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27 juillet 2010 2 27 /07 /juillet /2010 17:31

 

jean blin de fontenay fleurs dans vase buste louis XIV corn

Jean-Baptiste Blin de Fontenay (Caen, 1653-Paris, 1715),
Vase doré, fleurs et buste de Louis XIV
, 1687.

Huile sur toile, 190 x 162 cm, Paris, Musée du Louvre.

 

Élisabeth Jacquet de La Guerre est sans doute une des figures les plus attachantes et les plus singulières d’un Grand Siècle où la place réservée aux femmes dans le domaine musical, quelque brillante qu’elle fût, se cantonnait généralement au rôle d’interprète. Claveciniste virtuose, elle fut la première à embrasser une carrière de compositrice, laissant un nombre d’œuvres certes restreint mais de grande qualité, dont on connaît surtout aujourd’hui la partie dédiée à son instrument. C’est dire si on fera fête au récent disque de l’ensemble La Rêveuse, publié par Mirare, qui explore avec une indéniable réussite ses moins fréquentées Sonates pour violon, œuvres qui avaient, à l’époque de leur composition, valeur de manifeste.

jean baptiste oudry nature morte violonLes cloisonnements qui persistent encore, du moins en France, dans l’étude des différentes formes d’expression artistique ne permettent pas toujours, en effet, de mesurer à quel point chacune d’entre elles constitue une réponse à une problématique commune. Ainsi, dès les années 1640, la volonté, aiguillonnée par le pouvoir, de lutter contre l’hégémonie italienne ne touche pas seulement la peinture ou la sculpture ; les musiciens cherchent aussi à élaborer un art que l’on dira, au prix d’une forte simplification, « national », tout en intégrant, souvent sous le manteau pour éloigner tout soupçon de pacte avec l’adversaire, les nouveautés ultramontaines. Les feulements de ceux qui investissent la musique d’une universalité qu’elle n’a pas mais constitue, en revanche, une excellente excuse pour ne pas en questionner les enjeux, ne devraient jamais faire oublier qu’elle revêt souvent, comme tous les autres arts, une réelle dimension politique. Ainsi, écrire des sonates en France au tournant du XVIIe siècle était tout sauf un acte innocent. C’était, en mettant ses pas dans ceux de Corelli, être à la pointe de l’actualité musicale, mais s’exposer également aux foudres d’une large frange conservatrice des amateurs, gardienne autoproclamée de la tradition française et prompte à fustiger « l’ordinaire des Italiens qui croiroient n’avoir pas fait une belle Sonate s’ils ne l’avoient farcie de vitesses très souvent extravagantes et sans aucune raison que leur fantaisie, et de chicotis perpétuels plus propres à écorcher l’oreille qu’à la flatter ». Paradoxalement, c’est dans le Catalogue des livres de musique… de Sébastien de Brossard (1655-1730) qu’on trouve ce sévère jugement, alors que le goût pour les archives de ce grand amateur de musique italienne a permis à maintes œuvres de parvenir jusqu’à nous, et plus particulièrement les premiers essais français de sonates, signés par lui-même et par la fine fleur de la génération musicale alors montante : François Couperin, Jean-Féry Rebel, Élisabeth Jacquet de La Guerre.

francois de troy portrait elisabeth jacquet de la guerreIssue d’une famille parisienne de facteurs d’instruments et de musiciens, Élisabeth, fille de l’organiste Claude Jacquet, a passé la majeure partie de sa vie en l’Île Saint-Louis, où elle a probablement été baptisée le 17 mars 1665. Précocement douée, ses talents de claveciniste lui valent de jouer à la Cour dès l’âge de cinq ans et d’y demeurer quelques années dans l’entourage de Madame de Montespan. Mariée avec l’organiste Marin de La Guerre en 1684, « la petite Jacquet » déploie une intense activité de pédagogue et d’instrumentiste, mais aussi de compositrice. Son Premier Livre de Pièces de Clavessin paraît en 1687, suivi, en 1694, par la représentation de sa tragédie lyrique Céphale et Procris, qui se solde par un échec. Après 13 ans de silence, durant lesquels elle compose, vers 1695, ses six premières sonates qui survivent en manuscrit grâce à Sébastien de Brossard, Élisabeth Jacquet de La Guerre, veuve depuis 1704, donne à la publication un recueil de Six Sonates pour le Viollon et pour le Clavecin (1707) jouées avec succès à la Cour, au « petit couvert » ; elles lui valent, d’après le Mercure galant, « beaucoup de loüanges » de la part de Louis XIV qui ajoute « qu’elles ne ressembloient à rien. (…) Le Roy avoit non seulement trouvé sa Musique très-belle ; mais aussi (…) originale, ce qui se trouve aujourd’huy fort rarement. » Suivront deux livres de cantates en 1708 et 1711, puis un dernier vers 1715, seul ouvrage publié de la compositrice qui ne soit pas dédié à Louis XIV, un souverain auquel de son propre aveu, elle a « appris à consacrer toutes [ses] veilles.» Aucune autre musique d’Élisabeth Jacquet de La Guerre n’est connue après l’année de la mort d’un monarque pour lequel elle nourrissait visiblement une admiration respectueuse où entrait sans doute aussi un peu de tendresse. Elle meurt rue des Prouvaires, dans la paroisse Saint-Eustache, le 27 juin 1729.

Les cinq sonates – les deux pour violon du manuscrit de Brossard et trois du recueil de 1707 – choisies par La Rêveuse dans le cadre de cette anthologie illustrent parfaitement la fascination qu’exerçaient sur les musiciens français la théâtralité assumée et la liberté pleine de feu de la musique italienne. Cette fièvre, manifeste dans la vivacité des mouvements rapides comme dans l’usage de traits virtuoses et de chromatismes marqués, est néanmoins tempérée par des éléments très français. Formellement, on note, par exemple, l’utilisation de rythmes pointés et de danses (sarabande et gavotte de la Sonate en la mineur n°2), mais aussi une présence affirmée de la viole de gambe, instrument obligé auquel Élisabeth Jacquet de La Guerre réserve des passages solistes (Aria de la Sonate en fa majeur, entre autres), et, dans l’esprit, une retenue, voire une pudeur ombrée de mélancolie (Aria de la Sonate en ré mineur), qui parlent le même langage que les œuvres picturales du temps. Les interprètes doivent donc, pour rendre parfaitement cette musique, faire preuve de grandes qualités d’équilibre, afin qu’aucune de ces deux tendances ne prenne le pas sur l’autre.

La Reveuse - photo Anne-Marie BerthonLa Rêveuse (photographie ci-contre), qui regroupe de talentueux musiciens rompus aux exigences du répertoire baroque, fait revivre cette musique avec un brio et une intelligence qu’on ne peut que saluer. Un des nombreux points forts de l’interprétation de cet ensemble est justement de faire sentir tout ce que la musique d’Élisabeth Jacquet de La Guerre doit à l’Italie mais aussi son profond enracinement dans la sensibilité française. Les mouvements rapides sont vigoureux, enlevés, brillants, tandis que les plus modérés se déploient avec une tendresse et une émotion touchantes jusque dans leur réserve, voire, dans les Grave introductifs, une solennité dont aucune lourdeur ne vient empeser la marche. La clarté des textures et la fermeté de l’articulation permettent de percevoir toute la richesse des sonates sans que l’attention portée au plus petit détail affecte la cohérence globale des œuvres. Stéphan Dudermel au violon et Florence Bolton à la basse de viole, qui illumine également les deux pièces de Jacques Morel offertes en complément de programme, se révèlent techniquement très affûtés et soucieux de caractériser chacun des mouvements avec autant de précision que de sensibilité. Ces deux excellents solistes s’appuient sur un continuo impeccablement réalisé, mené par Benjamin Perrot, que l’on peut aussi entendre, sur ce disque, dans une vision pleine de subtilité de la transcription pour théorbe des Sylvains de François Couperin par Robert de Visée, avec un sens très sûr du mouvement et de la couleur, jamais intrusif, mais d’une remarquable inventivité quant à la structuration et à l’avancée du discours. Qu’il adopte la déclamation du théâtre ou le murmure de la confidence, cet enregistrement de La Rêveuse, en ce qu’il semble avoir profondément saisi toutes les dimensions, rhétoriques, historiques, émotionnelles, de la musique d’Élisabeth Jacquet de La Guerre délivre une splendide impression d’évidence et de naturel, qui emporte sans peine l’adhésion de l’auditeur.

 

Je vous recommande donc chaudement ce magnifique enregistrement, qui se hisse, à mon avis, parmi les meilleurs jamais consacrés à Élisabeth Jacquet de La Guerre. Il permet de découvrir ou de redécouvrir la musique de cette fascinante compositrice dans des conditions proches de l’idéal et confirme La Rêveuse comme un ensemble à suivre avec la plus grande attention.

 

elisabeth jacquet de la guerre sonates violon la reveuseÉlisabeth Jacquet de La Guerre (1665-1729), Sonates pour violon, viole obligée & basse continue (+ Jacques Morel, Prélude, Le Folet, et Robert de Visée, Les Sylvains d’après François Couperin)

 

La Rêveuse :
Stéphan Dudermel, violon, Florence Bolton, basse de viole, Bertrand Cuiller, clavecin & orgue, Emmanuel Mandrin, orgue.
Benjamin Perrot, théorbe, guitare baroque & direction

 

1 CD Mirare [durée totale : 66’22”] MIR 105. Ce disque peut-être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Sonate II en la mineur pour violon, viole de gambe obligée et orgue (c.1695) :
Grave

2. Sonate IV en sol majeur pour violon, viole obligée et basse continue (1707) :
Presto – Adagio

3. Sonate I en ré mineur pour violon, viole obligée et basse continue (1707) :
Aria

4. Sonate III en fa majeur pour violon, viole obligée et basse continue (1707) :
Presto

5. Sonate I en la mineur pour violon, viole de gambe obligée et orgue (c.1695) :
Allegro – Aria (Affettuoso) – Adagio

 

Illustrations complémentaires :

Jean Baptiste Oudry (Paris, 1686-Beauvais, 1755), Nature morte au violon, sans date. Huile sur toile, 102 x 87 cm, Paris, Musée du Louvre.

François de Troy (Toulouse, 1645-Paris, 1730), Portrait présumé d’Élisabeth Jacquet de La Guerre, c.1704. Huile sur toile, Londres, collection privée.

La photographie de l’ensemble La Rêveuse est d’Anne-Marie Berthon, utilisée avec permission.

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20 juin 2010 7 20 /06 /juin /2010 15:32

 

theo van rysselberghe fontaine parc sanssouci

Théo VAN RYSSELBERGHE
(Gand, 1862-Saint-Clair, Var, 1926),
Fontaine dans le parc de Sanssouci
, 1903.
Huile sur toile, 105 x 81,8 cm, Munich, Neue Pinakothek.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

Doucement mais, espère-t-on, sûrement, les artistes français réinvestissent la musique de Gabriel Fauré (1845-1924). Après de remarquables Quatuors avec piano par le Trio Wanderer et Antoine Tamestit il y a quelques mois (Harmonia Mundi, cliquez ici), voici que paraît, chez Alpha, une magnifique intégrale des Barcarolles interprétée par la jeune et talentueuse pianiste Delphine Bardin. Avant de nous pencher plus précisément sur cet enregistrement, peut-être n’est-il pas inutile de nous attarder un instant sur la forme musicale qu’il documente.


claude monet gondoles veniseLe mot barcarolle, calqué sur l’italien barcaruola désignant le chant des bateliers vénitiens, apparaît en France en 1767, sous la plume de Voltaire, mais c’est Rousseau qui assure la promotion de cette forme, en s’appuyant sur son caractère naturel et populaire, ainsi que sur le rêve d’une Venise fantasmée qu’elle contient. C’est tout d’abord dans les œuvres lyriques que l’on trouve des barcarolles, la plus célèbre étant sans doute celle, tardive, des Contes d’Hoffmann (1881) d’Offenbach, « Belle nuit, ô nuit d’amour », quand des exemples plus anciens se rencontrent, par exemple, chez Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871) dans La muette de Portici (1828), puis dans l’Acte II de Fra Diavolo (1830) :

Le succès et la diffusion précoce, en France, des Lieder ohne Wörte de Mendelssohn, où le sous-titre Venetianisches Gondellied qualifie la sixième pièce du premier recueil publié (opus 19, 1832), va insensiblement faire basculer la barcarolle de l’univers de la scène vers celui des salons en la confiant au piano :

Tournant décisif dans l’évolution du genre, la Barcarolle en fa dièse majeur de Chopin (opus 60, 1846), tant par ses dimensions que par sa complexité, détache cette forme de toute velléité descriptive ou anecdotique pour n’en conserver que le balancement et les miroitements aquatiques souvent teintés par l’insaisissable mélancolie qui naît à l’ombre des heures ensoleillées.

