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31 octobre 2014 5 31 /10 /octobre /2014 07:22

 

Jacob Philipp Hackert L'éruption du Vésuve en 1774

Jacob Philipp Hackert (Prenzlau, 1737-San Piero di Careggi, 1807),
L'éruption du Vésuve, 1774
Huile sur papier marouflée sur bois, 61 x 87 cm, collection privée

 

Une folie. C'est la première réflexion que je me suis faite lorsque j'ai appris le lancement, grâce aux forces conjointes de la Fondation Haydn de Bâle et de l'éditeur Outhere music, du projet Haydn 2032. Ses concepteurs sont partis d'un constat simple, celui qu'il n'existe aujourd'hui aucune intégrale des symphonies du maître d'Esterháza sur instruments anciens, les deux cycles entrepris par Roy Goodman (Hyperion) et Christopher Hogwood (L'Oiseau-Lyre) étant demeurés inachevés, tandis que d'autres chefs – Frans Brüggen bien sûr, mais également Nikolaus Harnoncourt, Trevor Pinnock, Sigiswald Kuijken ou encore Bruno Weil – n'ont gravé que des anthologies plus ou moins larges. Ils ont donc décidé de confier au chef Giovanni Antonini et à l'ensemble Il Giardino Armonico, fondé en 1985 et qui s'est surtout fait un nom grâce à ses interprétations décapantes des œuvres de Vivaldi au début des années 1990, que devraient rejoindre ensuite les forces du Kammerorchester Basel, d'enregistrer, d'ici 2032, année tricentenaire de la naissance de Haydn, ses 107 symphonies (104 numérotées, deux étiquetées A et B, une concertante), en les mettant en regard, ce qui est une excellente idée, avec des œuvres de ses contemporains, pour mieux faire entendre dans quel contexte elles s'inscrivent.

 

Dans cette logique, le premier volume, intitulé La Passione, propose trois pages haydniennes et la musique du ballet pantomime Don Juan ou le Festin de Pierre composée par Gluck pour Vienne en 1761. Cette dernière œuvre, non seulement pleine de charme descriptif mais écrite d'une plume très maîtresse de ses effets, demeure encore assez peu connue malgré un bel enregistrement déjà ancien de Tafelmusik (Sony Vivarte, 1993) ; elle est pourtant d'une importance insigne dans l'histoire de la musique de la seconde moitié du XVIIIe siècle puisqu'elle constitue, en particulier dans son Allegro non troppo conclusif, une manifestation précoce et tonitruante d'un mouvement qui allait secouer – le verbe n'est pas exagéré – les pays germaniques durant une vingtaine d'années : le Sturm und Drang (« tempête et élan »). Joseph Siffred Duplessis Christoph Willibald GluckPhénomène au départ essentiellement littéraire (son nom est celui d'une pièce de théâtre Maximilian von Klinger écrite en 1776), il se conçoit comme une opposition au rationalisme des Lumières au travers d'une exacerbation des ressentis individuels dont l'expression peut revêtir des formes extrêmes — voyez, par exemple, Les souffrances du jeune Werther de Goethe, un roman sentimental dont la publication, en 1773, provoqua une vague de suicides en Europe. Si on peut en trouver des manifestations picturales chez un artiste comme Füssli (son très stürmisch Cauchemar date de 1781) ou dans les nombreuses représentations des éruptions du Vésuve dues, entre autres, à Hackert, Wright of Derby ou Volaire, les musicologues hésitent de plus en plus aujourd'hui à associer le Sturm und Drang à la musique (on pense, à ce sujet, aux réserves exprimées par Charles Rosen). Il n'en demeure pas moins évident que l'on observe, entre environ 1760 et 1785, une propension de la part d'un nombre conséquent de compositeurs à produire un volume plus important que de coutume d'œuvres instrumentales – mais pas seulement, le Stabat Mater de Haydn répond aussi à cette esthétique – assez sombres, débordantes de tension et utilisant préférentiellement le mode mineur, y compris chez ceux pour qui ce geste et cette humeur sont tout à fait inhabituels — on songe, par exemple, à la Symphonie en sol mineur op. 6 n° 6 que Johann Christian Bach composa durant la décennie 1760. Le finale du ballet de Gluck dépeignant la chute de Don Juan aux Enfers fait appel à un ré mineur dramatique à souhait mais aussi auréolé, comme souvent avec cette tonalité, d'une vague couleur religieuse, un alliage qui parvient sans mal à provoquer le frisson ; Mozart s'en souviendra en 1787 dans son Don Giovanni (la scène de l'affrontement final entre le Commandeur et le séducteur est en ré mineur), tandis que Boccherini, qui avait participé, en qualité de musicien d'orchestre, à la création du ballet lui avait déjà rendu hommage, en 1771, dans sa Symphonie « La Casa del Diavolo » (G. 506), en ré mineur naturellement.

Haydn ne resta pas à l'écart de l'influence du Sturm und Drang, bien au contraire ; quitte à faire hurler les thuriféraires de la notion fumeuse de génie, il y fut même plus profondément et plus durablement sensible que Mozart chez lequel elle ne s'exprima que d'une manière pour le moins épisodique. Au même titre que certains de ses quatuors à cordes (le fameux Opus 20), de ses sonates pour clavier ou de ses œuvres sacrées composées entre 1766 et 1775, ses symphonies de la même période démontrent à quel point le compositeur sut se servir des avancées expressives qu'autorisait ce nouveau langage pour tenter des expérimentations et se frayer ainsi un chemin vers un style original et personnel. La Symphonie en sol mineur Hob. I.39 qui ouvre le disque est probablement la plus ancienne de tout le groupe dit du Sturm und Drang, puisqu'elle pourrait dater du printemps 1767. Elle annonce d'emblée la couleur avec un premier mouvement tendu et compact, un caractère que retrouvent le Menuet et le Finale, ce dernier parcouru par de forts contrastes dynamiques ; cette tension d'ensemble n'est adoucie que par le mouvement lent, un Andante pour cordes seules dont la douceur détendue apparaît comme une éclaircie entre deux lourdes averses. Ludwig Guttenbrunn Joseph HaydnNul répit, en revanche, dans la Symphonie en fa mineur Hob. I.49 dont on ignore d'où lui vient son sous-titre « La Passione », apocryphe comme tous les autres, à l'exception de celui de Symphonie en la mineur Hob. I.64 « Tempora mutantur » (1773). Tous ses mouvements, hormis le Trio de son Menuet dans un agreste fa majeur, demeurent obstinément en fa mineur, avec un Adagio liminaire étouffé, pesant, entrecoupé d'interjections douloureuses qui fait place à un Allegro di molto agité et vaguement menaçant, puis à un Menuet dont le sourire est banni au profit d'une pulsation inquiète, le Presto final se révélant, lui, aussi farouche que tempétueux. On comprend mieux, en écoutant cette partition impressionnante, qu'elle ait attirée tant d'interprètes et gagné une place de choix dans le cœur de nombreux haydniens fervents.

Il faut dire un mot, pour finir, de la Symphonie en ré majeur Hob. I.1, qui est peut-être la toute première composée par Haydn, sans doute en 1757 alors qu'il se trouvait au service du Comte Morzin — je renvoie le lecteur curieux à ce billet de 2009 pour plus de précisions. Suivant, avec ses trois mouvements, le schéma de l'ouverture d'opéra qui donna pour une bonne part naissance à la symphonie comme genre indépendant, elle se distingue – déjà ! – par ce qu'elle révèle de la capacité qu'a Haydn de s'approprier un modèle et de le transformer en quelque chose qui porte sa griffe ; en effet, si l'Andante et le Presto final sont des pages d'un charme certain sans être outre mesure étonnantes, le Presto liminaire se révèle être, lui, une très belle trouvaille par son utilisation d'un lieu commun de l'époque, le crescendo initial popularisé par l'École de Mannheim, considérablement dynamisé et densifié par une série d'irrégularités rythmiques et de modulations. Tout Haydn est, pour ainsi dire, là dès le départ, avec son intelligence, son énergie et son humour.

 

Pour être tout à fait honnête avec vous, j'ai eu un peu peur, en découvrant le premier mouvement de la Symphonie en sol mineur, qu'Il Giardino Armonico soit toujours cet ensemble qui a tendance à y aller un peu fort sur la cravache pour faire expressif, une des raisons pour lesquelles certains de ses anciens enregistrements ont assez mal vieilli. Les musiciens ont, en effet, choisi de restituer les œuvres majoritairement orageuses rassemblées dans ce premier volume avec un emportement qui, même s'il frôle parfois dangereusement la dureté, leur sied mieux qu'une approche trop tempérée et d'en faire saillir les angles en y jetant une lumière crue. Cette optique ne conviendra pas à tout le monde et risque de faire grincer les dents des tenants de lectures plus « traditionnelles » (Antal Dorati, Thomas Fey...), à moins qu'elle ne leur fasse redécouvrir complètement des partitions qui, abordées avec un brio qui a les moyens de ses ambitions – car si on joue souvent vite et fort ici, il faut reconnaître que la technique et la discipline sont au rendez-vous –, ont tout de même fière allure. Il Giardino Armonico et Giovanni Antonini (c) Benjamin PritLe ballet Don Juan est ainsi une indiscutable réussite, dans la mesure où sa musique a été prise au sérieux par Giovanni Antonini et ses troupes qui s'attachent à en exalter le dramatisme, les détails et les couleurs. Du côté des symphonies, le bilan est également excellent, et la Symphonie en fa mineur démontre parfaitement que cette interprétation n'est pas faite que des coups de boutoir que l'on ne manquera pas de lui reprocher : l'Adagio liminaire est conduit avec beaucoup de finesse mais aussi d'intériorité, et cette nouvelle lecture surclasse toutes celles de l'œuvre que j'ai pu entendre auparavant, tant par son galbe que par la tension qui y est entretenue et ne s'apaise jamais. Hormis la précipitation déployée dans l'Allegro assai liminaire qui aurait gagné, à mon sens, à respirer un peu plus, j'ai été également séduit par la version de la Symphonie en sol mineur, dynamique, tranchante mais bien équilibrée, l'Andante n'étant pas survolé comme trop souvent, tandis que la Symphonie en ré majeur me semble parfaitement comprise et jouée avec la même conviction que les pages plus célèbres. J'aimerais juste comprendre pourquoi on a laissé passer quelques bruits parasites à l'arrière-plan sonore du premier mouvement de cette dernière qui m'ont, je l'avoue, fait sursauter et quelque peu gâché le plaisir.

Ce premier volume est, d'un point de vue musical, globalement cohérent et réussi et je le recommande donc sans hésiter à ceux d'entre vous que ce répertoire intéresse et que j'espère nombreux. Je suis plus réservé sur l'aspect éditorial qui me semble employer de grands moyens pour un résultat décevant ; chacun appréciera ou non les illustrations selon son goût, mais force est de constater que les textes d'accompagnement sont peu informatifs, quelquefois inutilement grandiloquents ou un peu creux à force de vouloir paraître légers. On espère que les prochaines productions verront une évolution sur ce plan tout en conservant le même enthousiasme dans l'interprétation ; la suite de cette entreprise est, en tout cas, attendue avec un véritable intérêt.

