des différentes époques qu’il documente que du panorama de l’évolution de l’opéra français qu’il propose. Combien de disques peuvent aujourd’hui prétendre posséder tant d’atouts ?

 

triomphe de l amour sandrine piau paladins jerome correasLe Triomphe de l’Amour. Airs & pages instrumentales extraits d’opéras de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), André Campra (1660-1744), Jean-Philippe Rameau (1683-1764), François Rebel (1701-1775) & François Francœur (1698-1787), Charles-Simon Favart (1710-1792), Antonio Sacchini (1730-1786), André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813)

 

Sandrine Piau, soprano
Les Paladins
Jérôme Correas, direction

 

1 CD [durée totale : 60’57”] Naïve OP 30532. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Campra, Idoménée (1712) :
Acte IV, scène 1 : « Espoir des malheureux » (Ilione)

2. Favart, La Bohémienne (1755) :
Acte II, scène 7 : « Pauvre Nise ! » (Nise)

3. Sacchini, Renaud (1783) :
Acte III, scène 10 : « Que l’éclat de la victoire se répande sur vos jours » (Coryphée)

 

Des extraits de chaque plage peuvent être écoutés ici.

 

Illustrations complémentaires :

Joseph-Marie Vien (Montpellier, 1716-Paris, 1809), Jeunes Grecques parant de fleurs l’Amour endormi, 1773. Huile sur toile, 335 x 194 cm, Paris, Musée du Louvre (cliché © RMN-GP/D. Arnaudet).

Joseph-Marie Vien, Amant couronnant sa maîtresse, 1773. Huile sur toile, 335 x 202 cm, Paris, Musée du Louvre (cliché © RMN-GP/A. Dequier-M. Bard).

Ces deux œuvres font partie d’un ensemble de quatre, commandé par Madame du Barry pour son pavillon de Louveciennes et destiné à remplacer quatre tableaux de Fragonard.

 

La photographie de Jérôme Corréas et Sandrine Piau est de Jean-Baptiste Millot pour Qobuz.com

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16 mars 2012 5 16 /03 /mars /2012 16:19

 

jan steen rhetoriqueurs a la fenetre

Jan Havickszoon Steen (Leyde, 1625/26-1679),
Les Rhétoriqueurs à la fenêtre
, c.1661-66

Huile sur toile, 75,9 x 58,6 cm, Philadelphie, Museum of art.

 

Grâce au succès jamais démenti du Bourgois Gentilhomme (1670), on sait généralement aujourd’hui, même si certaines institutions théâtrales négligent coupablement de lui accorder la place qui lui revient, que nombre de pièces de Molière comportaient de la musique, laquelle on associe naturellement au nom de Jean-Baptiste Lully (1632-1687). C’est oublier que Poquelin collabora également, à la fin de sa carrière, avec un autre compositeur, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), un volet peut-être moins connu de sa production dont une large part nous est aujourd’hui rendue dans les Musiques pour les comédies de Molière, un disque que signent La Simphonie du Marais et son chef, le flûtiste et hautboïste Hugo Reyne, pour le label Musiques à la Chabotterie.

