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5 juillet 2009 7 05 /07 /juillet /2009 14:37


Jusepe de RIBERA (Xàtiva, 1591-Naples, 1652),
Mater dolorosa, 1638.
Huile sur toile, Kassel, Staatliche Museen.
(Cliquez sur l'image pour l'agrandir)

 

Au cours des siècles, le texte doloriste du Stabat mater, dont l'invention est attribuée au franciscain Jacopo dei Benedetti (dit Jacopone da Todi, c.1230-1306), n'a cessé d'inspirer les compositeurs. Quoi de plus exaltant, en effet, que tenter de traduire en notes les souffrances d'une mère qui assiste, impuissante, au supplice et à la mort de son fils ? De la fin du Moyen-Âge à nos jours, les plus grands ont relevé ce défi, chacun jetant, selon sa sensibilité propre, un éclairage particulier sur un texte à géométrie variable. Certains en ont même retiré une gloire éternelle ; quand on pense, par exemple, à Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736), c'est immédiatement la légende d'un Stabat mater composé par un jeune homme miné par la tuberculose et auquel il ne reste que quelques mois à vivre qui s'impose à l'esprit. Un chant du cygne. Tout au long de l'été, je vous propose de faire connaissance avec quelques Stabat mater. J'ai volontairement écarté de ma sélection les deux compositions de l'époque baroque les plus connues, celles de Pergolesi et de Vivaldi, dont je vous conseille néanmoins l'écoute dans les versions dirigées par Rinaldo Alessandrini (Naïve, disponibles également sur Deezer en cliquant ici), qui sont sans doute les plus intéressantes, à défaut d'être les plus consensuelles, parues ces dernières années.

 

Le premier Stabat mater que je vous propose de découvrir ou de redécouvrir est celui de Giovanni Felice Sances, un compositeur qui n'a pas, à mon sens, toute la place qu'il mériterait d'avoir dans le paysage musical du XVIIe siècle. Quelques mots le concernant, si vous le voulez bien. Il est né à Rome, sans doute vers 1600, et a fait ses études au Collège germanique de cette ville au moins de 1609 à 1614, voire un peu plus tard, très probablement sous la direction d'Annibale Orgas (c.1585-1629) pour la partie musicale. En 1618, il est en poste à Padoue, mais c'est à Venise qu'il publie, en 1633, ses deux premiers livres de Cantade, terme qu'il semble avoir été le premier à utiliser. En 1636, son premier opéra Ermiona (musique perdue) est représenté à Padoue ; la même année, il rejoint Vienne où il est employé en qualité de ténor à la chapelle de l'empereur Ferdinand III (portraituré ci-dessus par Frans Luycx vers 1638), dirigée alors par Giovanni Valentini (c.1582-1649). Sances est promu vice-Kapellmeister en 1649, sous l'autorité du nouveau Kapellmeister, Antonio Bertali (1605-1669), qu'il remplacera à sa mort avec pour second Johann Heinrich Schmelzer (c.1620/23-1680), premier compositeur autrichien à exercer les fonctions de Kapellmeister à la mort de Sances, en novembre 1679.

 

Sances laisse une œuvre où la musique sacrée tient une large part, qu'il s'agisse de ses motets et cantates ou de ses 54 messes. Le Stabat mater, sous-titré Pianto della Madonna, appartient au recueil Motteti a voce sola  publié à Venise en 1636. Écrit pour une voix aiguë et basse continue, harpe, archiluth, orgue, lirone et violone dans la version proposée, il est divisé en six sections, alternativement de type récitatif et de type aria. Toute l'œuvre est construite sur une figure chromatique appelée passus duriusculus (littéralement « passage assez rude »), ici descendante, personnification musicale de la lamentation durant toute l'époque baroque, et que Sances traite en basse obstinée, une forme dont la structure répétitive est particulièrement indiquée pour traduire le caractère obsédant de la douleur. C'est une formule que l'on retrouvera, par exemple, dans Dido and Æneas d'Henry Purcell (1659-1695), dans le célèbre lamento de Didon « When I am laid in earth » que vous pouvez entendre en cliquant ici. Conformément aux préceptes de la Contre-Réforme (je vous renvoie, sur ce point, au billet sur un Confitemini Domino milanais anonyme), la mise en musique du Stabat mater est assez sobre, tandis que la ligne vocale est, elle, richement ornementée et théâtralise le texte sans toutefois que son intelligibilité soit brouillée. C'est donc à la voix que revient la charge de porter l'émotion jusqu'à l'auditeur, historiquement jusqu'au fidèle. Tour à tour déclamatoire, implorante, lacrymale, avec, ça et là, quelques envolées plus véhémentes, elle l'emporte dans un lent tourbillon d'affects d'une douloureuse douceur, en usant de tous les artifices rhétoriques de l'époque, madrigalismes, trémolos, altérations. Un théâtre de la Foi, à la fois intime et brûlant, dont je vous laisse apprécier s'il ne mériterait pas d'être plus largement connu.


Giovanni Felice SANCES (c.1600-1679) : Stabat mater dolorosa, motet pour voix seule et basse continue.


Maria Cristina Kiehr, soprano.
Ensemble La Fenice.
Jean Tubéry, direction.


Per la settimana santa (L'héritage de Monteverdi, volume II). 1 CD Ricercar 245562.

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1 juillet 2009 3 01 /07 /juillet /2009 19:33


Johann Heinrich SCHÖNFELD
(Biberach an der Riss, 1609-Augsburg, 1684),
Un concert, c.1670.
Huile sur toile, Dresde, Gemälderie alte Meister.


Je n'aurais, a priori, pas misé un centime sur ce disque. Non que je ne considère Marc Minkowski comme un chef plein d'idées, malgré certaines réalisations antérieures décevantes comme ce salmigondis juxtaposant des petits morceaux de Rameau pompeusement intitulé Une symphonie imaginaire, mais je ne saisissais pas ce qu'il pouvait avoir à dire dans Bach, qui me semblait si éloigné de son univers mental. Erreur sur toute la ligne, car voici, du moins à mes yeux, un des premiers événements discographiques de l'année 2009.

La Messe en si mineur peut rapidement se transformer en piège pour les interprètes s'ils n'ont pas une idée claire de ce qu'ils peuvent faire de cette partition à la fois unitaire et kaléidoscopique. A priori composée au moins en deux temps, le Kyrie et le Gloria étant parvenus à Dresde en 1733, ce qui vaudra à Bach le titre de compositeur de la Cour en 1736, cette « grande messe catholique », pour reprendre la définition qui en était donnée dans la famille du Cantor, sera probablement reprise au cours de l'été 1748 pour être achevée à l'automne 1749. Sa destination précise demeure obscure. S'agit-il d'une commande du comte morave von Questenberg, membre de la Société de Sainte Cécile qui faisait interpréter chaque année, le jour de la fête de sa sainte patronne, des œuvres en la cathédrale Saint Étienne de Vienne ? Ou bien d'une sorte de testament musical écrit par un Bach dont la cécité et les fatigues d'une vie de combat commençaient à avoir raison ? Mystère. Ce qui est certain, c'est que l'œuvre, largement basée sur des réemplois de partitions antérieures, se présente comme une sorte de condensé de l'art du Cantor de Leipzig, puisque s'y côtoient fugue à l'allemande (premier Kyrie), duo à l'italienne (Christe), réminiscences de la polyphonie renaissante (second Kyrie), de la polychoralité vénitienne (Osanna) ou de la musique française (Gloria in excelsis), opérant une sorte de fascinant brassage des styles musicaux tant anciens que modernes ayant prévalu en Europe.

Marc Minkowski n'est pas le premier à proposer une interprétation de la Messe en si mineur avec des chanteurs solistes ; son enregistrement s'inscrit dans la lignée de celui, fondateur et inabouti, de Rifkin en 1981, et celui, techniquement meilleur mais malheureusement privé d'épanouissement vocal, du Cantus Cölln (Harmonia Mundi, 2003), pour ne citer que deux versions majeures. Il est néanmoins le premier chef à tirer toutes les conséquences de cette approche et à réunir une équipe de chanteurs et d'instrumentistes de haute volée pour la servir. Là où toute une tradition « romantique » a érigé cette messe en monument plus ou moins marmoréen à la seule gloire de Dieu, Minkowski prend le contrepied de cette attitude en offrant une vision à hauteur d'homme, puissamment incarnée (un Agnus Dei inoubliable), très colorée (magnifiques Musiciens du Louvre), sur laquelle souffle, au cœur d'une structure aussi fermement établie que tenue, un vent de liberté dont bien peu de versions peuvent se prévaloir (voir, par exemple, le violon dans le Laudamus te). Cette optique aurait pu aboutir à un résultat bouillonnant mais superficiel. Il n'en est rien ici, et il faut saluer la maturité d'un chef qui, s'il fonde une partie de sa lecture sur les contrastes de la partition, n'en fait jamais une fin en soi et intègre cette donnée dans une vision superbement orante, mais sans les relents sulpiciens ou calvinistes qui sont légion dans ce type de répertoire. Ici, le Verbe se fait chair sans jamais oublier qu'il est Verbe, et c'est chaque Homme en tant qu'individu qui est invité à chanter les louanges du Créateur ou à s'identifier aux souffrances du fils de Dieu (les clous du Crucifixus, impressionnants). Sous l'apparat catholique, la Devotio moderna à laquelle s'est abreuvé Luther n'est jamais bien loin. Minkowski avait besoin de chanteurs à la hauteur de son projet pour qu'il puisse s'accomplir. Les dix réunis ici n'appellent globalement que des éloges, les seules minimes réserves apparaissant face aux prestations de Terry Wey, un rien placide, et de Luca Tittoto, à la voix un peu trop vibrée, s'évanouissant face aux remarquables individualités ainsi qu'au formidable travail d'équipe que mettent en œuvre cet enregistrement.

