Mater dolorosa, 1638.
Huile sur toile, Kassel, Staatliche Museen.
(Cliquez sur l'image pour l'agrandir)
Au cours des siècles, le texte doloriste du Stabat mater, dont l'invention est attribuée au franciscain Jacopo dei Benedetti (dit Jacopone da Todi, c.1230-1306), n'a cessé d'inspirer les compositeurs. Quoi de plus exaltant, en effet, que tenter de traduire en notes les souffrances d'une mère qui assiste, impuissante, au supplice et à la mort de son fils ? De la fin du Moyen-Âge à nos jours, les plus grands ont relevé ce défi, chacun jetant, selon sa sensibilité propre, un éclairage particulier sur un texte à géométrie variable. Certains en ont même retiré une gloire éternelle ; quand on pense, par exemple, à Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736), c'est immédiatement la légende d'un Stabat mater composé par un jeune homme miné par la tuberculose et auquel il ne reste que quelques mois à vivre qui s'impose à l'esprit. Un chant du cygne. Tout au long de l'été, je vous propose de faire connaissance avec quelques Stabat mater. J'ai volontairement écarté de ma sélection les deux compositions de l'époque baroque les plus connues, celles de Pergolesi et de Vivaldi, dont je vous conseille néanmoins l'écoute dans les versions dirigées par Rinaldo Alessandrini (Naïve, disponibles également sur Deezer en cliquant ici), qui sont sans doute les plus intéressantes, à défaut d'être les plus consensuelles, parues ces dernières années.
Le premier Stabat mater que je vous propose de découvrir ou de redécouvrir est celui de Giovanni Felice Sances, un compositeur qui n'a pas, à mon sens, toute la place qu'il mériterait d'avoir dans le paysage musical du XVIIe siècle. Quelques mots le concernant, si vous le voulez bien. Il est né à Rome, sans doute vers 1600, et a fait ses études au Collège germanique de cette ville au moins de 1609 à 1614, voire un peu plus tard, très probablement sous la direction d'Annibale Orgas (c.1585-1629) pour la partie musicale. En 1618, il est en poste à Padoue, mais c'est à Venise qu'il publie, en 1633, ses deux premiers livres de Cantade, terme qu'il semble avoir été le premier à utiliser. En 1636, son premier opéra Ermiona (musique perdue) est représenté à Padoue ; la même année, il rejoint Vienne où il est employé en qualité de ténor à la chapelle de l'empereur Ferdinand III (portraituré ci-dessus par Frans Luycx vers 1638), dirigée alors par Giovanni Valentini (c.1582-1649). Sances est promu vice-Kapellmeister en 1649, sous l'autorité du nouveau Kapellmeister, Antonio Bertali (1605-1669), qu'il remplacera à sa mort avec pour second Johann Heinrich Schmelzer (c.1620/23-1680), premier compositeur autrichien à exercer les fonctions de Kapellmeister à la mort de Sances, en novembre 1679.
Sances laisse une œuvre où la musique sacrée tient une large part, qu'il s'agisse de ses motets et cantates ou de ses 54 messes. Le Stabat mater, sous-titré Pianto della Madonna, appartient au recueil Motteti a voce sola publié à Venise en 1636. Écrit pour une voix aiguë et basse continue, harpe, archiluth, orgue, lirone et violone dans la version proposée, il est divisé en six sections, alternativement de type récitatif et de type aria. Toute l'œuvre est construite sur une figure chromatique appelée passus duriusculus (littéralement « passage assez rude »), ici descendante, personnification musicale de la lamentation durant toute l'époque baroque, et que Sances traite en basse obstinée, une forme dont la structure répétitive est particulièrement indiquée pour traduire le caractère obsédant de la douleur. C'est une formule que l'on retrouvera, par exemple, dans Dido and Æneas d'Henry Purcell (1659-1695), dans le célèbre lamento de Didon « When I am laid in earth » que vous pouvez entendre en cliquant ici. Conformément aux préceptes de la Contre-Réforme (je vous renvoie, sur ce point, au billet sur un Confitemini Domino milanais anonyme), la mise en musique du Stabat mater est assez sobre, tandis que la ligne vocale est, elle, richement ornementée et théâtralise le texte sans toutefois que son intelligibilité soit brouillée. C'est donc à la voix que revient la charge de porter l'émotion jusqu'à l'auditeur, historiquement jusqu'au fidèle. Tour à tour déclamatoire, implorante, lacrymale, avec, ça et là, quelques envolées plus véhémentes, elle l'emporte dans un lent tourbillon d'affects d'une douloureuse douceur, en usant de tous les artifices rhétoriques de l'époque, madrigalismes, trémolos, altérations. Un théâtre de la Foi, à la fois intime et brûlant, dont je vous laisse apprécier s'il ne mériterait pas d'être plus largement connu.
Giovanni Felice SANCES (c.1600-1679) : Stabat mater dolorosa, motet pour voix seule et basse continue.
Maria Cristina Kiehr, soprano.
Ensemble La Fenice.
Jean Tubéry, direction.
Per la settimana santa (L'héritage de Monteverdi, volume II). 1 CD Ricercar 245562.