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11 avril 2013 4 11 /04 /avril /2013 10:19

 

François Boucher Le passage du gué

François Boucher (Paris, 1703-1770),
Le passage du gué
, années 1730
Huile sur toile, 59 x 72 cm, Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage

 

Un des grands projets de certains musiciens français du XVIIIe siècle fut, en faisant fi des stériles querelles de chapelle qui opposaient partisans de la tradition autochtone et défenseurs des nouveautés venues d'Italie, d'opérer la réunion des goûts, pour reprendre l'expression d'un de ces conciliateurs, François Couperin. Les œuvres de Jean-Marie Leclair (1697-1764) représentent une autre tentative en ce sens et l'on a plaisir à découvrir aujourd'hui, grâce au remarquable label Ramée, une nouvelle version de ses Concertos pour violon opus 7 qui réunit le violoniste Luis Otavio Santos et Les Muffatti.

On a beau se dire que Leclair est un compositeur français, l'impression de plonger dans un disque de musique italienne s'impose sans coup férir dès les premières mesures du Concerto n°5 en la mineur qui l'ouvre et ne se dissipe pas lorsque se sont évaporés les ultimes accords de la Giga finale du Concerto n°6 en la majeur sur lesquels il se referme. Quoi de moins surprenant, au fond, lorsque l'on songe au parcours de ce Lyonnais que l'on retrouve en 1722 à la cour de Turin en qualité de danseur, ce qui ne l'empêche pas de publier à Paris, l'année suivante, son Premier livre de sonates pour violon et d'y gagner la protection du très fortuné Joseph Bonnier de La Mosson ? Pour comprendre cette forte empreinte du style ultramontain qui, rappelons-le, n'était pas en odeur de sainteté dans la France dans les premières décennies du XVIIIe siècle – songez aux sonates d'inspiration corellienne que s'échangeaient sous le manteau de musiciens comme Couperin, Brossard ou Élisabeth Jacquet de La Guerre –, il faut se tourner vers une figure aujourd'hui méconnue mais qui exerça sur l'art de Leclair une influence déterminante, Giovanni Battista Somis (1686-1763), violoniste actif à Turin dès 1706, dont la renommée s'étendait sur toute l'Europe et qui se fit entendre au Concert Spirituel en 1733. Des témoignages concordants attestent que Leclair suivit son enseignement durant une large partie de la décennie 1720, ce qui lui permit sans nul doute d'apprivoiser dans les meilleures conditions possibles les subtilités de l'art de Corelli, jean-charles francois alexis III loir jean-marie leclairdont son maître avait été l'élève et auquel il rend hommage dans le Concerto n°2 en ré majeur de l'Opus 7, dont la structure lent-vif-lent-vif suit le modèle, déjà un peu suranné lorsque parut ce recueil, de la sonata da chiesa popularisé par son glorieux aîné. Mais s'il savait d'où il venait, Leclair était également soucieux de montrer qu'il pouvait épouser les tendances les plus « modernes » de son temps, ce qui lui valut d'ailleurs de connaître un immense succès lorsqu'il débuta au Concert Spirituel en 1728, année de la publication de son Deuxième livre de sonates. Outre la coupe en trois mouvements qu'il adopte préférentiellement pour ses concertos, maintes tournures révèlent à quel point le Français connaissait parfaitement le style de Vivaldi, une évidence qui éclate dans le Concerto n°5, plus vrai que nature avec ses premiers et seconds violons à l'unisson accompagnant le soliste. Auréolé de sa réputation de virtuose mais aussi de compositeur profondément original, Leclair alla jouer en Angleterre et en Allemagne, où il se lia avec Pietro Locatelli, qu'il retrouva quelques années plus tard aux Pays-Bas, dont l'influence sur son Troisième livre de sonates de 1734, dédié à Louis XV qui l'avait nommé Ordinaire de la chambre du roi quelques mois plus tôt, est notable. L'année 1737 qui voit la publication des Concertos pour violon opus 7 marque un temps de rupture pour leur auteur que sa rivalité avec Giovanni Pietro Ghignone (1702-1774), un violoniste turinois, lui aussi élève de Somis, plus connu sous son nom francisé de Jean-Pierre Guignon, pousse à quitter la cour pour les Pays-Bas où il séjournera auprès d'un riche financier, François du Liz, puis des Orange-Nassau jusqu'en 1743, date de son retour en France et de la publication de son Quatrième livre de Sonates. Trois ans plus tard, il entamait ce qu'il décrit lui-même comme une nouvelle carrière en faisant jouer Scylla et Glaucus, son unique tragédie en musique dont l'accueil fut mitigé. Les dernières années de Leclair, qu'il passa en partie au service du duc de Grammont, sont plus obscures ; elles s'achèvent de façon tragique, puisque le compositeur fut retrouvé assassiné au matin du 23 octobre 1764, un meurtre qui ne fut jamais complètement élucidé.

Les Muffatti ne sont pas le premier ensemble à se lancer à l'assaut des Concertos pour violon de l'Opus 7, déjà explorés, entres autres et également sur instruments anciens, par Daniel Cuiller et Stradivaria pour Adda en 1988 et par Simon Standage et son Collegum Musicum 90, dans deux disques publiés chez Chandos en 1994. Cependant, l'ensemble dirigé par Peter Van Heyghen apporte à ces œuvres un indéniable supplément de chaleur et de vivacité qui rend son enregistrement immédiatement et durablement séduisant. Il s'agit sans doute de la version la plus ouvertement méditerranéenne de ce recueil, ce qui est loin d'être un contresens lorsque l'on sait à quel point, comme on l'a vu, l'art de Leclair est pétri de références italiennes qui règnent ici en maîtresses incontestées, au point d'éclipser quelquefois assez nettement la part plus française de son inspiration. les muffattiIl est très probable que le violoniste Luis Otavio Santos, qui avait déjà livré, pour le même éditeur, une excellente anthologie de sonates extraites du Quatrième Livre, ne soit pas étranger à ce soleil qui inonde maintes des pages de cette nouvelle réalisation. Doté d'une technique suffisamment aiguisée pour surmonter sans faiblir et sans sembler à la peine dans les redoutables difficultés semées par le compositeur, l'archet à la fois volubile et précis du Brésilien souligne la virtuosité des passages solistes en conservant toujours la maîtrise de ses effets, qui ne versent jamais dans le clinquant, l'approximatif ou le narcissique ; tout est ici tenu, avec un refus de l'emphase finalement très français qui convient parfaitement à l'esprit de cette musique. Les Muffatti, eux, sonnent avec une plénitude bien mise en valeur par une prise de son qui ménage l'espace nécessaire à l'épanouissement acoustique, et une souplesse qui n'est pas sans rappeler parfois le regretté Ensemble 415. Ces musiciens, que je suis depuis leur premier disque, n'ont cessé de se bonifier au fil des années, en conservant toujours une discipline impeccable et en gagnant progressivement en générosité comme en couleurs ; ce qu'ils nous donnent à entendre dans cette réalisation soignée dans ses moindres détails est d'un excellent niveau, qui fait honneur aux interprètes et au répertoire qu'ils ont choisi.

 

Voici donc sans nul doute un très beau disque dédié à Jean-Marie Leclair qui ne manquera pas de ravir les amoureux de concertos pour violon des dernières décennies de l'époque baroque qui ne souhaitent pas se contenter de ceux de Vivaldi. On attend avec confiance et curiosité les prochains projets des Muffatti qui se révèlent, sur bien des points, comme des serviteurs bien inspirés de ce style mêlé qui fit les beaux jours de l'Europe musicale de la première moitié du XVIIIe siècle.

 

jean-marie leclair concertos pour violon op 7 les muffattiJean-Marie Leclair (1697-1764), Concertos pour violon opus 7

 

Luis Ottavio Santos, violon
Les Muffatti
Peter Van Heyghen, direction

 

1 CD Ramée [durée totale : 77'38"] RAM 1202. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Concerto op.7 n°1 en ré mineur : [I] Allegro

 

2. Concerto op.7 n°4 en fa majeur : [II] Adagio

 

3. Concerto op.7 n°6 en la majeur : [III] Giga Allegro

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :


Jean-Charles François (Nancy, 1717-Paris, 1769), d'après Alexis III Loir (Paris, 1712-1785), Portrait de Jean-Marie Leclair, 1741. Estampe sur papier, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon (cliché © RMN-Grand Palais / Gérard Blot)

Merci à Catherine Meeùs pour l'autorisation d'utiliser la photographie des Muffatti.

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1 avril 2013 1 01 /04 /avril /2013 09:39

 

Eugene Burnand Pierre et Jean courant au Sépulcre au matin

Eugène Burnand (Moudon, Suisse, 1850-Paris, 1921),
Pierre et Jean courant au Sépulcre au matin de la Résurrection
, 1898

Huile sur toile, 134 x 82 cm, Paris, Musée d'Orsay
(cliché © RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski)

 

Depuis la rétrospective qui leur a été consacrée au Musée Jacquemart-André il y a bientôt deux ans, on sait que les Caillebotte étaient deux et qu'ils étaient non seulement frères de sang mais aussi d'art, l'un peintre, l'autre photographe et musicien. Si Gustave a su aujourd'hui conquérir, non sans rencontrer autrefois quelques résistances dans son propre pays, le cœur d'un vaste public, Martial reste encore dans l'ombre ; on a vu nombre de critiques faire la moue devant ses clichés en prétendant, quelquefois pas complètement à tort, que leur valeur était avant tout documentaire, et sa musique était, jusqu'à une date récente, totalement inconnue du public. C'est dire si le disque que nous offrent aujourd'hui le Chœur régional Vittoria d'Île-de-France et l'Orchestre Pasdeloup, placés sous la direction de Michel Piquemal, est une bénédiction ; ressuscitant une Messe solennelle de Pâques inédite, il nous permet de nous faire enfin une première idée véritablement documentée des capacités du compositeur.

 

L'aisance du milieu familial dans lequel il naquit, le 7 avril 1853, permit à Martial Caillebotte de cultiver ses dons sans avoir le souci de compter sur eux pour vivre. Il entra ainsi au Conservatoire de Paris dans le courant de sa vingt-et-unième année, le 3 novembre 1873, dans la classe de piano d'Antoine Marmontel, qui accueillait alors également un jeune garçon de onze ans nommé Claude Debussy, et dans celle d'harmonie de Théodore Dubois dont l'influence sur son art, du moins ce que la Messe en laisse entrevoir, est assez clairement perceptible. Martial commença à composer dès ses années de conservatoire, puisque l'on conserve un opéra-comique, L'éventail, daté de 1875 ; sa première partition, une Valse pour piano, sera publiée en 1878, mais une large part de sa production demeurera à l'état de manuscrit. martial caillebotte au pianoCe que l'on en connaît aujourd'hui fait apparaître une prépondérance des pièces vocales, profanes (quelques mélodies, scènes avec orchestre, et un opéra, Roncevaux) et surtout sacrées, un répertoire qu'il fut sans doute encouragé à explorer par son demi-frère, Alfred (né en 1834 du premier mariage de leur père), qui était abbé et servit dans différentes paroisses parisiennes, notamment celle de Notre-Dame de Lorette dont il était chanoine honoraire et curé, ce qui offrait à la musique de Martial la possibilité d'être exécutée. C'est dans cette dernière église que furent créées deux œuvres qui semblent avoir eu à ses yeux une réelle importance, le Psaume Ecce quam bonum pour chœur, harpes, violons et orgue (1886), cette dernière partie étant tenue, lors de la première exécution, par Théodore Dubois, et la Messe solennelle de Pâques, en 1896. Martial, marié en 1887, père de deux enfants, avait eu la douleur de perdre son frère Gustave, auquel il était très lié (les deux hommes vécurent longtemps sous le même toit), deux ans plus tôt, le 21 février 1894, et se battait alors pour faire accepter par l’État le legs de ce dernier. Il lui survécut encore une quinzaine d'années et mourut le 16 janvier 1910.