Bien sûr, de tels partis-pris ne seront pas du goût de tout le monde, et il y a fort à parier qu'ils risquent de provoquer des réactions épidermiques de rejet chez ceux qui sont accoutumés à plus de « grandeur » dans la Messe en si mineur. Ce disque constitue néanmoins, à mes yeux, une preuve indubitable que la musique de Bach n'a pas besoin de chœurs « romantiques » pour se déployer dans toute sa force, pour peu que toute position dogmatique s'efface au profit d'une vision pragmatique et cohérente. Ceux qui prisent une approche plus traditionnelle se tourneront cependant vers la réalisation récente de Suzuki (BIS, 2007), très équilibrée mais, à mon avis, assez surévaluée, car handicapée par une neutralité patente ainsi qu'un alto fade et manquant de naturel (Robin Blaze), ou celles, plus anciennes, de Jacobs (Berlin Classics, 1992), fourmillante d'idées mais manquant d'une véritable cohérence de vue, voire d'Herreweghe (Harmonia Mundi, 1996), dont le souci du beau son et l'esthétique très (trop ?) classique peut lasser. Mais je conseille vivement à ceux qui n'ont pas peur de voir leur certitudes bousculées et ne craignent ni la fièvre ni le vertige de se plonger sans attendre dans la lecture magistrale de Minkowski, en les avertissant qu'on ne saurait sortir indemne d'un voyage d'une aussi brûlante intimité.

 

Johann Sebastian BACH (1685-1750), Messe en si mineur, BWV 232.


Lucy Crowe, Joanne Lunn, sopranos I. Julia Lezhneva, Blandine Staskiewicz, sopranos II. Nathalie Stutzmann, Terry Wey, altos. Colin Balzer, Markus Brutscher, ténors. Christian Immler, Luca Tittoto, basses.
Les Musiciens du Louvre - Grenoble.
Marc Minkowski, direction.

 

2 CD Naïve V5145.

 

Extraits proposés :

1. Kyrie I (chœur).
2. Crucifixus (chœur).
3. Agnus Dei (Nathalie Stutzmann, alto).
4. Dona nobis pacem (chœur).

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23 juin 2009 2 23 /06 /juin /2009 18:06



Vierge de Miséricorde,
Champagne, premier tiers du XVe siècle.
Calcaire, Paris, Musée du Louvre.

 

Le propre des chefs d'œuvre musicaux est de résister longtemps aux interprètes jusqu'au jour où il s'en trouve un dont l'humilité face à la partition est telle qu'elle permet à la musique de s'épanouir pleinement et de s'imposer avec la force de l'évidence à l'auditeur. Vous trouverez ainsi beaucoup de très belles versions du Requiem de Mozart, mais peu de véritablement incontestables, tandis qu'un monument comme le Messie de Haendel attend toujours son heure.

Jusqu'à ce jour, nombre d'ensembles spécialisés et non des moindres se sont confrontés avec des bonheurs très divers à la Messe de Nostre Dame de Guillaume de Machaut, la réalisation la plus convaincante étant, à mes oreilles, celle de l'Ensemble Gilles Binchois (Harmonic Records, 1990), tenant, par son équilibre, la dragée haute tant à Andrew Parrott (EMI, 1984) qu'à l'Ensemble Organum (Harmonia Mundi, 1996), l'un handicapé par une volonté un peu artificielle de « faire messe », l'autre trop préoccupé par la démonstration systématique de principes interprétatifs que l'on a connus plus convaincants ailleurs, sans parler du naufrage du Hilliard Ensemble (Hyperion, 1989), dont la lecture désincarnée et très XVIe siècle est un contresens permanent. C'est dire que la vision d'Antoine Guerber et de ses chantres de Diabolus in Musica était attendue avec une certaine impatience ; avant de parler de l'enregistrement publié par le label Alpha, disons quelques mots sur le compositeur et son ouvrage.

 

Guillaume de Machaut est né, sans doute dans le bourg des environs de Reims qui lui a donné son nom, vers 1300. On ne sait rien de sa formation, même si l'on peut, compte tenu de la richesse de sa production, conjecturer qu'elle fut particulièrement soignée. En 1323, il entre au service de Jean de Luxembourg, roi de Bohême, en qualité d'aumônier et de secrétaire. Il va suivre son maître dans ses campagnes militaires en Allemagne, en Silésie, en Pologne et en Lituanie jusqu'en 1331. En 1334, il obtient les canonicats de la cathédrale de Reims et de Saint-Quentin. À la mort de son protecteur, en 1346, il entre au service de sa fille, Bonne, femme du futur Charles V, jusqu'en 1349 où elle même meurt de la peste. Guillaume devient alors secrétaire du roi de Navarre, puis du duc de Berry. Vers 1364, il écrit deux chefs d'œuvre, l'un littéraire, l'autre musical : Le Voir Dit et la Messe de Nostre Dame. En 1369, il produit une vaste chronique de 9000 vers, La prise d'Alexandrie, et meurt à Reims en 1377.

 

Si la Messe de Nostre Dame n'est pas la plus ancienne messe polyphonique à nous être parvenue (la Messe de Tournai, dont les différents morceaux semblent avoir été composés entre la fin du XIIIe et la première moitié du XIVe siècle, la précède), elle semble être, en revanche, la première à avoir été écrite par un même compositeur et à présenter les cinq parties de l'Ordinaire et l'Ite missa est pour quatre voix. Une œuvre pionnière, donc, par sa cohérence, même si on ne peut pas encore parler de messe musicalement unitaire, comme ce sera le cas dès le siècle suivant. Sans entrer dans des considérations musicologiques trop pointues - je renvoie les lecteurs curieux au remarquable livret du disque, rédigé par Antoine Guerber - la Messe de Nostre Dame juxtapose de façon fascinante héritage et nouveauté. Le Gloria et le Credo bâtis comme des conduits, forme alors désuète apparue au XIIe siècle et illustrée, notamment, par les grandes réalisations de l'École de Notre Dame, représentent la part d'une tradition savamment recomposée, tandis que l'isorythmie partielle ou totale des Kyrie, Sanctus, Agnus Dei et Ite missa est est un procédé typique de l'Ars Nova, florissant au XIVe siècle. Machaut, avec une maîtrise confondante, combine et transforme ces éléments, jouant, en outre, avec les consonances, les dissonances, l'utilisation d'intervalles inhabituels et les changements de couleur vocale avec une liberté et une efficacité qui regardent loin vers l'avenir. Œuvre charnière, la Messe de Nostre Dame est un chef d'œuvre foisonnant de subtilités, indispensable pour qui veut comprendre l'évolution de la musique occidentale et particulièrement exigeant pour les interprètes.

 

Il est rare que j'emploie ce type d'adjectif, mais la réalisation de Diabolus in Musica est tout simplement exceptionnelle ; elle établit pour la Messe de Nostre Dame une référence qui relègue toutes les autres lectures au statut de complément et s'impose comme une aune à laquelle mesurer toutes les versions futures.
Il faut louer tout d'abord l'intelligence de la conception du programme, qui replace la partition de Machaut dans le contexte, historiquement le plus vraisemblable, d'une messe mariale votive, quand Parrott, tintinnabulements malvenus à l'appui, jouait la carte d'une messe solennelle ; les pièces choisies en complément, qu'elles appartiennent au propre grégorien (manuscrit 224 de la Bibliothèque de Reims) ou soient extraites des prestigieux codex d'Ivrée ou de Chantilly, sont toutes de grande qualité et rendues avec le même soin que la Messe elle-même, avec une mention spéciale pour l'extraordinaire motet de Philippe Royllart,
Rex Karole (en écoute dans ce billet), qui annonce déjà les vertiges de l'Ars subtilior.
Après plus d'une dizaine d'écoutes complètes, je ne trouve rien à redire à l'interprétation. Il est évident que chaque détail en a été soigneusement pensé, jusque dans la restitution de la prononciation, mais jamais ce soin ne se traduit par une quelconque pédanterie, bien au contraire. Antoine Guerber et ses huit chantres ont su se mettre à la juste hauteur des œuvres, sans se laisser impressionner par elles (façon Hilliard) et sans chercher à prouver quoi que ce soit au travers d'elles (façon Organum). Il en résulte une fascinante sensation de fluidité et de naturel, qui, tout en confirmant la Messe dans son caractère de monument de la musique occidentale, la rend étonnamment proche et accessible. Porté par des voix superbes de justesse et de souplesse, le programme proposé conjugue, ce qui n'est pas si fréquent, impact sensible, portée spirituelle et sensation d'intimité. Signalons pour finir que la prise de son, réalisée en l'abbaye de Fontevraud, est précise et chaleureuse, avec une réverbération parfaitement maîtrisée qui ne noie jamais les lignes du chant, ce qui est loin d'être toujours le cas dans ce type de répertoire.

Ce disque est, à mon sens, une triple confirmation. La première, évidente, est la place éminente de Machaut dans le paysage musical du Moyen-Âge ; la seconde est que la musique médiévale, quand elle est abordée avec humilité et talent, est extraordinairement vivante. La troisième est que Diabolus in Musica, par son approche exemplaire, car informée en demeurant exempte de tout systématisme, est un des meilleurs serviteurs actuels du répertoire qui s'étend du XIIe à l'orée du XVIe siècle. Si vous ne deviez faire l'acquisition cette année que d'un seul disque de musique sacrée, n'hésitez pas : cette Messe de Nostre Dame de référence est un compagnon dont les beautés vous accompagneront longtemps.


Guillaume de Machaut (c.1300-1377), Messe de Nostre Dame (+ Royllart et anonymes).


Diabolus in Musica.
Antoine Guerber, direction.


1 CD Alpha 132.

 

Extraits proposés :

En tête de billet :

Messe de Nostre Dame : Credo.


En fin de billet :

Philippe Royllart (actif au XIVe siècle) :
Motet Rex Karole/Leticie/[Contreteneur]/Virgo prius.


Crédits : Photographie d'Antoine Guerber © Robin Davies / Alpha productions.

Les deux miniatures représentant Guillaume de Machaut sont extraites du manuscrit Français 1584 conservé à la Bibliothèque Nationale de France.

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3 juin 2009 3 03 /06 /juin /2009 18:01


Jacopo PALMA Il Giovane (Venise, c.1548-1628),
L'extase de Saint François, sans date.
Encre et lavis bruns, pierre noire et rehauts de blanc sur papier.
Paris, Musée du Louvre.

 

Le morceau anonyme autour duquel je vais broder les quelques lignes qui vont suivre nous conte une révolte. Certes pas une qui moutonne dans les rues poings levés et banderoles au vent, ni une qui prend la Bastille et coupe la tête couronnée d'un bouc émissaire. Non, ici, nous sommes plutôt dans la lignée du cheval de Troie, ou, mieux, face à une plante que l'on tenterait à tout prix de discipliner mais qui prendrait un malin plaisir à n'en faire qu'à sa tête, offrant pampres vigoureux et floraisons éclatantes aux endroits les plus inattendus.

