Jean-Baptiste de Champaigne (Bruxelles, 1631-Paris, 1681),
Nicolas de Plattemontagne (Paris, 1631-1706),
Double portrait des deux artistes, 1654.
Huile sur toile, 132 x 185 cm, Rotterdam, Musée Boijmans Van Beuningen.
« À l’instant où le chant des deux violes monte, ils se regardèrent. Ils pleuraient. La lumière qui pénétrait dans la cabane par la lucarne qui y était percée était devenue jaune. Tandis que leurs larmes lentement coulaient sur leur nez, sur leurs joues, sur leurs lèvres, ils s’adressèrent en même temps un sourire. » Certains d’entre vous auront reconnu, en les lisant, les lignes qui courent sur la dernière page de Tous les matins du monde, le roman de Pascal Quignard devenu, par la grâce d’une adaptation cinématographique, le meilleur ambassadeur de la viole de gambe auprès d’un large public. Même si elle peut paraître un peu convenue, j’estime qu’il était difficile de trouver une introduction plus adaptée à la chronique qui va suivre et célèbre un retour longtemps espéré, celui, dans la série « Héritage » d’Alia Vox, de l’anthologie, en deux disques, des Concerts à deux violes esgales du Monsieur de Sainte Colombe par Wieland Kuijken et Jordi Savall.
Je vous parle de temps héroïques, ceux où deux musiciens, un ingénieur du son et un producteur pouvaient se réunir, en plein cœur de l’hiver, dans une petite église perdue de la Vallée de Chevreuse, à quelques lieues de Port-Royal des Champs, pour enregistrer une musique qui ne serait sans doute goûtée que par une poignée d’amateurs. Saint-Lambert-des-Bois, janvier 1976, Thomas Gallia immortalise pour Michel Bernstein cinq des soixante-sept Concerts pour deux basses de violes qui nous sont parvenus sous le nom de Sainte Colombe, une heure à peine de musique née d’un compositeur dont on ignore alors tout, fors ce qu’en conte Évrard Titon du Tillet (1677-1762) dans les quelques lignes qu’il lui consacre au sein de son Parnasse françois (1732), évoquant l’image incertaine d’un musicien ombrageux et jaloux de sa science, travaillant l’été dans un « petit cabinet de planches qu’il avoit pratiqué sur les branches d’un mûrier » et donnant des concerts chez lui avec ses deux filles. Seize ans s’écoulent, le livre et l’écran projettent une lumière ténébriste sur l’austère fantôme et sa viole, une gloire inattendue qui le met au rang d’autres silencieux du Grand Siècle, Lubin Baugin et ses gaufrettes, Georges de La Tour et ses flammèches, antidotes à une pompe versaillaise alors encore largement dans les limbes. Tout a changé et tout est pourtant comme hier, les deux mêmes musiciens font résonner les pierres nues de Saint-Lambert des Bois de cinq nouveaux Concerts ; nous sommes en avril 1992, ce second volet d’à peine plus d’une heure sera hélas le dernier. Quelques mois plus tôt, la nouvelle avait couru que Sainte Colombe se serait nommé Augustin d’Autrecourt, qui se révéla être une lecture fautive de Dandricourt, maître musicien lyonnais actif dans les années 1650, mais cette hypothèse s’effondra bientôt. On doit à Jonathan Dunford d’avoir proposé une identification plus probable pour l’élève de Nicolas Hotman (c.1610-1663) qui fut le maître de Marin Marais (1656-1728) lequel, dit la légende, venait secrètement se glisser sous le plancher de sa cabane pour, aux deux sens de ce verbe, entendre sa musique : dans le quartier de Saint-Germain-l'Auxerrois, rue de Béthisy (aujourd'hui rue de Rivoli), où habitèrent non seulement son plus célèbre élève mais aussi Jean Lacquemant, dit Dubuisson, autre célèbre violiste, vivait, dans les années 1650-1660, Jean de Sainte Colombe, père de deux filles, Brigide et Françoise, qui fut témoin au mariage d’un ami organiste et était proche des milieux protestants. Est-il celui qu’un compte rendu du Mercure de France relatif à la représentation, en février 1678, d’un opéra aujourd’hui perdu de Marc-Antoine Charpentier, Les Amours d’Acis et de Galatée, désigne comme « si célèbre pour la Viole » ? On l’ignore, car les rares documents qui le mentionnent en qualité de bourgeois de Paris restent muets sur sa profession. Tout juste peut-on conjecturer que le musicien disparut avant 1701, date à laquelle le Tombeau que Marais lui dédie apparaît dans son Deuxième Livre de pièces de viole, et qu’il vivait encore en 1687, année de publication de deux traités, L’Art de toucher le Dessus et la Basse de Violle d’un écuyer nommé Danoville et le Traité de la Viole de Jean Rousseau, qui lui rendent un hommage appuyé – le second lui étant même dédié – en en parlant comme d’un personnage vivant. Sainte Colombe finit-il sa vie à Paris ou, comme pourrait le laisser supposer le blanc en lieu et place de l’adresse attendue après son nom dans la rubrique « Maîtres pour la Violle » du Livre commode des adresses de Paris pour 1692, annuaire professionnel publié par Nicolas de Blégny (1643 ?-1722) sous le pseudonyme d’Abraham du Pradel, réfugié en province à la suite de la Révocation de l’Édit de Nantes (1685), si tant est qu’il fût effectivement protestant ? Pas plus que sa naissance, sa mort semble n’avoir laissé de traces.