 

Haydn 2032 La Passione Il Giardino Armonico Giovanni AntoniFranz Joseph Haydn (1732-1809), Symphonies en ré majeur Hob. I.1, en sol mineur Hob. I.39, en fa mineur Hob. I.49 « La Passione », Christoph Willibald Gluck (1714-1787), Don Juan ou le Festin de pierre, ballet pantomime

 

Il Giardino Armonico
Giovanni Antonini, direction

 

1 CD [durée totale : 70'51"] Alpha 670. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien et au format numérique sur Qobuz.com.

 

Extraits proposés :

 

1. F.J. Haydn, Symphonie en ré majeur Hob.I.1 : [I] Presto

 

2. C.W. Gluck, Don Juan : [XV] Allegro non troppo

 

3. F.J. Haydn, Symphonie en fa mineur Hob.I.49 « La Passione » : [I] Adagio

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Une vidéo de présentation du projet réalisée, avec sa pertinence coutumière, par Colin Laurent peut être visionnée ci-dessous :

 

Illustrations complémentaires :

 

Joseph-Siffred Duplessis (Carpentras, 1725-Versailles, 1802), Christoph Willibald Gluck, 1775. Huile sur toile, 80,5 x 99,5 cm, Vienne, Kunsthistoriches Museum

 

Ludwig Guttenbrunn (Vienne ou Krems an der Donau, 1750-Frankfurt am Main, 1819), Joseph Haydn, c.1770. Huile sur toile, localisation non précisée.

 

La photographie d'Il Giardino Armonico et de Giovanni Antonini en concert (Berlin, 21 juin 2014) est de Benjamin Pritzkuleit.

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25 septembre 2012 2 25 /09 /septembre /2012 17:38

 

john hoppner dorothea jordan dans le rôle d'Hypolita dans

John Hoppner (Londres, 1758-1810),
Dorothea Jordan jouant Hypolita dans
She would and would not, c.1791

Huile sur toile, 77,5 x 63,8 cm, Londres, Tate Galllery
(cliché © Tate)

 

Ses sonates pour clavier représentent probablement la partie de la production de Joseph Haydn la plus régulièrement enregistrée et, d’Alfred Brendel à Andreas Staier, on ne compte plus les noms prestigieux qui se sont attachés à les servir. Pour son troisième disque pour le Label-Hérisson, Mathieu Dupouy, déjà auteur de deux enregistrements remarqués consacrés à Carl Philipp Emanuel Bach et Domenico Scarlatti, a choisi de s’arrêter sur des pièces tardives dans un récital intitulé Witz und Humor, conçu comme un hommage à un compositeur dont les contemporains et la postérité n’ont cessé de louer la musique pleine d’esprit.

 

Le second voyage qu’entreprit Haydn à Londres se solda par un éclatant succès. Durant le séjour qu’il effectua dans la capitale britannique du début du mois de février 1794 à la mi-août 1795, il aborda des genres auxquels il ne devait plus revenir ensuite durant les quatorze années qu’il lui restait à vivre ; l’exemple qui vient le plus naturellement à l’esprit est celui de la symphonie, le cycle des « Londoniennes » venant parachever une production inaugurée presque quarante ans plus tôt et ayant profondément marqué l’évolution du genre. C’est aussi le cas de la sonate pour clavier, un genre qu’il cultiva tout au long de sa carrière – les premières datent d’avant 1760 – et qui reflète parfaitement les différentes phases de son évolution stylistique. william daniell george dance haydn 1794On a longtemps considéré que les trois dernières sonates, en ut majeur Hob. XVI :50, mi bémol majeur Hob. XVI :52, et ré majeur Hob. XVI :51, formaient un groupe homogène, composé pour Thérèse Jansen (c.1770-1843), une pianiste originaire d’Aix-la-Chapelle, brillante élève de Clementi, dont Haydn fut le témoin lorsqu’elle épousa, en 1795, le graveur Gaetano Bartolozzi ; or, la Sonate en ut majeur est une œuvre composite dont l’Adagio central en fa majeur a été publié par Artaria en août 1794 et il semble bien que la brève Sonate en ré majeur, en deux mouvements quand les autres du groupe supposé en comportent trois, ait été conçue pour un destinataire différent, peut-être Rebecca Schröter, veuve du musicien allemand actif en Angleterre Johann Samuel Schröter (1752-1788), qui fut sa maîtresse et serait cette « dame en Angleterre [qui] a conservé l’original mais réalisé pour Haydn une copie de sa propre main » dont parle Georg August Griesinger, auteur d’une biographie de Haydn publiée en 1810.

Si ses ambitions virtuoses sont moindres que celles de ses deux comparses, qui semblent elles, clairement taillées pour l’estrade, la Sonate en ré majeur n’en demeure pas moins passionnante par son extrême concentration et la cohabitation d’éléments contemporains, dont certains rappellent l’école britannique de pianoforte (Cramer, Dussek, Clementi), et d’un ton qui anticipe celui du premier romantisme. Cette perméabilité au style brillant et, disons-le, parfois un peu extérieur cultivé par les compositeurs alors actifs en Angleterre est, sans être aussi déterminante qu’on l’a parfois prétendu, encore plus nettement perceptible dans les deux autres sonates. Celle en ut majeur multiplie ainsi les effets dans ses mouvements extrêmes, avec un Allegro liminaire débordant d’énergie, mais aussi d’un humour d’autant plus piquant qu’il sait cultiver le mystère en multipliant les clins d’œil et les sous-entendus, et un Allegro molto final ayant, lui, un caractère de Scherzo débridé dont les hésitations semblent nourrir sans cesse de nouvelles pirouettes, entourant un Adagio d’une tendresse parfois rêveuse. La Sonate en mi bémol majeur offre, elle, un premier mouvement plein de puissance, écrit dans un style orchestral très affirmé que retrouvera d’ailleurs le Presto conclusif, sous-tendu cependant par une distanciation un rien ironique qui le rend moins démonstratif. william marlow londres fish street monument c1795Le centre émotionnel de l’œuvre est néanmoins constitué par son Adagio en mi majeur qui illustre parfaitement le sens inné du contraste que peut avoir Haydn et que l’on retrouve, par exemple, dans le Capriccio de la Symphonie en ré majeur Hob. I :86 ou l’Allegretto du Trio avec piano en mi majeur Hob. XV :28 : alors que l’on était, l’instant d’avant, porté par un sentiment de conquête, on bascule sans crier gare dans une atmosphère ombreuse, par instants suspendue, traversée par une cantilène tour à tour nostalgique et passionnée. Les Variations en fa mineur Hob. XVII :6 datent, elles, de la période d’entre les deux séjours londoniens, de cette année 1793 durant laquelle Haydn fut brièvement le maître de Beethoven. Originellement conçu comme une sonate, si l’on en croit l’autographe, ce Piccolo divertimento scritto e composto per la Stimatissima Signora de Ployer, selon une mention portée par le compositeur sur une copie manuscrite de l’œuvre, était donc sans doute destiné à Barbara Ployer pour laquelle Mozart composa, en 1784, ses Concertos KV 449 et 453. Cette page d’une inspiration élevée, que sa pudeur n’empêche pas d’être parfois traversée d’un souffle authentiquement romantique, en particulier dans sa coda très dramatique s’éteignant dans un soupir, fut remaniée avant sa publication, en janvier 1799. Il semble bien que l’adieu de Haydn au clavier soit constitué par les Variations sur Gott erhalte Franz den Kaiser de 1799, figurant dans l’appendice du catalogue de ses œuvres établi par le musicologue Anthony van Hoboken (abrégé en Hob.) ; cette pièce est, en fait, l’adaptation du Poco adagio, cantabile du Quatuor en ut majeur op. 76 n°3 (Hob. III :77) composé vers 1797, qui gagna très tôt son sous-titre, « L’Empereur », grâce à ce mouvement. Il est assez émouvant de constater que c’est sur un sentiment d’apaisement et de solennité, sous lequel pointe quelque chose d’indéfinissablement nostalgique que le compositeur referme cette partie de sa vie créatrice.

S’il fallait définir d’une formule rapide la lecture que Mathieu Dupouy (photographie ci-dessous) livre de ces pièces, il me semble que celle d’unité dans la diversité serait peut-être une des plus opportunes. En effet, son récital me semble parvenir à atteindre une remarquable cohérence de ton, tout en rendant perceptible l’humeur propre à chaque page avec beaucoup de finesse ; c’est d’ailleurs ce dernier mot qui me semble rendre compte le plus exactement de son approche, qu’il s’agisse du toucher – on est loin de celui souvent très martelé et, avouons-le, un peu fatigant sur la longueur, d’Andreas Staier (DHM) – ou de la façon dont les effets rhétoriques sont rendus, présents sans être inutilement surlignés. Si cette recherche de raffinement, parfaite secondée par le choix judicieux d’un pianoforte de Jakob Weimes aux sonorités légères et fruitées, cause parfois un léger déficit de dynamisme dans certains des finales (Presto des Hob. XVI :51 et 52), il se révèle globalement pertinent car le soin méticuleux apporté aux articulations et aux nuances, que l’on ne retrouve pas de façon aussi poussée dans d’autres versions au ton plus uniforme, comme celle de Richard Brautigam (BIS), mathieu dupouy © claire jachymiakpermet de rendre parfaitement justice aux atmosphères rêveuses des Adagio mais aussi à la démonstration de puissance d’un mouvement comme l’Allegro de Hob. XVI :50 qui sonne véritablement conquérant sans devenir écrasant ou trépignant comme on l’entend parfois ailleurs, et surtout à cet humour toujours en éveil chez Haydn. Les deux séries de Variations qui closent le disque sont de très belles réussites qui démontrent bien les qualités de clarté de la vision et de sens de la construction ainsi que la sensibilité de Mathieu Dupouy ; les Variations en fa mineur possèdent beaucoup de naturel et de souffle, ainsi qu’une véritable profondeur dramatique, d’autant plus touchante qu’elle ne semble jamais surfaite, tandis que celles sur Gott erhalte… sont rendues avec une subtilité de chant et de couleurs telle qu’elle finit par les nimber de teintes nostalgiques réellement émouvantes. En jouant sans cesse sur les variations d’humeur et d’éclairage, y compris les plus infimes, Mathieu Dupouy, avec une intelligence qu’il faut saluer, rend perceptible tout ce que Haydn doit à ses prédécesseurs de l’Empfindsamer Stil et, en particulier au premier d’entre eux, Carl Philipp Emanuel Bach.

 

Je vous recommande donc ce Witz und Humor qu’aucun haydnien  fervent ne saurait manquer et qui me semble constituer le parfait pendant des lectures parues dans l’excellente intégrale de Christine Schornsheim (Capriccio), qui utilise pour ces œuvres un pianoforte anglais (Broadwood, 1804) à l’esthétique très différente. Il confirme Mathieu Dupouy, dont il faut signaler ici qu’il est également l’auteur de notices passionnantes pour chacun de ses enregistrements, comme un artiste à suivre avec la plus grande attention tant pour la qualité de son jeu que pour le regard érudit et singulier qu’il porte sur le répertoire du XVIIIe siècle.