 

Vous avez sans doute entendu parler du Concile de Trente, qui s'est déroulé en trois phases, respectivement en 1545-1547-1549, puis 1551-1552, et enfin 1562-1563. Il édicta les idéaux de la Réforme catholique, cette refondation rendue nécessaire pour permettre à une Église gangrénée par les luttes de pouvoir et la simonie de faire face à l'ébranlement suscité par la déflagration protestante. La musique ne fut pas épargnée par la Contre-Réforme. La polyphonie franco-flamande qui, jusqu'ici, avait régnée en maîtresse sur toute l'Europe, se vit accusée d'un excès de complexité nuisible à la bonne compréhension des textes sacrés mis en musique. Il était urgent, aux yeux des réformateurs, de simplifier les compositions sacrées en éliminant tout ce qui pouvait brouiller l'intelligibilité de la Parole et détourner l'attention du fidèle par le déploiement superflu d'un luxe compositionnel suspecté, en outre, d'entretenir de coupables liaisons avec un monde profane sentant naturellement le soufre.


Ci-dessous : Pietro FACCINI (Bologne, c.1562-1602),
Saint en extase, les bras levés au ciel
, sans date.
Encre brune, huile et rehauts de blanc sur papier. Paris, Musée du Louvre.


Dès les années 1570, la technique du faux-bourdon s'impose à Milan comme l'alternative la plus conforme aux principes de la Contre-Réforme. Basé sur la récitation d'un cantus firmus (mélodie utilisée comme élément structurel de base d'une composition polyphonique sacrée, ou, plus rarement, profane) dans la partie de tenor (ou teneur, mot qui désigne, en musique ancienne, la partie qui porte la mélodie, généralement liturgique) complétée par une sobre polyphonie vocale, sa simplicité de facture, la lenteur de son tempo en font le vecteur idoine des exigences d'austérité et de gravité imposées par le Concile. Mais c'était sans compter la fabuleuse capacité d'invention de ces maudits compositeurs en cette fin de XVIe siècle. Leur interdit-on de produire des œuvres trop richement écrites ? Les voici qui se concentrent sur les ornements, vous savez, ces petits groupes de notes brèves, a priori innocents, qui embellissent et varient un air instrumental ou vocal - tremolo, portamento, diminutions, etc. - et dont le nombre va littéralement exploser en une poignée d'années. La capacité à ornementer et à improviser faisait naturellement partie du bagage de tout musicien ; elle va prendre des proportions considérables et métamorphoser le sage faux-bourdon en pièce d'une complexité croissante, avec parties instrumentales, basse continue, ornementation foisonnante, double chœur, et même, en fin d'évolution, l'évacuation du cantus firmus sur lequel il était basé à l'origine. Le faux-bourdon que l'on s'était acharné à contraindre ne cesse de se jouer des limites et connaît, à Milan, une ultime et exubérante floraison dans les années 1620. Cette rébellion va néanmoins l'épuiser et une dizaine d'années plus tard, il s'efface progressivement du paysage musical.


Simon VOUET (Paris, 1590-1649),
Madeleine évanouie soutenue par deux anges, sans date.
Pierre noire et rehauts de blanc sur papier. Paris, Musée du Louvre.


Le Confitemini Domino que vous écoutez est symptomatique de cette dernière phase d'évolution. Supérieurement restitué par les chanteurs et instrumentistes du Poème Harmonique, il déroule à vos oreilles des volutes qui semblent ne jamais devoir cesser de se recomposer et de se déployer. Écoutez attentivement, après la toute relative sobriété de la première « partie » simplement accompagnée par la basse continue, les dialogues qui se tissent entre les instruments, cornet à bouquin et dulciane sur tapis de violes, cornet et dessus de viole, puis les voix qui, sans cesse, se répondent ou s'enlacent dans la deuxième et la troisième, avant que l'ensemble culmine dans l'apothéose presque extatique du Gloria Patri, que l'on peut rapprocher des représentations picturales de ces saints et saintes dont on ne sait si la pâmoison est mystique ou charnelle. Ici, la musique, s'enroulant inlassablement sur elle-même, frôle, caresse, languit, se soulève, jouit. Les frontières entre amour profane et amour sacré semblent se dissoudre sous la chaleur d'un souffle qui fait éclater la rigidité des carcans formels. Le Baroque nous offre l'embrasement d'une de ses plus flamboyantes aurores.

 

 

Anonyme, Milan, XVIIe siècle : Confitemini Domino, psaume en faux-bourdon.

1. Confitemini Domino (Louez le Seigneur)
2. De tribulatione (Dans ma détresse)
3. Dextera Domini (La dextre du Seigneur)

 

Le Poème Harmonique.
Vincent Dumestre, théorbe & direction.

 

Nova Metamorfosi, musique sacrée à Milan au début du XVIIe siècle. 1 CD Alpha 039.

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1 mai 2009 5 01 /05 /mai /2009 16:00


Jean-Baptiste Camille Corot (Paris, 1796-Ville-d'Avray, 1875),
Jeune fille, les bras croisés, sans date.
Mine de plomb, Paris, Musée du Louvre.

 

Voici un moment à part, même si cette musique est tellement connue que peu d'auditeurs se rendent compte, en dehors de sa force émotionnelle, qu'elle est complètement exceptionnelle. La rançon du succès peut aussi être cette espèce d'arasement de la singularité d'une œuvre, à laquelle on finit par être tellement accoutumé qu'on ne parvient plus à la distinguer clairement.

 

Vienne, 2 mars 1786. Wolfgang Amadeus Mozart inscrit à son catalogue un nouveau concerto pour clavier, qu'il a écrit en vue des concerts du Carême de cette même année, avec ceux en mi bémol (KV 482, n°22, première exécution le 16 décembre 1785) et en ut mineur (KV 491, n°24, 24 mars 1786). Au centre de la composition, un adagio en mineur, le dernier mouvement lent écrit par Mozart dans ce mode et le seul dans la tonalité très inhabituelle, pour lui comme pour l'époque, de fa dièse, comme si le compositeur avait, par tous les moyens, souhaité attirer l'attention sur un morceau aussi particulier. Alors, forcément, se pose la question de l'intention. Même s'il ne s'agit pas ici du premier mouvement central d'un concerto de Mozart dont le caractère éminemment lyrique fait songer à une scène d'opéra sans paroles, impression encore renforcée par le rythme de sicilienne qu'il adopte, rarement le sentiment tragique n'aura atteint chez le compositeur une dimension intime aussi poignante. Le réflexe le plus naturel est alors de se tourner vers les éléments biographiques pour tenter de comprendre. Certes, la publication, en septembre 1785, de ses Quatuors dédiés à Haydn s'est soldée par un échec cuisant, le public viennois étant resté complètement désarçonné par l'audace des œuvres. Mozart doit également faire face aux premières difficultés financières d'une longue série à venir, puisqu'il sollicite, dans une lettre du 20 novembre 1785, un prêt d'argent auprès d'un de ses frères maçons, Franz Anton Hoffmeister, avant d'organiser en hâte, la somme allouée n'ayant pas suffi à couvrir ses dépenses, trois concerts à son bénéfice à la mi-décembre, durant un desquels il créera le Concerto en mi bémol majeur (KV 482) mentionné plus haut. Mais la période qui vit naître le Concerto en la majeur est également toute bruissante de la composition des Nozze di Figaro, qui si elles ne connaîtront qu'un succès sans lendemain (neuf représentations seulement) après leur création, le 1er mai 1786, sont, dans cette phase de création, porteuses d'un espoir de lendemains prometteurs. Un moment du temps empreint de tension, mais rien que l'on puisse qualifier pour autant de catastrophique.

 

Le mystère de l'éclosion d'un adagio aussi mélancolique, malgré les quelques touches lumineuses qui viennent l'éclairer çà et là,  demeure donc assez inexplicable. Je suis, pour ma part, enclin à y deviner une expression de l'état si particulier d'abattement profond mêlé d'indicible excitation qui préside, sans que l'on en ait forcément clairement conscience, aux moments de bascule d'une existence. Bien que marqué par la griffure des revers, on accorde cependant encore suffisamment de confiance à l'avenir pour pouvoir chanter quand même, d'une voix par instants enrouée d'angoisse au point qu'elle se brise en murmure, mais qui ne se résigne pas à cesser d'y croire. Les nuées peuvent menacer, les poings se serrer, les larmes couler, même si l'on sent sinuer au fond de soi une tristesse et une solitude absolument indicibles, il reste toujours assez d'espoir pour avancer malgré les vents contraires.


Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Concerto pour clavier et orchestre en la majeur, KV 488 (n°23) : 2e mouvement, Adagio


Malcolm Bilson, pianoforte Belt d'après un instrument Walter du début des années 1780
The English Baroque Soloists
John Eliot Gardiner, direction


Les concertos pour piano (intégrale). 9 CD Archiv Produktion 431 211-2.
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26 avril 2009 7 26 /04 /avril /2009 15:43

 

Januarius ZICK (Munich, 1730-Ehrenbreitstein, 1797),
Le prophète Élisée supplie le seigneur de ressusciter le fils de la Sunamite, s.d.
Huile sur toile, Orléans, Musée des Beaux-Arts.

J'ai évoqué, dans le cadre d'un récent billet sur le Requiem de Mozart, celui, encore trop méconnu, de Michael Haydn (1737-1806). Loin des vitupérations subies sur d'autres blogs qui, d'allusions frôlant dangereusement la diffamation - il est entendu que celles et ceux qui trouvent quelque plaisir à me lire sont de béats abrutis et l'auteur de ces lignes un Trissotin fascisant - en considérations si stratosphériques que l'étriqué foutriquet que je suis n'a pas été en mesure d'en saisir l'Essence, rendent de facto toute réponse superflue, je vous propose de revenir à l'essentiel, la musique, en nous arrêtant quelques instants sur une œuvre dont je me plais à rêver qu'elle puisse un jour bénéficier du large auditoire que ses qualités méritent.