 

gabriel_faur-_john_singer_sargent_1889.jpgLes treize Barcarolles de Gabriel Fauré dont l’étalement de la composition sur une quarantaine d’années, d’environ 1881 à 1921, permet de suivre l’évolution du musicien avec beaucoup de précision, reprennent, prolongent, et transcendent cet héritage. Les quatre premières (c.1881, 1885 – nos 2 et 3 –, 1886) sont sans doute les plus immédiatement séduisantes, pleines de douceur et d’une lumière qu’une nostalgie aussi vague que prégnante rend diffuse. Après une interruption de huit ans durant laquelle il se rend à Venise et s’éprend d’Emma Bardac pour laquelle il compose le cycle de mélodies La Bonne Chanson (1892-1894), Fauré renoue avec la barcarolle en livrant les nos 5 et 6 (1894 et c.1895), la première où l’indécision alterne avec une farouche détermination, la seconde qu’illumine de bout en bout un sourire confiant et tendre. Encore un nouveau silence, cette fois de dix ans, et le compositeur écrit, de façon chronologiquement plus serrée, six nouvelles barcarolles, en 1905 (n°7), 1906 (n°8), 1908-09 (n°9), 1913 (nos 10 et 11), 1915 (n°12), puis, enfin, l’ultime 13e en 1921. Sans revenir dans le détail sur chacune d’elles, notons que les 7e et 8e peuvent être comprises comme un couple où se tisse, en miroir, un jeu complexe de clairs-obscurs, tandis que des teintes plus sombres dominent les trois suivantes en mode mineur, avant qu’une sorte de délivrance, légère, diaphane, toute de lignes fuyantes, signe l’humeur des deux dernières.

delphine bardinCouronnée, au CNSM de Paris, par des premiers prix de piano et de musique de chambre, mais également d’accompagnement au piano et vocal, élève de Pierre-Laurent Aimard et de Christian Ivaldi, Delphine Bardin (photo ci-contre) a obtenu, en 1997, le Prix Clara Haskil, et se produit depuis sur de nombreuses scènes, tant en Europe qu’aux États-Unis. Elle offre des Barcarolles de Fauré une vision lumineuse, dans toutes les acceptions que peut revêtir cet adjectif. Qu’il s’agisse du romantisme palpitant des premières, auquel elle insuffle une tenue qui les préserve de toute mièvrerie tout en magnifiant les frémissements dont sont parcourues ces quatre pièces hantées par le chant, de l’ampleur presque déclamatoire de la 5e, du caractère insaisissable, voire capricieux (8e), des suivantes, puis de la touche de plus en plus décantée à mesure que l’on avance vers les dernières pièces, la pianiste semble se mouvoir dans l’univers fauréen, dont l’art de l’allusion peut pourtant se révéler un véritable piège pour les interprètes, y compris les plus aguerris, avec une fascinante aisance. Guidée par une compréhension très aiguë des enjeux des Barcarolles, l’interprétation de Delphine Bardin apparaît aussi intensément réfléchie que véritablement instinctive, la musique semblant tomber tout naturellement sous ses doigts. Le toucher est aussi ferme et précis qu’il est raffiné et subtil (écoutez attentivement les dernières mesures de la 7e Barcarolle pour vous en convaincre), l’agogique admirablement gérée, tout est ici d’une fluidité et d’une limpidité dont la transparence gorgée de sensibilité étreint le cœur. Loin de l’image salonarde qui s’attache malheureusement encore à lui, cette intégrale de très haut vol des Barcarolles nous livre, au fil du voyage intime qu’elle dessine, un Fauré intensément vivant et vibrant, dont fulgurances et déchirures affleurent sous le masque.

 Delphine Bardin note, dans son introduction à cet enregistrement, que « ce qui nous touche dans cette musique si secrète et pourtant si humaine, c’est son élan, son aspiration vers quelque chose de vaste (…), en même temps que sa poésie tout intérieure. » On ne saurait mieux définir la vision qu’elle nous offre des Barcarolles de Fauré et qui s’impose comme une référence avec laquelle il conviendra désormais de compter.


Gabriel FAURÉ (1845-1924), Barcarolles.


Delphine Bardin, piano Steinway


gabriel faure barcarolles delphine bardin1 CD [durée totale : 59’12”] Alpha 162. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.


Extraits proposés :

1. Barcarolle n°1 en la mineur, opus 26 (c.1881)

4. Barcarolle n°6 en mi bémol majeur, opus 70 (c.1895)

5. Barcarolle n°13 en ut majeur, opus 116 (1921)


Compléments musicaux :

2. Daniel-François-Esprit AUBER (1782-1871), Fra Diavolo, opéra-comique en trois actes sur un livret d’Eugène Scribe :

[N°9] Barcarolle : « Agnès la jouvencelle » (Diavolo)


Nicolaï Gedda, Fra Diavolo
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Marc Soustrot, direction


auber fra diavolo geddaFra Diavolo. 2 CD EMI 7243 5 75251 2 1. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.


3. Felix MENDELSSOHN-BARTHOLDY (1809-1847), Lied ohne Wörte en sol mineur, opus 19 n°6 « Venetianisches Gondellied ».


Olga Tverskaya, pianoforte David Winston, d’après Joseph Brodmann, Vienne, 1823


mendelssohn lieder ohne worte tverskayaLieder ohne Wörte (anthologie). 1 CD Opus 111 OPS 30-183. Indisponible.


Illustrations complémentaires :

Claude MONET (Paris, 1840-Giverny, 1926), Gondoles à Venise, 1908. Huile sur toile, 81 x 65 cm, Nantes, Musée des Beaux-Arts.

John Singer SARGENT (Florence, 1856-Londres, 1925), Gabriel Fauré, c.1889. Huile sur toile, Paris, Musée de la musique.

La photographie de Delphine Bardin est de Caroline Doutre, utilisée avec permission.

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15 mai 2010 6 15 /05 /mai /2010 15:07

 

Avertissement : les différentes scènes d’Andromaque étant enchaînées, certains des extraits proposés s’interrompent brutalement.

 

jean bardin andromaque astyanax tombeau hectorJean BARDIN (Montbard, 1732-Orléans, 1809),
Andromaque et Astyanax au tombeau d’Hector
, 1777.
Huile sur toile, 60,5 x 90 cm, Dijon, Musée Magnin.

 

Grétry est de retour. Aussi étonnant que ceci puisse paraître, ce compositeur relégué au rang d’« aboli bibelot d’inanité sonore », pour reprendre un célèbre vers de Mallarmé, par des générations de musicologues probablement un peu trop promptes à user de leur double-décimètre étriqué pour mesurer « grands » et « petits » maîtres, est en train d’opérer un retour en grâce assez spectaculaire, qu’il doit sans doute, en partie, à celui de la souveraine dont il fut un des serviteurs musicaux les plus zélés, Marie-Antoinette. La discographie de Grétry est, si l’on excepte un très beau récital de Sophie Karthaüser et Guy van Waas chez Ricercar (2003, RIC 234), aussi maigre que vieillotte. C’est dire si Andromaque dirigée, en première recréation mondiale, par Hervé Niquet, que vient d’éditer, en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane et avec un luxe qui l’honore, le label Glossa, était attendue avec autant d’impatience que de curiosité. C’est, tout simplement, un des événements discographiques de ce printemps 2010.

gretry vigee lebrunQuelques mots sur André Ernest Modeste Grétry ne sont peut-être pas superflus, s’agissant d’un compositeur qui a connu un long purgatoire. Né à Liège d’un père violoniste, il y est baptisé le 11 février 1741. Enfant de chœur à six ans, il reçoit, dans des conditions au départ épouvantables qu’il décrit dans ses Mémoires, une formation de chanteur, puis de claveciniste, assortie de leçons d’harmonie et de contrepoint. L’arrivée, en 1753, d’une troupe de chanteurs italiens dans sa ville natale lui fait découvrir la musique ultramontaine – les opéras de Pergolesi, en particulier – qui va l’influencer durablement et exciter son envie immédiate de composer sans trop s’attarder à la technique ; six symphonies et une messe naissent ainsi avant le départ de Grétry, en 1759, pour Rome. Il y reprend complètement ses études de composition auprès de Giovanni Battista Casali (1715-1792) et y donne son premier intermède lyrique, Le vindemiatrice (Les vendangeuses), en 1765. Après un passage par Genève où il se lie avec Voltaire, le compositeur arrive à Paris en 1767. Présenté au philosophe, essayiste, et académicien Jean-François Marmontel (1723-1799), ce dernier transforme pour lui L’Ingénu de Voltaire en livret d’opéra-comique : ainsi naît Le Huron, créé le 20 août 1768 avec un succès retentissant qui lance la carrière de Grétry. Beaucoup de réussites et peu de revers vont suivre et installer le compositeur comme un des maîtres incontestés, en France, de l’opéra-comique ; citons, pour mémoire, Lucile (1769), Zémire et Azor (1771), La fausse magie (1775), L’amant jaloux (1778), Richard Cœur de Lion (1784), Guillaume Tell (1791). Un bonheur n’arrivant jamais seul, la dauphine Marie-Antoinette qui assiste, en 1770, à une représentation de Sylvain, tombe sous le charme de la musique de Grétry. Nommé Maître de clavecin de la reine, puis directeur de sa Musique particulière, pensionné par le roi après Zémire et Azor, ses œuvres seront jouées à la Cour jusqu’à la Révolution. L’année où celle-ci éclate, le compositeur, qui a commencé à s’éloigner quelque peu de la scène publique, publie le premier volume de ses Mémoires ou essais sur la musique, qui sera suivi de deux autres en 1797. Élu à l’Institut en 1795, Grétry participe à la création du Conservatoire, reçoit la Légion d’Honneur en 1803, mais c’est à l’écriture qu’il consacre maintenant ses forces. Retiré à l’ermitage de Montmorency, il y rédige ses Réflexions d’un solitaire jusqu’à sa mort, le 24 septembre 1813.

joseph-siffred duplessis christoph willibald gluckSi le nom de Grétry reste, comme on l’a vu, attaché à l’univers de l’opéra-comique, c’est vers celui de la tragédie lyrique que nous entraîne Andromaque. Le compositeur s’était déjà frotté aux genres « nobles » avec le ballet héroïque Céphale et Procris, accueilli fraîchement à sa création en 1773 puis éclipsé, à sa réception à l’Académie royale de musique en 1775, par les succès parisiens de Gluck. Le sujet d’Andromaque n’échut d’ailleurs à Grétry que par défaut, le livret d’Iphigénie en Tauride, qui lui était promis, ayant finalement été donné au Chevalier. Le climat dans lequel s’inscrit la composition et la création d’Andromaque est extrêmement tendu, entre la grogne provoquée par les réformes introduites par le nouveau directeur de l’Académie et les récriminations des Comédiens français qui ne souhaitaient pas voir déclamer ailleurs que sur leur planches des vers de Racine qu’ils estimaient leur appartenir. En mai 1778, les Comédiens réussirent à faire interrompre les premières répétitions de l’opéra, et ce n’est qu’au bout d’innombrables tractations qu’Andromaque put enfin être représentée, le 6 juin 1780. L’accueil fut plein de perplexité face à une œuvre qui, nous le verrons, tranchait nettement sur la production de son temps, ce qui conduisit Grétry et son librettiste, Louis-Guillaume Pitra (1735-1818), à modifier le dernier acte pour lui offrir une conclusion heureuse. Ainsi amendé, l’opéra connut le succès lors de sa reprise en 1781, brutalement interrompu par l’incendie de l’Opéra. Andromaque, partition « maudite » à l’instar des Boréades de Rameau, disparaissait de la scène pour plus de deux cents ans.