La Messe solennelle de Pâques connut sa première et sans doute unique exécution le dimanche 5 avril 1896. La partition, une des dernières de son auteur, s'inscrit dans une tradition de compositions au projet et aux proportions semblables, comme la Messe solennelle de Sainte-Cécile (1855) de Charles Gounod ou la Messe pontificale de Théodore Dubois (1863, puis 1895), mais se singularise par la synthèse convaincante qu'elle opère entre de très nettes influences wagnériennes, tant dans la récurrence de certains motifs que dans le traitement de la pâte sonore, et un raffinement des textures, une rigueur formelle et un refus des débordements expressifs indiscutablement français, qui se ressentent de son apprentissage auprès d'un maître comme Dubois, mais font également songer à Saint-Saëns ou à Fauré. Après une vigoureuse introduction orchestrale, le Kyrie offre des teintes assourdies et une atmosphère assez intimiste adaptée au propos, mais traversées par une aspiration incessante vers la lumière qui se fait de plus en pressante au fur et à mesure de la progression du morceau, Claude Monet Cathedrale de Rouen Facade ouest soleilce qui assure une transition parfaite avec l'envolée joyeuse sur laquelle débute le vaste Gloria, dans lequel alternent moments d'intense recueillement (Et in terra pax, avec un merveilleux nimbe sonore entourant le mot « pax ») et de jubilation (Laudamus te), le tout baigné dans des sonorités allant du très dense au presque immatériel. Centre de l’œuvre par ses dimensions (presque 20 minutes), le Credo permet à Martial Caillebotte d'exprimer un véritable talent dramatique, de l'affirmation paisible de la foi (Credo) qui se voile progressivement d'inquiétude, voire de lueurs franchement dramatiques (belle trouvaille que le Crucifixus partiellement récité) à partir du Et in unum Dominum jusqu'à « et sepultus est », la musique traduisant une ambivalence permanente entre vies terrestre et céleste, à la grandeur solennelle du Et resurrexit qui émerge véritablement des ténèbres pour gagner lentement des régions baignées par une quiétude enjouée affranchie des pesanteurs d'ici-bas. L'Offertoire, non exempt d'éclats sombres, est une magnifique pièce orchestrale, le Sanctus un véritable péan entonné à cœur déployé, tandis que l’Élévation commence avec une diaphanéité presque inquiétante, comme un brouillard que le chant des solistes et du chœur vient lentement dissiper avant que retentisse la gloire de l'Hosanna. L’œuvre se termine sur un Agnus Dei tout d'harmonies apaisées, lumineuses, qui diffusent une immense tendresse et un véritable sentiment de délivrance. Il est intéressant de noter, pour finir, qu'au moment où Martial composait sa Messe, un certain Claude Monet, très lié à son frère Gustave qui lui apporta souvent son assistance en des temps difficiles, exécutait sa série de vues de la cathédrale de Rouen. Bien que contemporaines, ces deux approches esthétiques appartiennent à des univers très différents du point de vue du langage, l'une réinventant la vision de la réalité par une touche révolutionnaire, l'autre s'ancrant dans la tradition pour en faire surgir une œuvre encore romantique, mais elles se rejoignent cependant, au-delà des apparences, dans leur quête éperdue de couleur et de lumière.

Les troupes réunies sous la baguette de Michel Piquemal, dont on connaît les affinités avec la musique sacrée française, abordent cette partition plus complexe qu'on pourrait l'imaginer avec un enthousiasme et une conviction qui emportent immédiatement l'adhésion. Alors que certains mandarins ne cessent de nous seriner qu'il n'existe plus, aujourd'hui, de chef-d’œuvre inconnu, les interprètes nous démontrent avec brio qu'avec de l'intuition, de la ténacité et du talent, il est tout à fait possible de ressusciter des pages dont on peut se demander pourquoi elles ont fini par tomber dans un oubli immérité. Ici, grâce aux belles qualités plastiques d'un Chœur régional Vittoria d'Île-de-France dont la discipline et la ferveur font oublier un léger déficit de lisibilité peut-être dû à une prise de son un rien trop globalisante, Michel Piquemalà des solistes qui soignent chacune de leurs interventions pour obtenir un juste équilibre entre l'implication dramatique indispensable pour faire vivre le texte et la retenue expressive exigée par le contexte, et à un Orchestre Pasdeloup misant sur la sensualité sonore sans oublier pour autant la précision du trait, nous est révélée une œuvre d'une véritable hauteur d'inspiration qui prend place sans pâlir aux côtés des réalisations signées Gounod, Dubois ou Fauré, sans parler de tout ce qui reste encore à découvrir dans un répertoire encore trop négligé aujourd'hui. En abordant cette Messe avec humilité, en la traitant comme ils le feraient d'un ouvrage adoubé par la postérité, Michel Piquemal et ses musiciens en exaltent les parfums souvent capiteux, et si l'on pourrait rêver parfois d'un rien plus de transparence, ils la portent de la première à la dernière note avec une formidable énergie, une sensibilité réellement émouvante et une intelligence de tous les instants qui font que l'on est étonné, happé, touché et que l'on revient souvent et avec plaisir vers elle.

 

Je recommande donc à tous les amateurs de musique française et de répertoire sacré de faire l'acquisition de ce disque réussi, qui permet de découvrir en Martial Caillebotte un compositeur attachant et souvent inspiré qui mérite indiscutablement mieux que demeurer dans l'ombre de son frère, si talentueux soit-il par ailleurs. Michel Piquemal évoquait, il y a quelques semaines, son désir de poursuivre l'exploration du legs du musicien ; on espère que l'accueil réservé à cet enregistrement lui permettra de trouver les moyens et les soutiens nécessaires pour poursuivre l'aventure.

 

martial caillebotte messe solennelle de paques michel piqueMartial Caillebotte (1853-1910), Messe solennelle de Pâques

 

Mathilde Vérolles, soprano, Patrick Garayt, ténor, Éric Martin-Bonnet, basse
Chœur régional Vittoria d'Île-de-France
Orchestre Pasdeloup
Mathias Lecomte, orgue
Michel Piquemal, direction

 

1 CD [durée totale : 62'46"] Sisyphe 020. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. IntroïtKyrie

2. Agnus Dei

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Martial Caillebotte (Paris, 1853-1910), Martial Caillebotte au piano, sans date. Tirage photographique,12 x 17 cm, collection particulière © droits réservés. Photographie tirée du mini-site de l'exposition Dans l'intimité des frères Caillebotte.

Claude Monet (Paris, 1840-Giverny, 1926), La cathédrale de Rouen, façade ouest, soleil, 1894. Huile sur toile, 100,1 x 65,8 cm, Washington DC, National Gallery of Art

La photographie de Michel Piquemal est tirée du site internet du Chœur régional Vittoria d'Île-de-France.

 

Sincères remerciements à Rémi Firinciogullari.

 

Cette chronique est dédiée à la mémoire de Farid-Jean.

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22 mars 2013 5 22 /03 /mars /2013 07:04

 

jean raoux couple dansant dans un parc

Jean Raoux (Montpellier, 1677-Paris, 1734),
Couple dansant dans un parc
, 1725

Huile sur toile, 52 x 63 cm, Pommersfelden, château de Weissenstein
(cliché tiré du site internet La Tribune de l'Art)

 

Après Marin Marais et Antoine Forqueray, les sieurs Demachy et Sainte Colombe, il était, en quelque sorte, logique que le parcours du violiste Paolo Pandolfo finisse par s'attarder sur le legs destiné à son instrument par un musicien que l'on n'associe pas naturellement avec ce dernier, François Couperin. Augmentée de deux Concerts et d'une pièce choisis dans le recueil Les Goûts-réünis, sa vision des Pièces de violes paraît aujourd'hui chez Glossa.

 

Au cœur d'une brûlante journée de l'été 1728, le jour de l'Assomption de la Vierge, mourut à Paris monsieur Marin Marais. Avec ce musicien fameux s'éteignait le représentant le plus illustre de l'école française de viole, maître admiré et respecté dans l'Europe entière. Cette même année, François Couperin fit paraître les Pièces de violes avec la basse chiffrée par Mr F.C., avant-dernière manifestation de son talent avant le Quatrième Livre de pièces de clavecin sur lequel se refermera sa carrière en 1730. On ignore tout de la genèse de ces Pièces de violes, mais elles sont indubitablement proches par l'esprit de celles qui constituent les ultimes Ordres du Quatrième Livre, recueil qui fut, s'il faut en croire sa préface, composé « environ trois ans » avant sa publication, soit vers 1727 ; on peut donc gager sans trop de risques que toutes ces pages sont à peu près contemporaines et que celles pour violes ne demeurèrent pas trop longtemps dans les portefeuilles de leur auteur avant d'être proposées au public.

Les Pièces de violes sont des miraculées qui n'ont survécu que dans un unique exemplaire conservé aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de France où Charles Bouvet les identifia en 1922 après qu'elles eurent dormi durant presque deux siècles dans l'anonymat des simples initiales de leur page de titre. François Couperin n'en était pas, avec elles, à son coup d'essai en matière de musique pour un instrument dont on sait la vogue qu'il avait rencontrée en France tout au long du XVIIe siècle – son oncle Louis (c.1626-1661) était un violiste de renom, même s'il est aujourd'hui connu pour son étonnante musique pour clavier – puisqu'il composa un des Concerts de ses Goûts-réünis (1724), le Douzième en la majeur ainsi que la Plainte du Dixième en la mineur, expressément pour lui, tandis que le Treizième en sol majeur, indiqué « à deux instruments à l'unisson », peut également les autoriser. Ces premiers essais sont pleins de charme et d'élégance, avec des harmonies faisant le pari de la simplicité, de la consonance, et d'un niveau de difficulté raisonnable qui les met à la portée des amateurs. Toutes autres sont les ambitions des Pièces de violes qui requièrent des interprètes chevronnés pour affronter tant leurs exigences techniques qu'émotionnelles. Le recueil est organisé en deux suites dont seule la première répond aux exigences canoniques du genre avec sa succession de danses. francois couperinÉcrite en mi mineur, tonalité que Charpentier définissait comme « amoureuse et plaintive », elle va osciller en permanence entre la mélancolie modérée mais palpable baignant son ample Prélude et la légèreté qui s'exprime de façon presque exubérante à la fin de la Passacaille ou Chaconne qui la clôt, un titre double qui rappelle, en un ultime paraphe, que tout ce qui a précédé a été soumis à l'alternance permanente du léger (Allemande, Gavotte, Gigue) et du grave (Courante, Sarabande). La seconde suite, cette fois-ci en la majeur, n'en a que le nom, puisque ses quatre mouvements font irrésistiblement penser à une sonata da chiesa à la manière de Corelli, que Couperin admirait tant. Après un Prélude de forme canonique et une brève Fuguette, deux pièces de caractère nous propulsent dans des univers radicalement différents ; la première, intitulée Pompe funèbre, nous parle du décorum qui accompagnait les obsèques à l'époque baroque, avec des effets descriptifs qui nous font voir et entendre, avec une extraordinaire économie de moyens, la procession et le glas, la seconde, une Chemise Blanche marquée très viste, est toute en virtuosité parfois un rien échevelée et haletante. Comme toujours lorsque Couperin emploie ces titres un peu mystérieux pour lesquels il avait autant de goût que de talent, on s'interroge sur leur signification ; on a ainsi longtemps vu dans la Pompe funèbre un Tombeau pour Marin Marais et l'on sait aujourd'hui que le terme de Chemise blanche se rapporte au jeu de cartes « lorsqu'on écarte les neuf cartes et qu'on en prend neuf autres », selon le Dictionnaire de Trévoux. Si l'hypothèse du Tombeau pour Marais ne me convainc pas, sauf à admettre que les Pièces de violes furent composées et publiées la même année en un temps très court, je crois, en revanche, que le déclin de sa santé décrit par Couperin dans les dernières années de la décennie 1720 autorise à voir dans la Pompe funèbre une Méditation, faite sur ma mort future (laquelle se joue lentement avec discrétion) comme celle qu'écrivit Johann Jacob Froberger (1616-1667) à sa propre destination, et dans la Chemise Blanche une évocation de la mort qui frappe au hasard (le jeu de cartes) et finit toujours par gagner.