 

joseph haydn witz und humor sonates variations mathieu dupoJoseph Haydn (1732-1809), Witz und Humor : Sonates en ut majeur Hob. XVI :50, mi bémol majeur Hob. XVI :52, et ré majeur Hob. XVI :51, Variations en fa mineur Hob. XVII :6, Variations sur Gott erhalte Franz den Kaiser Hob. XVII :Anhang

 

Mathieu Dupouy, pianoforte Jakob Weimes, Prague, c.1807

 

1 CD [durée totale : 71’00”] Label-Hérisson 08 (distribution Codaex). Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Sonate en mi bémol majeur Hob. XVI :52 :
[I] Allegro

2. Sonate en ut majeur Hob. XVI :50 :
[II] Adagio (en fa majeur)

 

Illustrations complémentaires :

William Daniell (Kingston-upon-Thames, 1769-Londres, 1837) d’après George Dance (Londres, 1741-1825), Joseph Haydn, 1794. Gravure sur papier, 33 x 25,6 cm, Londres, National Portrait Gallery

William Marlow (Southwark, 1740-Twickenham, 1813), Fish street et le Monument, Londres, c.1795. Crayon, lavis et aquarelle sur papier, 49,9 x 39,9 cm, Londres, British Museum

La photographie de Mathieu Dupouy est de Claire Jachymiak, utilisée avec autorisation.

 

Suggestion d’écoute complémentaire :

 

Tout comme ses dernières sonates et variations pour clavier, Haydn a composé ses ultimes trios avec piano, un genre auquel il confia certaines de ses plus belles inspirations (je pense, entre autres, au Trio en fa dièse mineur Hob. XV :26), entre Londres et Vienne ; les Hob. XV :27, 28 et 29 (c.1794) ont été pensés pour Thérèse Jansen, Hob. XV :30 est un peu plus tardif (1796). Ces quatre dernières œuvres fourmillantes d’invention sont autant de feux d’artifice d’esprit et de sensibilité qui  retiennent durablement l’attention, comme le très beethovénien Trio en ut majeur Hob. XV :27 qui impressionna tant Mendelssohn, l’audacieux Trio en mi majeur Hob. XV :28 avec son mouvement lent que l’on peut lire comme un adieu au monde baroque, ou le bouquet final qu’est le Trio en mi bémol majeur Hob. XV :30, d’une maîtrise d’écriture absolument éblouissante. Les trois musiciens réunis dans cet enregistrement rendent justice à ces chefs-d’œuvre avec une complicité et une musicalité admirables.

 

joseph haydn last 4 piano trios levin beths bylsmaJoseph Haydn, Les quatre derniers trios avec piano (Hob. XV :27-30)

 

Robert Levin, pianoforte
Vera Beths, violon
Anner Bylsma, violoncelle

 

1 CD Sony « Vivarte » SK 53120. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et un extrait de chaque plage peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

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17 juin 2011 5 17 /06 /juin /2011 08:38

 

peter jakob horemans nature morte homme distingue

Peter Jacob Horemans (Anvers, 1700-Munich, 1776),
Nature morte à l’homme distingué
, 1765.

Huile sur toile, 38 x 50,1 cm, Bayreuth, Staatsgalerie im Neuen Schloss.

 

Les puissants ont parfois des lubies singulières. On sait que Louis XIII composait des chansons et que Frédéric le Grand jouait de la flûte, mais il est peut-être moins connu que Nikolaus Esterhazy, parfois surnommé Le Magnifique (1714-1790), s’était entiché d’un étrange instrument qui ne lui survécut pas beaucoup, puisqu’il disparut au début du XIXe siècle : le baryton. Parmi les plus de 170 œuvres répertoriées dans le catalogue établi par Anthony Hoboken que le maître de chapelle du  prince produisit, trois remarquables musiciens, Guido Balestracci, Alessandro Tampieri et Bruno Cocset ont choisi sept trios pour nous offrir un disque généreux, publié par Ricercar sous le titre Divertimenti per il pariton a tre.

 

Depuis 1761, Nikolaus avait donc à son service un musicien dont le renom ne cessait de croître, et, en sa qualité de patron, il ne manqua pas d’exiger du dénommé Joseph Haydn (1732-1809) des œuvres expressément destinées à son cher baryton. Il faut dire un mot de cet instrument aux origines et au nom incertains (pariton, paridon, viola di bordone) : il appartient à la famille des violes de gambe (le prince lui-même le nomme gamba), mais il possède deux types de cordes, les unes en boyau, frottées avec l’archet, les autres en métal, résonnant par sympathie avec les premières mais pouvant également, car apparentes derrière le manche, être pincées par le pouce et permettre ainsi un jeu luthé. On ne peut pas dire que l’ordre ait été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme par le compositeur, puisque son employeur se plaignit rapidement de son peu de diligence à composer « de ces pièces que l’on peut jouer sur la gamba, pièces dont jusqu’ici nous n’avons vu qu’un tout petit nombre. » (Regulatio, novembre 1765). nikolaus esterhazyRappelé fermement à ses devoirs, Haydn, dont la petite histoire raconte qu’il s’exerça nuitamment durant six mois à maîtriser les possibilités de l’instrument, va produire, entre 1765 et 1775 environ, pas moins de 126 trios avec baryton. Se limitant, jusqu’en 1771-1772, aux tonalités de ré et la majeur, avec, très épisodiquement, un petit détour par sol majeur, cette palette restreinte expliquant sans doute en partie les réticences d’un maître de chapelle soucieux de prouver son savoir-faire à s’y attarder, ce vaste corpus va ensuite se hasarder, du fait, notamment, de la présence de deux virtuoses du baryton à la cour d’Eszterhaza, à fréquenter d’autres tonalités, ut et fa majeur, et, deux uniques fois, le mode mineur.

Au-delà de leur caractère d’œuvres de commande destinées à satisfaire un employeur exigeant dont les capacités techniques étaient sans doute meilleures qu’on le prétend souvent, les trios avec baryton de Haydn apparaissent comme un laboratoire d’idées où le compositeur teste des formules compositionnelles qui vont lui servir pour des projets plus ambitieux, comme, entre autres, ses quatuors. Ainsi, le rôle actif de la basse dans l’élaboration du travail thématique, la vocation contrastante du trio par rapport au menuet, les possibilités offertes par le thème varié, considéré non comme une simple accumulation de variations mais comme un tout cohérent, s’y développent peu à peu, tandis que la densité émotionnelle des pièces s’approfondit elle aussi à mesure, passant d’un style « galant » aussi parfaitement caractéristique de son époque que plein d’agrément (Hob.XI.42 en ré majeur, 1767) à une expression intimiste touchante (Hob.XI.113 en ré majeur, avant 1778), voire franchement pathétique (Hob.XI.96 en si mineur d’esthétique Sturm und Drang, c.1771-1772). Comme très souvent chez lui, Haydn, en laissant libre cours à sa maîtrise d’écriture mais aussi à son humour et à son goût pour les tournures populaires, permet à ses trios pour baryton de dépasser leur statut de partitions de circonstance pour atteindre celui de petits joyaux chambristes (chacun dure, sauf exception, moins d’un quart d’heure) ; le compositeur devait en être satisfait, puisqu’il se soucia d’en assurer une plus large diffusion, en arrangeant lui-même ou en autorisant des transcriptions de certaines des pièces pour la formation plus classique violon, alto et violoncelle (six ont fait l’objet d’un excellent enregistrement de Rincontro chez Alpha).

L’interprétation des Divertimenti per il pariton a tre que nous proposent Guido Balestracci au baryton, Alessandro Tampieri à l’alto et Bruno Cocset au violoncelle (en photographie ci-dessous) est absolument remarquable. Bien entendu, de ces trois noms bien connus des amateurs de musique baroque officiant respectivement au sein, entre autres, des ensembles L’Amoroso, L’Arpeggiata et Les Basses Réunies, on attendait le meilleur, mais ce que l’on entend tout au long de cette presque heure et quart de musique est d’un bonheur si constant que l’on ne peut qu’en ressentir une vraie jubilation. Saluons tout d’abord les qualités individuelles de chacun des musiciens, tous d’une indiscutable maîtrise technique, avec une mention particulière pour la formidable virtuosité de Guido Balestracci qui sait tirer le meilleur de son baryton, dont on imagine sans mal les trésors de dextérité que sa pratique requiert. Si cet instrument occupe naturellement le devant de la scène dans des pièces conçues pour le faire briller, le dialogue qui se tisse entre lui, l’alto charnu et vigoureux d’Alessandro Tampieri et le violoncelle plein de fougue et de poésie de Bruno Cocset est merveilleux de naturel, d’enthousiasme, de complicité et de plénitude. guido balestracci alessandro tampieri bruno cocsetInclinons-nous ensuite devant l’humilité et la clairvoyance qui président à cette anthologie et permettent aux musiciens de porter sur des partitions trop souvent regardées, du fait de leur destination, comme mineures voire négligeables, le même regard que celui que l’on accorde aux chefs-d’œuvre de Haydn, comme ses trios avec clavier ou ses quatuors. Ainsi considérées, elles acquièrent un relief et un pouvoir de séduction insoupçonnés, encore accentués par le dynamisme des mouvements rapides, la franchise parfois goguenarde des menuets et le cantabile qui irrigue les mouvements plus recueillis. Aidée par une prise de son chaleureuse qui sait faire une juste place aux résonances, présentes sans être envahissantes, cette lecture savoureuse, gorgée de rythmes et de couleurs, se révèle d’une élégance parfaite et d’une sensibilité de tous les instants, qui démontrent que les musiciens ont pris tout le temps nécessaire pour se familiariser et comprendre de l’intérieur le langage de Haydn qu’ils restituent sans afféterie, ni mièvrerie ou superficialité, dans un parfait esprit de compagnonnage non seulement des musiciens entre eux mais aussi avec ce que l’on peut supposer des intentions du compositeur.

incontournable passee des artsJe vous conseille donc très chaleureusement cet enregistrement en tout point réussi qui permet de découvrir les trios avec baryton aussi intéressants que finalement peu connus de Haydn dans une interprétation de très haut niveau. Plus qu’une friandise pour spécialistes ou curieux, cette réalisation est, avant tout, un formidable moment de musique de chambre dont un très large public se régalera du raffinement déployé pour en faire miroiter les multiples séductions. Un disque princier, en somme.

 

joseph haydn divertimenti baryton balestracci tampieri cocsJoseph Haydn (1732-1809), Divertimenti per il pariton a tre. Trios pour baryton, alto et violoncelle Hob. XI.42, 59, 66, 70, 96, 101, 113.

 

Guido Balestracci, baryton (Pierre Bohr, 2008, d’après Simon Schödler, Passau, 1785)
Alessandro Tampieri, alto (Richard Duke, Londres, 1768)
Bruno Cocset, violoncelle (Charles Riché, 2009, d’après Gasparo Da Salò)

 

1 CD [durée totale : 73’18”] Ricercar RIC 315. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Trio en si mineur, Hob.XI.96 :
[I] Largo

2. Trio en la majeur, Hob.XI.66 :
[II] Allegro di molto

3. Trio en ré majeur, Hob.XI.42 :
[III] Menuet

 

Illustrations complémentaires :

Artiste anonyme, Portrait de Nikolaus Esterhazy, sans date.