 

hubert robert incendie opera palais-royal 1781Sans trop entrer dans les détails (je renvoie le lecteur curieux aux excellents textes accompagnant le disque), Andromaque est une œuvre singulière, dont il ne faut pas se fier à une Ouverture dont l’esthétique ne se distingue pas foncièrement de celle des opéras-comiques de Grétry. Cette captatio benevolentiæ passée, l’auditeur est plongé dans une action haletante qui ne va lui laisser aucun répit. Suivant les traces de Gluck mais aussi de Rigel (cliquez ici pour en savoir plus), le compositeur les surpasse néanmoins en décantation, faisant se succéder, en les inscrivant dans un flux musical continu révolutionnaire pour l’époque, des épisodes auxquels leur grande brièveté (une à deux minutes, en général) assure un indéniable impact dramatique. Cette concision permet, en effet, à la musique de rendre compte, de la façon la plus serrée, des bouleversements incessants de l’état d’âme des protagonistes. Autre surprise, il est inutile de chercher dans Andromaque ces airs de bravoure qu’affectionnait la tradition de l’opéra italien : les quatre chanteurs doivent se contenter chacun d’un air bref pour faire valoir leur virtuosité. Le chœur, de son côté, se voit confier de nombreuses interventions, ce qui heurta les contemporains, et s’impose comme un des moteurs essentiels d’un drame que l’orchestre, oscillant entre des textures tour à tour transparentes, sombres, ou perçantes, soutient avec une fougue qui s’enflamme parfois jusqu’à l’emportement. Tous ces éléments contribuent à donner à cet opéra atypique dans la production de Grétry une tournure assez clairement préromantique, par l’accent porté sur l’alternance très rapide des climats émotionnels, dans la lignée de CPE Bach et de Gluck, ainsi qu’une ambiance qui mêle affectivité et héroïsme, sertis dans une musique aux teintes globalement sombres, particulièrement pertinentes s’agissant de l’adaptation d’une des plus noires tragédies de Racine.

Hervé Niquet Eric ManasDans cette œuvre où grondent les passions, Hervé Niquet (photo ci-contre) et ses troupes du Concert Spirituel sont indiscutablement à leur aise. On connaît la direction très dynamique du chef, parfois critiquée, mais ici parfaitement en situation. Hervé Niquet empoigne cette Andromaque dès les premières mesures pour ne plus relâcher un instant la tension qu’il lui imprime, creusant les contrastes et soulignant les trouvailles harmoniques de Grétry avec un sens très sûr de la rhétorique théâtrale qui les sous-tend. Les solistes vocaux convoqués pour cette résurrection sont globalement de très bonne tenue, particulièrement du côté des femmes où brillent l’Andromaque toute de passion contenue de Karine Deshayes et surtout l’Hermione de Maria Riccarda Wesseling, aussi convaincante dans la tendresse naïve de l’amoureuse que dans l’aveuglement de sa haine. Les hommes, sans démériter, sont un léger cran au-dessous, et si Tassis Christoyannis campe un Oreste crédible malgré une noirceur un rien trop mesurée, le seul véritable bémol vient, à mes oreilles, de la prestation de Sébastien Guèze, un peu juste de voix et de caractère pour endosser la cuirasse de Pyrrhus. On n’adressera, en revanche, que des louanges tant au chœur, d’une lisibilité et d’une cohésion exemplaires, qu’à l’orchestre, dont font merveille la réactivité et les couleurs ainsi que l’articulation très nette, répondant à l’attention apportée par tous les chanteurs à la clarté de la diction, ce qui permet de suivre l’opéra sans avoir besoin de lire simultanément le livret. Considérée dans son ensemble, cette interprétation qui sait allier la fougue à un rendu très minutieux des détails rend magnifiquement justice, par son investissement et sa conviction, à une tragédie lyrique dont on peine à comprendre, devant le choc que son écoute provoque, qu’elle ait été si longtemps négligée.

Cette Andromaque est donc une parution majeure, portée par une équipe à l’enthousiasme contagieux, qui, outre le plaisir d’écoute qu’elle apporte, contribue à reconsidérer largement la place de Grétry dans le paysage complexe de la musique française de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sur laquelle il reste encore tant à apprendre. Dans un des remarquables textes qui composent le livret du disque, Alexandre Dratwicki énumère d’ailleurs cinq opéras, respectivement de Gossec, Johann Christian Bach, Catel, Fontenelle et Kreutzer, dont l’écoute permettrait de relativiser l’influence, jugée prépondérante par les Histoires de la musique, de Gluck quant à l’introduction de l’esprit romantique en France. On a envie, un peu malicieusement, de crier « chiche ! » en espérant que notre voix, parvenant jusqu’au Palazzetto Bru Zane, incite cette magnifique institution à les faire enregistrer.


André Ernest Modeste GRÉTRY (1741-1813), Andromaque, tragédie lyrique en trois actes, sur un livret de Louis-Guillaume Pitra (1735-1818), d’après Jean Racine.

 

Karine Deshayes, soprano (Andromaque)
Maria Riccarda Wesseling, mezzo-soprano (Hermione)
Sébastien Guèze, ténor (Pyrrhus)
Tassis Christoyannis, baryton (Oreste)

 

Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles
Chœur et Orchestre du Concert Spirituel
Hervé Niquet, direction.

 

andromaque gretry niquet glossa2 CD [livre-disque, durée totale : 1h28’47”] Glossa GES 921620-F. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Ouverture

2. Acte I, scène 1 : « Si, fidèle au nœud qui l’engage » (Hermione)

3. Acte II, scène 1 : « Modérez ce transport jaloux » (Oreste, chœur)

4. Acte III, scène 1 : « Ombre chérie, ombre sacrée » (Andromaque, chœur)

5. Acte III, scène 8 : « Dieux implacables, dieux vengeurs » (Oreste, chœur)

 

Illustrations complémentaires :

Élisabeth VIGÉE-LEBRUN (Paris, 1755-1842), André Ernest Modeste Grétry, 1785. Huile sur toile, Versailles, Châteaux de Versailles et de Trianon.

Joseph-Siffred DUPLESSIS (Carpentras, 1725-Versailles, 1802), Christoph Willibald Gluck, 1775. Huile sur toile, 99 x 80 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

Hubert ROBERT (Paris, 1733-1808), L’incendie de l’Opéra au Palais-Royal en 1781. Huile sur toile, 171 x 126 cm, Paris, Musée du Louvre.

La photographie d’Hervé Niquet est d’Éric Manas. Je remercie Aline Pôté (Bleu dièse Communication) de m’avoir autorisé à l’utiliser.

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11 avril 2010 7 11 /04 /avril /2010 15:31

 

james tissot enfant prodigue dans vie moderne depart

James TISSOT (Nantes, 1836-Chenecey-Buillon, 1902),
L’enfant prodigue : le départ
, c.1882.
Huile sur toile, 130 x 100 cm, Nantes, Musée des Beaux-Arts.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

On espérait vivement une suite au disque qui avait vu le baryton Arnaud Marzorati revisiter avec talent les chansons de Pierre-Jean de Béranger (Le pape musulman & autres chansons, Alpha 131). Grâce aux efforts conjugués de La clef des chants et du Palazzetto Bru Zane, qu’on remercie de cette initiative, voici que ressuscite, remarquablement servi par le chanteur et un quatuor d’instrumentistes, un autre chansonnier d’envergure du XIXe siècle, Gustave Nadaud. La bouche et l’oreille, anthologie que vient de publier le label Alpha, dont la réputation d’exigence n’est plus à démontrer, est un disque important, tant par sa valeur patrimoniale que par ses qualités musicales ; c’est à sa rencontre que je vous propose d’aller aujourd’hui.

gustave nadaud paul emile pesmeIl n’est sans doute pas complètement inutile de dire quelques mots de Gustave Nadaud (photographié, ci-contre, en 1862 par Paul Émile Pesme), un compositeur malheureusement assez oublié aujourd’hui. Il est issu d’une famille de négociants en tissus installée à Roubaix, où il naît le 20 février 1820, suffisamment aisée pour se permettre d’envoyer son rejeton faire ses études secondaires à Paris. Dûment diplômé et de retour dans sa ville natale, il est employé au sein du service comptable de l’entreprise familiale avant de se voir confier la gestion d’une succursale ouverte en 1840 dans la capitale. Tout semble réuni pour que le jeune homme suive les pas de son père, mais, vers 1843, Nadaud commence à fréquenter les cercles littéraires et à écrire ses premiers textes de chansons sur des mélodies à la mode. Introduit dans les salons bourgeois, le succès qu’il y rencontre, bientôt soutenu par la publication, dans L’Illustration et Le Figaro, de certains de ses textes, l’encouragent à poursuivre dans cette voie. En 1849, il publie son premier recueil de chansons et commence à composer ses propres airs, ce en quoi il se distingue des chansonniers de son époque. La réussite est au rendez-vous, encore augmentée par le frisson de scandale de Pandore ou les deux gendarmes  (1853) qui vaut à son auteur d’être poursuivi pour atteinte à la dignité de la gendarmerie. Protégé par la princesse Mathilde Bonaparte, qui tient à Paris un brillant salon, Nadaud compose également des opérettes (Le docteur Vieuxtemps, 1854, La volière, 1855, Porte et fenêtre, 1857) et, en 1861, année qui le voit décoré de la Légion d’honneur, l’éditeur Heugel publie ses œuvres en 14 volumes. Durant la guerre de 1870, il s’engage dans le corps des infirmiers et publie l’année suivante Mes notes d’infirmier ; il s’essaie également, tout en poursuivant son activité de chansonnier, au théâtre et au roman. L’ouvrage Chansons légères de Gustave Nadaud illustrées par ses amis (1881) est couronné, en 1882, par le prix Vitet de l’Académie française, mais ses meilleures années sont derrière lui, son éditeur lui avouant qu’on le trouve « vieux ». Ayant toujours refusé les cachets, c’est dans la pauvreté que Gustave Nadaud meurt à Paris, le 24 avril 1893.

giuseppe de nittis salon princesse mathildeLa production de Nadaud compte plus de trois cents chansons ; La bouche et l’oreille en propose un éventail représentatif de seize. On y retrouve les thèmes qui ont fait le succès de leur auteur, érotisme plus ou moins explicite (Le feu, Le coucher), reflets d’une époque en pleine mutation (Les lamentations d’un réverbère), assortis d’une méditation sur le temps qui passe d’une mélancolie parfois diffuse (La vie moderne), parfois poignante (Les ruines de Paris), irrévérence souriante (Pandore, La mouche de Monsieur Letortu), saynètes de genre désopilantes (L’aimable voleur, La femme du pompier, Satan marié). S’il cède quelquefois à un lyrisme d’autant plus émouvant qu’il ne tombe pas dans le piège de la sensiblerie, c’est dans le registre de la satire, tantôt badine, tantôt acérée, que Nadaud se révèle sous son meilleur jour. Contrairement à la verve souvent sanguine de Béranger (1780-1857), son inspiration fait montre d’une ironie d’autant plus piquante qu’elle est subtile, comme le prouve, par exemple, le texte du Roi boiteux, non repris dans cet enregistrement, mais que Brassens n’avait pas hésité à mettre à son répertoire (suivez ce lien pour l’écouter). Du point de vue musical, le compositeur mise avant tout sur une simplicité et une fluidité mélodiques qui rendent ses airs immédiatement mémorisables et mettent en valeur les mots avec beaucoup d’efficacité, même si, au fil du temps, certaines de ses chansons font preuve d’une élaboration beaucoup plus raffinée, sans toutefois jamais être guettées par la préciosité.