On a souvent opposé les deux frères Haydn, généralement au désavantage de Michael (portrait ci-contre), sous le prétexte qu'il se serait contenté de produire une musique répondant aux exigences du style « galant », plus soucieux de fluidité mélodique que d'élaborations musicales aventureuses. Si prétendre que cette opinion est entièrement fausse relève de la malhonnêteté, il est tout aussi douteux d'y chercher un prétexte pour balayer le compositeur d'un dédaigneux revers de la main. Michael Haydn, qui, à compter de 1763, servira fidèlement les princes-archevêques de Salzbourg durant quarante-trois ans, a écrit la musique qu'exigeaient ses prestigieux patrons, sans que ceci, à la lumière des documents que nous possédons, semble lui avoir posé le moindre cas de conscience. Le tableau de la vie à Salzbourg a longtemps été noirci à plaisir, notamment par les thuriféraires mozartiens, qui ont fait de l'époque de la gouvernance (1772-1803) de Hieronymus Colloredo, dont la fracassante rupture avec le fils Mozart (1781) est demeurée célèbre, une période entachée de relents d'obscurantisme. Si la cité paraît, sur bien des plans, moins « progressiste » que Vienne, quoiqu'on trouverait aisément à y redire, tous les genres musicaux y furent néanmoins pratiqués et cette diversité permit à certains compositeurs, au premier rang desquels Michael Haydn, de s'assurer une réputation enviable. On l'oublie un peu facilement, mais, pour les contemporains, la suprématie de Michael dans le domaine de la musique sacrée ne faisait aucun doute, comme en atteste, par exemple, cette opinion d'E.T.A. Hoffmann (1776-1822) : « Il est, en ce domaine, pleinement l'égal de son frère ; en réalité, il le surpasse même souvent, et de beaucoup, par le sérieux de sa pensée. » Notons aussi, pour finir, l'admiration dont lui témoignèrent certains compositeurs du premier romantisme allemand, tels Carl Maria von Weber (1786-1826), qui fut son élève à Salzbourg, ou Franz Schubert.

 

Une quinzaine de jours seulement a suffi à Michael Haydn pour composer le Requiem dont il est ici question (il en existe un second, en si majeur - MH 838 - dont seuls les deux premiers mouvements ont été achevés, le reste de l'œuvre ayant été complété en 1839 par Kronecker). Destiné à la cérémonie funèbre du prince-archevêque Siegmund von Schrattenbach (portrait ci-contre), mort le 16 décembre 1771, le compositeur y met, en effet, le point final le 31 décembre. Même en tenant compte du fait que bien des compositeurs du XVIIIe siècle pouvaient produire des œuvres à une vitesse stupéfiante (Vivaldi écrivit, par exemple, Tito Manlio en cinq jours), cette rapidité, s'agissant d'une partition très élaborée, peut laisser quelque peu éberlué. Cependant, un élément biographique laisse à penser que Michael Haydn devait déjà être dans un état d'esprit particulièrement propice à l'écriture d'un Requiem au moment de la mort de l'archevêque ; il venait en effet de perdre sa fille, Aloysia Josepha, à peine âgée d'un an, et il ne fait guère de doute que son Requiem peut donc se lire comme une mise en écho de deux deuils, l'un officiel et l'autre intime. La référence, dès les premières mesures de l'œuvre, au Stabat mater de Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736, extrait en fin de billet) qui connut une diffusion extraordinaire dans toute l'Europe du XVIIIe siècle, fut-elle perçue par les contemporains comme une expression canonique de l'affliction, un élément donc purement rhétorique, ou surent-ils y déceler l'aveu d'une souffrance personnelle ? Compte tenu du contexte biographique dans lequel prit place l'écriture du Requiem, il est, pour nous, difficile de ne pas entendre dans l'emploi de ce motif précis, que sa mise en exergue rend d'autant plus saillant, au travers de la transparente allusion à « la mère emplie de douleurs qui se tenait en pleurs près de la croix tandis que pendait son fils » (Stabat mater dolorosa/Juxta crucem lacrimosa/Dum pendebat filius), le cri de douleur de parents qui viennent de perdre leur enfant. L'ensemble de l'Introït déploie le langage de l'inéluctabilité du destin, celui des redoutables archevêques comme celui des fillettes fauchées au berceau, ne serait-ce que par l'usage de ce que les anglo-saxons nomment walking bass (basse « marchante ») pour unifier le morceau en lui conférant un caractère de marche inexorable. Ponctué de sombres fanfares qui ne sont pas sans rappeler Biber, le mouvement, d'une intensité presque suffocante, ne connaît un relatif apaisement qu'en son centre, illuminé par la prière du « Te decet hymnus » (de 2'28" à 4'07"), avant de renouer avec l'atmosphère presque opaque du début.

La Séquence qui suit (du Dies irae au Lacrimosa) est, en dépit de son organisation en sections distinctes, tendue de la première à la dernière note dans un même élan, culminant, après avoir exploré une large palette d'affects allant de l'effroi à la confiance, dans l'imposant Amen conclusif. Ce mouvement, le plus long de l'œuvre, est lui aussi unifié par un motif récurrent, constitué d'un appel de cinq notes aux cuivres pouvant évoquer les trompettes du Jugement dernier. L'Offertoire (dont vous pouvez entendre les deux parties en cliquant ici), le Sanctus et le Benedictus, même s'ils ne renoncent pas totalement aux teintes sombres qui baignent la totalité du Requiem, apportent tout de même une certaine forme de détente qui va croissant pour trouver dans le Benedictus, dont les ornements font songer à Georg Matthias Monn (1717-1750), un épanouissement presque apaisé. Michael Haydn a organisé son propos avec une remarquable intelligence, instituant des contrastes saisissants entre les interventions des solistes, empreintes d'un lyrisme opératique contenu, et l'écriture majoritairement fuguée et sévère des chœurs, qui favorisent une relance du discours extrêmement efficace. L'Agnus Dei laisse un sentiment étrange, né de l'opposition entre le caractère triste mais presque dansant de la mélodie confiée aux cordes à laquelle s'ajoute la supplique des voix solistes, et la massivité des interjections du chœur ainsi que les ponctuations sinistres des timbales et des cuivres. Il s'en dégage une nostalgie ineffablement amère que ne fait que confirmer la fin interrogative du Lux aeterna. Plus conventionnels sont les deux derniers mouvements, qu'il s'agisse de la robuste fugue du Cum sanctis tuis qui reviendra après la reprise traditionnelle du Requiem aeternam, permettant ainsi à l'œuvre de s'achever dans l'atmosphère de sérénité majestueuse et jubilante qu'autorise la foi en la miséricorde divine.
À la fois œuvre de circonstance et page d'une prégnante intimité, ce Requiem en ut mineur se révèle, au fil des écoutes, comme une des meilleures productions autrichiennes de ce type de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Mêlant modernité d'écriture (notamment dans la Séquence) et références au riche passé de la musique sacrée salzbourgeoise, il constitue un des meilleurs démentis à la réputation de superficialité qui s'attache encore au nom de Michael Haydn et mériterait de se voir accorder autant d'attention que son cousin mozartien, qui, n'en déplaise à certains, n'aurait pas eu le même visage sans son existence.

 

Michael HAYDN (1737-1806), Requiem en ut mineur, pour solistes, chœur et orchestre, MH 154 :

1. Introït : Requiem aeternam - Kyrie
2. Agnus Dei - Lux aeterna.


Carolyn Simpson, soprano. Hilary Summers, contralto. James Gilchrist, ténor. Peter Harvey, basse.
Choir of the King's Consort
The King's Consort
Robert King, direction

Requiem. Missa in honorem Sanctae Ursulae. 2 CD Hyperion CDA67510.

Giovanni Battista PERGOLESI (1710-1736), Stabat mater en fa mineur, pour soprano, alto, cordes et basse continue (c.1734-1736) :
Stabat mater dolorosa, a due. Grave.

Gemma Bertagnolli, soprano. Sara Mingardo, contralto.
Concerto Italiano
Rinaldo Alessandrini, orgue & direction

 

Stabat mater (Pergolesi, A. Scarlatti). 1 CD Opus 111 OPS 30-160.

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15 avril 2009 3 15 /04 /avril /2009 18:07


Thomas GAINSBOROUGH (Sudbury, Suffolk, 1727-Londres, 1788),
Mr ans Mrs Adrews, c.1748-49.
Huile sur toile, Londres, National Gallery.

2009, année Haendel ? Indubitablement. Il suffit de s'enquérir des programmes des festivals estivaux à venir ou des projets discographiques en cours pour se convaincre que la commémoration du 250e anniversaire de la mort du compositeur ressemble de plus en plus à une déferlante. Sans dénier à Haendel la place éminente qu'il occupe dans le paysage musical de la première moitié du XVIIIe siècle, il est néanmoins permis de trouver cette univocité quelque peu excessive. C'est pour cette raison, alors que, comme beaucoup d'amateurs de musique de ma génération, je nourris une grande affection pour son œuvre, je ne consacrerai à Haendel qu'un nombre infime de billets, en m'attachant à des pans moins célébrés de sa production que ses opéras ou ses oratorios.

L'hiver 1740 est un des plus rudes que l'Angleterre ait connu. Le froid est si intense que les eaux de la Tamise vont demeurer gelées durant plusieurs semaines. Haendel (portrait sur émail de Noah Seaman, daté 1741, ci-contre) aura 55 ans dans quelques mois. Le plus anglais des compositeurs nés en Allemagne, auréolé de ses succès italiens de jeunesse, est installé à Londres depuis 1710 et naturalisé depuis 1727. Il a cependant vu son étoile pâlir à la suite des échecs successifs de ses tentatives pour imposer l'opéra italien dans son pays d'adoption. La débâcle retentissante d'Ezio en 1732, le succès grandissant de l'Opera of Nobility, fondé en 1733 par certains de ses anciens mécènes et amis rebutés par son arrogance pour concurrencer sa Royal Academy of Music installée depuis 1719 au King's Theatre, de sérieux problèmes de santé en 1737, et surtout la lente émergence d'un opéra spécifiquement anglais, représenté par des œuvres comme The beggar's opera (1728) de John Gay (1685-1732) ou The dragons of Wantley (1737, pastiche de Giustinio) de John Frederick Lampe (c.1703-1751), n'augurent rien de bon pour la suite d'une carrière pourtant débutée en fanfare.
Orgueilleux, acariâtre, obstiné, Haendel se révélait, à ce que l'on sait, assez invivable au quotidien, mais il était également un homme d'une grande intelligence, capable de sentir le vent tourner. Au début de 1736, Newburgh Hamilton l'incite à mettre en musique une ode de John Dryden (1631-1700). Rien de tel, en effet, pour recouvrer la faveur du public anglais qu'évoquer, ne serait-ce qu'en utilisant un texte de son librettiste attitré, l'ombre du grand Purcell. Coup d'essai, coup de maître, la création d'Alexander's Feast connaît un succès éclatant. Encouragés par cette réussite, les amis du compositeur l'encouragent à composer une nouvelle œuvre, cette fois sur un texte du poète John Milton (1608-1674), autre gloire nationale britannique. Sous l'impulsion du philosophe James Harris, ce sont deux poèmes complémentaires de Milton, datant d'environ 1632, qui sont choisis, L'Allegro (« Le joyeux ») et Il Penseroso (« Le pensif »). Harris produit une ébauche de livret et la confie à Charles Jennens (c.1700-1773, portrait ci-dessus), futur librettiste d'oratorios à succès de Haendel, qui y ajoute un troisième personnage de son crû et tout à fait dans l'air du temps, Il Moderato (« Le modéré »). Vers le 19 janvier 1740, le texte est achevé, le 4 février, le compositeur termine la troisième et dernière partie de la partition ; il aura fallu une quinzaine de jours pour que naisse L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato.