Photographie des artistes utilisée avec l’aimable autorisation de Ricercar.

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26 novembre 2009 4 26 /11 /novembre /2009 19:37


Nicolas Henry JEAURAT DE BERTRY (Paris, 1728-après 1796),
Un tambour et une épée, 1757.
Huile sur toile, Fontainebleau, Château.

 

La nouvelle ne fera pas grand bruit en France, le pays où il avait pourtant choisi d’élire domicile. D’ailleurs, il suffit de regarder les trois poids lourds de la presse nationale en ce 26 novembre 2009 pour s’en convaincre ; seul Le Figaro, décidément le quotidien le plus complet et, souvent, le plus pertinent pour ce qui relève de l’actualité culturelle, se fait l’écho de l’événement, et encore, en une dizaine de petites lignes reléguées dans la colonne des « brèves », quand la revente du catalogue des chansons de Claude François a droit à un article complet. Il n’empêche que c’est un chercheur de tout premier plan qui est mort, dans la plus grande discrétion, le 20 novembre 2009 au domaine des Foncoussières à Rabastens dans le Tarn.

 

Howard Chandler (H.C.) Robbins Landon est né à Boston dans le Massachussetts, le 6 mars 1926. Il fait des études de musicologie au Swarthmore College (Pennsylvanie), dont il est exclu à la suite d’une affaire de cœur avec une de ses camarades, puis à l’université de Boston. Ainsi qu’il le rapporte dans ses mémoires (Horns in high C, 1999), Karl Geiringer, un de ses professeurs à Boston lui fait écouter un jour un enregistrement de la Symphonie n°93 de Haydn. « Pensez-vous, Monsieur, qu’il existe 104 symphonies de Haydn comme celle-ci ? » demande le jeune homme. « Plus ou moins » répond le maître. Cette rencontre avec le compositeur décidera de sa vocation. Arrivé en Europe en 1947, Robbins Landon gagne tout d’abord sa vie comme critique musical, mais peut rapidement, grâce aux relations nouées alors qu’il servait dans l’armée, avoir accès à de très nombreux fonds d’archives et entamer ainsi une véritable carrière de chercheur. Il fonde en 1949 la Haydn Society de Boston, dont l’activité s’étendra ensuite à Vienne, institution qui produit, la même année, un enregistrement de la Harmoniemesse, entreprise dont le succès assied définitivement l’autorité de Robbins Landon. Il publie, en 1955, une édition complète des symphonies de Haydn, tout en continuant inlassablement à interroger les sources, à exhumer des manuscrits, à recouper témoignages et chroniques se rapportant au compositeur. Ce travail titanesque aboutira à une somme biographique impressionnante en 5 volumes, Haydn : Chronicle and works (1976-1980) qui, en dépit de trouvailles et d’études plus récentes, fait toujours et sans doute pour encore longtemps autorité.

 

S’il s’est aussi penché sur d’autres compositeurs – on lui doit notamment cinq remarquables ouvrages sur Mozart, partiellement traduits, contrairement à sa somme sur Haydn, en français (Fayard) – c’est au maître d’Eszterhaza que le nom de Robbins Landon reste indissolublement attaché. Qu’il s’agisse d’études musicologiques ou de supervisions d’enregistrements (les volumes de symphonies ou de messes enregistrées par Bruno Weil chez Sony, par exemple), l’homme a façonné, avec une érudition souriante, la perception que nous avons du compositeur et a largement contribué à nous le rendre plus proche en lui redonnant une véritable dimension humaine. Avec une suprême élégance, Robbins Landon s’éclipse l’année même où la France a coupablement oublié de célébrer le deux-centième anniversaire de la mort de Joseph Haydn ; il est permis d’imaginer que ce dernier aurait goûté cette ultime facétie et d’espérer qu’il a fait bon accueil à celui qui fut, ici-bas, un de ses serviteurs les plus acharnés et les plus inspirés.

 

Joseph HAYDN (1732-1809), Symphonie en ré majeur, Hob.I.93 :
2e mouvement, Largo cantabile.

 

Orchestra of the 18th Century.
Frans Brüggen, direction.

 

Les Symphonies Londoniennes. 4 CD Philips Classics 442 788-2. Indisponible.

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11 octobre 2009 7 11 /10 /octobre /2009 16:16


Jean Honoré FRAGONARD (Grasse, 1732-Paris, 1806),
Portrait de Monsieur de la Bretèche (La Musique), 1769.
Huile sur toile, Paris, Musée du Louvre.

 

Il est des jours où l’amateur de musique est heureux. Un bonheur que ne traverse pas même l’ombre d’un nuage. L’année 2009 qui est entrée dans sa dernière ligne droite était, paraît-il, celle où l’on célébrait le bicentenaire de la mort d’un des compositeurs les mieux doués et les plus inventifs de la seconde moitié du XVIIIe siècle, Joseph Haydn. Pour son malheur, mais aussi celui de Purcell et d’une poignée d’autres, les organisateurs de concerts et les producteurs de disques ont décidé de gaver les mélomanes de Haendel jusqu’à ce qu’écœurement s’ensuive, ce qui, pour ma part, est chose faite, un comble s’agissant d’un compositeur pour lequel j’ai toujours eu du goût. Mais le disque dont je vais vous parler effacerait presque à lui seul une année de frustrations passée à espérer en vain, à quelques exceptions près (cliquez ici et ), des parutions discographiques majeures consacrées au maître d’Eszterhaza.

 

Le programme concocté par le Freiburger Barockorchester, définitivement, à mon sens, un des meilleurs ensembles « historiquement informés » actuellement en activité, que vient de publier Harmonia Mundi dans le cadre d’une édition Haydn, dont le volume réduit (14 titres, dont une majorité de rééditions) est heureusement compensé par une présentation soignée et une qualité constante, est d’une grande intelligence. Il permet, en effet, de balayer un assez large spectre de la carrière du compositeur, une œuvre de ses premières années au service de la famille Esterházy, le Concerto pour violon en ut majeur (Hob.VIIa.1) sans doute écrit avant 1765, y côtoyant la Symphonie en fa mineur (Hob.I.49, dite « La Passione ») de 1768, œuvre expérimentale comme toutes celles de la période Sturm und Drang de Haydn, et la Symphonie en ré mineur (Hob.I.80), probablement de 1784, qui annonce le cycle à venir des Symphonies parisiennes (1785-1786).

L’anthologie qui résulte de ce choix se signale donc par une grande variété des climats particulièrement intéressante pour comprendre l’évolution du compositeur. Le concerto, écrit pour Luigi Tomasini (1741-1808), premier violon de l’orchestre des Esterházy, regarde encore vers les productions du baroque tardif, autrichien comme italien, par son emploi de la forme ritournelle ou des rythmes pointés (premier mouvement), mais son adagio central, d’une grande poésie, possède une véritable épaisseur émotionnelle qui fait oublier ce que l’œuvre pourrait avoir d’éventuellement convenu.

Changement total de ton avec la Symphonie en fa mineur, une des partitions les plus sombres de toute la production de Haydn dans le genre, âpre, tourmentée, débutant par un long Adagio (11 minutes avec les reprises), oppressant, ponctué d’éclats tragiques parfois à la limite du cri, qui s’enchaîne à un Allegro di molto aux syncopes violentes, aussi orageux et menaçant que le mouvement précédent pouvait sembler abattu. Vient ensuite un Menuet qui, tout à sa peine, ne danse guère, puis l’unique touche de lumière de la symphonie, le Trio en fa majeur, rafraîchissant dans un tel contexte. Mais revoici, pour finir, la tempête et fa mineur, Presto en bourrasques échevelées dont la tension, jusqu’à la dernière note, ne laisse aucun répit à l’auditeur. Qui ne connaît pas cette œuvre, une des plus impressionnantes de tout le courant appelé, faute de mieux, Sturm und Drang, aura du mal à mesurer non seulement l’avance prise par Haydn sur tous ses contemporains dans le genre symphonique, mais aussi la dette que lui doit le Romantisme à venir.

Nouveau virage avec la Symphonie en ré mineur, oscillant sans cesse entre modes mineur et majeur, tension et détente, parfaitement représentative de la faculté de Haydn à se jouer des attentes de l’auditeur, de sa propension à chercher à le surprendre et à le déstabiliser. Ca commence dès le premier mouvement, qui débute avec emportement (et d’une façon, pour le coup, très romantique de ton qui m’a fait instantanément penser à la Gorge aux Loups du Freischütz de Weber) puis s’assouplit pour faire place à une sorte de valse (pizzicati de cordes et flûtes aériennes), avant de replonger dans le drame, de sourire de nouveau, de replonger, etc., pris dans une sorte d’alternance perpétuelle entre humeurs opposées pleine d’un humour finement narquois. Vous pensiez que l’Adagio en si bémol majeur qui suit allait stabiliser le discours ? Que nenni, sa séduction mélodique ne l’empêche nullement d’avoir le pouls fiévreux et d’offrir une plongée dans le mode mineur aux trois-quarts du mouvement qui en assombrit nettement l’atmosphère. Le Menuet et son Trio, ainsi que le Presto final, ce dernier pourtant animé d’une indiscutable fougue, jouent la même carte de l’instabilité, de la surprise, du double-jeu. Cette symphonie apporte une preuve supplémentaires qu’Haydn est sans doute un des compositeurs les plus insaisissables de son temps, ce qui explique largement, à mon sens, le peu d’égards que lui accorde notre époque plus soucieuse de consommer rapidement que de prendre le temps de s’arrêter pour comprendre et savourer.

À ceux qui douteraient – et il me semble que leur nombre grandit à vue d’œil – que l’on peut, avec des instruments « anciens » joués (presque) sans vibrato, donner ce qu’il faut de chair et de poids à une interprétation, la prestation du Freiburger Barockorchester, dirigé du violon par Gottfried von der Goltz, apportera un impeccable démenti. Il faudrait pouvoir interroger les artistes sur le plaisir qu’ils ont éprouvé lors de cet enregistrement, mais je suis certain qu’il était intense, tant ils parviennent à transmettre à l’auditeur leur bonheur d’interpréter cette musique. Tout, dans ce disque, est pesé et pensé avec justesse, mis en place avec un goût et une sensibilité très sûrs, puis formidablement dynamisé par une véritable – on pourrait dire gourmande – envie de servir les œuvres. C’est vif sans jamais être précipité, léger sans jamais être famélique, émouvant sans aucun empâtement. Les couleurs instrumentales sont à la fois franches et fruitées, le choix des tempos particulièrement judicieux, la cohésion et la réactivité de l’orchestre exemplaires. La musique respire avec un naturel absolument confondant, tour à tour facétieuse, désespérée, lumineuse, tendre, mais toujours conduite avec cette intelligence à la fois ferme et souriante du discours sans laquelle Haydn ne serait plus vraiment lui-même. Au-delà même des qualités, tant individuelles que collectives, dont font preuve les musiciens tout au long de cet enregistrement, c’est une impression assez fascinante d’évidence qui s’en dégage et que des écoutes répétées n’entament pas, la conviction que cette musique a été pensée pour sonner ainsi et non autrement, ce qui, quand on y réfléchit bien, n’est pas si fréquent.