Le cloisonnement existant, en France, entre les différentes composantes de la culture, dont la musique doit toujours à son statut d’art d’agrément d’être la parente pauvre, fait que l’on imagine mal l’importance que cette dernière pouvait revêtir au théâtre. Combien savent aujourd’hui qu’Esther (1689) ou Athalie (1691, les intermèdes ont été enregistrés par La Simphonie du Marais en 2001) de Racine comportent des airs, des chœurs et des pièces instrumentales composées par Jean-Baptiste Moreau (1656-1733) ou que la reprise de George Dandin de Molière au Palais-Royal en 1668 se solda par un échec du fait de l’absence de la musique composée tout exprès par Lully ? Lorsque les deux Baptiste se brouillèrent en 1672 et que l’Italien obtint du roi, à la fin du mois de mars, l’interdiction « de faire chanter aucune pièce de vers entière en musique » avant de parvenir, un an plus tard, à faire réduire à deux chanteurs et six instrumentistes les respectivement six et douze accordée par le monarque au Français, ce dernier dut se résoudre à trouver un nouveau collaborateur musical. claude simonin vray portrait moliere habit sganarelleSon choix se porta alors sur Charpentier, revenu d’Italie à la fin des années 1660 et installé depuis chez Marie de Lorraine, dite Mademoiselle de Guise. Le 8 juillet 1672, le nouveau tandem propose au Palais-Royal la reprise de deux pièces, La Comtesse d’Escarbagnas (1671) et Le Mariage forcé (1664), toutes deux revêtues de nouveaux habits de notes par Charpentier puis, le 30 août, celle des Fâcheux (1661), dont la partition est malheureusement perdue. La réalisation la plus remarquable des deux artistes demeure néanmoins Le Malade imaginaire, dont on sait qu’il marqua, le 17 février 1673, le tragique baisser du rideau sur la vie de Molière, et auquel ses qualités ont valu par deux fois, en 1990, les honneurs de l’enregistrement, l’un sous la baguette de William Christie (Harmonia Mundi), l’autre du jeune Marc Minkowski (Erato), deux très beaux disques hélas indisponibles depuis longtemps et qu’il serait de bon ton de rééditer. La mort du dramaturge n’empêcha pas Charpentier de poursuivre sa collaboration avec sa troupe qui deviendra, comme on le sait, la Comédie-Française par réunion avec les comédiens du Marais et ceux de l’Hôtel de Bourgogne en 1680. Outre la réécriture, en 1679, de musiques pour des pièces de Molière comme Le Dépit amoureux (1656) ou Le Sicilien (1667), il en compose également, entre autres, pour Les Fous divertissants de Raymond Poisson (1680), La Pierre philosophale de Thomas Corneille (1681) ou Angélique et Médor de Dancourt (1685).

Le programme proposé par Hugo Reyne, mis en scène à l’occasion du spectacle La dernière sérénade de Molière donné dans le cadre du festival Musiques à la Chabotterie les 9 et 10 août 2011 (photographies ci-dessous), permet de retrouver nombre de thèmes récurrents dans les pièces de Poquelin, comme les amours mal assorties menacées sans cesse par le spectre du cocuage du Mariage forcé ou, dans le Malade imaginaire, les charges répétées contre les médecins embourbés dans leur charlatanisme (« Votre plus haut savoir n’est que pure chimère » dans le Prologue) ou les femmes habiles à faire tourner leur amant en bourrique (Polichinelle donnant la sérénade sous la fenêtre de sa maîtresse), avec, en prime, quelques coups de griffe à Lully au travers d’allusions qui devaient être immédiatement comprises par les contemporains, marc-antoine charpentier moliere musiques comedies-copie-1qu’il s’agisse de la querelle entre Polichinelle armé de son luth, instrument chéri des Français, et les violons, emblématiques du goût italien, ou de la réplique qu’il adresse à l’archer pour en souligner le ridicule, « Qui Diable est-ce là ? Est-ce que c’est la mode de parler en musique ? » Charpentier trousse sur ces textes souvent truculents des musiques qui révèlent sa capacité à choisir les tournures les plus immédiatement éloquentes et efficaces dramatiquement, mais aussi une véritable science de la couleur et un don certain pour l’illustration ; ses effets sont soigneusement préparés tout en paraissant complètement naturels, jamais gratuits. Le compositeur, tout comme dans les autres domaines de sa production vocale, sait mettre son art au service des mots, qu’il soutient et exalte avec une précision d’orfèvre y compris, ici, lorsqu’il s’agit de dépeindre les situations les plus grotesques.