À quoi ressemble cette « ode pastorale » ? À rien de ce qu'Haendel a produit jusqu'ici, à rien de ce qu'il composera ensuite. Proche, par la forme, d'Alexander's Feast, l'œuvre évoque plutôt, par l'esprit, Acis and Galatea (1718), à la différence qu'aucun alibi mythologique ou historique n'y est convoqué et qu'en dépit des contrastes institués par les librettistes entre les différents personnages, l'action dramatique en est quasiment absente. Haendel va néanmoins s'emparer des allégories du texte et en faire de véritables personnages, en confiant à l'orchestre plus qu'aux voix (les airs de l'Allegro et du Moderato sont ainsi partagés entre des tessitures différentes) la charge de donner à chacun son propre caractère. À l'Allegro les mouvements enjoués, dansants, écrits avec le plus de souplesse et le moins de sophistication possibles, dans un style qui peut faire songer à Thomas Arne (1710-1778), au Penseroso les tempos plus lents, le mode mineur, une sensibilité parfois à fleur de peau (« Come, rather, Goddess » de la première partie, tous les airs de la deuxième).
La première partie donne indubitablement l'avantage à l'Allegro, qui la débute et la finit. Sur un mode bucolique, Haendel souligne l'insouciance et la fougue de la jeunesse, à tel point que les interventions mélancoliques du Penseroso paraissent un peu « déplacées » dans un tel contexte. Cependant, le compositeur va insensiblement faire glisser l'Allegro, à la fin de la première partie (Air « Let me wander », puis fin voilée, en mineur, du chœur « And young and old »), vers un ton plus sérieux, préparant ainsi le règne du Penseroso sur la deuxième partie, qu'il ouvre et clôt. Après la campagne, voici la ville et son industrieuse activité, décrits avec une rare acuité dans l'air « Populous cities », dans lequel les oreilles attentives ne manqueront pas de relever la prémonition d'un chef d'œuvre à venir. Si, dans cette partie, les éclats de l'Allegro ne sont pas absents, on note qu'Haendel continue à les tempérer avec la gravité propre au Penseroso, qui s'arroge d'ailleurs plus de la moitié du temps musical. La troisième partie est entièrement dévolue au personnage du Moderato, qui représente le juste milieu entre les tendances extrêmes représentées par l'Allegro et le Penseroso, la sérénité acquise par la maîtrise des passions opposées de l'âme, démarche dans laquelle on peut déjà entrevoir une exigence d'équilibre toute classique. Peut-on cependant parler d'apaisement ? La solennité presque menaçante du chœur final « Thy pleasures, Moderation, give » laisse planer le doute sur la victoire réelle de la modération et laisse s'achever l'œuvre dans une atmosphère plus suspensive qu'affirmative.


En dépit du fait qu'il ne soit pas aussi célèbre que d'autres partitions de Haendel, L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato rassemble suffisamment de qualités pour pouvoir être considéré comme une des œuvres maîtresses du compositeur. Haendel y atteint, en effet, une qualité de description proprement picturale, excellant dans la représentation des atmosphères au point de rendre quasi visibles les paysages qu'il décrit, mais y traduit également les mouvements de l'âme avec beaucoup de finesse. En ce sens, son ode prend naturellement place aux côtés des œuvres de William Hogarth (1697-1764) pour l'acuité de l'observation et de l'approche « psychologique » du paysage que ne tardera pas à illustrer Thomas Gainsborough (1727-1788). Sous le voile de l'allégorie, le compositeur se livre ici à un travail de moraliste teinté, par endroits, de religiosité (le chœur final de la deuxième partie, si proche de Bach) et on sent bien, à sa façon d'illustrer le texte, qu'il est plus que dubitatif quant aux capacités des Hommes à vaincre le flux et le reflux des passions pour s'engager dans la voie d'une attitude raisonnable, toujours en péril, comme le suggèrent les chromatismes ou les rythmes entrecroisés qui émaillent la musique de la dernière partie de l'œuvre (air « Come, with gentle hand »).

27 février 1740, création de L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato dans des conditions météorologiques épouvantables, qui n'ont pas dissuadé le public de venir au spectacle, sans doute largement grâce à la promesse d'un théâtre chauffé. L'œuvre sera jouée cinq fois jusqu'au 23 avril, puis reprise à Dublin en 1741 et avril 1742. C'est lors de cette seconde série de concerts dublinois qu'Haendel entrera vivant dans son éternité de compositeur en dirigeant la première d'un oratorio sur un livret du même Charles Jennens, le Messie.

Georg Friedrich HAENDEL (1685-1759), L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato, ode pastorale en trois parties, HWV 55, sur un livret de Charles Jennens d'après John Milton.


Michael Ginn, Patrizia Kwella, Marie McLaughlin, Jennifer Smith, sopranos. Maldwyn Davies, Martyn Hill, ténors. Stephen Varcoe, basse.

Monterverdi Choir.

English Baroque Soloists.

John Eliot Gardiner, direction.


2 CD Erato 2292-45377-2.


Extraits proposés
 :


Première partie :

1. « Hence loathed Melancholy » (L'Allegro). Martyn Hill.

2. « Come, rather, Goddess » (Il Penseroso). Jennifer Smith.


Deuxième partie :

3. « Populous cities » (L'Allegro). Stephen Varcoe / Monteverdi Choir.

4. « Me, when the sun begins to fling » (Il Penseroso). Patrizia Kwella.


Troisième partie :

5. « Thy pleasures, Moderation, give » (Il Moderato). Monteverdi Choir.
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10 avril 2009 5 10 /04 /avril /2009 12:56

Giuseppe Maria CRESPI (Bologne, 1665-1747),
Le Christ tombé sous la croix, c.1735-40.
Huile sur bois, Strasbourg, Musée des Beaux-Arts.

Tout d'abord dépasser un tenace sentiment d'agacement face aux propos du par ailleurs très estimable René Jacobs qui déclare avoir procédé, sous prétexte que le compositeur « va trop loin dans l'expressionnisme » dans certaines arias et qu'« il ne s'agit pas ici de sa meilleure musique », à quelques coupures dans la Brockes-Passion de Georg Philipp Telemann (1681-1767) que vient d'éditer, avec un raffinement qui l'honore, Harmonia Mundi. Dont acte, mais l'auditeur aurait peut-être souhaité juger par ses propres moyens de la pertinence d'affirmations qui, outre qu'elles n'engagent que celui qui les profère, posent avec insistance la question de notre réception d'une musique écrite il y a presque 300 ans. Qui sommes-nous pour décider que tel ou tel passage est intéressant ou non ? Notre début de XXIe siècle doit-il obligatoirement se comporter en braghettone ? Je gage, pour ma part, que si un homme aussi intelligent que Telemann a jugé bon d'user, à tel ou tel endroit, d'effets qui nous semblent aujourd'hui déplacés, c'est en sachant parfaitement ce qu'il faisait. Comment ne pas sourire en pensant aux cris d'orfraie que n'auraient pas manqué de déclencher de telles coupures dans une Passion de JS Bach ?

Le texte de Barthold Heinrich Brockes (1680-1747, portrait ci-contre), Jésus souffrant et mourant pour les péchés du monde, édité à Hambourg en 1712, s'est immédiatement imposé auprès des compositeurs allemands comme une source d'inspiration incontournable. Ce ne sont pas moins de treize mises en musique qui vont se succéder à partir de son année de parution, dues au gratin de la musique allemande du temps. C'est Keiser qui ouvre le feu en 1712, suivi, entre autres, par Haendel et Telemann en 1716, Mattheson en 1718 et Stölzel en 1725 - il existe un magnifique enregistrement de cette dernière adaptation, dirigé par Ludger Rémy (CPO 999560-2). Même si la postérité a parfois été très sévère avec le texte de Brockes, en jugeant le style trop grandiloquent et les images trop brutales, il est aisé de comprendre les raisons de son succès. Il use en effet d'un très large arsenal rhétorique dans le but d'émouvoir le lecteur, de le faire participer affectivement aux souffrances du Christ, et, dans un élan proprement com-passionnel semé d'attendrissements, d'effrois, de sang et de larmes, de le conduire à la repentance. L'utilisation d'images parfois extrêmement violentes (le couronnement d'épines, par exemple), qui, soit dit en passant, s'inscrit dans une tradition solidement ancrée en territoires germaniques dont un des sommets, dans le domaine de la peinture, est l'œuvre de Grünewald (c.1480-1528), doublée de la volonté de faire du récit de la Passion une ample fresque dramatique étaient évidemment pain bénit pour les compositeurs. Alors vous pensez bien que lorsqu'on s'appelle Telemann, qu'on est, à 35 ans, un compositeur dont la renommée ne cesse de croître et qu'on possède un goût certain pour l'opéra, on ne laisse pas passer une si belle occasion.