 

Voici donc un disque à ne manquer sous aucun prétexte, une des parutions essentielles consacrées cette année à Haydn, et, plus globalement, un des meilleurs disques qu’il m’ait été donné d’écouter en 2009 pour ce qui est de la musique de la période classique. Le marché du disque étant ce qu’il est, il est fort peu probable qu’il connaisse une suite, mais je donnerais beaucoup pour entendre le Freiburger Barockorchester dans des pages peu ou mal servies au disque comme la Symphonie en la majeur « Tempora mutantur » (Hob.I.64), une des plus singulières de Haydn, ou les Hob.I.79 et 81, contemporaines de celle en ré mineur enregistrée ici.

 

Joseph HAYDN (1732-1809), Concerto pour violon et cordes en ut majeur [n°1], Hob.VIIa.1. Symphonie en fa mineur, « La Passione », Hob.I.49. Symphonie en ré mineur, Hob.I.80.

 

Freiburger Barockorchester.
Gottfried von der Goltz, violon solo & direction.

 

1 CD Harmonia Mundi « Haydn Edition » HMX 2962029 [Durée totale : 69’19”]. Ce CD peut être acheté en cliquant ici.

 

Extraits proposés :

1. Symphonie en ré mineur, Hob.I.80 :
[I.] Allegro spiritoso.

2. Concerto pour violon et cordes en ut majeur, Hob.VIIa.1 :
[II] Adagio (en fa majeur)

3. Symphonie en fa mineur, « La Passione », Hob.I.49 :
[II] Allegro di molto

 

Illustrations du billet :

François DUMONT, dit l’Aîné (Lunéville, 1751-Paris, 1831), Portrait du violoniste Marie Alexandre Guénin, 1791. Miniature sur ivoire, Paris, Musée du Louvre.

La photographie du Freiburger Barockorchester est de Peter Kauneberger.

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19 mai 2009 2 19 /05 /mai /2009 16:48


Jean-Honoré FRAGONARD (Grasse, 1732-Paris, 1806),
La lettre d'amour, années 1770 ?
Huile sur toile, New York, Metropolitan Museum of Art.

 

Il fallait s'y attendre, la non-année Haydn - appelons les choses par leur nom - n'est guère marquée, pour le moment, par des parutions discographiques mémorables. S'il faut saluer la réédition des enregistrements de Manfred Huss à la tête de sa Haydn Sinfonietta Wien (BIS) en attendant les inédits que promet le label, l'amateur doit se contenter actuellement d'une poignée de récitals plus ou moins bien ficelés. Si Thomas Quasthoff (Deutsche Grammophon, assez inégal malgré un superbe Freiburger Barockorchester) et Anna Bonitatibus (DHM, belle réalisation vocale mais direction poussive d'Alan Curtis) ont chacun enregistré des anthologies picorant çà et là dans les opéras de Haydn, avec toutes les limites imposées par cet exercice, un disque se signale par l'intérêt de son programme et la qualité de sa réalisation.

 

Michi Gaigg, directrice de l'ensemble L'Orfeo Barockorchester (photo ci-contre), est allée piocher dans la section XXIVb du catalogue établi par Hoboken, dévolue aux airs d'insertion. Cette pratique, courante au XVIIIe siècle, consistait à insérer des airs spécialement composés pour la reprise d'un opéra, généralement italien, sur une nouvelle scène. Haydn révisa ainsi nombre de partitions d'autres compositeurs pour les donner à Eszterhaza, en les augmentant d'arias de son crû. Pour citer quelques noms, celles qui composent ce programme prenaient place, entre autres, dans des œuvres de Cimarosa, Paisiello ou Anfossi. Il y est surtout question d'amour, des joies et des tourments qu'il apporte, contentement, incertitude, jalousie, dépit ; rien de bien original dans le paysage assez convenu des livrets d'opéra du XVIIIe siècle. L'inventivité de Haydn, qui, contrairement à une opinion trop répandue qui veut qu'il soit un piètre compositeur lyrique, ceux qui soutiennent cet avis lui reprochant, en gros, de ne pas avoir écrit les mêmes opéras que Mozart, transcende heureusement ces limites. Sa musique tour à tour espiègle, tendre ou sombre, est d'une grande sobriété et d'une belle efficacité, permettant à la voix soliste, à l'origine principalement celle de Luigia Polzelli, arrivée à Eszterhaza en 1779, avec laquelle le compositeur eut très probablement une liaison durant une dizaine d'années, de se montrer sous son meilleur jour sans jamais avoir à forcer sa tessiture.

Pour rendre justice à ces arias, il fallait des interprètes qui usent plus de la carte de la subtilité de caractérisation que de celle de la pyrotechnie vocale. Nuria Rial (ci-contre, avec Michi Gaigg) et Margot Oitzinger s'en acquittent avec une aisance et une réussite confondantes. Certes, la prestation de la seconde pourra peut-être sembler un peu en retrait en comparaison de la voix à la fois moelleuse et solaire de la première, mais cette minime réserve s'envole vite à la réécoute de ce récital intelligemment conçu et supérieurement réalisé. Les deux chanteuses s'attachent à faire vivre chacun des personnages qu'elles incarnent avec beaucoup de justesse, leur conférant l'étoffe dramatique appropriée sans jamais tomber dans le piège de la gesticulation artificielle. Les incarnations successives qu'elles proposent sont marquées du sceau du naturel et de l'équilibre, d'une esthétique toute « classique », au sens historique du mot, donc parfaitement en situation ici. L'orchestre n'appelle que des éloges et répond parfaitement aux attentes que l'on peut avoir s'agissant d'un ensemble d'instruments « d'époque » dans ce répertoire, en termes de clarté d'articulation, de fruité des timbres et de réactivité. Accompagnateur de choix, l'Orfeo Barockorchester fait également merveille en solo dans le Vivace initial de la Symphonie en sol majeur Hob.I. 81, d'une tension et d'un galbe magnifiques, faisant juste regretter que les trois autres mouvements n'aient pas été enregistrés, alors que l'espace restant sur le disque le permettait. Notons, pour finir, que cette prestation prouve qu'il est tout à fait possible de jouer une symphonie de Haydn avec un continuo de clavier, sous réserve que celui-ci soit réalisé, comme ici, avec intelligence, sans que l'écoute en pâtisse.

 

Vous l'avez compris, s'il ne vous faut choisir qu'un seul récital pour cheminer une petite heure aux côtés de Haydn, c'est indubitablement vers celui-ci que je vous conseille de vous tourner. Réalisé avec une sûreté de goût qui bannit toute esbroufe, il permet de découvrir des œuvres finalement peu fréquentées au disque dans les meilleures conditions possibles. Un bel hommage rendu à un compositeur dont les qualités opératiques sont bien plus évidentes que ce que certains « spécialistes » s'obstinent à le prétendre.


Joseph HAYDN (1732-1809), Arie per un'amante, airs d'insertion, extrait de la Symphonie Hob.I. 81. 1 CD DHM 88697388672.

 

Nuria Rial, soprano.
Margot Oitzinger, mezzo-soprano.
L'Orfeo Barockorchester.
Michi Gaigg, direction.

 

Extraits proposés :

1. Symphonie en sol majeur, Hob.I. 81 (1784) : Vivace.
2. « La moglie quando è buona », air en mi bémol majeur, Hob.XXIVb. 18 (1790). Margot Oitzinger.
3. « Infelice sventurata », air en mi bémol majeur, Hob.XXIVb. 15 (1789). Nuria Rial.

La photographie de l'orchestre ainsi que celle de Michi Gaigg et Nuria Rial sont tirées du site de l'ensemble L'Orfeo Barockorchester, accessible dans le corps du billet et en cliquant ici.

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3 mai 2009 7 03 /05 /mai /2009 15:39


Hubert ROBERT (Paris, 1733-1808),
Danse et concert dans un parc, sans date.
Huile sur toile, Amiens, Musée de Picardie

 

Unter Lukawitz, le 16 juillet 1758.

Très noble et très respecté Maestro,
Quelle ne fut pas ma surprise lorsque l'on m'a remis, il y a quelques jours, une lettre de vous qui, ne m'ayant pas trouvé à Vienne, a repris sa route pour me rejoindre finalement dans cette campagne où mon maître aime à passer la belle saison. Je suis heureux des bonnes nouvelles que vous me donnez de votre santé - l'hiver a dû, en effet, vous sembler bien moins rude à Naples qu'à Vienne ! - et très honoré que vous ayez eu la bonté de m'entretenir quelque peu de vos projets. J'espère que les inquiétudes que vous nourrissez quant à aux incessants changements du goût se seront dissipées lorsque vous me lirez, et que vos chers Napolitains seront revenus à la raison ; ils seraient bien sots de ne pas fêter avec tous les égards possibles un homme qui, comme vous, a su ravir aux Muses tant de leurs secrets.

Puisque vous faites à votre élève l'honneur de vous enquérir de sa situation, vous devez savoir que j'ai quitté, au début de ce printemps, le service de Monsieur le baron Fürnberg, lequel a eu l'insigne bonté de me recommander à Monsieur le comte Morzin, lequel est grand amateur de musique, particulièrement celle de votre beau pays, dont sa bibliothèque possède de nombreux fleurons. J'ai pu notamment y consulter de très intéressants concertos sur le thème des saisons d'un certain Vivaldi ; je ne sais rien de cet homme, mais sa musique, bien que démodée, est écrite avec beaucoup de feu et d'esprit.
Le comte entretient un ensemble de taille certes modeste mais composé d'excellents musiciens. En ma qualité de directeur de sa musique, il me demande très souvent des sinfonie, non en prélude à l'opéra, mais qu'il soit possible de jouer pour elles-mêmes. Il ne saurait, en effet, être question pour lui de montrer un zèle inférieur à celui que l'on déploie dans la capitale, parfois jusqu'à la fureur, pour donner de telles œuvres. Je vous avoue m'y retrouver assez bien, la liberté que l'on m'octroie ne s'arrêtant, comme pour nous tous, qu'à l'obligation de plaire. Pour le reste, il m'est loisible d'expérimenter de nouvelles choses, favorisant ici tel instrument, là tel autre, glissant même parfois, cachée sous le masque de l'art, quelque mélodie entendue au village. Vous jugerez sans doute les âpres ritournelles d'humbles ménétriers impropres à réjouir les oreilles raffinées qui musent ici dans de superbes salons, mais je vous assure que, pour peu qu'on y emploie un peu de science, ces airs apportent ce qu'il faut de piquant et de surprise aux grâces que nos princes nous demandent habituellement de développer dans les musiques qu'ils nous commandent. Je prends la liberté, tout en implorant votre indulgence pour la faiblesse de mes talents, de soumettre à l'acuité de votre jugement le Finale d'une sinfonia où j'ai eu recours à ce procédé. J'espère que le résultat ne semblera pas trop tudesque à vos oreilles italiennes.