Fins connaisseurs de la musique du XVIIe siècle qu’ils explorent depuis de très longues années – on rappellera, entre autres, leurs dix volumes consacrés aux opéras de Lully –, Hugo Reyne et les musiciens de la Simphonie du Marais nous offrent dans ce Charpentier encore assez méconnu une prestation de tout premier plan. Il faut souligner, tout d’abord, l’intelligence avec laquelle le programme est construit, faisant alterner très judicieusement passages parlés, chantés et pièces instrumentales, pour obtenir un tout cohérent qui ne paraît jamais artificiel ou ennuyeux, tout en étant sous-tendu par une réelle recherche musicologique, comme le démontre la tentative convaincante de restitution de l’ordre original du Premier intermède du Malade imaginaire. Le chef, qui tient également les parties de flûte à bec et de hautbois, a réuni autour de lui une petite troupe aux effectifs à peine supérieurs à ce qui était autorisé en 1673, trois chanteurs et sept instrumentistes, lui compris. marc-antoine charpentier moliere musiques comedies simphoniOn aurait pu craindre que l’ensemble sonne un peu maigre, surtout en ayant à l’esprit les réalisations luxueuses de Christie et Minkowski, précédemment citées ; il n’en est heureusement rien, et l’impression qui se dégage de l’écoute est celle d’un équilibre finement ciselé, d’une grande lisibilité mais aussi d’une sonorité pleine et charnue, autant de qualités parfaitement restituées par une remarquable prise de son, chaleureuse et précise, signée par Alessandra Galleron. Les instrumentistes, très assurés techniquement, offrent une prestation débordante de vitalité dont le brio ne laisse jamais pour compte la souplesse et les couleurs, tandis que les chanteurs font preuve d’un sens de la caractérisation absolument réjouissant, se glissant avec un bonheur audible dans les personnages et les situations dessinés par Molière, auxquelles ils donnent vie avec un dynamisme réjouissant et communicatif. On adressera un bravo tout particulier à Vincent Bouchot non seulement pour ses belles qualités vocales – mais, sur ce point, ses partenaires, Romain Champion et Florian Westphal, ne sont pas en reste – mais aussi pour son abattage théâtral ; son Polichinelle matois et fanfaron est une très belle réussite. Saluons enfin la finesse et l’allant avec laquelle Hugo Reyne, maître d’œuvre de ce projet aussi bien pensé que bien mené, dirige son monde, avec un véritable esprit de troupe qui emporte l’adhésion de l’auditeur.

incontournable passee des artsJe vous recommande donc sans hésitation ces Musiques pour les comédies de Molière réalisées de main de maître par la Simphonie du Marais. Cet enregistrement, qui offre un reflet à mon avis très juste de l’esprit qui pouvait régner dans un théâtre parisien du XVIIe siècle, permet, en effet, non seulement de retrouver des pièces dont on ne peut pas dire qu’elles saturent les programmes des disques et des concerts, mais constitue sans aucun doute une des réalisations les plus constamment réjouissantes de ce début d’année. On espère vivement que le public lui fera bon accueil et qu’elle ne demeurera pas sans connaître de suite.

 

marc-antoine charpentier moliere musiques comedies-copie-2Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Musiques pour les comédies de Molière, ouvertures & intermèdes pour Le Dépit Amoureux (H. 498), La Comtesse d’Escarbagnas (H. 494), Le Mariage forcé (H. 494), Le Malade imaginaire (H. 495 & 495a), Le Sicilien (H. 497)

 

Romain Champion, haute-contre (Géronimo, Spacamond), Vincent Bouchot, taille (Marphurius, Polichinelle, la Vieille), Florian Westphal, basse (Sganarelle, un Archer)
La Simphonie du Marais
Hugo Reyne, flûtes à bec, hautbois & direction

 

1 CD [durée totale : 63’35”] Musiques à la Chabotterie 65010. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Le Dépit amoureux : Ouverture

2. Le Mariage Forcé : Trio « La, la, la, la, la, bonjour »

Le Malade imaginaire, Premier intermède :

3. « O amour » (Polichinelle)

4. Fantaisie avec les interruptions « Paix-là, taisez-vous, violons » (Polichinelle)

5. Chaconne des Polichinelles chassés par les Arlequins

6. Le Sicilien : Sérénade, Duo « Heureux matous » (taille, basse)

 

Des extraits de chaque plage du disque peuvent être écoutés ici.

 

Illustrations complémentaires :

Claude Simonin (c.1635-1721), Le vray portrait de Mr de Molière en habit de Sganarelle, sans date. Estampe, Paris, Bibliothèque nationale de France (cliché © RMN-GP/Agence Bulloz).

Les photographies de La Simphonie du Marais, extraites du spectacle La dernière sérénade de Molière, sont la propriété d’Accent Tonique, que je remercie de m’avoir autorisé à les utiliser.

 

Suggestion d’écoute complémentaire :

marc-antoine charpentier moliere hommage pastoral amarillisMarc-Antoine Charpentier (1643-1704) et Molière (1622-1673), Hommage pastoral au Roi Soleil et autres grivoiseries

 

Cassandre Berthon, Valérie Gabail, sopranos, Robert Getchell, haute-contre, Jean-François Novelli, taille, Jean-Baptiste Dumora, basse
Amarillis

 

1 CD Ambroisie AMB 9954. Indisponible en support physique, ce disque peut être téléchargé ici où des extraits de chaque plage peuvent en être écoutés.

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