Rendre compte de toute la richesse d'invention de la Brockes-Passion dépasserait largement le cadre de ce billet, alors faisons-en juste un rapide tour d'horizon. Dès les premières mesures de la Sinfonia, le rôle de clé de voûte confié à l'orchestre s'impose comme une évidence. Plongé tout d'abord dans la nuit pétrifiée de la mort, l'auditeur va être lentement conduit de l'affliction à une consolation diffuse, cette lueur inextinguible qui vainc les ténèbres si caractéristique de l'esprit qui préside au temps de Pâques. L'alternance entre désespoir sépulcral et certitude de la rédemption qui signe cette ample page instrumentale va innerver les 117 numéros qui composent l'œuvre, dans laquelle le compositeur va tirer parti de toute sa science de l'orchestre afin de caractériser les états d'âme changeants des personnages : tonalité sans cesse mouvante, génératrice d'une forte tension, rendant perceptibles les doutes de Jésus en prière à Gethsémani (nos16-18), âpreté des cors traduisant les remords infernaux qui agitent Judas (nos49-51), cordes crissantes jouées près du chevalet (sul ponticello) illustrant les déchirures infligées par la couronne d'épines (n°72), sentiment d'absolue solitude née de la simple alternance forte/piano de cordes désolées dans l'épisode où Jésus, cloué sur la croix, reproche à Dieu de l'avoir abandonné (nos97-102), douceur à la fois amère et consolatrice du hautbois, souvent sollicité tout au long de la partition, et dans lequel on peut voir une incarnation de la voix de l'âme. Ce ne sont, bien entendu, que quelques exemples des effets dont use Telemann, avec une efficacité proprement diabolique. L'écriture des parties vocales répond à la même logique d'immédiateté de l'impact émotionnel et s'ancre solidement, en dépit du sujet sacré, dans les conventions opératiques du temps. On trouvera ainsi dans cette Brockes-Passion des airs de bravoure ou de fureur, des duos ou des trios, tous d'une virtuosité exigeante pour les solistes et qui sentent plus la scène que l'église, ce qui, au XVIIIe siècle, n'a rien de foncièrement choquant.

René Jacobs s'inscrit parfaitement dans cette optique de théâtre sacré et livre de la partition une vision sanguine aux contrastes exacerbés. Ces quelques deux heures vingt de musique sont tendues de la première à la dernière note et menées tambour battant, sans aucun temps mort, sans que cette fermeté se mue cependant en brutalité ou en précipitation. Outre le bémol exprimé au début de ce billet, la seule vraie réserve portera sur l'équipe vocale réunie par le chef qui, sans démériter, n'est pas aussi flamboyante qu'on aurait pu le rêver. Bien entendu, les solistes connaissent bien leur métier, mais en dehors du Jésus terriblement humain de Johannes Weisser (la révélation de ce disque) et du Judas halluciné de Marie-Claude Chappuis (chapeau bas), on ne peut pas dire que s'y distinguent des individualités très marquantes. La prestation du RIAS Kammerchor est, en revanche, excellente. La cohésion et la discipline de ce chœur, qui aborde avec talent les répertoires les plus divers, ne sont plus à démontrer ; sa participation à cet enregistrement en apporte une nouvelle preuve. Cependant, à titre tout à fait personnel, j'avoue que l'emploi d'un effectif de 35 choristes me paraît quelque peu excessif dans une œuvre comme la Brockes-Passion, particulièrement dans les moments où toutes les forces sont réunies et qui sont parfois à la limite de l'empâtement. Je demeure convaincu qu'un chœur plus léger, entre un et trois chanteurs par partie, aurait rendu plus exactement compte des intentions du compositeur et autorisé une réactivité encore supérieure à celles du chef. Mais j'ai gardé la meilleur pour la fin, car si quelqu'un tire son épingle du jeu dans ce disque, c'est bien l'orchestre qui est, de bout en bout, exceptionnel. L'Akademie für Alte Musik Berlin confirme, si besoin était, sa position éminente dans l'univers des ensembles « historiquement informés », à tel point qu'on ne sait que louer le plus, les couleurs instrumentales (quels hautbois !), la netteté des attaques et de l'articulation, ou le plaisir évident que prennent ses membres à jouer ensemble. Galvanisés par un chef qu'ils ont visiblement bonheur à suivre, les musiciens relaient avec un enthousiasme communicatif l'urgence dramatique voulue par Jacobs et aident largement à relativiser les quelques faiblesses de la distribution vocale.


Qu'on ne s'y trompe pas, malgré les réserves que l'on peut émettre sur sa réalisation et surtout sur certains de ses partis-pris, cet enregistrement est une parution importante, qui documente avec beaucoup d'à-propos un pan de la production de Telemann peu et souvent mal représenté au disque, quand nous croulons littéralement sous les intégrales consacrées à Bach. Cette Brockes-Passion permet d'ailleurs de mesurer à quel point, alors que leurs dons musicaux les mettaient à égalité, les deux hommes étaient mus par des instincts différents, plus théâtral chez l'un, plus contemplatif chez l'autre, sans que ceci constitue un critère pour juger de l'adéquation de leur musique aux sujets sacrés. Et d'ailleurs ce même Bach, dont certains font encore si souvent un pic de sublimité solitaire, ne copia-t-il pas de sa propre main la partition de Telemann en vue de son exécution à Saint Thomas de Leipzig en 1739 ?


Georg Philipp TELEMANN (1681-1767), Brockes-Passion, oratorio de la Passion pour solistes, chœur et orchestre, TWV 5 :1.

Brigitte Christensen, Lydia Teuscher, sopranos. Marie-Claude Chappuis, mezzo-soprano. Donát Havár, Daniel Behle, ténors. Johannes Weisser, baryton.
RIAS Kammerchor.
Akademie für Alte Musik Berlin.
René Jacobs, direction.


2 CD Harmonia Mundi HMC 902013.14
Mini site consacré à cette parution : http://www.harmoniamundi.com/telemann2009/

Extraits proposés :

1. Sinfonia

Les doutes de Jésus à Gethsémani :
2. [16-18] Jésus : Air : « Mein Vater ! » / Récitatif accompagné : « Mich drückt der Sünden Zentnerlast » / Air : « Ist's möglich, dass dein Zorn sich stille ».

Remords et suicide de Judas :
3. [49-51] Judas : Récitatif « Oh, was hab' ich verfluchter Mensch getan ! » / Air : « Lasst diese Tat nicht ungerochen ! » / Récitatif accompagné : « Unsäglich ist mein Schmerz ».

« Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » :
4. [97-102] Récitatif (Évangéliste) : « Und um die neunte Stund' » / Récitatif accompagné (Jésus) : « Eli ! Lama Asaphtani ! » / Récitatif (Évangéliste) : « Das ist in unsrer Sprach' zu fassen » / Récitatif accompagné (Évangéliste) : « Mein Gott, wie hast du mich verlassen ! » / Récitatif (Évangéliste) : « Darnach, wie ihm bewusst » / Récitatif accompagné (Jésus) : « Mich dürstet ! ».

Mort de Jésus :
5. [104-105] Récitatif (Évangéliste) : « Drauf lief ein Kriegsknecht hin » / Récitatif accompagné (Jésus) : « Es ist vollbracht ».
6. [106] Trio (Trois âmes croyantes) : « O Donnerwort ! O schrecklich Schreien ! »

Certitude de la rédemption :
7. [116] Air (La Fille de Sion) : « Wisch ab der Tränen bittre Ströme ».
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25 mars 2009 3 25 /03 /mars /2009 19:28


Artiste anonyme du XIXe siècle,
L'enterrement de Mozart
, sans date.

Aquarelle sur papier, Vienne, Museum Karlsplatz.
(Cliché RMN)


Le 5 décembre 1791, un peu avant une heure du matin, Mozart meurt à Vienne. Le lendemain après-midi, par un temps doux et brumeux, il est enterré dans une fosse commune du cimetière Saint-Marx, après le service funèbre de troisième classe réservé à 80% des Viennois. La quinzaine de personnes présentes suit le corbillard jusqu'aux portes de la ville, puis laisse celui-ci parcourir seul les six kilomètres qui conduisent à la nécropole. Tout, dans ces faits, correspond aux usages du temps, les règles de sépulture ayant été strictement définies par Joseph II dans un édit de 1784, lequel, par souci d'hygiène, interdit les tombes intra muros et, pour des raisons de place, proscrit d'y élever des stèles, sauf pour les familles nobles, tout en prescrivant l'usage de cercueils réutilisables. Cependant, cet attelage qui transporte un cadavre en cahotant sans doute un peu sur sa route, c'est, comme nous allons le voir, rien moins qu'une légende qui se met en chemin.


1791 n'est pas une mauvaise année pour Mozart, dont la situation financière s'améliore peu-à-peu et qui, après l'échec de la Clemenza di Tito (KV 621, première le 6 septembre), connaît un retentissant succès avec Die Zauberflöte (La flûte enchantée, KV 620, première le 30 septembre), reçoit des propositions d'Angleterre (où réside son ancien librettiste da Ponte), des Pays-Bas et de Hongrie, et, en dépit de son surmenage, parvient à écrire le Concerto pour clarinette en la majeur (KV 622, début octobre) ainsi qu'une cantate (KV 623) et un lied (KV 623a) pour l'inauguration d'un nouveau lieu de réunion de sa Loge maçonnique, ces deux dernières œuvres achevées aux alentours du 15 novembre, soit trois semaines avant la mort du compositeur. Mais Mozart a reçu une autre commande au cours de l'été 1791, émanant du comte Walsegg-Stuppach (1763-1827), grand amateur de musique et franc-maçon, celle d'un Requiem à la mémoire de son épouse, morte en février. Ce comte était un original, qui avait l'habitude de faire exécuter des œuvres lors de concerts privés dans son château en invitant ses auditeurs à deviner ensuite le nom de leur compositeur, et sa demande arrivait sans doute à point pour les finances du couple Mozart. Marché conclu.