arnaud marzoratiRendre justice au répertoire des chansonniers du XIXe siècle n’est pas un exercice évident, et il faut soit s’en tenir à une interprétation minimale piano-voix, soit tenter de retrouver, en s’affranchissant de certains des scrupules musicologiques qui pourraient constituer un frein, l’esprit d’un temps définitivement insaisissable dans toute sa richesse, démarche qui implique nécessairement des interprètes de haut niveau, aussi instruits des pratiques musicales de l’époque que capables de s’inscrire dans une optique de recréation crédible. Suivant cette seconde voie, il est peu de dire qu’Arnaud Marzorati (photo ci-dessus) et ses comparses s’acquittent de l’exercice avec une maestria confondante. D’emblée, la complicité qui unit le chanteur avec un Daniel Isoir  prodigieux de maîtrise et d’invention sur un piano Pleyel de 1919 gorgé de couleurs, donne à ce récital l’assise nécessaire pour que se développe toute sa magie. Les interventions ponctuelles des autres musiciens sont, elles aussi, marquées du sceau de l’excellence, qu’il s’agisse des clarinettes tour à tour sensuelles ou goguenardes d’Alexandre Chabod, de l’agilité violonistique facétieuse de Stéphanie Paulet ou des caresses du violoncelle de Paul Carlioz. Ce quatuor d’instrumentistes, tout en laissant s’exprimer de remarquables individualités, démontre tant de réactivité et d’intelligence que l’on se plaît à rêver qu’un jour prochain, il leur sera possible de refaire un disque ensemble. Soutenu par une équipe de cette qualité, Arnaud Marzorati laisse éclater son talent de conteur, usant de toutes les ressources que lui permet une voix aussi à l’aise dans la puissance que dans le murmure. Chaque chanson devient, grâce au métier éblouissant du chanteur, un univers à part entière, qui expose une vaste palette de sentiments allant du drolatique au mélancolique, en n’oubliant jamais ni la tendresse ni l’humour. Théâtrale dans le bon sens du terme, car enflammée sans jamais verser dans la gesticulation creuse mais, au contraire, étayée jusque dans ses moments les plus truculents par une appréciation pleine de finesse des enjeux de ce répertoire, cette réalisation née d’un véritable travail d’équipe, pour faire une large part à la réinvention, sonne néanmoins avec une grande fraîcheur et une formidable justesse d’inspiration qui servent avec un rare bonheur le legs encore trop négligé, souvent du fait de stupides préjugés, des chansonniers.

La bouche et l’oreille est un disque absolument jubilatoire, que je recommande chaudement non seulement à ceux qui s’intéressent à la musique du XIXe siècle, mais, au-delà, à tous ceux que réjouit le bonheur né de la complicité de musiciens unis par le plaisir de la redécouverte de chansons qui font partie, que nous en ayons conscience ou non, de notre mémoire musicale. Devant cette indiscutable réussite, on espère que cet enregistrement rencontrera un large succès et qu’artistes comme éditeur envisageront, dès que possible, de lui offrir une suite.

 

Gustave NADAUD (1820-1893), La bouche et l’oreille, chansons.

 

Arnaud Marzorati, chant & direction
Daniel Isoir, piano droit Pleyel, grand modèle, 1919
Stéphanie Paulet, violon anonyme italien, 1800
Alexandre Chabot, clarinettes en si bémol, Buffet Crampon, 1896, et en la, Couesnon, fin XIXe siècle
Paul Carlioz, violoncelle, Mirecourt, 1901

 

gustave nadaud bouche et oreille marzorati1 CD [durée totale : 74’42”] Alpha 160. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Mon claqueur

2. Les lamentations d’un réverbère

3. Les ruines de Paris

4. Satan marié

 

Illustrations complémentaires :

Paul Émile PESME (actif entre 1856 et 1875), Gustave Nadaud, 1862. Épreuve sur papier albuminé, Paris, Musée d’Orsay.

Giuseppe de NITTIS (Barletta, 1846-Saint-Germain-en-Laye, 1884), Le salon de la princesse Mathilde, 1883. Huile sur toile, 92,5 x 74 cm, Barletta, Musée Giuseppe de Nittis [cliquez sur l’image pour l’agrandir].

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8 avril 2010 4 08 /04 /avril /2010 15:24

 

charles natoire louise-anne de bourbon costume de moine Charles-Joseph NATOIRE

(Nîmes, 1700-Castel Gandolfo, 1777),
Louise-Anne de Bourbon
(Mademoiselle de Charolais, 1695-1758)
en costume de moine de fantaisie
, 1731.
Huile sur toile, 118 x 90 cm, Château de Versailles.

 

Tous les moyens étaient bons, dans la France de l’Ancien Régime, pour aiguillonner la foi des âmes tentées par la tiédeur religieuse et les inciter à ne pas s’écarter du troupeau des croyants. La reprise d’airs à la mode revêtus, à cette fin, d’un texte à portée spirituelle, fit florès dès la parution, en 1615 à Lyon, du recueil l’Amphion sacré, ce succès provoquant, comme souvent, une réaction qui, en usant du vaudeville, fustigea les déviances, réelles ou supposées, dont on soupçonnait le clergé depuis le Moyen-Âge. Sous le titre Parodies spirituelles et spiritualité en parodies, publié par l’excellent label Musica Ficta, la soprano Céline Scheen et l’ensemble Les Menus-Plaisirs du Roy, dirigés de l’archiluth par Jean-Luc Impe, proposent une savoureuse anthologie de ces deux pratiques.

Pour comprendre la vogue de la parodie spirituelle qui perdura au moins jusqu’à la décennie 1730, il faut revenir aux préceptes du Concile de Trente, qui, tout en condamnant l’utilisation de mélodies profanes dans la musique sacrée, à l’image des messes construites sur de timbres de chansons, parfois fort lestes, dont la pratique se répandit dès le XVe siècle, ne se priva pas d’utiliser, en en changeant les paroles à des fins édifiantes, des airs à la mode, donc immédiatement reconnaissables et chantables par un nombre important de fidèles. D’une certaine façon, l’Église se servait des armes de l’ennemi pour tenter de le vaincre en faisant des plus séduisantes d’entre elles des instruments privilégiés de son prosélytisme.

francis hayman moine entreprenantCette initiative rencontra un indiscutable succès, si l’on en juge par le nombre d'ouvrages édité à la suite de l’Amphion sacré, mentionné en préambule ; parurent ainsi, entre autres, les deux volumes (Valenciennes, 1619 et 1621) de La pieuse alouette sous la direction du père jésuite Antoine de La Cauchie, regroupant pas moins de 772 airs « révisés », puis, en 1632, cette fois à Tournai, La Philomèle séraphique, qui sera rééditée en 1640, puis successivement, en 1656, 1658, et 1662, chez Ballard à Paris, trois recueils dus au père cordelier François Berthod dont le titre donne tout le programme : Livres d’airs de dévotion à deux parties, ou conversion de quelques uns des plus beaux airs de ce temps en airs spirituels. Il me semble important de noter l’emploi de ce mot de « conversion », qui n’est certainement pas un effet du hasard ; il indique clairement la large cible visée par ces parodies, les protestants certes, mais aussi les libertins et autres mondains. Les vaudevilles se fondent sur le même principe de réemploi d’une matière musicale existante et connue sur laquelle on greffe un nouveau texte, souvent plein d’humour, quelquefois grivois (voir aussi, à titre de complément, le disque de Dominique Visse consacré aux cantates comiques française en suivant ce lien).

Le choix de Jean-Luc Impe s’est majoritairement porté sur des vaudevilles qui raillent les dérives, particulièrement sexuelles, que l’on prêtait au clergé. On trouvera du voyeurisme (Une jeune nonnette), du libertinage (Belle Philis, en attendant vos noces) et même une scène de masturbation (La sœur Luce) dans des textes bien troussés, aux allusions transparentes. Pour les parodies, le chef est allé puiser dans la seconde édition de la Philomèle Séraphique, se concentrant sur des adaptations d’airs de cour de François Richard (c.1580-1650), luthiste à la cour de France, « musicien et vallet de chambre ordinaire du Roy » en 1629, auteur de deux livres d’airs publiés chez Ballard en 1637, qui reprennent en fait le même répertoire, à quatre parties dans l’un et avec tablature de luth dans l’autre. Il s’agit d’une musique de grande qualité, qu’on aimerait d’ailleurs découvrir dans sa version originale, et dont on comprend mal que Georgie Durosoir ait classé, même en l’y distinguant, son auteur dans la catégorie des « petits maîtres » (L’air de cour en France 1571-1655, Liège, Mardaga, 1991, p. 294).

jean luc impePlusieurs enregistrements ont exploré l’univers des parodies spirituelles, dont le très réussi mais hélas difficile à trouver Manuscrit des Ursulines de la Nouvelle-Orléans du Concert Lorrain sous la direction d’Anne-Catherine Bucher (K617, 2002) et La semaine mystique de l’ensemble Faenza de Marco Horvat (Alpha, 2006), attachant en dépit de quelques inégalités vocales. Le disque Parodies spirituelles et spiritualité en parodies des Menus-Plaisirs du Roy (photo de Jean-Luc Impe ci-dessus), par la variété des pièces qu’il propose et la splendide qualité de sa réalisation, s’impose comme le choix prioritaire pour aborder un répertoire d’une étonnante richesse, car, outre d’indéniables vertus pédagogiques – on ne saluera jamais assez les musiciens qui osent aborder des répertoires peu fréquentés et les éditeurs qui ont le courage de diffuser leur travail –, cette anthologie est une source intarissable de plaisirs tout à tour recueillis ou polissons, mais toujours d’un goût absolument exquis.

celine scheenTout, dans cet enregistrement, concourt à en faire une incontestable réussite. Admirons, tout d’abord, les superbes couleurs de l’ensemble instrumental, mises en valeur par la prise de son charnue et précise de Manuel Mohino, qu’il s’agisse de la flûte traversière virtuose et rêveuse de Catherine Daron (magique Furstenberg, qui fait jeu égal avec celle, au violon, d’Odile Edouard avec le Poème Harmonique – Alpha, 2004), très sollicitée, des diaprures chaleureuses tissées par les violes ou de l’impeccable appui rythmique, mais aussi poétique, insufflé par l’archiluth de Jean-Luc Impe. On est ici face à un groupe de musiciens qui semble soudé par une solide complicité et dont l’écoute mutuelle est sans failles. Applaudissons ensuite la prestation de la soprano Céline Scheen (photo ci-dessus), voix épanouie, incarnation aussi convaincante dans les pièces spirituelles que dans les gaudrioles, ces dernières, grâce à une distinction bien comprise, restant diablement évocatrices sans jamais tomber dans le travers de la vulgarité. Aucune affectation chez cette remarquable interprète, mais une jeunesse radieuse, une vitalité insatiable née du simple bonheur de chanter, soutenu néanmoins par une science très sûre de cet art, qui touchent directement le cœur de l’auditeur. Louons enfin l’esprit qui préside à cette réalisation. L’équilibre obtenu par Jean-Luc Impe résulte sans nul doute, en effet, d’une familiarité poussée avec les œuvres et leur contexte, ainsi que d’un travail attentif sur les sources et sur la façon de les rendre les plus parlantes possibles. Plus encore que dans les précédents discographiques mentionnés ci-dessus, on perçoit, sous le repeint des textes spirituels, les couleurs et la respiration des airs de cour dont ces parodies sont issues et dont le chef a conservé l’état d’origine, ce qui confère une vraie dimension artistique à ces simples adaptations et rend compte avec beaucoup de justesse de la frontière extrêmement ténue qui séparait, dans les arts de cette époque, sacré et profane.

Parodies spirituelles et spiritualité en parodies s’impose donc comme un projet aussi intelligemment conçu que merveilleusement réalisé qui documente, avec une érudition qui ne néglige jamais le plaisir, un pan du répertoire encore méconnu mais passionnant. Quand celui du Veau d’or semble devenu l’unique culte d’ensembles réputés dont les produits n’appartiennent plus que de nom au monde de la musique ancienne, ce bijou de disque, que l’on devine longuement et amoureusement ciselé, est un remède souverain contre les nourritures frelatées qu’ils imposent à grand renfort de marketing. Je ne peux qu’espérer que les amateurs feront mentir les lois du marché en réservant à cette anthologie l’accueil chaleureux qu’elle mérite.