Mais l'heure s'avance, très estimé Maestro Porpora, et je ne vais guère tarder à souffler la bougie qui m'éclaire, car je vous écris en goûtant la fraîcheur de la nuit, quand la journée qui vient de s'écouler avait dû tirer sa chaleur du cœur même de votre Vésuve. Puissent ces quelques lignes vous apporter une nouvelle fois le médiocre mais sincère témoignage de la reconnaissance de ce lui qui est à jamais votre très dévoué serviteur,

Giuseppe Haydn.

On ignore à quelle date Haydn quitta le service du baron Fürnberg (voir le billet Divertissements à quatre) pour entrer à celui d'un comte Morzin, dont il est d'ailleurs impossible de déterminer s'il s'agit du père, Ferdinand Maximilian Franz (1693-1763) ou du fils aîné, Carl Joseph Franz (1717-1783). Les premiers biographes du compositeur situent sa prise de fonctions en qualité de directeur de la musique de cette riche famille, qui passait ses hivers à Vienne et la belle saison en Bohême, à Lukavec (Unter Lukawitz, photo ci-dessus) près de Plzen (Pilsen), en 1759 (Griesinger, Dies) ou en 1758 (Carpani), la critique moderne allant jusqu'à conjecturer la date de 1757. Il est, en revanche, établi que Haydn exerçait toujours ses fonctions, au moins nominalement, le 26 novembre 1760, lorsqu'il épousa, à Vienne, Maria Anna Keller (1729-1800), sœur aînée de sa bien-aimée Thérèse (voir le billet Je vous aimais), puisqu'il en est fait mention dans son acte de mariage. Il faut noter que le comte Morzin exigeait de ses musiciens qu'ils restassent célibataires, mais qu'à cette date, contraint de réduire son train de vie, il avait sans doute décidé de se séparer de ses musiciens et que rien ne s'opposait donc aux projets matrimoniaux du compositeur.

La musique tenait une place importante à la cour des Morzin, comme le prouve, entre autres, la dédicace au comte Ferdinand des Quatre saisons de Vivaldi, que Haydn eut sans doute tout le loisir d'étudier durant cette période et dont on trouvera quelques traces dans certaines de ses œuvres à venir. Le fait le plus marquant de son séjour auprès des Morzin reste néanmoins ses débuts dans un genre qu'il ne cessera ensuite d'illustrer : la symphonie. C'est vers 1750 que cette dernière commence à s'imposer en tant que genre distinct en Europe, quittant progressivement le statut d'ouverture d'opéra, dont elle va néanmoins conserver un certain temps, y compris chez Haydn, la structure vif-lent-vif. En effet, celle qui nous paraît aujourd'hui évidente, à savoir une symphonie en quatre mouvements avec menuet et trio en troisième position, a mis du temps à se fixer. Sans entrer dans les détails, cette organisation peut être comprise comme une « contamination » de l'ouverture d'opéra par d'autres genres qui fleurissaient dans les années 1740-50, comme la suite ou le divertimento, dont certaines parties (jusqu'à sept parfois) auraient été retranchées au fil du temps. Un exemple de ce processus est attesté à Vienne dès 1740, au travers de la Symphonie en ré majeur de Georg Matthias Monn (1717-1750), en quatre mouvements dans la même tonalité, comme une suite, mais avec menuet en troisième position, sans trio cependant.

Les vingt symphonies composées par Haydn avant son arrivée chez les Esterházy, dont seulement deux peuvent être approximativement datées (Hob.I .1, « avant novembre 1759 » et Hob.I .37 « 1758 au plus tard »), nous révèlent les recherches que le compositeur est en train de mener sur la structure même des œuvres. Dans celles en trois mouvements, il confère un poids accru au dernier, généralement sacrifié dans les ouvertures d'opéra, tandis que dans les huit en quatre mouvements, il expérimente différents enchaînements, vif-menuet-lent-vif (3), lent-vif-menuet-vif (2, proches de la sonata da chiesa) et vif-lent-menuet-vif (3, sans doute à placer vers 1760-61). Après 1762, Haydn n'écrira plus de symphonie en trois mouvements, mais il faudra attendre la Symphonie en si bémol majeur Hob.I .68 de 1774-75 pour que menuet et trio soient définitivement fixés en troisième position.
Musicalement parlant, si ces œuvres sont bien dans l'esprit de leur époque et en exploitent le fonds commun, elles portent déjà la marque d'un compositeur qui n'entend pas se plier à la routine. Un exemple frappant est fourni par la Symphonie en ré majeur, Hob.I .1, dont on a tout lieu de croire qu'elle est la toute première de Haydn. Elle s'ouvre par un crescendo qui rappelle ceux de l'École de Mannheim, qui devenaient alors un lieu commun. Que fait Haydn ? Il le détourne en concentrant l'effet sur une durée très brève et en l'assortissant d'une pulsation irrégulière qui ne se rencontre pas dans les crescendos « à la Mannheim », faisant de ces quelques mesures l'exergue percutant à un mouvement qui va justement se distinguer par son asymétrie de construction. Une autre caractéristique frappante dans ces premières symphonies est l'élan et la densité du discours, cette capacité du compositeur, qui l'accompagnera tout au long de sa carrière, de développer un maximum d'idées en un minimum de temps. Malheureusement peu interprétées, ces symphonies pour le comte Morzin, démontrent une science déjà très sûre de la composition, qu'il s'agisse des éléments évoqués ci-dessus, de l'emploi de syncopes (Andante de Hob.I .4), de tournures populaires réélaborées, ou de la recherche d'une expressivité qui sait être profonde sans jamais être pesante. L'auditeur attentif y découvrira, en germe, nombre des caractéristiques qui vont assurer à Haydn, une vingtaine d'années plus tard, la première place parmi les compositeurs européens.

Joseph HAYDN (1732-1809), Symphonies pour le comte Morzin.

Extraits proposés :

Comme dans le billet consacré aux Quatuors pour Fürnberg, j'ai choisi de vous proposer d'entendre non pas une symphonie complète, mais des extraits représentatifs de celles que l'on pense avoir été composées pour Morzin, organisés selon le schéma le plus couramment employé par Haydn dans ce type d'œuvre durant cette période, vif-lent-vif. J'y ai ajouté, en complément gourmand, le menuet et trio d'une des rares symphonies en quatre mouvements de ce corpus.


1. Symphonie en ré majeur, Hob.I .1 : Presto.

2. Symphonie en ré majeur, Hob.I .4 : Andante (en ré mineur).

3. Symphonie en mi bémol majeur, Hob.I .11 : Finale. Presto.

4. Symphonie en la majeur, Hob.I .5 : Minuet - Trio.


The Academy of Ancient Music.
Christopher Hogwood, direction.

Les Symphonies, volume 1. 3 CD L'Oiseau-Lyre/Decca 436428-2.

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31 mars 2009 2 31 /03 /mars /2009 19:41

Pietro Falca, dit Pietro LONGHI (Venise, 1701-1785),

Le concert, 1741.

Huile sur toile, Venise, Gallerie dell'Accademia.


Weinzierl, 10 mars 1758.


Très noble et très honoré Monsieur,

Puisqu'il faut se résoudre à ce que les bruits les plus désobligeants soient ceux qui circulent le plus rapidement, la rumeur concernant la ruine prochaine qui menacerait ma famille est, si j'en crois l'aide que vous m'offrez généreusement dans votre lettre du 1er mars, parvenue jusqu'à vous. C'est bien d'un cœur aussi noble que le vôtre de se soucier ainsi du cours de mes affaires, et je vous sais gré de l'intérêt dont vous daignez m'honorer. Les gens, néanmoins, ont toujours une propension à exagérer les choses et s'il est vrai que les temps qui viennent ne seront pas des plus aimables, il est absolument faux d'imaginer que d'ici quelques mois je n'aurai pour toute richesse qu'une pauvre sébile. Mais c'en est assez de tous ces caquets et commérages, il est une affaire d'une toute autre importance dont je souhaite vous entretenir puisque vous m'en fournissez l'opportunité.

J'ai à mon service, depuis l'année dernière, un homme remarquable dont je ne suis cependant pas certain de pouvoir garantir le poste et que je prends donc la liberté de vous recommander tout particulièrement. Comme je vous sais grand amateur de musique italienne, je porte à votre connaissance que ce Haydn-ci a reçu l'enseignement du maestro Porpora à Vienne, où il était auparavant petit chanteur à la cathédrale. Je réponds de son excellente moralité comme de son acharnement à l'étude et de sa promptitude à toujours satisfaire les demandes que lui exprime son maître. C'est, en effet, un homme qui connaît sa place et auquel ses qualités n'ont nullement tourné la tête. Pour preuve de l'éminence de ces dernières, je vous fais parvenir, avec cette missive, la copie d'un des divertimentos à quatre - NB : sans clavecin - qu'il a composés sur mon ordre exprès à la fin de l'été dernier. Ils ont été essayés ici-même à l'automne, avec le plus grand effet. Le bon Albrechtsberger, qui me faisait l'amitié de tenir la partie de violoncelle et dont vous savez sans doute qu'il n'est pas homme à se départir de son sérieux, en a été aussi transporté que Pygmalion à l'éveil de sa statue, c'est dire. Vous qui pouvez vous enorgueillir de posséder, au sein de votre chapelle, des musiciens de grand renom, faites-leur jouer cette pièce qui regorge de feu et d'idées nouvelles exprimées, qui plus est, avec le goût le plus exquis, et je gage que vous serez, à votre tour, enchanté. Je suis convaincu que ce jeune Haydn, tout petit-noiraud qu'il est, donnera les plus grandes satisfactions, pour peu qu'une main ferme le pousse en avant, l'obligeant à se déprendre de cette retenue naturelle qui finira par lui causer grand tort si elle persiste à lui faire chérir l'ombre et les recoins.

Je vous serais reconnaissant, Monsieur le Comte, d'avoir l'obligeance de me faire connaître votre sentiment assez tôt pour que je puisse, à mon tour, informer Haydn, qui, pour l'heure, ignore tout de mes projets le concernant. Il pourrait y voir du mécontentement à son égard, quand les raisons qui me poussent à me séparer de lui sont toutes autres mais ne regardent pas un homme de sa condition. Si vous le jugez digne de votre chapelle, je lui ferai entendre tout l'avantage qu'il pourrait avoir à servir un maître tel que vous et dès son accord, que je me fais fort d'obtenir si tel est votre désir, je le tiendrai quitte de tout engagement à mon égard.

Dans cette attente, j'ai l'honneur d'être, Monsieur le Comte, votre très dévoué et très obéissant serviteur,

Karl Joseph von Fürnberg.