On a longtemps pensé que le compositeur s'était mis au travail sur ce que la postérité romantique s'est empressée de désigner, à tort comme nous le verrons, comme « son » Requiem dès qu'il en reçut la commande. Or, les analyses menées sur le type de papier utilisé pour l'autographe ont démontré que Mozart ne nota rien avant son retour de Prague, à la suite de la création de la Clemenza di Tito, soit vers le 10-15 septembre 1791, à un moment où le travail sur Die Zauberflöte requerrait toute son énergie ; on même peut gager, compte tenu de l'inachèvement de l'œuvre, qu'il n'y revint ensuite que de façon très sporadique. À sa mort, alors qu'il devait avoir plus ou moins cessé toute activité compositionnelle suivie depuis que s'aggravait la maladie qui allait l'emporter, soit vers le 20 novembre, seuls l'Introït (« Requiem aeternam ») et l'essentiel du Kyrie étaient entièrement composés - l'orchestration de ce dernier sera simplement complétée par deux élèves de Mozart, Franz Xaver Süssmayr (1766-1803) et Franz Jakob Freystädtler (1761-1841). La Séquence (du Dies irae au Confutatis inclus) et l'Offertoire demeuraient en ébauche de partition, comportant les parties vocales, la basse continue chiffrée avec soin et des indications d'instrumentation. Le fameux Lacrimosa, qui a fait se pâmer tant de gens par sa beauté si purement mozartienne, était, en réalité, extrêmement lacunaire, s'interrompant au bout de huit mesures seulement sur les mots « Judicandus homo reus », tandis que les Sanctus, Benedictus, Agnus Dei et Communion étaient, eux, complètement manquants. Pourtant, Constanze Mozart ne finit par demander, en désespoir de cause serait-on tenté d'écrire, à Süssmayr de compléter le Requiem qu'après avoir tenté de le faire achever, entre autres, par Joseph Eybler (1765-1846, Séquence) et Maximilian Stadler (1748-1833, Offertoire), alors qu'il est probable que l'élève avait peut-être reçu des instructions pour l'achèvement de l'œuvre de la bouche même de son maître et certainement eu accès à des esquisses aujourd'hui perdues, à l'exception d'une feuille comportant 5 mesures du Rex tremendae et une ébauche de 16 mesures d'un Amen fugué. S'il existe un quelconque mystère autour du Requiem de Mozart, c'est bien cette réticence, de la part de sa veuve, à le faire terminer par quelqu'un qui avait côtoyé son mari d'aussi près et en avait reçu l'enseignement. Süssmayr acheva son travail en 1792, signant la partition en contrefaisant le paraphe de son maître.

Si l'on souhaite tenter d'entendre ce Requiem devenu mythique pour ce qu'il est, il faut d'abord se débarrasser de toutes les couches de mystifications dont le romantisme s'est empressé de le surcharger. Une bonne fois pour toutes donc, gardons bien à l'esprit que, tout d'abord, le Requiem est une commande émanant d'un noble qui n'a sans doute pas manqué d'exprimer des exigences à son sujet qui nous sont hélas aujourd'hui inconnues, qu'ensuite Mozart ne s'est vraiment attelé à sa composition que très tardivement - je demeure, à titre personnel, convaincu qu'il n'a rien mis au propre avant l'achèvement du Concerto pour clarinette, soit avant les environs du 10 octobre - et qu'il a préféré achever deux opéras, un concerto, une cantate et un lied plutôt qu'une messe des morts, et qu'enfin, jusqu'au moment où son état de santé s'est réellement aggravé et l'a empêché de composer, tous les documents fiables attestent que l'idée de composer son propre Requiem ne l'a sans doute pas effleuré. L'œuvre qui aura accompagné Mozart jusqu'à sa mort, ce n'est pas le Requiem, c'est Die Zauberflöte, comme l'attestent sa dernière lettre (14 octobre) et les souvenirs de Constanze, qui nous apprennent qu'il parvenait encore à « fredonner d'une voix presque imperceptible » le premier air de Papageno le 3 décembre. Tout le reste, à la lumière des sources documentaires, se révèle n'être qu'un tissu d'élucubrations élaboré par un XIXe siècle friand de sensationnel et de merveilleux.


Et la musique, me direz-vous ? La première question qu'elle pose, et qui soulève encore des discussions homériques entre musicologues, est la fidélité de Süssmayr aux intentions réelles de Mozart. Le pauvre élève en a pris pour son grade depuis le début des années 1970 où certains chercheurs se sont efforcés, avec plus ou moins de bonheur, de nettoyer le Requiem de tous les ajouts qu'ils estimaient indignes de son maître. Je n'entrerai pas plus avant dans le détail de ces querelles, mais il est certain que Süssmayr, en dépit de ses faiblesses, a au moins, à mes yeux, deux avantages décisifs, celui d'avoir été au contact direct du compositeur et celui d'être un homme vivant à Vienne en 1791, donc parfaitement au fait de ce qu'un commanditaire privé et noble était en droit d'attendre, en ce lieu et à ce moment du temps, d'un morceau de musique sacrée.

La seconde, aussi épineuse, est la question de l'originalité de la partition. Là, les choses sont un peu plus claires, et il est établi que Mozart, soit de son propre chef, soit sur demande du commanditaire, a écrit un Requiem qui s'inscrit dans la plus parfaite tradition viennoise et plus largement autrichienne, et qu'en conséquence la part la plus novatrice de son inspiration est ici à chercher principalement dans le travail motivique et les trouvailles d'orchestration.

Le ré mineur qui domine l'œuvre est, par exemple, tout à fait courant dans les œuvres sacrées savantes et « archaïsantes » de l'époque. On a souvent voulu le rapprocher de façon abusive de Don Giovanni (KV 527, première le 29 octobre 1787) quand il ne faudrait pas négliger, pour cet opéra, l'empreinte de Gluck (Ballet-pantomime Don Juan, Vienne, 1761, Scène de l'Enfer, ré mineur) et le fait que cette tonalité n'est vraiment marquante qu'à quelques moments de l'œuvre, principalement dans l'andante de l'Ouverture, le duo « Fuggi crudele » de l'acte I et la scène dite « du Commandeur » de l'acte II. Si la dimension tragique de Don Giovanni est indéniable, ses sectateurs les plus acharnés ont tendance à faire un peu vite l'impasse sur les intentions de Mozart et da Ponte qui ont conçu un drama giocoso, qui se termine de façon plutôt légère et très morale dans un solide ré majeur, au grand dam des hagiographes du XIXe siècle qui ont voulu faire de cet opéra un drame d'une épouvantable noirceur à écouter la tête dans les mains et le cœur empli d'une sainte terreur, perspective univoque et faussée qui demeure , hélas, encore majoritairement répandue aujourd'hui.

Au lieu d'aller chercher des connexions aussi rassurantes que douteuses entre deux œuvres dont l'univers est moins proche qu'on a bien voulu le faire croire, constatons plutôt la parenté d'esprit qui existe entre le Kyrie en ré mineur, KV 341 (368a), fragment d'une messe inachevée dont, en l'absence d'autographe, on ignore la date de composition précise, qui a été placée par certains vers 1780-81, et, plus récemment, vers 1788, voire 1791, ces deux dernières dates correspondant à des moments où Mozart s'intéressait de nouveau à la musique religieuse pour pouvoir assurer sa subsistance ; ces dernières propositions ont été contestées sur la foi de critères stylistiques, mais il faut cependant se demander, s'agissant, là encore, d'une pièce sacrée en ré mineur, si un certain « archaïsme » n'y est pas voulu par le compositeur. De même, comment ne pas penser à l'Ave verum corpus (ré majeur, KV 618, juin 1791) en écoutant l'Hostias du Requiem ? Et si l'on tient vraiment à établir des rapports avec l'œuvre opératique de Mozart, alors ce n'est certainement pas vers Don Giovanni qu'on se tournera, mais bien plus sûrement vers Die Zauberflöte, toujours et encore elle, pour noter, entre autres, les ressemblances entre l'air de la Reine de la Nuit de l'acte II (« Der hölle Rache », ré mineur) et le Dies irae.

Mais les matériaux dont Mozart s'est servi ne sont pas exclusivement siens. Il faut ajouter comme sources d'inspiration clairement identifiables, deux Requiem respectivement de Michael Haydn (1737-1806) et Florian Gassmann (1729-1774). Celui du dernier, en ut mineur et daté 1774, n'ayant pas, à ma connaissance, connu les honneurs de l'enregistrement, il m'est impossible d'aller plus loin ici que signaler les similitudes existant entre son Introït et celui du Requiem de Mozart. En revanche, celui de Michael Haydn, lui aussi en ut mineur et daté 1771, est bien documenté, et l'on ne peut qu'être frappé par le nombre d'éléments qui se retrouvent de l'une à l'autre œuvre. Pour n'en citer que quelques unes, l'entrée du chœur et la mise en musique des mots « et lux perpetua » dans l'Introït sont presque similaires, le motif aux cordes au début du Lacrimosa également, sans parler des deux morceaux qui composent l'Offertoire, dont les convergences dans les motifs et la construction sont trop flagrantes pour pouvoir être un effet du hasard. Il faut savoir que Mozart, fraîchement rentré d'Italie, assista sans aucun doute à l'exécution de ce Requiem, écrit par Michael Haydn pour la cérémonie funèbre du prince-archevêque Siegmund von Schrattenbach (1698-1771), prédécesseur de Colloredo, et il ne fait aucun doute que l'œuvre, un des sommets de la production non seulement du « Haydn de Salzbourg » mais des Requiem écrits durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, dut laisser une empreinte très profonde chez le jeune Mozart pour que, vingt ans après, il soit en mesure non seulement d'en transmettre une part de l'esprit mais d'en inclure de quasi-citations dans son propre Requiem. Ajoutons, pour finir, que certains autres traits de ce dernier sont également traditionnels dans la musique sacrée autrichienne, comme le solo de trombone du Tuba mirum ou la reprise de la musique de l'Introït pour la Communion.

Au bout de ce parcours au travers d'une des plus célèbres messes des morts de la musique occidentale, il est clair que Mozart, face à une commande qui ne retenait son attention que très modérément, n'a pas hésité à puiser largement dans le patrimoine musical à sa disposition pour tenter de s'en acquitter. Son Requiem abonde donc en références délibérées à la musique de la fin de l'époque baroque, mais aussi à l'opéra et à la franc-maçonnerie. Sur ce dernier point, qui est probablement le seul où l'on puisse déceler un écho véritablement personnel, il me semble important de signaler que toute interprétation qui ne respecterait pas les couleurs voulues par le compositeur, notamment celles des cors de basset si spécifiquement maçonniques, se couperait en large partie du sens réel de l'œuvre, comme le feraient celles qui négligeraient de faire sentir ce qu'elle doit au passé, qu'il s'agisse de Michael Haydn ou de Bach père, avec lequel Mozart s'était familiarisé grâce au baron van Swieten. La réussite la plus éclatante du compositeur, mais aussi de son continuateur, est sans doute d'être parvenus à fondre dans un tout d'une grande cohérence unifié notamment par la reprise, plus ou moins transformée, dans presque chaque mouvement, d'un motif initial de cinq notes, des éléments d'origine très diverse et d'en avoir tiré une partition qui atteint à une sorte d'équilibre idéal entre héritages et contemporanéité. Je n'ai pas écrit « modernité », car ce n'est certainement pas dans la musique sacrée qu'il faut chercher la part la plus inventive d'un Mozart qui, après 1780, n'achèvera symptomatiquement aucune des messes qu'il entreprendra, accordant systématiquement la priorité à des œuvres où il pouvait s'exprimer dans un cadre formel moins contraint. Ni partition baroque égarée à la fin du XVIIIe siècle, ni grand-messe romantique ou postromantique, ce qui invalide les approches qui relèvent de l'une ou l'autre esthétique, il faut, pour simplement entendre ce que Mozart peut avoir à nous y dire, accepter de se débarrasser de toutes les légendes qui continuent d'entourer le Requiem, l'accueillir pour ce qu'il est et non pour qu'il n'annonce pas, en restant conscient que ce que nous écoutons reste un compromis. Le véritable Requiem de Mozart nous demeure à jamais inaccessible depuis le 5 décembre 1791, un peu avant une heure du matin.