 

Parodies spirituelles et spiritualités en parodie, œuvres de Jean l’Évangéliste d’Arras (XVIIe siècle), Michel Corrette (1707-1795), et anonymes.

 

Céline Scheen, soprano
Les Menus-Plaisirs du Roy
Jean-Luc Impe, archiluth & direction

 

parodies spirituelles spiritualite parodies scheen impe1 CD [durée totale : 58’33”] Musica Ficta MF8010. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Jean l’Évangéliste d’Arras, Surprise, ô Dieu, de Vos lumières, parodie spirituelle sur l’air Angélique dont les merveilles (1637) de François Richard (La Philomèle séraphique, 2e édition, 1640)

2. Une jeune nonnette, vaudeville anonyme (Manuscrit Weckerlin, première moitié du XVIIIe siècle)

3. Michel Corrette, Variations sur La Furstenberg (La belle vielleuse, 1783)

4. Au jardin de mon père, un nid d’oiseau y a, vaudeville anonyme (Manuscrit Weckerlin, première moitié du XVIIIe siècle)

 

Illustrations complémentaires :

Francis HAYMAN (Exeter, 1708-Londres, 1776), Le moine entreprenant, sans date. Huile sur toile, 60 x 51 cm, Dijon, Musée Magnin.

Les photographies de Jean-Luc Impe et Céline Scheen sont tirées du site de Musica Ficta.

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21 février 2010 7 21 /02 /février /2010 14:57

 


codex vindobonensis
Anonyme, Italie du Nord, XIVe siècle,
Le dattier, c.1370-1400.
Codex Vindobonensis, series nova 2644, folio 13, verso.
Enluminure sur parchemin, Vienne,
Österreichischen Nationalbibliothek.


Tout disque de musique médiévale est une aventure, un pari. Comme seul le Galaad des romans arthuriens pouvait prendre place sur le Siège Périlleux, il faut aux interprètes, pour faire revivre ces répertoires que leur éloignement temporel et les vicissitudes de leur transmission rendent problématiques, autant de ténacité et d’imagination que d’humilité. Diabolus in Musica et son directeur Antoine Guerber, qui m’avait accordé un entretien en juillet dernier (cliquez ici), font partie des musiciens qui, inlassablement, explorent, dans cet esprit, des répertoires souvent injustement méconnus. Ils nous proposent aujourd’hui de partir à la rencontre des chansons et polyphonies des Dames trouvères avec un nouveau programme intitulé Rose tres bele.

codex vindobonensis2Comme le souligne pertinemment Antoine Guerber dans les notes de présentation du disque, si toutes les sources, iconographiques ou littéraires, concordent pour démontrer une importante activité musicale des femmes, leur voix, à quelques exceptions près dont la plus notable est sans doute l’abbesse et compositrice Hildegard von Bingen (1098-1179), demeure extrêmement difficile à percevoir, dans la mesure où ce sont les hommes qui l’ont portée jusqu’à nous. Ainsi, le répertoire des trouvères, successeurs septentrionaux des troubadours, dont la première génération apparut dans les années 1170, principalement en Champagne et en Brie, et qui fleurirent durant tout le XIIIe siècle, n’a-t-il conservé que très peu de témoignages qu’il soit possible d’attribuer avec certitude à des femmes. Il existe cependant, parallèlement à ces derniers, nombre de textes s’exprimant au féminin, soit écrits par des hommes, soit anonymes, dont quelques-uns sont peut-être dus à des plumes féminines. C’est cette expression de la féminité médiévale qu’a choisi d’explorer Diabolus in Musica, au travers d’un florilège de chansons, rondeaux, virelais, qui expriment une vaste palette de sentiments, désolation de l’abandonnée (Onques n’aimai, Richard de Fournival), incertitude amoureuse (Amours que vous ai meffait, Jehan de Lescurel), persiflage du mari cocu (Trop est mes maris jalos, Étienne de Meaux), vigoureuse sensualité (Soufres, maris), sur le mode aristocratique propre à la lyrique courtoise ou, au contraire, avec des accents plus popularisants adaptés aux sujets plus lestes. Une belle place a été également réservée aux chansons religieuses, la plupart du temps issues du procédé, courant au Moyen-Âge, du contrafactum, qui consiste à adapter un texte d’inspiration sacrée à une mélodie profane. Dans ces pièces d’une simplicité touchante, le rossignol cher à l’amour courtois devient un médiateur vers le divin (Du dous Jhesu), le soleil qui réchauffe le cœur est celui de la foi (Li solaus qui en moy luist), la pureté mariale est mise à l’honneur (Flur de virginité).

rose tres belle philippe hallerLes enregistrements qui ont fait, jusqu’ici, la notoriété de Diabolus in Musica auprès du plus large public explorent principalement le répertoire sacré, qu’il s’agisse de la Messe Se la face ay pale de Dufay ou de la Messe de Nostre Dame de Machaut (chroniquée ici). Cependant, des réalisations comme Carmina Gallica ou La doce acordance ont largement prouvé l’aisance de l’ensemble dans le domaine de la musique profane. Rose tres bele se situe au même niveau d’excellence que ses prédécesseurs et se savoure comme un fruit arrivé à parfaite maturité, celle qu’autorise de longues années de fréquentation aussi érudite qu’amoureuse du répertoire des trouvères. La passion qui anime Antoine Guerber et son équipe (photographiés ci-dessus lors d’un concert consacré à Rose tres bele) est évidente à chaque moment du disque ; elle aboutit à une prestation d’un naturel confondant, dont la fluidité et l’évidence feraient presque oublier le travail conséquent qui a été nécessaire à sa conception. Que faut-il louer le plus hautement ? La luminosité et la souplesse des sopranos Aino Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau et Estelle Boisnard (qui signe également de très belles interventions à la flûte), qui investissent les pièces avec une conviction dont l’intelligence du mot réjouit l’esprit et la chaleur expressive chavire le cœur ? La pertinence et la qualité de la réalisation instrumentale, Antoine Guerber se révélant un harpiste inspiré, Évelyne Moser à la vièle et Bruno Caillat aux percussions confirmant leur excellence, dont les enluminures diaprent le texte sans jamais l’envahir ? Tout ceci à la fois, bien entendu, auquel il faut encore ajouter la finesse d’une approche qui cisèle chaque détail sans jamais négliger la vision d’ensemble, qu’il s’agisse de la déploration pleine de pudeur de Las, las, las qui ouvre le disque ou de la rythmique plus enjouée d’Amis, amis qui le clôt. Il faut, je le disais en préambule, beaucoup de maîtrise et d’humilité pour rendre avec justesse des pièces qui souffriraient autant d’une neutralité que d’une surcharge d’intentions interprétatives. Sur ce point aussi, le pari de Diabolus in Musica est gagné. La simplicité raffinée et subtile dont l’ensemble fait montre permet non seulement aux œuvres d’exhaler toute la poésie dont elles sont empreintes, mais aussi que s’établisse avec l’auditeur, à la faveur d’une prise de son précise et chaleureuse, une fascinante sensation d’intimité, qui fait paraître familières des musiques pas ou peu entendues jusqu’ici, ce qui n’est pas le moindre des tours de force.

Ce nouvel enregistrement de Diabolus in Musica s’impose donc, à mes yeux, comme un des disques les plus pertinents et les plus inspirés consacrés depuis longtemps au répertoire des trouvères, dans l’optique particulière et passionnante qui consiste à rendre leur voix aux femmes. Son équilibre radieux, sa science jamais ostentatoire ou pesante, font de Rose tres bele une anthologie déjà classique, incontournable pour toute discothèque de musique médiévale, dont la superbe éclosion apportera d’intenses bonheurs d’écoute à qui ira la cueillir.

 

Rose tres bele, chansons et polyphonies des Dames trouvères. Œuvres de Richard de Fournival (1201-c.1259/60), Jehan de Lescurel (mort en 1304 ?), Étienne de Meaux (actif c.1250) et anonymes. Deux estampies d’Antoine Guerber.


Diabolus in Musica :

Aino Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau, sopranos.
Estelle Boisnard, soprano & flûte traversière.
Evelyne Moser, vièle à archet (Richard Earle, d’après les chapiteaux de l’église romane de Gargilesse, c.1200).
Bruno Caillat, percussions.

 

Antoine Guerber, harpe romane (Yves d’Arcizas, d’après des modèles du XIIe siècle) & direction.

 

rose tres bele diabolus in musica1 CD [durée totale : 70’40”] Alpha 156. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Anonyme, Helas tant vi de mal eure, rondeau
(Aino Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau, Estelle Boisnard)

2. Anonyme, Souffres, maris, rondeau
(Aino Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau, Estelle Boisnard)

3. Jehan de L’Escurel, Amours que vous ai meffait, ballade
(Aino Lund-Lavoipierre)

4. Anonyme, Diex comment pourrai savoir, chanson – Antoine Guerber, Estampie Diex.
(Aino Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau, Estelle Boisnard)

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Italie du Nord, XIVe siècle, Le céleri, c.1370-1400. Codex Vindobonensis, series nova 2644, folio 36, recto. Enluminure sur parchemin Vienne, Österreichischen Nationalbibliothek.

La photographie de Diabolus in Musica (concert Rose tres bele) est de Philippe Haller.

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14 février 2010 7 14 /02 /février /2010 14:26


emile friant les amoureux
Émile FRIANT (Dieuze, 1863-Paris, 1932),
Les amoureux (Soir d’automne), 1888.
Huile sur toile, 111 x 145 cm, Nancy, Musée des Beaux-Arts.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

Jusque dans un passé récent (les années 1970), la musique de Gabriel Fauré avait été reléguée au purgatoire car jugée surannée et peu aventureuse à l’aune des compositions qui s'autoproclamaient alors modernes. Il s’est heureusement, depuis, trouvé des artistes, hélas pas assez nombreux en France, pour défendre un compositeur bien plus original que ce qu’on avait supposé, dont une des singularités est d’avoir réservé, à une époque où ce n’était pas à la mode, la plus large part de sa production, dont on connaît aujourd’hui surtout le Requiem et la Pavane, à la musique de chambre et à la mélodie. Témoin de ce regain d’intérêt, deux intégrales de ses Quatuors avec piano paraissent simultanément en ce début 2010, et c’est une belle occasion de nous arrêter un peu sur ces œuvres, en nous appuyant sur l’interprétation que le Trio Wanderer, auquel s’est joint pour l’occasion l’altiste Antoine Tamestit, vient de faire paraître chez Harmonia Mundi.