Par un singulier croisement de calendriers, la lecture proposée par Paolo Pandolfo et ses compagnons paraît quelques semaines après la réédition d'un enregistrement qui a définitivement marqué la discographie des Pièces de violes, lequel réunissant Jordi Savall, Ariane Maurette et Ton Koopman à Saint-Lambert-des-Bois en décembre 1975 et fut la première parution, l'année suivante, d'un label promis à un glorieux avenir, Astrée. La comparaison, tentante, met immédiatement en lumière les différences importantes entre les deux visions ; là où Savall choisissait la densité et la rondeur du son, Pandolfo décide, quitte à durcir son timbre et à se livrer à quelques infimes dérapages, de faire saillir les angles, d'accentuer les contrastes en insistant parfois même quelque peu sur la raucité de son instrument, et d'alléger la pâte, opposant à l'atmosphère nocturne et au caractère méditatif brossés par son aîné un tempérament nettement plus solaire et une agogique où affleurent à chaque instant les rythmes de la danse. Le refus de tout alanguissement, qui ne signifie pas pour autant l'abandon de l'intériorité (la Plainte pour les violes en apporte une belle preuve), culmine peut-être dans la fameuse Pompe funèbre ; le Catalan, dont on connaît les affinités avec cette pièce, l'emplissait d'un lyrisme intimiste et la portait généreusement à une durée approchant les dix minutes, l'Italien lui accorde la moitié de ce temps et l'oriente vers des teintes plus nostalgiques que réellement tragiques qui pourront paraître ne rendre qu'imparfaitement compte du Très gravement voulu par Couperin. paolo pandolfo amelie chemin thomas boysen markus hunningerÉtonnamment, alors que l'on sait que les deux violistes ont une personnalité affirmée, on sent nettement moins, à l'écoute du disque de Pandolfo, que c'est lui qui dirige les débats, alors que c'est une évidence dans celui de Savall. Avec l'appui d'une prise de son bien équilibrée et dépourvue d'effets de loupe sur un instrument plutôt qu'un autre, chaque pupitre peut faire entendre sa voix à égalité avec ses voisins. Il en résulte une réelle impression de musique de chambre à la texture claire et aérée au sein de laquelle peuvent se nouer de véritables dialogues, dont les extraits des Goûts-réünis profitent pleinement. Enlevés avec beaucoup de raffinement et ce qu'il faut de piquant, de légèreté et parfois de tendresse, ces Concerts côtoient sans pâlir les Pièces de violes. Grâce à d'excellents partenaires, Amélie Chemin attentive et prompte à la répartie à la seconde basse de viole, Thomas Boysen et Markus Hünninger animant le continuo avec un très juste dosage entre discrétion et présence, très réactifs et épousant sa conception de ce répertoire, Paolo Pandolfo parvient sans mal à mener à bien une interprétation à l'expansivité assez inhabituelle dans ces œuvres, dont la vivacité, la spontanéité mais aussi la fermeté du trait découlent sans nul doute d'un travail de réflexion longuement mûri. Son approche très personnelle de ces pages qu'ont honoré nombre de gambistes parmi les plus renommés, la façon qu'il a de faire vivre les lignes musicales en regardant, tout en restant parfaitement idiomatique, du côté du violoncelle et du violon qui étaient alors en train de supplanter la viole, contribue à renouveler le regard que nous portons sur elles et en dévoile, écoute après écoute, des dimensions que d'autres n'ont fait qu'effleurer.

Il y a fort à parier que ce disque ne fera pas l'unanimité, tant il semble parfois prendre à dessein le contre-pied de la tradition interprétative inaugurée par l'enregistrement de Savall, lequel demeure, à mon avis, la porte d'entrée obligée pour faire connaissance avec les Pièces de violes de François Couperin. Je garantis cependant à ceux qui feront le pari de suivre le chemin audacieux ouvert par Paolo Pandolfo et ses amis la découverte de paysages inédits et passionnants vers lesquels ils prendront un plaisir croissant à revenir.

 

francois couperin pieces de viole paolo pandolfoFrançois Couperin (1668-1733), Pièces de violes avec la basse chiffrée, Douzième Concert, Treizième Concert et Plainte pour les violes du Dixième Concert des Goûts-réünis

 

Paolo Pandolfo, basse de viole
Amélie Chemin, basse de viole
Thomas Boysen, théorbe & guitare baroque
Markus Hünninger, clavecin

 

1 CD [durée totale : 59'50"] Glossa GCD 920414. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Première Suite en mi mineur : Prélude (gravement)

2. Douzième Concert en la majeur : Gracieusement et légèrement

3. Deuxième Suite en la majeur : La Chemise blanche (très viste)

4. Plainte pour les violes (lentement, et douloureusement – plus légèrement et coulé)

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Portrait de François Couperin, sans date. Crayon sur papier, 10,5 x 9 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France

La photographie de Paolo Pandolfo, Amélie Chemin, Thomas Boysen et Markus Hünninger est de Christoph Frommen, utilisée avec l'autorisation de Glossa.

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10 mars 2013 7 10 /03 /mars /2013 08:47

 

Camille Pissarro Coucher de soleil à Eragny

Camille Pissaro (Saint-Thomas, Îles Vierges, 1830-Paris, 1903),
Coucher de soleil à
Éragny, 1890
Huile sur toile, 65,2 x 81,3 cm, Jérusalem, The Israel Museum
(image en haute définition ici)

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneLa réunion du pianiste Laurent Martin et du Quatuor Satie a décidément le don d'entraîner l'auditeur sur des chemins dont, bien souvent, il ne soupçonnait même pas l'existence. Après un disque magnifique et salué comme tel consacré à Alexis de Castillon (Ligia Digital, 2010, Incontournable de Passée des arts), ces artistes nous proposent, chez le même éditeur et toujours grâce au soutien du Palazzetto Bru Zane, une incursion dans la musique de chambre d'un autre compositeur largement oublié, Fernand de La Tombelle, dont ils nous proposent le premier enregistrement jamais réalisé du Trio avec piano op. 35 et du Quatuor à cordes op. 36.

 

Qui connaît un peu la musique française ne peut s'empêcher de sourire un peu amèrement en se disant que les maîtres de Fernand de La Tombelle ne pouvaient que lui valoir de connaître une longue période de purgatoire, tant ils furent honnis par les tenants d'une avant-garde dont il faudra bien dire un jour qu'elle a opéré certains de ses choix avec le discernement d'un bulldozer. Notre musicien, né Antoine Louis Joseph Gueyrand Fernand, baron Fouant de La Tombelle, le 3 août 1854 à Paris, dans une famille où les arts tenaient une grande place – sa mère était une ancienne élève de Liszt et de Thalberg – fit tout d'abord de solides études en littérature et en droit avant de décider, à l'âge de 18 ans, de se consacrer à la musique. Il prit alors des cours de piano, d'orgue et d'harmonie avec Alexandre Guilmant qui tenait depuis 1871 la tribune de l'église de la Trinité puis entra dans la classe Eugene Dorsene Fernand de la Tombelle 1890d'harmonie de Théodore Dubois au conservatoire, avant de devenir, de 1885 à 1898, l'assistant de ce dernier à la Madeleine, dont il était titulaire de l'orgue. En dehors de ses deux maîtres, une autre grande figure eut sur La Tombelle une influence déterminante : Camille Saint-Saëns, qui lui prodigua conseils et encouragements, lesquels ne furent sans doute pas étrangers à l'éclosion de nombreuses œuvres de musique de chambre qui marquèrent la quinzaine d'années s'étendant du milieu des années 1880 au début de la décennie 1900 et valurent à l'auteur d'être récompensé, en 1896, par le prix Chartier décerné par l'Institut de France. Concomitamment, La Tombelle s'intéressa aux airs populaires de la région d'origine de sa famille et fit paraître, en 1889, les Chants du Périgord et du Limousin recueillis et harmonisés par ses soins, une publication qui le fit probablement remarquer par Charles Bordes et Vincent d'Indy avec lesquels, entre autres, il participa au lancement de la Schola Cantorum, que ces derniers avaient fondée en 1894 avec son maître Guilmant, et au sein de laquelle il enseigna l'harmonie de 1896 à 1904, une fonction qui provoqua chez lui une importante floraison de pages sacrées, vocales et pour son instrument de prédilection, l'orgue. Dans les années qui suivirent son départ de cette institution, le compositeur commença à s'éloigner de plus en plus de Paris et de ses querelles de chapelles pour se réfugier sur ses terres du Périgord où il pouvait, outre la musique, se livrer à ses autres passions, la peinture, la sculpture, l'astronomie, la photographie et même le sport. Cet homme aux multiples talents était déjà bien oublié lorsqu'il mourut, le 13 août 1928, en son château de Fayrac.

Compte tenu des modèles qui furent les siens, mais aussi de sa nature propre, La Tombelle ne fut jamais un révolutionnaire tant du point de vue de la forme que du langage. On ne trouve trace qu'exceptionnellement, dans sa production, des recherches formelles qui agitaient la jeune garde musicale de son temps, et sa trajectoire diffère également grandement de l'évolution très personnelle de son exact contemporain, Gabriel Fauré. Le Trio avec piano op. 35 et le Quatuor à cordes op. 36 proposés, dans cet enregistrement, conjointement à l'Andante espressivo pour violoncelle et piano, pièce de caractère en mi bémol majeur pleine de charme qui exploite avec bonheur le registre chantant de l'instrument à cordes, sont très caractéristiques de la manière de leur auteur. Créé le 17 février 1895, le Trio est une œuvre au romantisme parfaitement assumé qui tantôt regarde du côté de l'AllemagneCamille Pissarro Automne Peupliers Eragny, surtout dans ses mouvements extrêmes où domine l'expression d'un sentiment le plus souvent passionné, tantôt s'ancre nettement dans une esthétique bien française, ce dont témoignent son Trio d'un humour très Saint-Saëns et, plus encore, son Lento en ut majeur, page d'une remarquable hauteur d'inspiration et centre émotionnel de toute l’œuvre dont la mélancolie sereine fait immanquablement songer à Fauré auquel, à vrai dire, on pense bien souvent tout au long de la partition, en particulier lorsque certains contre-chants déploient des clairs-obscurs d'une richesse de coloris absolument somptueuse. Créé officiellement le 26 janvier 1896, le Quatuor alterne, lui, entre flamme romantique et révérence envers les modèles classiques comme le démontre son Allegro initial au sein duquel se côtoient des moments d'une netteté presque sévère et des effusions d'un lyrisme chaleureux. L'Allegretto assai scherzando fougueusement beethovenien qui le suit cède ensuite la place à un Adagio con molto espressione que sa concentration et son caractère parfois presque douloureux désignent comme le moment le plus dense, affectivement parlant, de toute la partition. Celle-ci s'achève sur Allegro con brio qui gagne lentement la lumière après avoir surmonté un parcours riche de tensions et d'assombrissements. Œuvre d'une belle maîtrise formelle, le Quatuor démontre, par l'utilisation qu'il fait du principe cyclique, que La Tombelle, qui regardait volontiers vers les productions du passé, était également attentif aux propositions du plus « moderne » César Franck, dont il se sert néanmoins à son gré plutôt que les suivre aveuglément.

Après la réussite de l'enregistrement consacré Alexis de Castillon, on attendait nécessairement le meilleur de cette nouvelle rencontre entre Laurent Martin et le Quatuor Satie ; sans retrouver complètement l'état de grâce de la précédente, la présente réalisation est, une nouvelle fois, d'un excellent niveau et même un peu plus s'agissant du Trio et de l'Andante espressivo, deux pièces de choix rendues avec un goût parfait. Dans l'ensemble, cette interprétation se signale par un très bel équilibre et une réelle écoute mutuelle entre ses protagonistes, quelle que soit la configuration adoptée (à trois, à deux ou à quatre), et il semble évident que ces musiciens ont l'habitude de jouer ensemble et qu'ils le font avec beaucoup de plaisir, sans qu'aucun cherche à briller aux dépens des autres. Il faut également souligner l'indéniable investissement des interprètes qui traitent ces partitions oubliéesQuatuor Satie Laurent Martin avec le même sérieux et les mêmes égards que s'il s'agissait de chefs-d’œuvre reconnus, et leur insufflent le dynamisme et l'éloquence indispensables pour les faire brillamment renaître. Ce qui place néanmoins, à mon avis, la lecture du Trio et de l'Andante espressivo légèrement au-dessus de celle du Quatuor est la netteté des attaques, la précision des traits, et la clarté des lignes qui la caractérise, tandis que celle du Quatuor aurait gagné à plus de légèreté de touche et, en particulier, à un vibrato moins envahissant que celui employé, lequel a tendance à brouiller la subtilité de son architecture (c'est particulièrement sensible dans l'Adagio con molto espressione qui frôle parfois la sensiblerie), un travers dans lequel le répertoire romantique français exige, à mon sens probablement plus que tout autre, de veiller à ne pas tomber — le récent disque du Quatuor Modigliani a démontré qu'il était possible de faire montre de plus de décantation sans que la musique y perde la plus petite once de sa force expressive. À cette réserve près, les trois œuvres sont interprétées avec beaucoup de chaleur et sans excès malvenu de pathos, avec un raffinement et une retenue bien français qui rendent justice à la qualité de leur écriture et de leur inspiration.

 

Voici donc un disque de fort belle facture qui permet de découvrir en Fernand de La Tombelle un compositeur tout à fait intéressant et qui mérite sans nul doute mieux que l'oubli dans lequel il est aujourd'hui tombé. On recommande donc à tous les amateurs de musique de chambre romantique française de faire l'acquisition de cet enregistrement et l'on remercie tant Laurent Martin et le Quatuor Satie que Ligia Digital et, bien sûr, le Palazzetto Bru Zane de nous permettre de découvrir, dans d'aussi bonnes conditions, les joyaux ignorés de notre patrimoine musical.