On ignore à quelle date Joseph Haydn entra au service du baron Karl Joseph von Fürnberg (c.1719/20-1767), mais on peut raisonnablement situer vers 1757 le début de sa brève - une année, tout au plus - activité auprès cet employeur, qui résidait à Weinzierl à une centaine de kilomètres de Vienne, non loin de l'abbaye de Melk. Le baron, issu d'une famille de noblesse récente (1732), organisait en sa résidence des séances de musique de chambre, et c'est pour elles qu'il commanda à Haydn des œuvres destinées à être jouées à quatre. Si l'on en croit la biographie publiée par Griesinger (Leipzig, 1810), les exécutants de ces « divertimenti a quatro » selon l'appellation du compositeur lui-même, furent, outre ce dernier, le curé du village, l'intendant du baron et un Albrechtsberger qui est probablement Johann Georg (1736-1809), célèbre organiste et compositeur, maître de chapelle à Saint Étienne de Vienne en 1793 et professeur de Beethoven, qui fut en poste à Maria Taferl, près de Melk, entre septembre 1757 et avril 1759.

Par leur coupe en cinq mouvements, les dix « proto-quatuors » connus sous le nom de « Quatuors à Fürnberg » ne se dégagent pas encore de la forme traditionnelle du divertimento autrichien, faisant la part belle à l'esprit de la musique de plein air et de danse, puisqu'on y trouve, entre autres, deux menuets. C'est sans doute pour cette raison que Haydn ne les comptait pas au nombre de ses quatuors, dont il faisait débuter la liste avec l'opus 9 (1769-70). Ils s'inscrivent néanmoins dans un mouvement d'émancipation progressive vis-à-vis des formes héritées du Baroque, qui, même si on peut en déceler de timides germes dans les Sonate a quattro senza Cembalo (après 1715 ?) d'Alessandro Scarlatti (1660-1725), ne va réellement prendre son essor que dans les années 1750. Pour résumer à très grands traits, on y assiste, d'un côté, à l'abandon progressif de la basse continue, et, de l'autre, sous l'influence des compositeurs de l'École de Mannheim, à une différenciation croissante, qui deviendra rapidement définitive, entre musique symphonique et de chambre.

S'il ne faut pas demander à ces quatuors de jeunesse plus qu'ils ne sauraient offrir, on reste tout de même assez ébahi par leur richesse d'invention et les traits typiquement haydniens qu'ils contiennent. Les irrégularités de structure, l'irruption de silences inattendus, la concision efficace du discours ainsi que la capacité à le tendre par accumulation d'énergie, le parfum populaire de certaines tournures mélodiques sont autant de procédés qui accompagneront Haydn tout au long de sa carrière et contribueront largement à son succès. Si le XIXe siècle, dans son besoin de créer des héros, a abusivement affublé le compositeur d'une épithète de « père du quatuor » qui doit être relativisée en considérant les travaux simultanés de Luigi Boccherini (1743-1805), il n'en demeure pas moins que la courte année passée auprès du baron Fürnberg va permettre à Haydn de jeter les bases de ce qui deviendra, au bout d'un processus de décantation d'une dizaine d'années, une des formes les plus emblématiques de l'âge classique. En entrant, sans doute dès les premiers mois de 1758, au service d'un autre employeur, il va s'atteler à un autre genre sur lequel son influence ne sera pas moins déterminante.


Joseph HAYDN, Quatuors pour deux violons, alto et violoncelle, opus 1 (Hob. II .6 pour le n°0, Hob. III .1, 2, 3, 4 et 6 pour les autres) et opus 2 (Hob. III .7, 8, 10, et 12), dits « Quatuors à Fürnberg ».


Extraits proposés :

Afin de vous présenter ces quatuors de jeunesse bien peu souvent interprétés, j'ai choisi, plutôt que de me limiter à un seul d'entre eux, de sélectionner quelques mouvements représentatifs de l'ensemble et de les disposer dans l'ordre le plus usuel adopté par Haydn dans ces deux opus (vif - menuet I - lent - menuet II - vif), formant ainsi une sorte de quatuor aussi « idéal » qu'imaginaire.


1. Quatuor à cordes en si bémol majeur, opus 1 n°1, Hob. III .1 :

[I] Presto.

2. Quatuor à cordes en sol majeur, opus 1 n°4, Hob. III .4 :

[II] Minuet.

3. Quatuor à cordes en fa majeur, opus 2 n°4, Hob. III .10 :

[III] Adagio (en fa mineur).

4. Quatuor à cordes en ut majeur, opus 1 n°6, Hob. III .6 :

[IV] Minuet.

5. Quatuor à cordes en mi majeur, opus 2 n°2, Hob. III .8 :

[V] Finale, Presto.


QUATUOR BUCHBERGER

(sur instruments « modernes » : Hubert Buchberger, violon I - Julia Greve, violon II - Joachim Etzel, alto - Helmut Sohler, violoncelle.)


Quatuors à cordes opus 1 et opus 2 (Intégrale, volume 6). 3 CD Brilliant classics 93650.

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14 mars 2009 6 14 /03 /mars /2009 16:06

Angelika Kauffmann (Chur, Suisse, 1741-Rome, 1807),
Portrait de femme en vestale
, sans date
Huile sur toile, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister

 

Ma belle amie,

Je ne doute pas un instant que vous serez fort surprise lorsque le brave Liebesbrief, qui a la bonté d'aller courir par les rues de la ville simplement pour m'obliger, vous remettra tout à l'heure ces quelques mots. Il eut été imprudent que je m'en chargeasse moi-même car j'imagine sans peine de quels regards soupçonneux on m'aurait abreuvé en me voyant m'absenter pour la soirée, tout bouleversé et la mine aussi sombre que mon habit. C'est donc enfermé dans ma chambre que je passerai la longue soirée qui s'annonce et que ne viendra probablement pas interrompre le bienfaisant sommeil.

Demain... oh, quand je pense à demain, la tristesse qui m'obsède soulève ma poitrine et fait ruisseler mes larmes tandis que je maudis la cruauté du destin qui veut que nous soyons séparés ! Je voudrais m'enfuir au bout du monde, me terrer dans quelque antre inaccessible pour y finir ma misérable existence loin de tout ce qui me rappelle le bonheur qui m'est désormais interdit. Mais Dieu lui-même semble avoir résolu de me mettre à la torture jusqu'au bout et de transmuer en poison pernicieux le petit talent qu'il m'a accordé pour la musique. Comment, en effet, aurais-je pu ne pas accéder à la requête de vos parents, eux qui m'ont si généreusement honoré de leur hospitalité lorsque, chassé de la cathédrale avec des haillons sur le dos pour seul viatique, ma seule préoccupation fut longtemps de trouver un morceau de pain à dévorer et un abri précaire pour y passer la nuit ? C'eut été de ma part une preuve sensible d'ingratitude. Aussi, bien que demain ne provoque en moi qu'une indicible horreur, je tiendrai vaille que vaille ma place dans la tribune pour diriger le concerto et le Salve que j'ai composés expressément pour la cérémonie, pour ne pas dire pour vous.

Nous aurions été heureux, ma tendre Thérèse, nous aurions connu un bonheur sans nuages si vos parents ne vous avaient contrainte à prendre pour époux celui qui ne vous donnera jamais autant de tendresse que je vous en réservais. Mais l'implacable sentence est tombée et « pour le confort de leur âme », ainsi qu'ils l'ont dit, on vous a forcée à vous éloigner de moi, dont l'unique vœu était de vous chérir pour le reste des jours que nous aurions partagés. Nous avons tant pleuré, vous et moi, lorsque notre rêve s'est brisé. Peste soit des basses raisons qui empêchent deux jeunes personnes qui éprouvent l'une pour l'autre la plus sincère inclination de la couronner par les liens du mariage ! Que n'ai-je une situation qui offrirait plus d'aplomb à mes vingt-quatre ans, que n'ai-je les appuis qui me permettraient de vous soustraire, de gré ou de force, au sinistre sort que l'on vous prépare ! Mais, en agitant tous ces souvenirs et ces pensées, voici que sanglots et larmes me submergent de nouveau.

J'ai mis dans le Salve qui sera joué demain toute la science que j'ai acquise jusqu'à maintenant auprès de ceux qui ont bien voulu m'instruire, mais j'y ai déposé bien plus que ceci, mon amie. Je l'ai voulu débordant d'autant de tendresse qu'il est loisible d'en user dans une pièce sacrée, j'ai désiré que la voix seule du premier air glisse comme une caresse lumineuse sur un fond de cordes soupirantes, j'ai souligné les mots vita et dulcedo par des modulations pour que vous entendiez que vous demeurez ma vie et ma douceur. Puis, dans le second air, j'ai brisé l'exultation de l'assemblée en faisant entrer adagio la soliste et en lui faisant descendre pas-à-pas la gamme sur les mots « gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes » afin que nul n'ignore que ceux qui, séparés, seront dorénavant solitaires, pleurent quand ceux qui les ont condamnés se réjouissent. Je ne vous dévoile pas tout ; la musique parle à ceux qui savent l'écouter, et je suis certain que vous entendrez le message que je vous délivre à travers elle.

Hélas, il est temps pour moi de confier cette lettre à Liebesbrief que j'entends piaffer d'impatience à ma porte, lui qui, une fois qu'il vous aura remis ce pli, pourra s'en aller retrouver sa petite femme qui l'attend au logis. Demain, lorsque les grilles du couvent se refermeront à jamais sur votre chère vie, puissent les notes que je vous adresse vous redire éternellement à quel point je vous aimais et suis à jamais,

votre Joseph.

De Vienne, ce 11 mai 1756.

 

La chronologie de la vie de Joseph Haydn à Vienne après son congédiement du chœur de la cathédrale Saint Étienne, traditionnellement situé au mois novembre 1749 à la suite de la mue de sa voix, demeure extrêmement imprécise. Les témoignages à peu près fiables sur cette période, dont celui du compositeur, convergent tous, en revanche, pour la décrire comme un temps de grande précarité qui confinait à la misère. C'est très probablement chez le ténor Johann Michael Spangler (c.1720/21-1794) qu'il trouva d'abord refuge, avant de recevoir une aide matérielle d'un juge de paix viennois nommé Anton Buchholz qui lui permit de s'installer dans une mansarde de la Michaelerhaus, sur le Kohlmarkt. Si le séjour de Haydn au sein de la famille du perruquier Johann Peter Keller (c.1690-1771) ne fait guère de doute, sa date est, en l'état actuel des recherches, impossible à préciser. Il me semble néanmoins cohérent de le placer entre 1750, année de la naissance du second enfant du couple Spangler, et 1751-52 environ, époque de création de Der krumme Teufel (Le diable boiteux, Hob. XXIXb.1a), premier opéra de Haydn, dont rien ne subsiste mais qui semble néanmoins avoir connu un réel succès, 1753 au plus tard, lorsque le jeune compositeur gravite dans l'entourage de Porpora (voir le billet Passage de témoin).