Les deux disques gravés par Wieland Kuijken et Jordi Savall (photographie ci-dessous) rendent compte avec un art consommé de la très vaste palette de sentiments explorée par Sainte Colombe, dans lequel on aurait assurément tort de ne voir qu’un compositeur livré aux Pleurs qui ont fait la renommée de son 44e Concert, le Tombeau Les Regrets, quand les univers de la danse (42e Concert, Le Raporté) ou du théâtre (27e Concert, Bourrasque) ne lui sont pas du tout étrangers. Bien sûr, la tessiture même de la basse de viole ainsi qu’une écriture faisant la part belle aux frottements harmoniques, aux chromatismes, aux ruptures et aux silences font que l’ébrouement le plus joyeux ne va jamais sans une ombre, même légère, de mélancolie ; nous sommes ici dans le domaine de la conversation intime voire de la confidence, loin de l’univers plus extérieur des Vingt-Quatre Violons du Roy. Malgré les seize ans qui les séparent, on retrouve des qualités identiques dans les deux enregistrements, une admirable et presque tendre complicité, une absolue humilité devant la musique, une atmosphère concentrée toute de clairs-obscurs, restituée avec beaucoup de chaleur et de naturel par les preneurs de son, où grain et couleurs des basses de viole se déploient avec une sensualité parfois enivrante, un sens du chant et de la ligne jamais pris en défaut, une volonté de faire sourdre l’extraordinaire invention et les folles audaces qui palpitent à chaque mesure. La flamme qui anime les deux interprètes ne souffre d’aucun vacillement, sa vigueur et sa lumière ensorcellent et embrasent qui prend le temps de s’arrêter pour contempler les beautés qu’elle éclaire. Servie avec autant de justesse que de sensibilité, l’éloquence de ces œuvres aussi étreignantes que pudiques offre bien plus qu’un moment de musique, une expérience où l’auditeur se retrouve sans fard face à ses émotions les plus personnelles.
Ce diptyque, vous l’avez compris, est bien plus qu’une des plus belles réalisations jamais consacrées à Sainte Colombe. Il s’agit d’un jalon essentiel dans la toute jeune histoire du renouveau de la musique ancienne, un vibrant témoignage d’un temps, qui semble aujourd’hui fort loin en notre époque si livrée aux rentiers, où tous les chemins du monde s’ouvraient devant ceux qui, riches de leur seule soif de découverte, partaient à l’aventure vers des contrées où nul n’avait plus posé le pied depuis parfois des siècles, et en rapportaient, comme ici, des éclats d’éternité.
Monsieur de Sainte Colombe (documenté à Paris des années 1650 à 1678), Concerts à deux violes esgales (anthologie)
Wieland Kuijken, basse de viole
Jordi Savall, basse de viole
2 SACD [53’12” & 61’22”] Alia Vox « Héritage » AVSA 9885 A+B. Incontournable Passée des arts. Ce double disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Concert XLI : Le Retour
Le retour – en gigue – en menuet – en gigue – en courante – balet tendre – en pianelle
2. Concert LXII : Le Figuré
Illustration complémentaire :
Jean Dieu de Saint-Jean (Paris, 1654-1695), anciennement attribué à Constantin Netscher (1668-1723), Portrait d’un musicien jouant de la viole (très probablement Marin Marais), avant 1686. Huile sur toile, 69 x 52 cm, Blois, château, musée des Beaux-Arts.