 

Fernand de la Tombelle Trio op 35 Quatuor op 36 Quatuor SatFernand de La Tombelle (1854-1928), Trio pour piano, violon et violoncelle en la mineur op. 35, Quatuor à cordes en mi majeur op. 36, Andante espressivo pour violoncelle et piano

 

Laurent Martin, piano
Quatuor Satie

 

1 CD [durée totale : 61'55"] Ligia Digital Lidi 0302235-12. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Trio op. 35 : [II] Lento

2. Quatuor op. 36 : [IV] Allegro con brio

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Eugène Dorsène (Saint-Yrieix-la-Perche, 1854-Périgueux, 1917), Fernand de la Tombelle, 1890. Photographie, 24,5 x 17 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France

Camille Pissaro (Saint-Thomas, Îles Vierges, 1830-Paris, 1903), Automne, peupliers, Éragny, 1894. Huile sur toile, 81,9 x 102,9 cm, Denver, Denver Art Museum (image en haute définition ici)

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2 mars 2013 6 02 /03 /mars /2013 09:02

 

jacob de becker la luxure

Jacob de Becker (Anvers, c.1540/45-avant 1600),
La luxure
, c.1570-75

Huile sur toile, 117 x 152 cm, Naples, Museo Nazionale di Capodimonte
(cliché © RMN-Grand Palais / Luciano Pedicini)

 

En France, le XVIe siècle fut indubitablement celui de la chanson, tant ce genre semble y avoir trouvé un plein épanouissement en se pliant à toutes les inspirations – amoureuse, religieuse, historique – et en devenant parfois un terrain privilégié d'expérimentations pour des compositeurs à la recherche de nouveaux modes d'expression. Avec Mignonne allons voir si la rose, que publie le remarquable label Ramée, l'ensemble Ludus Modalis, dont le travail a déjà été salué ici, nous propose de faire plus ample connaissance avec un musicien aujourd'hui négligé mais qui fut pourtant fameux, Guillaume Costeley.

Musique, tel est le titre sans apprêts du recueil que fit paraître en 1570, chez les imprimeurs royaux Adrien Le Roy et Robert Ballard, celui que le frontispice décrit comme « organiste ordinaire et vallet de chambre du treschrestien et tresinvincible roy de France Charles IX. » Deux possibilités étaient offertes jusqu'alors à qui souhaitait entendre certaines des pièces qu'il contient : soit en picorer quelques-unes disséminées au petit bonheur dans telle ou telle anthologie, soit se reporter à l'unique enregistrement monographique qui leur avait été consacré par A Sei Voci (Erato/Musifrance, 1990), difficilement trouvable et, avouons-le, assez peu satisfaisant. Aujourd'hui, grâce au travail mené par David Fiala, Yohann Elart et leurs étudiants de l'université de Rouen dans le cadre d'une collaboration débutée, il y a quelques années, autour du Puy de Musique d’Évreux, et voué à déboucher sur une édition complète, Guillaume Costeleypar les soins du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (Tours), de l’œuvre de Costeley, c'est tout un pan de sa production qui se trouve remis en lumière au travers de ce nouveau disque. On sait peu de choses des vingt premières années du compositeur dont la date de naissance, fixée vers 1530, est déduite du portrait gravé figurant dans sa Musique lequel stipule qu'il était alors âgé de 39 ans. Originaire, selon les sources, soit de Pont-Audemer, soit de Fontanges-en-Auvergne, ce qui ferait de lui le compatriote d'Anthoine de Bertrand, il semble être arrivé au début des années 1550 à Paris, où ses deux premières chansons sont publiées en 1554. Ses talents lui gagnèrent rapidement le soutien de la puissante famille de Gondi et lui ouvrirent le chemin de la cour où son activité de claviériste est attestée à partir de 1560. Une décennie s'écoula avant que paraisse, au début de l'année 1570, le recueil Musique puis que, quelques mois plus tard, Costeley se marie et s'installe en Normandie, où il va passer le reste de sa vie tout en restant néanmoins en contact avec la cour, plus précisément à Évreux. L'arrivée d'un musicien reconnu dans cette ville contribua à en dynamiser grandement la vie artistique ; il joua probablement un rôle décisif dans la fondation immédiate d'une confrérie dédiée à sainte Cécile destinée à célébrer annuellement cette dernière, comme dans l'institution, en 1575, d'un concours annuel de composition, le « puy ou concertation de musique », qui distinguera, entre autres, Lassus ou du Caurroy. Parfaitement intégré à la vie locale, Costeley, qui était depuis 1581 « esleu » (collecteur d'impôts) d’Évreux, semble y avoir mené une paisible vie de notable à l'abri des soucis financiers jusqu'à sa mort, le 28 janvier 1606.

Il ne saurait être question, dans une chronique, de passer en revue les quelque cent chansons qui forment l'essentiel de la substance de Musique et lui confèrent une grande variété d'inspirations, de la plus élevée à la plus triviale. Il est, bien sûr, question d'amour dans ce recueil, dans ses expressions aussi bien raffinées (le soupirant Bouche qui n'as point de semblable) que désespérées (le sombre Sy c'est un grief tourment), grivoises (le piquant Perrette, disoit Jehan) voire franchement lestes (le scatologique Grosse Garce noire et tendre), on y danse dans une campagne idéalisée conformément à la tradition (Allons au vert boccage), mais pas seulement. L'histoire y a également sa place, comme dans La prise du Havre qui, en racontant un événement remontant à 1563 en faisant l'économie des onomatopées et en utilisant des éléments de style savant, prend clairement ses distances vis-à-vis du modèle donné par Clément Janequin dans sa célèbre Bataille de Marignan, lambert sustris noli me tangereplus directe et théâtrale, mais aussi des méditations sur la vie (Mignonne allon voir si la roze, sur la fuite du temps, Dialogue de l'homme et son cœur, sur la nécessité de se tourner vers ce qui élève) et la religion, au travers de nombre de compositions spirituelles dont une des plus remarquables est sans doute Seigneur Dieu, ta pitié, composée vers 1557, qui fait un large et audacieux usage du chromatisme à des fins expressives. Plus globalement, Musique apparaît comme un ouvrage fascinant qui, en affichant nettement sa volonté de composer dans tous les styles, constitue un tour d'horizon des pratiques ayant cours depuis les premières décennies du siècle dans le domaine de la chanson mais également une manifestation de l'intérêt de son auteur envers ce qui constituait la modernité de son époque comme, par exemple, la musique mesurée à l'antique encouragée par l'Académie de poésie et de musique menée par Jean-Antoine de Baïf. On y trouve enfin quelques préfigurations des évolutions futures vers le genre de l'air, terme que Costeley est d'ailleurs un des premiers à utiliser, qui connaîtra au siècle suivant la fortune que l'on sait.

On sait Ludus Modalis fin connaisseur du répertoire de la Renaissance française et son expertise trouve une nouvelle fois à donner sa pleine mesure dans ce répertoire que l'on aimerait voir plus souvent défendu par les interprètes spécialisés. Les sept chanteurs réunis sous la houlette toujours aussi exigeante et attentive de Bruno Boterf délivrent une prestation comme toujours de grande qualité, tant en matière de tenue vocale, parfaitement maîtrisée du point de vue de l'intonation, de la projection et de l'articulation, que de discipline d'ensemble, essentielle pour que ces musiques sonnent avec toute la lisibilité indispensable au maintien de la clarté de leurs lignes et à leur intelligibilité générale. ludus modalisÀ ces voix à la fois caractérisées et bien équilibrées, Freddy Eichelberger au clavecin apporte un appui rythmique efficace et jamais indiscret, et se révèle, en outre, fort bon soliste dans les quelques pauses à clavier seul qui ont été judicieusement ménagées dans le déroulement du programme. Le seul léger bémol que je formulerai sur cette interprétation qui lorsqu'on la compare à celle, citée plus haut, d'A Sei Voci, fait paraître cette dernière, pourtant plus richement instrumentée, singulièrement grise, est la réserve expressive dont elle fait parfois preuve, en particulier dans les pièces les plus légères qui auraient peut-être gagné à être abordées avec un peu plus de dynamisme, voire de truculence (Grosse Garce noire et tendre constituant une notable exception). Les chansons qui requièrent un degré plus affirmé de raffinement ou d'intériorité sont, en revanche, extrêmement réussies et confirment les affinités, perceptibles dans ses deux précédents disques, de Ludus Modalis avec le répertoire spirituel renaissant, dont il sait mieux que beaucoup faire percevoir la ferveur et la hauteur d'inspiration.

Mignonne allons voir si la rose est donc une réalisation particulièrement soignée et intelligente qui s'impose sans mal comme le disque à acquérir en priorité pour qui veut se familiariser avec l'univers de ce compositeur de premier plan qu'est Guillaume Costeley. Fruit d'un travail de maturation dont on salue le sérieux et l'engagement, il est une nouvelle réussite à mettre au crédit de Ludus Modalis qui, sans jamais verser dans les compromissions de certains de ses pairs, se révèle disque après disque comme l'un des meilleurs ensembles actuels spécialisés dans la musique de la Renaissance.

 

guillaume costeley mignonne allons voir rose ludus modalisGuillaume Costeley (c.1530-1606), Mignonne allons voir si la rose, chansons spirituelles et amoureuses

 

Ludus Modalis
Freddy Eichelberger, clavecin
Bruno Boterf, ténor & direction

 

1 CD [durée totale : 71'58"] Ramée RAM 1301. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Venez dancer au son de ma musette

2. Seigneur Dieu, ta pitié

3. Fantasie sus orgue ou espinette

4. Grosse Garce noire et tendre

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Artiste anonyme, XVIe siècle, Portrait de Guillaume Costeley dans l'édition princeps de Musique, 1570, cote VM 60 RES, Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève.

Lambert Sustris (Amsterdam, c.1515/20-Padoue ou Venise, après 1568), Noli me tangere, entre 1548 et 1553 ? Huile sur toile, 136 x 196 cm, Lille, Palais des Beaux-Arts (cliché © RMN-Grand Palais / Jacques Quecq d'Henripret)

La photographie de Ludus Modalis est de Rainer Arndt, utilisée avec autorisation.

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4 février 2013 1 04 /02 /février /2013 08:09

 

Edouard Manet Le chemin de fer

Édouard Manet (Paris, 1832-1883),
Le chemin de fer
, 1873
Huile sur toile, 93,3 x 111,5 cm, Washington, National Gallery of Art
[Don de Horace Havemeyer en mémoire de sa mère, Louisine W. Havemeyer ;
image en très haute définition ici]

 

Les publications éditées par Mirare dans le cadre de la Folle journée 2013 ont été pensées avec une intelligence que l'on ne peut que saluer. Le principe de proposer, aux côtés de pièces très fréquentées, des échappées vers d'autres plus rarement exécutées, y compris dans le disque officiel de cette manifestation signé par Anne Queffélec et chroniqué ici, qui semble avoir été choisi comme ligne éditoriale nous offre, en effet, de belles surprises. Au nombre de celles-ci nous arrive le nouvel enregistrement du Quatuor Modigliani, qui fête ses dix ans en nous proposant un parcours en compagnie de trois quatuors français, ceux, très connus, de Claude Debussy et Maurice Ravel et le plus négligé Opus 112 de Camille Saint-Saëns.

 

Une décennie tout juste sépare la création des œuvres composant ce programme qui illustre bien la coexistence, dans la France du dernier quart du XIXe siècle et ce dans toutes les disciplines artistiques, de tendances que l'on définira, par commodité et au prix d'une extrême simplification, comme « conservatrices » d'un côté et « progressistes » de l'autre, les avancées des uns provoquant le scepticisme et l'irritation des autres, comme le démontrent, par exemple, les résistances à l'impressionnisme en peinture ou au symbolisme en littérature.

Considéré comme un des fers de lance de la modernité musicale, Claude Debussy fit créer son Quatuor à cordes en sol mineur, auquel il donna le numéro parfaitement fantaisiste d'opus 10, par le Quatuor Ysaÿe, le 29 décembre 1893 à la Société nationale de musique, institution fondée en 1871 par Romain Bussine et Camille Saint-Saëns pour défendre les compositeurs français et dont les ambitions se trouvaient parfaitement résumées par la devise qu'elle s'était choisie, Ars Gallica. marcel baschet claude debussy 1884Cette première fut accueillie de façon mitigée, notamment par Ernest Chausson, pourtant un des fidèles soutiens de Debussy mais qui estimait que sa partition manquait de bienséance. Il faut dire que l'adoption de la forme quatuor est la seule vraie concession à la tradition faite par un compositeur qui, s'il n'oublie ni le modèle d'Edvard Grieg et de son Quatuor en sol mineur opus 27 (1878) pour le traitement du premier mouvement du sien, ni César Franck dont il reprend, en l'adaptant de manière personnelle, le principe de la forme cyclique, entend creuser son sillon à sa guise. Ainsi l'Animé et très décidé qui ouvre cet Opus 10 s'emploie-t-il à éviter toute impression de régularité en multipliant les thèmes secondaires, tandis que le Scherzo noté « Assez vif et bien rythmé », s'occupe à fractionner, à grands renforts de pizzicati et jusqu'à sa presque désagrégation, le thème qui le structure. Centre émotionnel de l’œuvre, l'Andantino en ré bémol majeur, indiqué « doucement expressif », est aussi diffus que ce qui l'a précédé était acéré, cette sensation d'impalpabilité gagnant le Très modéré qui introduit le finale avant que celui-ci s'enflamme, en retrouvant la tonique, en un Très mouvementé débordant de fougue.