 

« Il n'y a pas encore bien longtemps, quinze ans peut-être, un compositeur français, qui avait l'audace de s'aventurer sur le terrain de la musique instrumentale n'avait d'autre moyen de faire exécuter ses œuvres que de donner lui-même un concert, d'y convier ses amis et les critiques. Quant au public, au vrai public, il n'y fallait pas songer ; le nom d'un compositeur, à la fois français et vivant, imprimé sur une affiche avait la propriété de mettre tout le monde en fuite. »

Camille Saint-Saëns, « La Société nationale de musique », dans Le Voltaire, 27 novembre 1880 [cliquez ici pour lire l’intégralité de l’article]

 

camille_saint-sa-ns.jpgDans la France du XIXe siècle, il était effectivement difficilement envisageable pour un compositeur d’espérer obtenir succès et reconnaissance en produisant des œuvres instrumentales, le public parisien ne jurant alors que par l’opéra, si possible italien. Pour autant, à l’instar de la symphonie, les créateurs n’ont jamais cessé, durant cette période, d’écrire de la musique de chambre, dont l’exécution trouvait alors sa place naturelle dans le milieu raffiné des salons. La création, le 25 février 1871, sous l’impulsion de deux proches de Fauré, Camille Saint-Saëns (photo ci-dessus) et Romain Bussine, de la Société nationale de musique allait changer la donne. Regroupant sous la bannière Ars gallica une poignée de musiciens, son but était de permettre aux jeunes compositeurs français de présenter leurs œuvres au public. En dépit de débuts difficiles, le rayonnement de la Société ne cessera de s’affirmer tout au long des années 1880, aboutissant à un véritable renouveau de la musique française.

gabriel_faur-_john_singer_sargent_1889.jpgLes deux Quatuors avec piano de Fauré (portrait ci-contre) ont été créés dans le cadre des concerts de la Société, le premier, en ut mineur, le 14 février 1880, le second, en sol mineur, le 22 janvier 1887, avec, à chaque fois, le compositeur au piano. Le Quatuor avec piano en ut mineur (opus 15) a été composé entre 1876 et 1879, mais son Finale fut entièrement réécrit à la suite de la première audition ; l’œuvre, telle que nous la connaissons aujourd’hui, a été donnée le 5 avril 1884. L’élaboration de ce quatuor a été lente et discontinue, notamment parce qu’elle a pris place dans une période troublée et douloureuse de la vie du compositeur, accaparé par ses charges à la Madeleine et meurtri par la rupture de ses fiançailles avec la fille de Pauline Viardot, Marianne, en octobre 1877. Sans vouloir à tout prix relier étroitement biographie et création, il semble néanmoins probable que le Quatuor en ut mineur porte témoignage, au travers du romantisme enflammé de son premier mouvement et du pathétique maîtrisé de son Adagio, des espoirs et des déchirements qui sous-tendent sa genèse. Celle du Quatuor avec piano en sol mineur (opus 45, et non 55 comme indiqué sur la pochette du disque), œuvre dans laquelle Jean-Michel Nectoux voit avec justesse un des actes inauguraux de la « seconde manière » fauréenne, marquée par une fermeté et une décantation grandissantes, est, en revanche, obscure. Sans doute composé entre 1885, année de la mort du père de Fauré, et 1886, on ne possède à son sujet qu’une indication tardive, donnée par le compositeur dans une lettre à sa femme datée du 11 septembre 1906 : « Ce n’est guère que dans l’Andante [en fait, un Adagio non troppo ; cette notation permet néanmoins de donner une idée du tempo souhaité par le compositeur] du Second Quatuor que je me souviens avoir traduit, et presque involontairement, le souvenir bien lointain d’une sonnerie de cloches qui, le soir, à Montgauzy [village où Fauré passa son enfance] nous arrivait d’un village appelé Cadirac lorsque le vent soufflait de l’ouest […] ». Ce mouvement paisiblement crépusculaire, dont les irisations annoncent Ravel et Debussy, prend place dans une œuvre où se côtoient fougue houleuse et plages de quiétude, mais dont l’impression d’ensemble fait surtout percevoir, certes canalisée par une admirable maîtrise formelle, l’agitation d’une âme profondément tendue et inquiète.

 

trio wandererLa discographie récente des deux Quatuors avec piano de Fauré était jusqu’ici dominée par la très belle version des Domus (Hyperion CDA66166, 1986), dont le choix de tempos est d’ailleurs identique, à une poignée de secondes près, à l’enregistrement qu’en proposent aujourd’hui le Trio Wanderer (photo ci-dessus) et Antoine Tamestit (photo ci-dessous). Autant le dire d’emblée, les qualités de ce dernier, sans occulter la réussite de la première, l’installent au même niveau, mais dans une optique assez différente. Les interprètes délivrent, en effet, une vision particulièrement engagée et sanguine, très « physique » de Fauré, à mille lieues de l’image de compositeur compassé qui s’attache encore trop souvent à lui. Il n’y a, en effet, rien de mièvre ou de « joli » dans cette interprétation où les traits fusent et claquent, sans que jamais ce côté bouillonnant devienne, pour autant, synonyme d’outrance ou d’agressivité. On perçoit ainsi aisément, par exemple, la manière dont le Quatuor en ut mineur, en particulier en son premier mouvement, se souvient des modèles hérités du romantisme germanique, comme le Quatuor avec piano en mi bémol majeur de Robert Schumann (opus 47, 1842), tandis que le caractère tendu et inquiet du Scherzo du Quatuor en sol mineur a rarement paru aussi palpable. Les choix interprétatifs adoptés permettent également aux Finales des deux quatuors de se déployer avec une implacable énergie, projetant sans cesse le discours en avant sans donner cependant le sentiment de presser importunément le pas.

antoine tamestitCeci voudrait-il dire que ce Fauré est univoquement vigoureux ? Assurément non et si cette version des Wanderer et de Tamestit est une réussite, c’est justement parce qu’elle sait talentueusement conjuguer un mordant à tort rarement osé dans ce répertoire avec la subtilité, la sensibilité et cette gravité sans lourdeur qui font le prix de la musique de Fauré. Le Scherzo du Quatuor en ut mineur virevolte facétieusement, la confidence, d’un lyrisme poignant, de son Adagio s’épanche sans jamais se répandre en sensiblerie déplacée, tandis que la mélancolie apaisée de l’Adagio non troppo, parfaitement restitué comme tel, du Quatuor en sol mineur fait voyager dans un paysage intérieur, loin de tout pittoresque, aux harmonies subtilement pré-debussystes. On aurait pu craindre que le fait d’intégrer un membre extérieur à un trio habitué à faire de la musique ensemble se soldât par une certaine hétérogénéité de son ou d’inspiration. Il n’en est heureusement rien et si chaque musicien a, à un moment ou à un autre, l’opportunité de briller individuellement, ce quatuor improvisé fait preuve d’une superbe écoute mutuelle, additionnant ses talents pour les mettre sans réserve au service des œuvres qu’il interprète.

À l’instar du récent enregistrement des Impromptus de Schubert par Alexei Lubimov que je chroniquais ici, un des grands mérites, à mes yeux, de cette interprétation des Quatuors avec piano de Fauré est sa spontanéité, son allant, la manière dont elle s’adresse, si j’ose dire, à l’auditeur les yeux dans les yeux, sans néanmoins céder en rien quant à l’excellence tant du jeu que de la conception. Grâce à ce remarquable disque, le Trio Wanderer et Antoine Tamestit apportent, à qui en doutait encore, une nouvelle preuve que, loin du cliché d’ennui poli dans lequel il s’est longtemps trouvé enfermé, Fauré est un compositeur aussi passionné que passionnant, sur lequel tout est loin d’avoir encore été dit.

 

Gabriel FAURÉ (1845-1924) : Quatuors avec piano, en ut mineur, opus 15, en sol mineur, opus 45.

 

Trio Wanderer (Jean-Marc Phillips-Varjabédian, violon, Raphaël Pidoux, violoncelle, Vincent Coq, piano) & Antoine Tamestit, alto.

 

faure quatuors avec piano trio wanderer tamestit1 CD [durée totale : 62’31”] Harmonia Mundi HMC 902032. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Quatuor avec piano en ut mineur, op.15 : 3e mouvement, Adagio.
2. Quatuor avec piano en sol mineur, op.45 : 4e mouvement, Finale. Allegro molto.

 

Illustrations complémentaires :

John Singer SARGENT (Florence, 1856-Londres, 1925) : Gabriel Fauré, c.1889. Huile sur toile, Paris, Musée de la musique.

La photographie du Trio Wanderer est de Marco Borggreve.

La photographie d’Antoine Tamestit est d’Éric Larrayadieu.

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9 novembre 2009 1 09 /11 /novembre /2009 17:41

Carel Jacob de CREC
(actif début XVIIIe siècle, attesté à Anvers),

Scène de carnaval, 1717.
Huile sur toile, Valenciennes, Musée des Beaux-Arts.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

Ceux qui font profession d’amuser vous le diront, il n’est rien de plus difficile que faire rire. La musique ne fait pas exception à cette règle et l’on cite plus volontiers au rang des chefs d’œuvres des œuvres sérieuses que comiques, Don Giovanni plutôt que l’Enlèvement au Sérail, pour s’en tenir à ce qu’il est convenu d’appeler le « grand » répertoire. La cantate française, « pièce variée de récitatifs, d’ariettes, ou petits airs, & de mouvements différens, pour l’ordinaire à voix seule, avec une basse continue, souvent avec deux violons, ou plusieurs instrumens » selon la définition qu’en donne le Dictionnaire de Trévoux (1743-52), a fleuri durant la première moitié du XVIIIe siècle et plus particulièrement ses trente premières années, avec, en toile de fond, les incessants conflits qui opposèrent les partisans de la musique française à ceux de l’italienne. Très tôt dans l’élaboration d’un genre dont les textes puisent largement dans la mythologie ou l’allégorie, le choix de sujet « élevés », au sens rhétorique du terme, a naturellement produit des parodies. Ce sont celles-ci, généralement peu documentées au disque, qu’ont choisi d’explorer Dominique Visse et l’ensemble Café Zimmermann dans un enregistrement récemment publié par le label Alpha, qui mérite donc qu’on s’y arrête un peu.

La plus ancienne des trois cantates proposées, Dom Quichotte de Philippe Courbois, musicien actif entre 1705 et 1730 dans le cercle de la duchesse du Maine, a été publiée en 1710. Les aventures du chevalier à la triste figure imaginé par Cervantès ont incité maints compositeurs à en exploiter la veine cocasse, comme, par exemple, dans Don Quichotte chez la duchesse de Boismortier (1743). Courbois, tout en ne bouleversant la forme traditionnelle de la cantate qu’en l’allongeant un peu (quatre alternances récitatif/air au lieu des trois canoniques), fait voler le fond en éclats. Don Quichotte se ridiculise dès son premier air en usant de la langue que l’on rencontre habituellement dans la tragédie lyrique mais dont le noble héroïsme est ici mis à mal par la préciosité ampoulée qui le contamine (« Loin des yeux qui m’ont fait captif, je brûle d’une ardeur grégeoise, jamais un penser lénitif n’allège mon âme pantoise »), tandis que, toujours dans une logique d’augmentation, ses pleurs, dans l’air suivant, « inondent [les] déserts affreux » qu’il traverse, et qu’enfin, suprême bouffonnerie, il aspire à ce que sa gloire soit chantée juste après qu’il s’est résolu à déposer les armes. Le comique textuel est souligné de façon très efficace par la mise en musique très soignée qui ne déparerait nullement dans le genre « élevé ». Ultime pirouette, l’intervention de Sancho Panza fait basculer la fin de la cantate dans le domaine du burlesque, marquant l’intrusion d’une musique et de paroles fortement empreintes de saveurs populaires, l’une évoquant la musette, les autres reposant en partie sur l’utilisation de proverbes (« à bon chat, à bon rat », « le jeu ne vaut pas la chandelle »), dont la rudesse contraste avec la finesse plus spirituelle de ce qui a précédé.

On ignore la date de composition de La matrone d’Éphèse de Nicolas Racot de Grandval (1676-1753), cantate publiée dans un recueil posthume de 1755. L’argument se fonde sur une fable (Livre XII, 26, texte accessible en cliquant ici) de Jean de La Fontaine, inspirée de Pétrone et bien connue des auditeurs de l’époque, dont le compositeur, qui était également auteur dramatique, tire la substance de quelques scènes menées avec un allant jubilatoire. Là où le Dom Quichotte de Courbois jouait du décalage entre fond et forme afin de provoquer le rire, Grandval use d’un autre procédé comique, la parodie. Sa cantate est, en effet, un très habile mélange d’airs détournés et de vaudevilles qui, s’il est aujourd’hui affaire de musicologues, était immédiatement perceptible par les auditeurs du temps. Un exemple ? L’œuvre s’ouvre sur l’air « Ombre de mon époux », qui est une parodie d’un célèbre air de cour de Michel Lambert (c.1610-1696), « Ombre de mon amant », publié en 1689. La substitution entre « amant » et « époux », termes naturellement ennemis à l’époque, dans un contexte où il est, en outre, question de la peine vite dissipée du veuvage, a sûrement dû beaucoup amuser les contemporains, d’autant que cette « ombre toujours plaintive » a vraiment de quoi l’être face à la légèreté d’une épouse qui n’hésitera pas à sacrifier jusqu’à son cadavre pour sauver son galant du jour. Citer tous les exemples de ces contrepieds serait un peu fastidieux ici, mais on croise également dans cette Matrone d’Éphèse, entre autres, des citations détournées de Tancrède (1702) d’André Campra (1660-1744) et d’Amadis (1684) de Lully (1632-1687). La cantate de Grandval, dans laquelle les cinq personnages (dont le récitant) sont interprétés par le même chanteur, apparaît comme bénéficiant d’une unité théâtrale bien plus marquée que celle de Courbois. L’abandon de la traditionnelle succession de récits et d’airs, l’alternance extrêmement rapprochée de différents niveaux de comique, comme, par exemple, dans la brève intervention du fantôme du mari défunt qui juxtapose le souvenir de l’opéra Amadis (« Ah ! Tu me trahis ») et un air joyeusement populaire (« dans peu de temps »), références, rappelons-le, évidentes pour les auditeurs du XVIIIe siècle, donnent à l’ensemble une vitalité toujours diablement efficace aujourd’hui.