Les Keller, qui vivaient dans une aisance certaine, avaient, entre autres enfants, deux filles, Maria Anna (1729-1800), sur laquelle nous reviendrons ultérieurement, et Thérèse (1733-1819). S'il faut accorder quelque crédit aux écrits de Griesinger, un des trois premiers biographes de Haydn, ce dernier donna des leçons de musique à Thérèse, dont il finit par tomber amoureux. Cependant, pour des raisons qui demeurent obscures, les parents de la jeune fille la forcèrent « pour leur confort spirituel », ainsi qu'ils le déclarèrent, à prendre le voile, ce qu'elle fit le 8 avril 1755. Le 12 mai 1756, Thérèse Keller prononça ses vœux au couvent des Clarisses de Vienne. Pour l'occasion, Haydn composa au moins deux œuvres, le Salve Regina en mi majeur, le Concerto pour orgue et orchestre en ut majeur (Hob. XVIII.1), et peut-être le Double concerto pour violon et orgue en fa majeur (Hob. XVIII.6), son unique œuvre de ce type. On ne possède aucun témoignage direct sur les sentiments des deux jeunes gens, mais deux faits en disent long sur la réalité de leur attachement. Thérèse, qui fut religieuse jusque dans les années 1780, se fit, en effet, appeler dorénavant sœur Josepha, tandis que Haydn conserva précieusement les manuscrits autographes du Salve et du Concerto, les plus anciens que nous possédions de sa main, sur lesquels il porta, en 1803, la date de 1756. Alors que dans les dernières années de sa vie, sa mémoire lui faisait de plus en plus cruellement défaut, le souvenir de cet amour de jeunesse semble être resté jusqu'au bout profondément ancré en lui.

Joseph Haydn, Salve Regina en mi majeur pour soprano, chœur, cordes et basse continue, Hob. XXIIIb.1

1. Salve Regina

2. Ad te clamamus

3. Eia ergo

4. Et Jesum benedictum

5. O clemens, o pia


Ann Monoyios, soprano
Tölzer Knabenchor
L'Archibudelli
Bruno Weil, direction


Œuvres sacrées. 1 CD Sony « Vivarte » SK 53368 (indisponible)

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14 mars 2009 6 14 /03 /mars /2009 11:17

Bernardo Bellotto (Venise, c.1720/21-Varsovie, 1780),
Vienne, la Lobkowitzplatz
, 1759-1760.
Huile sur toile, Vienne, Kunsthistorisches Museum.


La chaleur qui règne sur Vienne fait peser depuis quelques jours une chape de torpeur qui écrase bêtes et hommes. L'imposant Reutter ahane comme un bûcheron en gravissant les escaliers qui conduisent à la mansarde. Le jeune garçon, mine de chien famélique plus habitué à se nourrir des reliefs qui traînent à l'office qu'à s'engraisser à la table des puissants, le suit sans bruit et la mine grave qu'il affiche pour la circonstance jure avec l'éclat ironique de son regard quand il envisage le postérieur déjà rebondi de ce maître jeune encore, mais doté d'une autorité que nul ne se risquerait à contester, qui peine à se soulever jusqu'à l'ultime palier. Pourquoi lui, ce Reutter si habile qui s'est imposé dans tous les esprits qui comptent comme le seul digne successeur de cette vieille barbe de Fux, a-t-il cédé aux instances de la veuve Waller quand celle-ci, aux premières heures du jour, est venue au chapitre de la cathédrale le supplier d'accéder à une curieuse demande ?

« Ce sera miracle s'il passe la journée, votre Excellence. C'est ce que m'a laissé entendre Todträger, médecin dont vous connaissez sans doute la sûreté de diagnostic.

- Il est très vieux ? » demande Reutter en engloutissant bruyamment un juteux quartier de pêche.

« Sans doute, votre Excellence. Il est très pâle, il tousse sans cesse et s'agite comme s'il manquait d'air. Ca fait bien une semaine qu'il n'a plus quitté son lit, il ne mange quasiment pas mais boit beaucoup.

- Et il vous a demandé de la musique ? s'étonne l'Excellence.

- C'est ce que j'ai compris. Vous savez, il parle peu et ce n'est pas toujours facile de saisir ce qu'il tente de baragouiner dans notre langue. Il n'est pas d'ici, comme je vous l'ai dit. Mais s'il est possible à votre Excellence d'offrir un peu de joie à un pauvre homme qui va mourir si loin de chez lui... »

Reutter semble réfléchir, du moins son regard se perd-il dans une sorte de vague qui pourrait presque laisser croire que cette histoire l'émeut.

« J'aviserai. Que Dieu récompense votre miséricorde. Maintenant veuillez me laisser, j'ai quelques affaires à régler qui ne sauraient souffrir plus de délai », grommelle-t-il en se levant de son confortable fauteuil. C'est tout Reutter, ça. Son appétence pour des biens tout terrestres et son ambition acharnée lui ont fait une carapace si épaisse que lorsque d'aventure l'homme sensible qu'il est aussi se manifeste, c'est toujours sous le masque bougon, hautain, ou colérique suivant les situations, de celui qui a un rang à tenir.


Dans la chambre règne une odeur écœurante encore renforcée par la touffeur, mélange de relents de tisane et de sueur morbide de mauvais augure. L'homme, à qui l'hôtesse a charitablement donné quelques coussins pour surélever sa tête, donne une impression poignante de fragilité, avec sa peau parcheminée et sa respiration sifflante. Todträger a raison, les heures de ce moribond sont sans nul doute comptées. Pourtant, lorsqu'il semble se rendre compte de la présence du jeune garçon, resté prudemment dans l'ombre de son maître, et qu'il s'aperçoit qu'il tient un violon à la main, son regard s'éclaire subitement.

« Maestro, se risque enfin Reutter d'une voix curieusement étranglée et dans un italien chancelant, madame Waller est venue me voir ce matin. Je suis désolé de ne pouvoir mieux répondre à votre demande, mais tous mes garçons sont requis, sauf celui-ci, qui, grâce à Dieu, chante passablement et sait aussi un peu frotter l'archet.

- Me jouerais-tu quelque chose, petit ? » répond le malade dans un allemand aussi approximatif qu'étonnamment chantant, après avoir, de la tête, fait révérence au maitre de chapelle encore suant. Le garçon ne bouge pas.

« Allons, Sepperl, ne sois pas timide, l'encourage Reutter d'un ton ferme, joue pour Monsieur cet air que tu m'as fait entendre tout à l'heure. »

Les premières notes sont un peu hésitantes, mais, très rapidement, naît sous l'archet du garçon, dont le regard ne quitte pas un instant l'homme alité, une mélodie aux accents fortement populaires, qui s'alanguit, s'emballe, puis s'apaise à nouveau pour s'éteindre dans un imperceptible frisson.

« C'est bien, mon enfant, murmure l'homme dans un sourire, maintenant, chanterais-tu ? »

Alors Sepperl chante. Sa voix claire, moins angélique, peut-être, que celle de son plus jeune frère, mais plus experte à rendre les inflexions du texte, emplit l'espace de la mansarde et suspend le temps d'un Ave Regina d'une ineffable douceur, une caresse faite prière. Reutter s'est assis sur l'unique chaise de la pièce que son embonpoint naissant menace de briser ; jamais il n'avait entendu son élève chanter avec autant de ferveur, il lui semble même que c'est la première fois qu'il entend vraiment le son de sa voix. Sur le visage de l'homme sinuent deux sillons humides.

« Monsieur, dit-il en rassemblant ses forces, soyez remercié d'être venu jusqu'ici et du plaisir que vous m'avez donné. Ce garçon a du talent. Il ne sera sans doute jamais un grand violoniste, sa voix se brisera quand il deviendra un homme, mais il sait naturellement comment construire et conduire une mélodie qui touche le cœur. Prenez grand soin de lui et que Dieu vous garde. Faites-le venir à moi, puis, en repartant, demandez à madame Waller d'aller chercher un prêtre. »

Avec une tendresse inhabituelle, la main rugueuse de Reutter guide Sepperl près du lit.

« Mon garçon, je vais mourir et tu m'as sans doute donné ma dernière joie. Continue d'apprendre, cultive les dons qui sont en toi et tu deviendras un grand musicien. Merci et que celle que tu as si bien chantée te protège et te bénisse comme je le fais à cet instant. »


Madame Waller attendait les visiteurs à l'ombre de la cour intérieure.

« Comment est-il, votre Excellence ?

- Il est à la dernière extrémité et demande un prêtre. Ne vous donnez pas la peine de sortir, je vous en envoie un.

Onze heures sonnent à la cathédrale Saint Étienne, toute proche de la Kärntner Strasse au bout de laquelle se trouve la maison de la veuve.

« Votre Excellence, ce garçon est si pâle !

- Il en verra d'autres. Quel est le nom de votre mourant, que je puisse l'indiquer au desservant ? »

- Vivaldi. Antonio Vivaldi. »


Antonio Vivaldi est mort à Vienne et y a été enterré le 28 juillet 1741, après le service funèbre d'une extrême simplicité réservé aux indigents, avec toutefois six porteurs de torches et six petits chanteurs. Même si aucun document ne l'atteste, il est tout à fait possible d'imaginer que parmi ces derniers se trouvait le tout jeune Joseph Haydn, alors âgé de neuf ans, que Georg Reutter (le Jeune, 1708-1772), maître de chapelle de la cathédrale Saint Étienne depuis 1738, anobli en 1740, maître de chapelle impérial officiellement en 1769, mais, dans les faits, dès 1751, avait fait venir à Vienne sans doute en 1740, après avoir remarqué ses talents lors d'une visite chez Mathias Franck (1708-1783), cousin éloigné de Haydn. Ce « cousin Franck » avait accueilli le tout jeune Joseph, alors âgé d'environ cinq ou six ans, à Hainburg où il était directeur d'école, fonction qui, outre l'enseignement des matières académiques, incluait la responsabilité du chœur et des instrumentistes municipaux. C'est très probablement Franck qui a appris à Haydn les rudiments du chant et du violon.

Si les personnages cités dans les lignes ci-dessus, à l'exception du médecin Todträger, ont tous existé (Sepperl est le diminutif autrichien courant de Joseph), l'histoire qui y est contée est, bien entendu, de pure fiction. Joseph Haydn a cependant étudié à Vienne, peut-être dès 1753, auprès d'un compositeur italien, le napolitain Nicola Antonio Porpora (1686-1768), grand spécialiste de musique vocale, qui devait quitter la capitale autrichienne en 1757 pour rejoindre Naples où il mourra dans la misère. Les pièces vocales de Haydn datables de cette époque d'apprentissage qui sont parvenues jusqu'à nous portent indubitablement les traces de la vocalité et des ornements musicaux à l'italienne, passage de témoin entre deux esthétiques, celle du baroque tardif et du classicisme naissant. Ainsi en est-il de cet Ave Regina des années 1750, que je vous ai proposé d'entendre ici dans une version avec chœur d'enfants, œuvre dont l'authenticité a jadis été contestée, les copies qui la préservent ne comportant que le nom « Haydn » sans indication de prénom, mais que les spécialistes s'accordent maintenant à attribuer à Joseph plutôt qu'à son frère Michael.


Joseph Haydn (1732-1809), Ave Regina pour soprano, chœur, cordes et basse continue en la majeur, Hob. XXIIIb.3.


Marie-Claude Vallin, soprano.
L'Archibudelli. Bob van Asperen, orgue.
Tölzer Knabenchor.
Bruno Weil, direction.


Œuvres sacrées. 1 CD Sony « Vivarte » SK 53368. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

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