Nota : Je vous conseille, après vous être « remis dans l'oreille » chacun d'entre eux, d'écouter au moins une fois successivement les extraits 1 et 4 puis 2 et 5.


Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) et Franz Xaver Süssmayr (1766-1803), Requiem en ré mineur, pour solistes, chœur et orchestre, KV 626 :

[IV] Offertoire :

1. Domine Jesu
2
. Hostias


3. Wolfgang Amadeus Mozart, Kyrie en ré mineur, pour chœur et orchestre, KV 341 (368a).


Barbara Bonney, soprano. Anne Sofie von Otter, contralto. Hans Peter Blochwitz, ténor. Willard White, basse
The Monteverdi Choir
The English Baroque Soloists
John Eliot Gardiner, direction


Requiem. Kyrie, KV 341. 1 CD Philips Classics 420 197-2.


Michael Haydn (1737-1806), Requiem en ut mineur, pour solistes, chœur et orchestre, MH 154 :

Offertoire :

4. Domine Jesu
5
. Hostias


Carolyn Simpson, soprano. Hilary Summers, contralto. James Gilchrist, ténor. Peter Harvey, basse
Choir of the King's Consort
The King's Consort
Robert King, direction


Requiem, Missa in honorem Sanctae Ursulae. 2 CD Hyperion CDA67510.

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18 mars 2009 3 18 /03 /mars /2009 21:46

Jan van EYCK (Maaseik ?, c.1390- Bruges, 1441),

Portrait d'homme, dit Tymothéos, 1432.

Huile sur bois, Londres, National Gallery.

 

« Mors tu as navré de ton dart

Le père de joyeuseté

En desployant ton estandart

Sur Binchois, patron de bonté... »

C'est l'hommage que rend Johannes Ockeghem (c.1420/25-1497) à son maître qui vient de mourir. Curieusement pourtant, lorsque l'on pense aux compositeurs marquants du XVe siècle, le premier nom qui s'impose à l'esprit est celui de l'immense Guillaume Dufay (c.1400-1474) dont la mémoire des hommes a, semble-t-il, conservé une trace plus profonde. Injuste sort, donc, que celui de Gilles Binchois, qui paie d'un relatif oubli le fait d'avoir peu exploré les vastes formes dont ses contemporains ont fait leur miel. Mais n'anticipons pas.


Gilles de Binche, ou de Bins, que nous connaissons sous le nom de Binchois, naît, probablement à Mons dans l'actuelle Belgique, vers 1400 au sein d'une famille bourgeoise. Son père, Jean, est conseiller du duc Guillaume IV de Hainaut, et à partir de 1417, de sa fille Jacqueline de Bavière. On ne sait rien de l'éducation musicale du jeune Gilles, dont la première trace attestée remonte à 1418, date à laquelle il tient l'orgue de Sainte Waudru à Mons. En 1423, il verse de l'argent pour partir s'installer à Lille, puis disparaît jusqu'au début de 1431, lorsqu'il compose le motet Nove cantum melodie pour le baptême du prince Antoine de Bourgogne. Qu'a fait Binchois durant ces huit années ? Si l'on en croit le texte de la Déploration que lui dédie Ockeghem, il aurait été « soudart » (soldat), alors que des témoignages indirects laissent présumer un séjour parisien dans l'entourage de William de la Pole, alors comte de Suffolk, qui commande les forces d'occupation anglaises et sera capturé après le siège d'Orléans en 1429. Faute de sources documentaires fiables, le mystère demeure. Toujours est-il qu'aux alentours de 1427, Binchois rejoint la puissante et prestigieuse cour de Bourgogne. Il est nommé sous-diacre en 1437, ne pouvant être ordonné prêtre faute de disposer des diplômes universitaires requis. En 1449, il rencontre Guillaume Dufay à Mons, seule entrevue attestée entre les deux hommes, même s'il est fort probable qu'ils se sont également côtoyés à Chambéry (1434) ou à Cambrai (années 1440). Binchois quitte définitivement la cour de Bourgogne en 1453 et se retire à Soignies, où il exerce les fonctions de prévôt de la collégiale Saint Vincent jusqu'à sa mort, le 20 septembre 1460.


Chose suffisamment remarquable pour être relevée, la musique de Binchois a connu une extraordinaire diffusion, supérieure même à celle de Dufay, dans toute l'Europe, faisant de lui le compositeur le plus à la mode dans les années 1430-1450, célébrité qui lui valut peut-être d'être immortalisé par le portrait de Jan van Eyck placé en tête de ces lignes. On trouve ainsi des œuvres de Binchois en Italie, en Angleterre et jusqu'en Allemagne du Sud. Ses chansons (une soixantaine a été préservée) ont d'ailleurs été souvent utilisées dans l'élaboration de motets et de messes sur cantus firmus [mélodie servant de base à une polyphonie], comme, par exemple dans le Stabat mater de Josquin des Prez (c.1450-1521), composé vers 1475-80 sur le timbre du rondeau Comme femme desconfortée.  

Alors comment expliquer que la postérité ait fait la part belle à Dufay et relégué Binchois au second plan, prenant le contrepied de la situation qui prévalait au XVe siècle ? Sans prétendre donner d'explication définitive, il est probable que la précellence accordée au premier soit due à son incontestable maîtrise des « grandes » formes que sont la messe et le motet, ainsi qu'au fait qu'une partie de sa carrière se soit déroulée en Italie ; on pourrait, sur ce dernier point, dresser d'intéressants parallèles avec l'énergie déployée au profit d'une meilleure connaissance de l'œuvre de Josquin, dont le parcours présente bien des similitudes avec celui de Dufay, au détriment de certains de ses contemporains aussi doués que lui, l'italianocentrisme n'étant, hélas, pas l'apanage de l'Histoire de l'Art. Binchois, qui n'a visiblement pas beaucoup quitté le domaine burgondo-flamand, n'a, lui, laissé aucun cycle complet pour la messe et l'essentiel de son activité, y compris dans la musique sacrée, s'est concentré sur pièces de dimensions relativement modestes, dont celui, longtemps méprisé en dépit de son importance historique, de la chanson, où son talent n'a cessé de produire des chefs-d'œuvre, comme, entre autres, Triste plaisir et douloureuse joye, sur un poème d'Alain Chartier (c.1385-c.1433?), sans doute une des plus belles chansons en français de tout le XVe siècle.

Ne nous méprenons cependant pas sur le terme de chanson ; celles de Binchois, principalement sur des textes relevant de l'esthétique courtoise, affichent autant d'esprit populaire que l'Astrée est proche du monde réel des bergers, si la comparaison vous parle. Il s'agit bien de pièces à l'écriture extrêmement soignée et ambitieuse, notamment dans l'usage des dissonances, destinées à être interprétées à la cour pour un public choisi. Ce qui est tout à fait frappant, c'est qu'une large part des chansons de Binchois dégage un intense sentiment de mélancolie, qui ne s'estompe d'ailleurs pas complètement si le poème qu'il choisit de mettre en musique parle de joie amoureuse ; il va, dans ce cas, se cantonner à une atmosphère de demi-teintes propre à faire planer l'ombre de la séparation ou du doute, comme dans De plus en plus se renouvelle ou Les très doulx yeux du viaire [visage] ma dame. Conférant aux tessitures graves un rôle d'accompagnement actif des voix aiguës, il obtient une pâte sonore aux teintes assourdies qui lui permet de mettre en valeur le caractère intime de ses mélodies, toutes de sobriété et de retenue, quand bien même le texte parle du plus noir désespoir comme celui de Deuil angoisseus, signé par Christine de Pisan (c.1364-c.1431 ?).


On ne saura sans doute jamais ce qui a conduit Binchois à composer aussi systématiquement sur des textes aussi obstinément désenchantés. Il peut être tentant d'y voir un reflet d'une complexion ou d'une vie particulières, mais peut-être, plus simplement, le compositeur avait-il l'obscur sentiment d'être un des derniers représentants d'un esprit courtois agonisant, que la Renaissance allait tenter d'enterrer définitivement. Quoi qu'il en soit, ses chansons, dont la simplicité de ton cache un minutieux travail d'écriture, par leur refus de l'emphase pathétique et leur art de la suggestion, peuvent être placées, à la suite de celles de Guillaume de Machaut, au début d'une tradition qui aboutira, au XVIIe siècle, à l'air de cour, et, deux siècles plus tard, à l'incroyable floraison de la mélodie française.


Gilles BINCHOIS (c.1400-1460), Rondeau Triste plaisir et douloureuse joye sur un poème d'Alain Chartier (c.1385-c.1433?).


Anne-Marie Lablaude, soprano.

Ensemble Gilles Binchois.

Dominique Vellard, direction.


Texte :


Triste plaisir et douloureuse joye,

Aspre doulceur, desconfort ennuieux,

Ris en plorant, souvenir oublieux,

M'acompaignent, combien que seul je soye.


Embuchié sont, affin qu'on ne les voye

Dedans mon cueur, en l'ombre de mes yeux.

Triste plaisir et douloureuse joye,

Aspre doulceur, desconfort ennuieux.


C'est mon trésor, ma part et ma monjoye

De quoy Dangier est sur moy envieux

Bien le sera s'il me voit avoir mieulx

Quant il a deuil de ce qu'Amour m'envoye.


Triste plaisir et douloureuse joye,

Aspre doulceur, desconfort ennuieux,

Ris en plorant, souvenir oublieux,

M'acompaignent, combien que seul je soye.


Mon souverain désir, chansons. 1 CD Virgin classics 724354528521, réédité en collection économique, avec des œuvres de Jehan de Lescurel sous référence 094634997324 (2 CD, Virgin classics).


[Première publication le 25 mars 2007. Revu en mars 2009.]

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