Dernière cantate, La sonate de Pierre de La Garde (1717-c.1792), compositeur de la Chambre du Roi en 1756, protégé de la marquise de Pompadour, est la plus récente du programme, puisque composée entre 1756 et 1761. Si l’action développée dans cette œuvre, la répétition, sous la direction tatillonne de son auteur, d’une sonate, est relativement simple, elle fait appel à un ressort encore différent du comique, l’ironie. En effet, si le rire va tout d’abord naître du premier degré constitué par les propos d’un musicien boursoufflé d’orgueil (« Ma foi, cette plainte est touchante, quoique j’en sois l’auteur, moi-même, elle m’enchante »), d’autres éléments, là encore sans doute très présents à l’esprit des contemporains, tissent un second degré plein de malice. Il faut se souvenir que composer une cantate en prenant pour thème la sonate dans un pays où ces deux termes ont été associés, souvent en mauvaise part, pour accuser le goût italien d’avoir « par ces cantates et ces sonates dont elle [la musique italienne] a inondé tout Paris » (Le Mercure galant, novembre 1714) perverti le goût du public français, et qui a connu, de 1752 à 1752, de violentes échauffourées entre partisans de l’opéra italien et du français, passées à la postérité sous le nom de Querelle des bouffons, n’est absolument pas neutre. La Garde prend-il parti ? Non, car si sa cantate passe en revue tous les poncifs de l’opéra français que sont la Pastorale, la Musette ou la Tempête (ne manque qu’un Sommeil), se mettant dans les pas de La Muse de l’Opéra (1716) de Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749), le caractère illustratif de sa musique et bien de ses traits stylistiques regardent vers l’Italie. Il renvoie donc les deux factions dos-à-dos, chacune avec leurs ridicules, puis finit par demander aux auditeurs leur sentiment sur cet hybride réjouissant qu’il a produit en un ironique « Que pensés-vous, Messieurs, de ma Sonate ? », dans un ultime pied de nez à tous les querelleurs.

Un mot, pour finir, afin de signaler les Concertos comiques de Michel Corrette (1707-1795), qui constituent un savoureux complément de programme. L’appellation de ces pièces, brodées à partir de thèmes empruntés à l’opéra comique, au vaudeville ou à des timbres populaires, dévoile leur origine comme leur destination, puisqu’elles étaient destinées à être jouées entre les actes des comédies. Ici, c’est André Grétry (1741-1813) qui est convoqué dans le Concerto « La marche du Huron » (1773), au travers d’emprunts à son Huron de 1768 et à sa Lucille de 1769, tandis que le Concerto « La femme est un grand embarras » (1733) s’appuie sur des citations de vaudevilles. Enfin, la Sonnerie de Sainte Geneviève du Mont de Paris (1723) de Marin Marais (1656-1728) a été incluse à cette anthologie, sans que l’on puisse parler, au sujet de cette œuvre, de comique, mais plutôt d’une évocation musicale pittoresque, au demeurant parfaitement réussie, avec sa partie très exigeante de viole de gambe.

On ne présente plus le contre-ténor Dominique Visse (photographie ci-contre), élève d’Alfred Deller et fondateur, en 1978, de l’Ensemble Clément Janequin, bien connu des amateurs de musique de la Renaissance. Il est, dans ce récital, parfaitement à son aise, l’astringence de son timbre se prêtant parfaitement aux rôles comiques qu’il endosse avec une maestria aussi déconcertante que réjouissante. Car c’est ici un acteur autant qu’un chanteur que nous voyons à l’œuvre, soucieux de caractériser chacun des personnages et des situations qu’il porte, et dont l’humour, la finesse et la vivacité font mouche à tous les coups. Il est accompagné par l’ensemble Café Zimmermann, constitué par certains musiciens parmi les plus éminents de la scène baroque, qui le suit dans ses moindres intentions en déployant les qualités qu’on lui connaît, technique impeccable, sens exacerbé des contrastes (mais, ici, sans aucune brutalité), cohésion exemplaire. Les artistes se sont trouvés, ils s’amusent et leur joie d’interpréter ces œuvres est communicative. Elle fait de cette anthologie à la fois gouleyante et raffinée, au-delà de l’intérêt qu’elle présente en documentant des œuvres rares, un antidote idéal contre les langueurs de la saison que l’on dit mauvaise, preuve que l’on peut envisager la musique baroque française avec le plus grand professionnalisme sans, pour autant, se prendre un instant au sérieux.


Dom Quichotte, Cantates et concertos comiques de Michel Corrette, Pierre de La Garde, Marin Marais, Nicolas Racot de Grandval, Philippe Courbois.

 

Dominique Visse, contre-ténor.
Café Zimmermann.

 

1 CD [durée : 66’10”] Alpha 151. Ce disque peut être acheté en cliquant ici.

 

Extraits proposés :

1. Philippe Courbois, Dom Quichotte :
Symphonie et premier récit « Dom Quichotte enfoncé dans la montagne noire »

2. Nicolas Racot de Grandval, La matrone d’Éphèse :
« Un autre mort en grand silence »

3. Pierre de La Garde, La sonate :
Récit : « Ainsi par des sons tout s’exprime »
Air : « Sortés, vents furieux »

4. Marin Marais, La Sonnerie de Sainte Geneviève du Mont de Paris, pour violon, viole de gambe et basse continue.

 

À celles et ceux qui souhaiteraient découvrir le versant « sérieux » de la cantate française, je recommande chaleureusement le disque ci-après :

Les Déesses outragées, cantates de Philippe Courbois, Nicolas Clérambault et François Colin de Blamont.

Agnès Mellon, soprano. Ensemble Barcarole.

1 CD Alpha 068. Ce disque peut être acheté en cliquant ici.

 

Illustrations du billet :

Charles-Antoine COYPEL (Paris, 1694-1752), Série de l’Histoire de Don Quichotte, réalisée entre c.1715 et 1734 : Don Quichotte conduit par la Folie. Huile sur toile, Compiègne, Château.

Jean-Baptiste OUDRY (Paris, 1686-Beauvais, 1755), La matrone d’Éphèse, c.1727-1734. Gravure sur papier, Château-Thierry, Musée Jean de La Fontaine.

Jean-Baptiste GREUZE (Tournus, 1725-Paris, 1805), Guitariste s’accordant, c.1757. Huile sur toile, Nantes, Musée des Beaux-Arts.

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9 septembre 2009 3 09 /09 /septembre /2009 20:01

 


Anonyme, École française, XVIIIe siècle,
Madame Louise de France en Carmélite, après 1770 ?
Pastel, Paris, Musée du Louvre.

 

Nous avons sans doute du mal à imaginer la vogue que connurent certaines expressions du sacré dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles. Comme on accourait aux Pompes funèbres (voir l’exemple ci-dessous, cliquez sur l’image pour l’agrandir) organisées lorsque les Grands de ce monde rejoignaient l’autre (notre époque n’a décidément rien inventé), il était de bon ton, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, de se presser aux célébrations de la Semaine Sainte, dont le point culminant était marqué par l’office des Ténèbres.
Celui-ci doit son nom au fait qu’il était chanté lors des matines, heure canoniale nocturne, pour s’achever à laudes, donc avec l’arrivée du jour. Il faut, pour se représenter pleinement l’effet que pouvait produire cette cérémonie, imaginer le lieu de prière illuminé seulement par un grand chandelier portant quinze bougies, éteintes une à une après chaque psaume, jusqu’à ce qu’une seule, représentant le Christ, reste allumée, cachée derrière l’autel pour symboliser sa mort. S’élève alors un fracas provoqué par l’assistance, en souvenir du tremblement de terre et de l’ouverture des tombeaux marquant la mort du Sauveur sur la croix, agitation qui ne cesse que lorsque l’ultime bougie réapparaît à la vue des fidèles, symbole de sa résurrection et signal de la fin de l’office. Dès la fin du XVIIesiècle, pour assurer à des spectateurs toujours plus nombreux un confort accru, la tenue des Ténèbres est décalée : elles se déroulent entre deux et quatre heures de l’après-midi, tout en conservant le même cérémonial et en faisant appel non seulement aux compositeurs les plus renommés du moment, mais aussi à des chanteuses d’opéra, désœuvrées en cette période de l’année où les théâtres étaient contraints à faire relâche. C’est dans ce contexte que furent écrites les Leçons de Ténèbres de François Couperin, dont un remarquable enregistrement a été édité voici quelques mois.

 

 

Les images, tour à tour violentes et désolées, du texte des Lamentations de Jérémie, dont une partie est mise en musique lors des Ténèbres, constituent, depuis au moins le début du XVIe siècle, une puissante source d’inspiration pour les musiciens. C’est vers 1662 que Michel Lambert (1610-1696) compose les premières Leçons de Ténèbres attestées en France, où le genre va connaître ensuite une incroyable floraison, attirant nombre de compositeurs célèbres, tels Charpentier ou Lalande, pour n’en citer que deux. François Couperin publie les siennes qu’il a composées « à la prière des Dames religieuses de L** », derrière lesquelles il faut sans doute voir les clarisses de l’abbaye de Longchamp, aux environs de Paris, vers 1713. Des neuf qu’il dit avoir écrites, seules les trois premières, celles du mercredi saint, sont parvenues jusqu’à nous, à supposer que les six autres aient effectivement vu le jour.
Si elles se situent dans la lignée de celles de Lambert et Charpentier par leur goût pour une ornementation foisonnante et leur expressivité souvent poignante, les Leçons de Ténèbres de Couperin se distinguent par un soin, jusqu’alors inouï, apporté aux mélismes mettant en valeur les lettres hébraïques qui ouvrent chaque verset, que l’on a fort justement comparées aux lettrines qui ornent les manuscrits. Les Leçons constituent ensuite une parfaite illustration des innovations du langage du compositeur, qui, parfaitement au fait des évolutions musicales, notamment italiennes, de son temps, y instaure une séparation plus nette entre arioso et récitatif, l’un revenant plus particulièrement aux lettres, l’autre aux versets. Enfin, Couperin, au moyen d’une écriture des voix extrêmement souple, mais discrètement tendue par des instabilités tonales et des surprises harmoniques, donne à un texte où rode le désespoir une expression plus suave, par instants presque sensuelle, et mélancolique que véritablement tragique, qui est bien dans l’esprit d’un musicien pour lequel le suggéré semble avoir été plus important que le clairement énoncé.