« Si je n'avais pas fait ce quatuor, les esthéticiens auraient tiré de cette lacune un tas de déductions, ils auraient découvert dans ma nature pourquoi je n'en avais pas écrit et comment j'étais incapable d'en écrire ! N'en doutez pas, je les connais. Et tant que cette besogne nécessaire n'était pas effectuée, j'avais peur de partir trop tôt, je n'étais pas tranquille. Maintenant tout m'est indifférent. » Comme bien souvent dans ses écrits, Camille Saint-Saëns choisit l'humour pour s'exprimer sur son Quatuor en mi mineur dans une lettre qu'il adresse à son éditeur, Auguste Durand. Même si la musique de chambre a toujours constitué pour le compositeur un terrain d'élection, on peut dire qu'il a pris tout son temps pour aborder le quatuor puisqu'il a attendu l'âge respectable de 64 ans pour écrire et faire jouer aux Concerts Colonne, camille saint-saens pierre petitle 21 décembre 1899 par le décidément incontournable Quatuor Ysaÿe, son premier essai dans ce genre. Comme on pouvait s'y attendre de la part d'un musicien nourri par une fréquentation assidue des classiques, il n'y procède à aucun bris des formes établies, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y fait pas, pour autant, entendre une voix singulière, tout au contraire. En effet, dès l'introduction Allegro avec sourdines qui ouvre l’œuvre dans une atmosphère de confidence, on sait que ce que l'on va entendre sera autre chose qu'un exercice académique où l'on tire à la ligne, sentiment immédiatement confirmé par le Più allegro qui déploie une fièvre toute romantique et une tension sans répit qui surprendra ceux qui estiment, à tort, que Saint-Saëns n'est qu'une vieille barbe barbante. Le Scherzo qui suit est une page étonnante, pleine, elle aussi, d'une énergie farouche, mêlant en un mélange qui ne manque pas de piquant inspiration populaire et savante écriture fuguée, tandis que le Molto adagio en la majeur, d'un lyrisme frémissant mais contenu, vient rappeler le compositeur d'opéra. Retrouvant mi mineur, l'Allegro non troppo final exploite les possibilités de la forme rondo et réserve au premier violon, vedette de toute la partition, un rôle presque concertant ; cependant, malgré son caractère brillant, cette conclusion ne dissipe pas complètement les lueurs inquiètes qui auront traversé un quatuor aussi parfaitement construit qu'imaginatif et attachant.

Achevé en avril 1903, dédié à son « cher maître » Gabriel Fauré et créé le 5 mars 1904, le Quatuor en fa majeur de Maurice Ravel fut accueilli avec la même circonspection que celui de Debussy, qui ne fut d'ailleurs pas sans avoir une certaine influence sur son cadet. maurice ravel pierre petitL’œuvre apparaît comme une sorte de synthèse entre tradition et modernité, ce qu'incarne parfaitement son premier mouvement, de forme sonate régulière et dont le premier thème sonne effectivement de manière très fauréenne, qui se meut dans les sphères paisibles de sa tonalité principale, dont il exploite merveilleusement bien la luminosité diffuse et la fluidité. Les choses changent ensuite graduellement en imposant une toujours plus grande originalité, le deuxième mouvement jouant, avec une dextérité empreinte de malice, de l'opposition entre les épisodes rythmiques jouées par les cordes en pizzicato et ceux plus effusifs où elles le sont avec l'archet, tandis que le troisième, noté « très lent », possède les accents d'une rêverie très personnelle avec ses épisodes chantants entrecoupés de passages traités en récitatif et son atmosphère à la sérénité traversée d'éclairs passionnés, et que le finale réutilise les deux thèmes du premier mouvement en les bousculant à coups d'instabilités rythmiques qui vont leur conférer toute l'énergie nécessaire pour que cet ultime épisode s'achève sur une note de jubilation presque féroce.

Pour servir ces trois pages au tempérament et aux ambitions bien différents, mais entre lesquelles circule néanmoins un esprit commun, il faut de fins musiciens, en mesure à la fois de faire preuve de souplesse pour s'adapter à la personnalité de chaque pièce et de cohérence pour montrer qu'elles sont l'émanation d'un même moment du temps vu au travers de prismes différents. Le Quatuor Modigliani prend ce pari et le remporte haut la main dans un disque supérieurement pensé et réalisé, qui rend justice avec le même engagement aussi bien aux partitions de Ravel et Debussy, consacrées par la postérité, qu'à celle de Saint-Saëns dont on espère que l'excellence de la lecture qui lui est consacrée ici, dont on déplore seulement qu'elle ne se soit pas attachée à honorer également le Quatuor n°2 en sol majeur (opus 153, 1918), qui aurait pu trouver avec bonheur sa place sur le second CD, va l'installer durablement au programme des concerts. Quatuor ModiglianiL'interprétation que les quatre musiciens livrent de ces pièces se distingue par une grande finesse de touche, une élégance sans une once d'affectation et une retenue expressive qui siéent parfaitement à l'esprit de la musique française, d'autant que ce parti-pris de raffinement légèrement distancié, qui se situe à l'opposé de la conception vigoureuse jusqu'à parfois frôler une certaine brutalité du Quatuor Ébène (couplage Debussy/Fauré/Ravel, Virgin, 2008), ne s'accompagne d'aucune absence de tension ou de passion, bien au contraire. Un des mots qui me semble peut-être le mieux définir l'approche des Modigliani est celui de clarté, car il me semble qu'ils ont effectué un travail considérable en termes de netteté des lignes et des articulations, notamment par un contrôle du vibrato dont nombre de leurs collègues gagneraient à s'inspirer ; force est de constater que cet allègement des textures n'induit aucune perte de matière ou de couleur sonore, mais qu'il donne au contraire à entendre nombre de détails et de teintes qu'un trait plus épais a tendance à empâter ou à noyer. Si l'on ajoute à tout ceci de vraies qualités d'écoute mutuelle et une complicité évidente, un soin tout particulier apporté aux équilibres entre les pupitres et à la finition instrumentale, ainsi qu'une sensibilité exempte de tout sentimentalisme, on ne peut que saluer cette entreprise comme une complète réussite, servie par une prise de son tirant le meilleur parti d'une acoustique très légèrement réverbérante, qui marquera sans nul doute une étape importante dans l'évolution de cet encore jeune quatuor.

incontournable passee des artsCompte tenu de la richesse de la discographie des Quatuors de Debussy et de Ravel, il ne saurait être question, bien sûr, de parler ici de version de référence, notion à ne manier d'ailleurs qu'avec les plus extrêmes précautions, mais il me semble que la lecture du Quatuor Modigliani se place dans les meilleures de la discographie récente, tandis qu'elle s'inscrit au sommet de celles, plus rares, du Quatuor en mi mineur de Saint-Saëns. Je recommande donc chaleureusement cette réalisation qui révèle les réelles affinités que ces jeunes musiciens entretiennent avec la musique française, sur laquelle on espère qu'ils seront encouragés à se pencher à nouveau dans les années à venir.

 

Debussy Saint-Saens Ravel Quatuor ModiglianiClaude Debussy (1862-1918), Quatuor à cordes en sol mineur opus 10, Camille Saint-Saëns (1835-1921), Quatuor à cordes n°1 en mi mineur opus 112, Maurice Ravel (1875-1937), Quatuor à cordes en fa majeur

 

Quatuor Modigliani

 

2 CD [durée totale : 84'49"] Mirare MIR 188. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Claude Debussy, Quatuor en sol mineur :
[III] Andantino, doucement expressif

 

2. Camille Saint-Saëns, Quatuor en mi mineur :
[II] Scherzo : Molto allegro quasi presto

 

3. Maurice Ravel : Quatuor en fa majeur :
[IV] Vif et agité

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Marcel Baschet (Gagny, 1862-Paris, 1941), Claude Debussy, 1884. Pastel, pierre noire et encre de Chine sur papier, 29,6 x 26,1 cm, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon (cliché © RMN-GP/Gérard Blot)

Pierre Petit (Aups, Var, 1831-Paris, 1909), Camille Saint-Saëns, 1900. Photographie, 14 x 9 cm. Paris, Bibliothèque Nationale de France

Pierre Petit (Aups, Var, 1831-Paris, 1909), Maurice Ravel, 1907. Photographie, 14 x 9,5 cm. Paris, Bibliothèque Nationale de France

La photographie du Quatuor Modigliani est de Romina Shama, tirée du site de Solea Management.

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20 janvier 2013 7 20 /01 /janvier /2013 10:13

 

felix vallotton le lac du bois de boulogne

Félix Vallotton (Lausanne, 1865-Paris, 1925),
Le lac du Bois de Boulogne
, 1921

Huile sur toile, collection privée

 

L'heure exquise, tel est le titre, emprunté à une célèbre mélodie des Chansons grises de Reynaldo Hahn, qu'a choisi pour slogan la 19e édition de la Folle journée consacrée aux musiques françaises et espagnoles de 1850 à 1960 qui se déroulera à Nantes du 30 janvier au 3 février 2013. Premier des quatre enregistrements édités par Mirare à cette occasion et disque officiel de la manifestation, Satie & compagnie nous offre, sous les doigts de la pianiste Anne Queffélec, un parcours subjectif au travers de la musique française de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle.

Comme l'indique son titre, la figure centrale de ce récital est celle, toujours fort diversement appréciée de nos jours, d'Erik Satie qui s'y trouve confrontée à celles de ses contemporains et de la génération postérieure. Le caractère immédiatement abordable de certaines de ses compositions les plus connues, comme les trois Gymnopédies (1888) et les six Gnossiennes (1889 pour la n° 5, 1890-93 pour les nos 1 à 3, 1891 pour la n° 4, 1897 pour la n° 6), données ici dans leur intégralité, dont la simplicité mélodique et la structure répétitive se rapprochent parfois de la chanson, vaut aujourd'hui à Satie de connaître une reconnaissance au-delà du seul cercle des mélomanes, ce que quelques fâcheux lui reprochent en instruisant à son encontre des procès en facilité, qui contraste singulièrement avec les nombreuses difficultés que connut sa carrière, laquelle eut besoin, pour se relancer, de l'aide successivement de Claude Debussy, qui orchestra en 1897 deux des Gymnopédies (1 et 3) pour attirer l'attention du public sur un ami envers lequel il n'était pas sans avouer quelque dette, puis de Maurice Ravel, qui joua certaines de ses pièces en janvier 1911 en présentant Satie comme un précurseur du modernisme musical, et enfin de Jean Cocteau, qui lui commanda la musique de Parade, « ballet réaliste » dont il avait écrit l'argument et Pablo Picasso réalisé les décors et les costumes : Suzanne Valadon Portrait Erik Satiela création, le 18 mai 1917, fit scandale, conduisant Guillaume Apollinaire à employer le mot de « surréalisme » pour parler de cette œuvre consciemment d'avant-garde, un terme que l'on accole encore volontiers aujourd'hui, de façon réductrice et donc discutable, au nom de Satie. Tour à tour mondain, ésotérique, débordant d'énergie, puissamment mélancolique, d'une ironie ravageuse, mais aussi suffisamment humble pour prendre, durant quelques années à partir de sa quarantième année, des cours à la Schola Cantorum afin de perfectionner sa technique de composition, il est un compositeur aux multiples visages dont le seul véritable était inaccessible depuis qu'il avait choisi de fermer sa porte au monde en quittant Paris pour aller s'installer à Arcueil, vivant dans un monde fantasmagorique dont il était le seul à détenir les clés et que ses proches ne découvrirent qu'à sa mort, puisqu'il ne s'en était jamais ouvert à quiconque de son vivant ; il représente, jusque dans certains de ses excès, toutes les tendances qui traversent cette période riche en bouleversements artistiques qui s'étend du dernier quart du XIXe siècle au premier du XXe, et il n'est donc guère surprenant qu'il soit aujourd'hui un des musiciens dans les œuvres duquel un vaste public parvient assez aisément à se reconnaître – chacun a, en quelque sorte, « son » Satie – et que son influence se fasse sentir lorsque l'on se penche sur la production de nombre de ses pairs. Sans entrer plus que de raison dans les détails, il est évident que l'on retrouve des traces de sa manière dans les irisations de Debussy et les ellipses de Ravel, les effluves embués de nostalgie fuyante de Gabriel Dupont ou la décantation incisive de Pierre-Octave Ferroud, créateurs passionnants et encore trop négligés morts tous deux à l'âge de 36 ans, mais aussi dans la liberté sourcilleuse de Charles Koechlin ou l'humour goguenard de Francis Poulenc, musicien que sa nature double, à la fois canaille et mystique, rapproche encore de son prédécesseur. Toutes les pièces soigneusement choisies pour composer ce récital montrent que, si elle n'explique bien sûr pas à elle seule toute leur musique, la connaissance de l’œuvre de Satie par ses contemporains et leurs élèves fut réelle et parfois profonde.