Cette nouvelle version des Leçons de Ténèbres marque la résurrection, que l’on espère définitive, des Demoiselles de Saint-Cyr, ensemble qui avait enchanté les amateurs de musique baroque française au début des années 1990 avant de disparaître – honte absolue ! – faute de subventions, alors que son parcours artistique était exemplaire et salué par tous. Dirigées par Emmanuel Mandrin, qui joue ici l’orgue Samson Scherrer (1748)/Bernard Aubertin (1992) de Saint-Antoine l’Abbaye (Isère), lequel sonne, contrairement à l’enregistrement de Christophe Rousset (Decca, 2000) réalisé avec le même instrument, comme un véritable grand orgue et non comme un positif, les neuf chanteuses donnent des Leçons de Ténèbres de Couperin, mais également des deux splendides répons de Charpentier, de l’ample et sobre Miserere de Lambert (une très belle œuvre, donnée ici en première mondiale), ainsi que des antiennes, psaume et verset choisis pour assurer la cohérence du programme, une version de très haute tenue, d’une parfaite maîtrise technique, d’une sensibilité à la fois frémissante et contrôlée, parfaitement conforme à ce que l’on peut savoir de l’esprit du compositeur.
Il ne saurait être néanmoins question de prétendre que cette vision est plus « authentique » qu’une autre, cet adjectif n’ayant, dans l’absolu, pas grand sens quand il s’agit d’interpréter les œuvres musicales du passé. On pourrait d’ailleurs trouver à redire en ce qui concerne l’utilisation du grand orgue, instrument qui, normalement, n’était pas joué en France durant la Semaine sainte. Ce qui fait, à mes yeux, le prix de ce disque est de ne jamais se cantonner à une couleur uniment lacrymale, de ménager ici et là des trouées lumineuses bienvenues et pertinentes, mais aussi de traduire avec un équilibre confondant de justesse, à quel point les univers sacré et profane, la chaire et la chair, se mêlent et se fécondent dans ces Leçons de Ténèbres. Il est aisé de comprendre, à l’écoute de cette version, pourquoi certains sévères censeurs de l’époque condamnaient ces musiques qui « change[nt] en divertissemens ce qui n’est établi que pour produire en l’âme des chrestiens une Saincte et salutaire tristesse », car on y perçoit bien à quel point la frontière entre les deux univers est floue, comme elle devait l’être dans l’esprit de ceux qui, rappelons-le, sevrés d’opéra, se rendaient à Ténèbres comme on va au spectacle.
Pour finir, j’ai lu, sous la plume d’un chroniqueur autorisé, que l’interprétation était gâchée par la réverbération de la prise de son. Effectivement, quelle sotte idée d’aller enregistrer un programme religieux dans une église, ne trouvez-vous pas ? Plus sérieusement, le susdit chroniqueur et votre serviteur n’ont sans doute pas écouté le même disque, car s’il est vrai que l’acoustique de Saint Antoine l’Abbaye est ample, pas un instant la lisibilité du texte ne se trouve brouillée, et, mieux encore, la largeur de l’espace sonore permet au grand orgue et aux voix de trouver une fusion parfaite, l’instrument portant ou nimbant celles-ci sans jamais les couvrir.

 

incontournable passee des artsAlors, tient-on avec ce disque la version de référence des Leçons de Ténèbres de Couperin ? Cette notion de référence n’étant pas forcément la plus pertinente au monde, disons simplement qu’il s’agit indubitablement d’une interprétation qui s’impose au nombre des toutes meilleures, aux côtés de celle, entre autres, de Christophe Rousset qui joue la carte d’une distribution vocale luxueuse (Sandrine Piau et Véronique Gens, rien de moins) au service d’une dimension nettement opératique, en tendant hélas, à mon sens, à faire quelquefois l’impasse sur le caractère sacré de l’œuvre. L’équilibre, selon moi supérieurement négocié, de cet enregistrement des Demoiselles de Saint-Cyr nous permet sans doute d’avoir une vision plus complète et plus fine de l’esprit et des enjeux de ces Leçons de Ténèbres.


francois couperin tenebres demoiselles saint-cyr mandrinFrançois Couperin (1668-1733), Leçons de Ténèbres (avec deux Répons, H.111 et 112, de Marc-Antoine Charpentier, et, en première discographique, le Miserere de Michel Lambert).


Les Demoiselles de Saint-Cyr.
Emmanuel Mandrin, orgue & direction.


1 CD Ambronay éditions AMY018. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.


Extraits proposés :

1. Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) : In monte Oliveti, premier répons H.111.

2. François Couperin : Seconde leçon (« Vau – Et egressus est… »), à une voix.
Eugénie Warnier, dessus.

 

Illustrations du billet :

Charles Nicolas Cochin (Paris, 1715-1790) : Pompe funèbre de Polixène de Hesse Rheinfels, reine de Sardaigne, après 1735. Plume, encre grise, lavis gris, pierre noire et rehauts de blanc, Paris, Musée du Louvre.


Jean Charles Flipart (Paris, 1682-1751), Portrait de François Couperin, d’après André Boüys, 1735. Gravure, Paris, Bibliothèque nationale de France.

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14 juin 2009 7 14 /06 /juin /2009 17:08

Constance-Marie CHARPENTIER (Paris, 1767-1849),
La mélancolie, 1801.
Huile sur toile, Amiens, Musée de Picardie.


« Une vieille houppelande, une mauvaise redingote bleue, deux gilets (...), deux vieilles chemises, deux vieux pantalons, deux paires de bas de couleur, un chapeau, deux cravates, trois mouchoirs, une vieille paire de bottes et un habit d'uniforme en mauvais état. » Ce misérable inventaire après décès reflète assez exactement le sort réservé par la postérité à un des plus brillants compositeurs de la fin du XVIIIe siècle français. Quand tant et tant d'interprètes s'échinent à ressasser le même répertoire quelquefois dans le seul but d'ajouter leur nom à des discographies déjà pléthoriques, il est d'autant plus déplorable que des créateurs aussi passionnants que Hyacinthe Jadin demeurent dans l'ombre.

Il naît le 27 avril 1776 à Versailles, où sa famille, d'origine bruxelloise, est installée depuis 1760. Son père, François, est premier basson à la Chapelle Royale et c'est sans doute lui qui est le premier professeur de Hyacinthe comme de son frère aîné, Louis-Emmanuel (1768-1853), dont l'unique quatuor enregistré dénote un talent certain. C'est néanmoins l'enseignement d'un des élèves de  Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), musicien dont le style épidermique et aventureux annonce clairement le romantisme, Nicolas-Joseph Hüllmandel (1756-1823), présent à Paris d'environ 1776 à 1790, qui va se révéler déterminant pour l'évolution musicale du jeune Hyacinthe. Il publie, en 1785, sa première œuvre, un Rondeau pour le clavecin et joue pour la première fois en public au Concert spirituel et, semble-t-il, avec quelque succès, un concerto pour pianoforte de sa composition en 1789. Nous le retrouvons en 1792 en qualité de claveciniste (continuiste) du Théâtre Feydeau, aux côtés de son frère, dont la carrière parisienne, principalement de compositeur lyrique, est déjà bien lancée. En juin 1794 paraît le premier opus de Hyacinthe, Trois sonates pour le pianoforte avec accompagnement de violon, dédié à sa mère, puis des arrangements d'airs à la mode, un unique opéra, Cange ou le Commissionnaire de Lazare (perdu), et trois nouveaux recueils de sonates pour pianoforte. En 1795, sans cesser de composer, notamment un premier recueil de quatuors dédié à Haydn, il assume le poste de professeur de clavier de la classe des dames au Conservatoire de musique tout récemment créé. En 1796, nouvelles publications de musique de chambre et nouveaux concerts, cette intense activité se poursuivant jusqu'en avril 1799. A cette date, Hyacinthe, malade, obtient un « congé absolu » du Conservatoire et fait sa dernière apparition en public le 22 septembre 1799. Terrassé par la tuberculose, il meurt à Paris un an plus tard, le 27 septembre 1800. Il a vingt-quatre ans.

Sans tenir compte de son Rondeau de jeunesse, la période créatrice de Hyacinthe Jadin a duré six ans. Cette période extrêmement brève, si l'on songe qu'il avait, en parallèle, des activités de concertiste et de pédagogue, lui a néanmoins permis d'aborder presque tous les genres pratiqués à son époque, à la notable exception de la symphonie. Ce qui a été enregistré de sa production révèle un compositeur qui, tout en demeurant dans un cadre formel parfaitement classique, fait montre d'une indéniable originalité. A l'instar d'un Henri-Joseph Rigel (1741-1799), Hyacinthe s'est familiarisé, lors de son apprentissage musical, avec l'Empfindsamer Stil (« style sensible ») développé en Allemagne du Nord à partir du milieu du XVIIIe siècle sous l'impulsion de CPE Bach et de ses élèves, tout en étant, à en juger par sa musique de chambre, au fait des innovations apportées, dans ce domaine, par Mozart et Haydn. Il existe donc chez lui une double filiation, française et germanique, particulièrement sensible dans ses sonates pour clavier, dont l'inspiration tranche nettement sur la production moyenne de son époque et recèlent maints passages qui font songer à Schubert (1796-1828), voire à Chopin (1810-1849).

Une des caractéristiques les plus nettes de la musique de Hyacinthe Jadin est un goût prononcé pour la modulation, qui le pousse à utiliser des structures tonales extrêmement instables. Alors que le classicisme affichait une prédilection marquée pour l'équilibre du mode majeur, notre compositeur affectionne, lui, les tonalités mineures, certaines encore fort rares à l'époque comme fa dièse (voir la Sonate opus 4 n°2 proposée en écoute intégrale dans ce billet) ou ut dièse, à tel point que lorsqu'il écrit une sonate en majeur, il ne peut s'empêcher d'y ajouter des altérations qui l'ombrent de mineur. C'est donc un monde tout de demi-teintes, riche en ruptures, en contrastes et en silences dans lequel il nous est proposé d'entrer. D'une prégnante mélancolie, une large part des œuvres de Hyacinthe est sous-tendue par des accès de fièvre qui nous rappellent que la période du Sturm und Drang n'est pas si loin que ça, mais jamais - peut-être faut-il y voir un trait assez français ? - l'effusion, si poignante soit-elle, ne se départ d'une retenue qui prévient tout débordement intempestif. Un peu comme chez François Couperin, il appartient à l'auditeur de deviner ce que les notes suggèrent sans jamais franchir les limites de ce qui se peut dire ouvertement. Notons pour finir l'habileté d'écriture de Hyacinthe, aussi à l'aise dans la moderne forme sonate que dans le monothématisme hérité de Haydn, et capable de transcender les limites de certains modèles bien établis, comme dans l'Andante de la Sonate en la majeur opus 6 n°2, où la recette du « thème et variations » n'est pas mise au service, comme souvent, d'un étalage de virtuosité, mais conçue comme l'exploration de toute la palette affective offerte par les métamorphoses successives d'un air, lequel n'est pas ici un emprunt à autrui, mais une composition originale.

Vous savez que je ne suis pas un adepte des hiérarchies, mais, très honnêtement, il existe peu de musiciens de la trempe de Hyacinthe Jadin dans le paysage musical français de la fin de l'Ancien Régime et de la Révolution française. Sans prétendre qu'il est supérieur à qui que ce soit, ce qui serait une vaste bêtise, force est de constater, en revanche, qu'un nombre important de ses œuvres ont, au bas mot, vingt ans d'avance sur celles de son temps. J'espère que les quelques extraits proposés ici vous donneront l'envie d'en entendre plus de ce compositeur à l'envol prématurément brisé.

 

Hyacinthe JADIN (1776-1800) :


Sonate pour pianoforte en fa dièse mineur, opus 4 n°2 :

1. Allegro motto.
2. Menuet - Trio.
3. Finale. Allegro.


Patrick Cohen, pianoforte C. Clarke (1986) d'après Anton Walter, c.1800.


Six sonates pour le forte-piano. 1 CD Auvidis / Valois V 4689 (indisponible).


Quatuor pour deux violons, alto et violoncelle en ut majeur opus 3 n°1 :
4. Adagio (en fa majeur).


Quatuor Mosaïques.


Hyacinthe et Louis-Emmanuel Jadin, Quatuors. 1 CD Auvidis / Valois V 4738 (en écoute intégrale sur Deezer en suivant ce lien)


Sonate pour pianoforte en la majeur, opus 6 n°2 :
5. Andante


Patrick Cohen, pianoforte J.L. Dulken, 1793.


Quatre sonates pour le forte-piano. 1 CD Auvidis / Valois V 4777 (indisponible).


Illustrations du texte :

Anonyme, Angleterre, XVIIIe ou XIXe siècle, Portrait de jeune homme (détail). Huile sur toile. Paris, Musée du Louvre.

Jean Broc (1771-1850), La mort d'Hyacinthe, 1801. Huile sur toile. Poitiers, Musée Rupert de Chièvres.

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