Anne Queffélec (photographie ci-dessous), même si elle avoue volontiers que le travail préparatoire à cet enregistrement lui a permis de découvrir certains compositeurs qu'elle négligeait jusqu'alors, n'est pas en territoire complètement inconnu avec la musique de Satie, à laquelle elle a consacré, à la fin des années 1980, un disque qui a rencontré un énorme et durable succès. Son approche séduit, dans le nouveau venu, par sa simplicité, son absence de toute forme de pose et de prétention, qualités parfaitement relayées par une prise de son très naturelle ; on ne trouvera, en effet, à aucun moment de cette anthologie composée comme un paysage choisi qui se veut l'instantané d'une âme, de volonté de démontrer quoi que ce soit, et il serait également vain d'y chercher un quelconque message transcendant sur les pièces retenues (certaines ne semblent d'ailleurs rien exiger de tel), ou une virtuosité éclatante et vaine dans leur exécution. La pianiste a visiblement souhaité placer son travail sous le signe de la fluidité, de l'effleurement, du murmure, autant de qualités qui permettent aux Gnossiennes ou aux Gymnopédies de Satie, anne queffelecdéfendues dans une optique assez nettement contemplative tandis que d'autres, comme Alexandre Tharaud, adoptent une pulsation plus dynamique, mais aussi à la Rêverie et au Clair de Lune de Debussy de déployer leur chant tout en conservant leur aura de mystère, mais n'est aucunement en reste lorsqu'il faut déployer l'énergie nécessaire pour faire briller de parfaites petites mécaniques (Où l'on entend une vieille boîte à musique de Déodat de Séverac), évoquer l'univers des cabarets (Le Petit Nègre de Debussy), assaisonner d'un zeste d'humour les danses à la mode (Pastourelle de Poulenc, Cancan grand-mondain de Satie), ou souligner l'ironie de tel des Embryons desséchés de Satie ou la violence à la fois martelée et rentrée de la Fanfare de Ravel. Il y a également, chez Anne Queffélec, une science très sûre des climats, de l'évocation, de la demi-teinte et de la suspension (Frontispice de Hahn), un art de la suggestion plus que de l'affirmation qui aiguise le désir d'en entendre plus et a le bonheur d'être servi par un toucher d'un grand raffinement et d'une élégance certaine. Notons également que la pudeur expressive de la musicienne, délivrée aussi bien de l'indifférence que de la mièvrerie, lui permet de ne pas faire sombrer des pièces traversées de confessions plus intimes, comme l'Après-midi de dimanche de Gabriel Dupont ou le Glas de Florent Schmitt dans les affres d'un sentimentalisme languissant.

Voici indubitablement un beau récital qui, s'il risque de n'être pas goûté par certains palais blasés, réunira probablement autour de lui un vaste public, au-delà même de celui qui écoute traditionnellement de la musique dite « classique » et que sa conception globale, y compris d'un point de vue graphique (que l'on peut ou non apprécier), semble d'ailleurs chercher à atteindre. On est donc reconnaissant à Anne Queffélec de nous offrir, avec une modestie et une sensibilité qui l'honorent, ce voyage sur les terres du piano français qui ne manquera pas d'ouvrir à beaucoup de nouveaux horizons, ce qui n'est pas la moindre vertu d'un tel projet.

 

Satie & compagnie Pieces pour piano Anne QueffelecSatie & compagnie, pièces pour piano d'Erik Satie (1866-1925), Déodat de Séverac (1872-1921), Francis Poulenc (1899-1963), Claude Debussy (1862-1918), Maurice Ravel (1875-1937), Pierre-Octave Ferroud (1900-1936), Reynaldo Hahn (1874-1947), Gabriel Dupont (1878-1914), Charles Koechlin (1867-1950), Florent Schmitt (1870-1958)

 

Anne Queffélec, piano

 

1 CD [durée totale : 80'19"] Mirare MIR 189. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Déodat de Séverac, Où l'on entend une vieille boîte à musique
(En vacances, 1911)

2. Reynaldo Hahn, Hivernale
(Le Rossignol éperdu, 1899-1912)

3. Gabriel Dupont, Après-midi de dimanche
(Les Heures dolentes, 1905)

4. Erik Satie, Gymnopédie I

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Suzanne Valadon (Bessines-sur-Gartempe, 1865-Paris, 1938), Portrait d'Erik Satie, 1893. Huile sur toile, 41 x 22 cm, Paris, Musée d'art moderne

La photographie d'Anne Queffélec est de Liliroze / Art & Brand.

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11 décembre 2012 2 11 /12 /décembre /2012 11:12

 

hans thoma souvenir d'orte

Hans Thoma (Bernau, 1839-Karlsruhe, 1924),
Souvenir d’Orte
, 1887

Huile sur papier, 52 x 71,5 cm, Munich, Neue Pinakothek

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneL’exploration du répertoire symphonique français du XIXe siècle a longtemps été si coupablement négligée que l’on assiste périodiquement à la résurgence de certaines œuvres dont l’existence se résumait, jusqu’alors, à constituer une entrée parmi tant d’autres dans une quelconque Histoire de la musique. Aujourd’hui nous revient, grâce aux efforts conjugués du label Timpani, auquel on doit tant de belles redécouvertes dans ce domaine comme celle, par exemple, de quatre des cinq symphonies de Joseph-Guy Ropartz, et du Palazzetto Bru Zane, soutien aussi infatigable qu’essentiel de ce type d’ambitieux projet, la Symphonie n°2 d’Henri Rabaud présentée en recréation mondiale, aux côtés de deux autres de ses pages symphoniques, par l’Orchestre Philharmonique de Sofia dirigé par Nicolas Couton.

 

S’il survit principalement dans la mémoire collective, et encore de façon plutôt aléatoire, grâce à sa comédie lyrique sur un livret de Lucien Népoty, Mârouf, savetier du Caire, qui fut un triomphe dès sa création, le 15 mai 1914, et lui assura une carrière internationale, notamment aux États-Unis où il dirigea le Boston Symphony Orchestra durant la saison 1918-1919, force est de reconnaître que le nom d’Henri Rabaud est aujourd’hui largement inconnu du grand public. Pourtant, le parcours de ce fils et petit-fils de musiciens, né le 10 novembre 1873 à Paris d’un violoncelliste de la Société des Concerts du Conservatoire et d’une cantatrice et pianiste, ressemble fort à un sans-faute. Élève d’Antonin Taudon, André Gédalge et Jules Massenet au Conservatoire, « ce grand jeune homme maigre et barbu, aux allures sérieuses et distantes, d’une culture littéraire et philosophique très étendue, dont l’indépendance d’esprit et la volonté tenace se lisaient sur [le] grave visage » si l’on en croit son ami Max d’Ollone, obtint le premier grand prix de Rome en 1894 et effectua un fructueux séjour à la Villa Médicis qui lui permit, entre autres, d’écrire son Quatuor en sol mineur (op. 3, publié en 1898) et sa Symphonie n°2 en mi mineur op. 5 achevée en 1897 (il existe également une Première Symphonie de 1891, sauf erreur inédite). henri rabaudBien qu’il fût ouvertement réticent envers César Franck et Richard Wagner, cette dernière œuvre, tout comme la Procession nocturne op. 6 composée l’année suivante et créée au début de l’année 1899, quelques jours après Églogue op. 7, une courte pièce d’esthétique nettement moins « germanique » datant d’une période que l’on peut situer entre 1890 et 1895 environ, montre une connaissance autre que superficielle de leur langage. Après la réussite de son oratorio Job, créé en 1900, ses regards se tournèrent naturellement vers la scène et il fit jouer en 1904, sur la scène de l’Opéra-Comique, La Fille de Roland, premier ouvrage lyrique qui n’obtint qu’un succès mitigé. Il lui faudra attendre dix ans, dont six seront occupés à diriger l’orchestre de l’Opéra (1908-1914), pour que Mârouf, qui révèle une perméabilité certaine de son langage à la modernité de son temps, lui apporte la pleine reconnaissance de son talent. Dès lors, les portes s’ouvrirent grand devant lui ; élu à l’Institut en 1918, il succéda à Gabriel Fauré à la tête du Conservatoire de Paris en 1922, poste qu’il conserva jusqu’en 1941. Tous ces honneurs ne l’empêchèrent pas de continuer à composer, notamment des musiques de film (Le Miracle des loups, 1924) et des ouvrages lyriques, comme Martine (1947) et Le Jeu de l’amour et du hasard que sa mort, survenue à Neuilly-sur-Seine le 11 septembre 1949, laissa inachevé et qui sera complété par Max d’Ollone et Henri Busser.

Pièce maîtresse de cet enregistrement, la Symphonie n°2 est une œuvre au souffle puissant et au romantisme assumé dont on se demande pourquoi personne ne s’est soucié de la ressusciter plus tôt. La fanfare de cuivres qui ouvre son Allegro moderato initial instaure d’emblée une atmosphère dans laquelle semble passer le souvenir d’anciennes légendes, et dont le caractère tranchant, presque hautain, et traversé parfois de lueurs tragiques contraste avec la fluidité et le lyrisme du second thème dont la tonalité de sol majeur sera celle du mouvement lent, un Andante d’une luminosité sereine débutant par une mélodie de choral et revêtant souvent les accents d’une prière emplie d’une intense ferveur qui fait souvent songer non à Wagner, mais à Bruckner, dont rien n’indique que Rabaud connaissait les œuvres. Noté Allegro vivace, le Scherzo retrouve, par sa légèreté, l’esprit de ceux de Mendelssohn, qui eurent tant d’influence sur les symphonistes français du XIXe siècle (Onslow, Saint-Saëns, entre autres), mais il s’y mêle une sensation d’espace qui ferait plutôt songer à Dvorak (c’est patent dans la façon dont y est traité le retour du choral qui ouvrait l’Andante). pierre puvis de chavannes la chanson du bergerLe Finale, dans lequel se succèdent un Allegro et un Andante, est peut-être le mouvement sur lequel l’ombre de Franck plane le plus clairement, sans doute parce qu’il semble traduire, comme la Symphonie en ré mineur (1888) de ce dernier, une lutte remportée aux prix d’immenses efforts contre des forces obscures et angoissantes ; cette musique débordante de tensions, dans laquelle passent quelquefois des spectres grimaçants que l’on croirait échappés du pandémonium mahlérien, les voit peu à peu s’apaiser et se dissoudre dans une gloire à la clarté plus majestueuse que tonitruante.

Après une page aussi épique, la Procession nocturne, inspirée d’un épisode dépeignant Faust isolé dans la forêt et étreint par un sentiment mystique au passage d’une procession qui, en s’éloignant, le renvoie à sa finitude, semble user d’une palette de couleurs et d’affects plus restreinte. Son atmosphère tissée par la douceur des cordes en sourdine se teinte d’une pointe d’amertume voilée, appelée à se dissiper à l’arrivée de l’épisode central décrivant la procession qui apparaît, dans la nuit qui l’enserre, toute auréolée de la lumière de la foi et laissera, au cœur du héros, une étincelle pour adoucir l’amertume de sa destinée. Les ambitions d’Églogue, qui porte en exergue quelques vers des Bucoliques de Virgile précisant son propos, sont plus réduites, mais l’auditeur est vite pris par son charme agreste et sa limpidité d’écriture qui font songer aux mythologies aux traits précis mais pourtant nimbés d’irréalité que peignait, à la même époque, un Puvis de Chavannes.

 

L’affiche de ce disque est, a priori, de celles qui font hausser le sourcil car, par réflexe, on se demande ce que peut bien donner la rencontre d’un orchestre bulgare et d’un jeune chef français encore peu connu. La réponse qu’apportent à cette question Nicolas Couton et le Philharmonique de Sofia (photographie ci-dessous) est nette et sans appel : le meilleur. En effet, sans jamais céder ni à la facilité ni à la désinvolture, la réalisation qu’ils proposent nous tient en haleine de la première à la dernière note, et rend pleinement justice à la musique de Rabaud. Les qualités de l’orchestre sont nombreuses et bien mises en valeur par une prise de son naturelle et bien étagée ; celles qui s’imposent le plus immédiatement sont sans doute sa discipline ainsi que la beauté et la diversité du coloris qu’il est capable de délivrer : entendre une phalange que n’a pas complètement gangrénée l’uniformisation des timbres, particulièrement dans les pupitres des bois et des cuivres (c’est frappant dans l’Églogue, qui les met spécialement bien en valeur), a quelque chose de profondément rassérénant. Indubitablement, l’ensemble a du grain et développe de vraies saveurs, avec un caractère légèrement rugueux qui retient durablement l’attention et séduit bien plus qu’une pâte uniformément lisse. nicolas couton orchestre philharmonique de sofiaCertains lui reprocheront peut-être de ne pas être assez capiteux, mais sa sveltesse est, au contraire, un atout de taille pour interpréter la musique française, quand bien même cette dernière serait, comme celle de Rabaud, empreinte d’une indéniable influence germanique. À la tête de cette formation aux charmes inattendus, Nicolas Couton livre des trois œuvres du programme une lecture parfaitement cohérente, très soucieuse de lisibilité et de clarté, veillant avec un soin méticuleux à caractériser et à laisser s’épanouir chaque climat sans que jamais cette attention portée au détail se fasse au détriment de la ligne. Le chef a indubitablement une vision très nette de ce qu’il souhaite faire de ces musiques et le souffle parfois épique qu’il imprime à la Symphonie n°2, tout comme l’approche chambriste magnifiquement assumée dans Églogue en constituent autant de preuves incontestables. On y chercherait en vain, tout au long de ce programme, la moindre chute de tension ou le plus petit effet de manche gratuit ; tout y semble, au contraire, parfaitement à sa place, participant naturellement à l’équilibre et à la fluidité de l’ensemble. Soulignons, pour finir, la capacité que démontre Nicolas Couton à ne jamais sombrer dans le pathos ou la sensiblerie de pacotille, y compris dans les moments les plus intensément romantiques ou emphatiques : la fermeté du trait et le refus de la surenchère demeurent constantes, sans que le lyrisme, l’intensité et l’émotion qui se dégagent des partitions en soient un instant diminués.

 

incontournable passee des artsJe vous recommande donc sans aucune hésitation ce superbe disque consacré à Henri Rabaud qui ravira les amateurs de musique symphonique française en leur permettant de découvrir ou de retrouver un répertoire trop peu souvent fréquenté. Compte tenu de la qualité de cette réalisation, qui fait honneur tant à ses interprètes qu’à Timpani et au Palazzetto Bru Zane, auquel on est reconnaissant de soutenir de tels projets, on espère vivement retrouver au plus vite Nicolas Couton dans d’autres pans méconnus d’un répertoire avec lequel ses affinités sont absolument évidentes.

 

henri rabaud symphonie 2 procession nicolas coutonHenri Rabaud (1873-1949), Symphonie n°2 en mi mineur op. 5, La Procession nocturne op. 6, Églogue op. 7

 

Orchestre Philharmonique de Sofia
Nicolas Couton, direction

 

1 CD [durée totale : 64’36”] Timpani 1C1197. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extrait proposé :

Symphonie n°2 : [II] Andante

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Henri Rabaud en 1893. Archives familiales.

Pierre Puvis de Chavannes (Lyon, 1824-Paris, 1898), La chanson du berger, 1891. Huile sur toile, 104,5 x 109,9 cm, New-York, Metropolitan Museum

La photographie de Nicolas Couton et de l’Orchestre Philharmonique de Sofia est de Stéphane Topakian, utilisée avec autorisation.

 

Suggestion d’écoute complémentaire :

 

Vous trouverez, en suivant ce lien, une émission de Canal Académie consacrée à Henri Rabaud et à son Mârouf, savetier du Caire, avec des extraits d’enregistrements historiques de l’œuvre (en particulier le magnifique Finale de l’acte III par Géori Boué en 1948).

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2 novembre 2012 5 02 /11 /novembre /2012 11:02

 

homme chassant au faucon

Maître anonyme, Bruges, 2e ou 3e quart du XIIIe siècle,
Le mois de mai
(détail) : un homme chassant au faucon.

Enluminure sur parchemin, Psautier, Manuscrit Royal 2 B III, f. 4r,
Londres, British Library (cliché © British Library)

 

Tout comme celles de Discantus, chaque nouvelle parution d’Alla francesca est attendue, voire espérée, par un grand nombre d’amateurs de musiques médiévales qui suivent les propositions passionnantes de ces deux ensembles cousins depuis plus de vingt ans. Annoncé à la suite de sa création en concert au Musée national de Moyen Âge à la fin du mois d’avril 2011, l’enregistrement qu’il nous propose aujourd’hui chez Æon est consacré à l’un des plus grands trouvères du XIIIe siècle, Thibaut de Champagne.

 

Si les manuels d’histoire de France n’oublient jamais de mentionner les princes qui laissèrent à la postérité des œuvres littéraires, le plus célèbre étant sans doute Charles d’Orléans (1394-1465) dont la renommée poétique éclipse presque le reste de la destinée, la position subalterne occupée par la musique dans notre pays fait que l’on passe complètement sous silence ceux qui furent également compositeurs. Qui sait aujourd’hui que Guillaume IX (1071-1127), duc d’Aquitaine et septième comte de Poitiers, fut le premier de nos troubadours ou que son arrière-petit-fils, Richard Ier dit Cœur de Lion (1157-1199), ne dédaignait pas trousser quelques chansons, dont une au moins est parvenue jusqu’à nous avec sa mélodie (Ja nus hons pris ne dira sa raison, voir ici). Tel fut aussi le cas de Thibaut, fils posthume de Thibaut III, mort six jours avant sa naissance, le 30 mai 1201 à Troyes, et de Blanche de Navarre, comte de Champagne et roi de Navarre – c’est sous ce dernier titre qu’il apparaît dans le manuscrit Français 844 de la Bibliothèque nationale de France, francais 844 f49v maurice de craondit « Chansonnier du roi », qui préserve nombre de ses chansons – à partir de 1234. Trajectoire singulière que celle de ce grand seigneur, petit-fils de Marie de France (1145-1198), protectrice, entre autres, du poète Chrétien de Troyes, du trouvère Gace Brulé et de l’historien Geoffroi de Villehardouin, qui était présent à Bouvines en 1214 et pris part, aux côtés du roi Louis VIII, au siège de La Rochelle en 1224 avant de se rebeller, deux ans plus tard, contre le souverain au cours de celui d’Avignon, quittant la place malgré ses ordres, fut ensuite soupçonné d’avoir empoisonné le monarque qui mourut en novembre 1226, complota contre la régente Blanche de Castille avant de se rapprocher d’elle (fort près, selon certaines mauvaises langues) puis de faire finalement soumission à la couronne. Ses atermoiements lui valurent d’être violemment égratigné dans une chanson d’Hue de la Ferté (fl.1220-1235), En talent ai que je die. Son accession au trône de Navarre instaura une phase moins chaotique de son existence durant laquelle il prit la tête d’une croisade en 1239-1240, assez fructueuse en termes territoriaux, et passa la majeure partie de son temps à voyager entre son royaume et la Champagne, trouvant quand même le moyen de se brouiller durant quelques années avec les autorités ecclésiastiques, avant de mourir à Pampelune, le 7 juillet 1253.

Personnalité multiforme, donc, que celle de ce Thibaut à la fois soudard fort en gueule, puissant prince jaloux de son autorité et poète d’un raffinement exquis qui nous lègue un ensemble conséquent d’œuvres, une soixantaine en tout, dont le disque d’Alla francesca donne, aux côtés de pièces instrumentales au nombre desquelles certaines des fameuses estampies royales du « Chansonnier du roi », un aperçu assez complet. On y trouve des chansons d’amour – les plus nombreuses, bien résumées quant à leur idée générale par De fine amor vient seance et biautez –, de croisade, dont Seignor, saichiés qui or ne s’en ira dit l’exaltation belliqueuse et Au tans plain de felonie les hésitations face à la douleur du départ, ou pieuses en l’honneur de la Vierge, comme Dou tres douz non a la virge Marie dont chaque strophe égrène et glose les lettres qui composent son nom, de pastourelles (série des strophes dialoguées avec refrain mettant en scène le jeu de la séduction entre un chevalier et une bergère), illustrées ici par les réjouissants J’aloie l’autrier errant et L’autrier par la matinee, de débats – sur l’amour dans Dame, merci, une rien vos demant –, de jeux-partis (discussion sur un sujet philosophique rimé et dialogué) francais 844 f163r pierrekin de la coupelleet d’un serventois (composition polémique à la veine souvent puissamment satirique). Sans entrer trop avant dans les détails, on peut dire que les chansons de Thibaut se distinguent en premier lieu par leur liberté qui leur permet de faire souffler un vent nouveau sur le genre ; notre trouvère connaît ceux qui l’ont précédé, en langue d’oïl comme en langue d’oc, ainsi que le prouvent ses emprunts à Moniot d’Arras (fl. 1213-39) ou à Bernart de Ventadorn (c.1130/40-c.1190/1200), et cet héritage lui sert de base pour élaborer un langage personnel alternant des mélodies cultivant une concision qui leur apporte beaucoup d’animation ou, au contraire, de longues phrases ornées de mélismes dont l’ample respiration suspend un instant le temps. Ce qui frappe ensuite est le pouvoir d’imagination du musicien qui, fort d’une culture dont il ne laisse personne ignorer qu’il la détient, n’hésite pas à recourir à des images tirées de la mythologie (Jason, par exemple, dans Por conforter ma pesance) ou des Bestiaires (phénix, licorne) pour nimber ses vers d’une atmosphère de merveilleux et en accroître ainsi la force poétique. Enfin, et c’est peut-être ce qui attache le plus durablement, les œuvres de Thibaut offrent une sensation de proximité particulièrement émouvante ; dans l’humour comme dans la prière, dans les frémissements de désir, de peur ou de colère qui parcourent ses chansons, c’est bien le cœur de l’homme parfois déchiré de contradictions mais aussi formidablement vivant qu’il fut que l’on sent battre sous les mots et les notes.

 

Les quelques extraits des concerts consacrés à ce projet disponibles sur Internet laissaient particulièrement bien augurer du disque d’Alla francesca (photographie ci-dessous) ; il est peu de dire que ces promesses sont tenues tant la réalisation que l’ensemble nous offre aujourd’hui est, sur tous les plans, une totale réussite. Il faut tout d’abord souligner la clairvoyance avec laquelle le programme a été conçu, même si l’on peut déplorer qu’une pièce aussi belle qu’Aussi conme unicorne sui ait été écartée car ne figurant pas dans le « Chansonnier du roi », proposant un très large aperçu du talent de Thibaut et ménageant des pauses instrumentales bienvenues qui scandent les différents climats de l’enregistrement et renforcent sa cohérence interne en l’éloignant des limites inhérentes au genre du récital pour en faire un véritable portrait d’un homme et d’une époque. Ensuite, les choix interprétatifs, dont on sait l’importance qu’ils revêtent dans le domaine de la musique médiévale, compte tenu du caractère souvent elliptique des sources (voir ici, à titre d’exemple, le manuscrit des estampies), sont toujours effectués avec cette sûreté de goût et cette justesse d’approche qu’autorisent la longue fréquentation d’un répertoire et l’humilité face à lui qui porte à ne rien ajouter qui ne soit nécessaire pour le porter jusqu’à l’auditeur d’aujourd’hui. alla francesca projet thibaut de champagneLes amateurs de folklore facile avec percussions tonitruantes et ou de versions certifiées Technicolor et carton-pâte en seront pour leurs frais ; Brigitte Lesne et ses compagnons, avec ce naturel désarmant qui ne s’obtient qu’au prix d’un véritable travail de fond, nous livrent un Thibaut débarrassé de tous les oripeaux inutiles qui, en tentant de la surligner, anéantiraient sa poésie, un Thibaut aux mille séductions, à la fois gouailleur, enamouré et parfois terrible, toujours d’une grande densité humaine et émotionnelle. Il faut, enfin, parler individuellement des interprètes, tous absolument excellents. Je souhaitais depuis longtemps saluer la musicienne de très haut vol qu’est Vivabiancaluna Biffi ; ce disque où, une nouvelle fois, elle enflamme la musique avec sa vièle à archet dont elle sait tirer aussi bien des traits virtuoses que des couleurs extrêmement poétiques m’en fournit l’occasion. Les autres membres de la troupe ne sont pas en reste ; Michaël Grébil fait briller de mille étincelles luth et cistres et se montre un improvisateur au talent et à l’instinct indéniables, tandis que les deux chanteurs s’illustrent non seulement par une technique vocale très sûre, qu’il s’agisse de l’intonation ou de la lisibilité, mais aussi par d’indiscutables qualités expressives, Pierre Bourhis plein de noblesse et de tendresse, Emmanuel Vistorky, comédien-né à l’abattage enthousiasmant. Maîtresse d’œuvre de ce projet, Brigitte Lesne se montre une accompagnatrice pleine de délicatesse à la harpe et aux percussions, auxquelles on est reconnaissant de ne jamais se montrer envahissantes, ainsi qu’une chanteuse inspirée, d’une ferveur bouleversante dans la chanson mariale Dou tres douz non a la virge Marie, un des temps forts d’un disque qui en compte beaucoup.

incontournable passee des artsJe pense que vous aurez compris que je vous recommande tout particulièrement ce disque d’Alla francesca consacré à Thibaut de Champagne qui constitue aujourd’hui, à mon sens, la meilleure introduction possible à l’univers d’un des plus grands de nos trouvères. D’une éloquence et d’une beauté constantes, cette réalisation comblera tous les amateurs de musique médiévale et, au-delà, tous les mélomanes curieux d’aborder ce répertoire dans des conditions optimales. Compte tenu du très haut niveau de cette réalisation, on espère maintenant que Brigitte Lesne et ses compagnons musiciens se verront un jour offrir la possibilité d’aborder un recueil sur lequel tout est loin d’avoir été dit et dans lequel leur finesse d’approche ferait merveille : le manuscrit de Beuren, contenant les chants aujourd’hui connus sous le nom de Carmina Burana.

 

thibaut de champagne chansonnier du roi alla francesca brigThibaut de Champagne (1201-1253), Le Chansonnier du roi, amour courtois et chevalerie au XIIIe siècle. Œuvres de Thibaut de Champagne, Hue de la Ferté (fl.1220-1235) et pièces instrumentales anonymes

 

Alla francesca
Pierre Bourhis, chant, Emmanuel Vistorky, chant, Vivabiancaluna Biffi, vièle à archet, Michaël Grébil, luth, cistres, percussion
Brigitte Lesne, chant, rote (harpe-psaltérion), harpe, percussion, cloches à main & direction

 

1 CD [durée totale : 64’00”] Æon AECD 1221. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Septime estampie real

2. Chançon ferai, que talenz m’en est pris
Emmanuel Vistorky, Pierre Bourhis

3. Dou tres douz non a la virge Marie
Brigitte Lesne

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Maître anonyme, Initiale historiée C (chanson de Gilles de Beaumont), entre c.1250 et c.1300, Manuscrit Français 844 (« Chansonnier du roi »), f. 49v, Paris, Bibliothèque nationale de France

Maître anonyme, Initiale historiée C (chanson de Pierrequin de la Coupelle), entre 1250 et 1300, Manuscrit Français 844 (« Chansonnier du roi »), f. 163r, Paris, Bibliothèque nationale de France

La photographie de l’ensemble Alla francesca, avec les musiciens réunis pour le projet Thibaut de Champagne, est d’Alain Genuys, utilisée avec autorisation.

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24 octobre 2012 3 24 /10 /octobre /2012 10:24

 

odilon redon le chemin a peyreblade

Odilon Redon (Bordeaux, 1840-Paris, 1916),
Le chemin à Peyrelebade
, sans date

Huile sur papier contrecollé sur carton, 46,8 x 45,4 cm, Paris, Musée d’Orsay
(cliché © RMN-GP-Musée d’Orsay/Hervé Lewandowski)

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneComme je vous l’avais annoncé à la fin de ma chronique des deux premiers volumes de l’intégrale de la musique de chambre avec piano de Gabriel Fauré, née de la collaboration entre Alpha et le Palazzetto Bru Zane, réunissant autour d’Éric Le Sage quelques-uns des plus fins archets parmi les jeunes chambristes français, un troisième volet invitant, cette fois-ci, le Quatuor Ébène devait nous arriver au début de cet automne. Il a été fidèle au rendez-vous fixé et je vous propose donc de vous arrêter avec moi autour des deux Quintettes avec piano qu’il donne à entendre.

 

En dépit de l’impression de parenté qu’elles laissent lorsqu’on les écoute l’une à la suite de l’autre, la genèse de ces deux partitions et les sentiments qu’elles véhiculent sont résolument différents, pour ne pas dire opposés. La naissance du Quintette avec piano en ré mineur op. 89 a été compliquée, pleine d’atermoiements, de renoncements, de silences. Fauré commença très tôt à former ce projet, puisqu’on en retrouve des esquisses dès 1887, soit juste après l’achèvement de son Quatuor avec piano en sol mineur op. 45, et que ses deux premiers mouvements étaient déjà largement ébauchés à la fin de l’année 1890. Mais l’œuvre se présentait plus difficilement qu’escompté et le compositeur l’abandonna pour se consacrer à d’autres créations, comme les Cinq mélodies « de Venise » (op. 58, 1891) ou La Bonne Chanson (op. 61, 1892-94), avant de s’y replonger entre 1894 et 1896 puis de la laisser une nouvelle fois de côté pour un long moment, y revenant entre 1903 et 1905 pour l’achever à la fin de cette année. Créé à Bruxelles le 23 mars 1906 puis à Paris le 30 avril, le Quintette op. 89 ne rencontra qu’un succès d’estime, que l’on peut attribuer autant au manque de répétitions avant sa première exécution qu’à sa forme inhabituelle en trois mouvements, décidée par Fauré dans l’ultime phase d’écriture de l’été 1905, et à son apparente uniformité de ton ; il lui faudra attendre les années 1960 pour commencer à se frayer un chemin au répertoire en France. dornac gabriel faure 1905Les commentateurs ont souligné avec raison la parenté stylistique du début de son Molto moderato liminaire avec l’In Paradisum en ré majeur du Requiem op. 48, lui aussi en ré mineur et dont la version originale complète a été donnée en 1893 ; c’est, en effet, une intense impression de fluidité et de luminosité qui s’impose d’emblée, avec une austérité rendue plus chaleureuse par les frémissements de ce que l’on pourrait nommer une « tentation du lyrisme » qui va imprégner toute la partition et que le compositeur ne va cesser d’endiguer pour prévenir tout débordement. Cette exigence de sobriété permet d’ailleurs au très émouvant Adagio qui suit de ne jamais tomber dans le travers d’un pathétisme outré, en dépit du sentiment d’abandon (dans tous les sens du terme) souvent traversé par une profonde mélancolie qui le baigne ; comme souvent chez Fauré, selon une tendance qui ne fera que s’affirmer avec le temps, tout est suggéré avec une extraordinaire économie de moyens qui ne bride jamais une éloquence à laquelle son refus de l’effet permet de parler plus directement au cœur. Après deux mouvements aussi denses, le Finale, dont l’esprit évoque parfois celui du Scherzo absent, paraît nettement plus détendu, ce qui ne veut pas dire que la tension et l’émotion en sont absentes, au contraire ; le poids accru accordé au piano, comparé au relatif retrait qui a été son lot jusqu’alors, le rend simplement plus brillant, tandis que son humeur joue, avec une belle assurance, la carte d’une élégance parfaitement assumée.

Si l’on peut parler, pour l’opus 89, d’une œuvre au destin contrarié, celui du Quintette avec piano en ut mineur op. 115 se place, au contraire, sous le signe de l’aisance et de l’éclat, aisance d’un processus de composition prenant place entre septembre 1919 et février 1921 que Fauré qualifiera lui-même de « sans fatigue », éclat de l’accueil triomphal qui lui fut réservé lors de sa création parisienne, à la Société Nationale de Musique, le 21 mai 1921. Voici une œuvre d’une vitalité sereine, comme une bouffée de printemps en plein automne, dont l’Allegro moderato initial, porté par une force qui n’a nul besoin de fanfaronner pour montrer la puissance vitale qui l’anime odilon redon barbizon en automneet porte sur les choses un regard parfois tendrement ému et exempt de toute mièvrerie, fait place à un Scherzo malicieux, bondissant, insaisissable – l’Allegro vivo d’un jeune homme de 76 ans – mais dont la fraîcheur est le fruit d’une conception qui ne laisse rien au hasard, puis à un vaste Andante moderato en sol majeur, dont l’atmosphère n’est pas sans rappeler celle du mouvement correspondant de son cousin en ré mineur, mais sans les ombres presque tragiques qui le traversaient ; il est sans nul doute extrêmement banal d’évoquer septembre pour décrire certains moments de la musique de chambre de Fauré, mais les effleurements de celui-ci évoquent pourtant merveilleusement ce temps d’entre-deux où, sous l’éclat de journées encore belles et chaudes, pointe l’infinie nostalgie du temps que l’on voit s’enfuir et dont on sait que rien ne le ramènera. Comme dans le mouvement liminaire, c’est l’alto qui expose le premier thème de l’Allegro molto final, une page extrêmement décantée et souvent fuyante d’où l’inquiétude n’est pas complètement absente mais qui sait déployer ce qu’il faut de charme pour retenir l’auditeur dans ses rets et d’ardeur pour clore le Quintette sur une note victorieuse.

 

La réunion d’Éric Le Sage et du Quatuor Ébène (photographie ci-dessous) promettait un disque de haute tenue ; c’est le cas, et il s’en est fallu de peu pour qu’il tutoie l’excellence que représente, à mes yeux, la version de ces deux Quintettes par Domus (augmenté du violoniste Anthony Marwood, Hyperion, 1995). Les vertus de cette nouvelle lecture sont nombreuses, tant du point de vue de la mise en place, impeccable, que de la cohérence d’ensemble, indiscutable, et de la beauté sonore, délectable et restituée avec tout l’art, maintes fois salué sur ce blog, de Jean-Marc Laisné. Les musiciens ont visiblement pris le temps de mûrir ce projet si l’on en juge par le dosage très subtil qu’ils opèrent sur les dynamiques et les nuances ainsi que par l’impression d’équilibre qui se dégage de leur interprétation dans laquelle chacun joue sa carte sans jamais chercher à prendre le pas sur ses partenaires et sait faire preuve de la discipline individuelle et de l’écoute mutuelle nécessaires à l’instauration d’un authentique esprit chambristequatuor ebene ; il est ainsi tout à fait symptomatique que le pianiste paraisse s’intégrer sans effort dans un quatuor soudé par l’habitude de jouer ensemble et qu’il fasse preuve d’assez d’humilité pour ne pas céder à la tentation de faire briller sa partie plus que Fauré ne l’a requis. Éric Le Sage est à la hauteur de ce qu’il offre à l’accoutumée, mettant son toucher d’un grand raffinement au service d’une conception musicale qui parvient à conjuguer expressivité et pudeur, autant de qualités parfaitement en phase avec l’univers du compositeur. Le Quatuor Ébène, lui, fait montre des réelles qualités d’engagement que l’on est en droit d’attendre de jeunes musiciens, mais aussi d’une indéniable maturité dans la conduite du discours. On déplorera néanmoins, ici et là, certaines petites coquetteries de phrasé ainsi qu’un vibrato trop appuyé qui, s’il apporte une plus-value en termes de sensation de plénitude sonore, a tendance à produire quelques empâtements qui nuisent à la lisibilité globale. C’est d’autant plus dommage que, malgré un choix de tempos plutôt amples, cette réalisation intelligemment pensée et conduite sait éviter l’écueil du sentimentalisme et de la superficialité dans lequel d’autres sont quelquefois tombées.

Je recommande donc à tout amateur de Fauré et, plus largement, de musique de chambre d’aller écouter ce beau disque qui lui fera passer un excellent moment et qui confirme l’intérêt de cette intégrale en cours chez Alpha, dont on va maintenant attendre avec confiance les deux derniers volumes. On espère que le Palazzetto Bru Zane, toujours prodigue en bonnes idées, aura à cœur de continuer à réaliser d’autres séries de ce type autour d’œuvres chambristes moins régulièrement servies par le disque comme, par exemple, celles de Camille Saint-Saëns qui mériteraient bien qu’on les remette plus régulièrement à l’honneur.

 

gabriel faure quintettes piano le sage quatuor ebeneGabriel Fauré (1845-1924), Quintette avec piano en ré mineur op. 89, Quintette avec piano en ut mineur op. 115

 

Quatuor Ébène
Éric Le Sage, piano

 

1 CD [durée totale : 66’15”] Alpha 602. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Quintette avec piano op. 89 : [II] Adagio

2. Quintette avec piano op. 115 : [II] Allegro vivo

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Paul François Arnold Cardon, dit Dornac (Paris, 1858-1941), Gabriel Fauré, devant son piano, dans son appartement boulevard Malesherbes, 1905. Photographie, 12 x 17 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France

Odilon Redon (Bordeaux, 1840-Paris, 1916), Barbizon en automne, sans date. Huile sur papier contrecollé sur carton, 33 x 24,4 cm, Paris, Musée d’Orsay (cliché © RMN-GP-Musée d’Orsay/Hervé Lewandowski)

La photographie du Quatuor Ébène est de Julien Mignot.

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