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18 mars 2009 3 18 /03 /mars /2009 21:46

Jan van EYCK (Maaseik ?, c.1390- Bruges, 1441),

Portrait d'homme, dit Tymothéos, 1432.

Huile sur bois, Londres, National Gallery.

 

« Mors tu as navré de ton dart

Le père de joyeuseté

En desployant ton estandart

Sur Binchois, patron de bonté... »

C'est l'hommage que rend Johannes Ockeghem (c.1420/25-1497) à son maître qui vient de mourir. Curieusement pourtant, lorsque l'on pense aux compositeurs marquants du XVe siècle, le premier nom qui s'impose à l'esprit est celui de l'immense Guillaume Dufay (c.1400-1474) dont la mémoire des hommes a, semble-t-il, conservé une trace plus profonde. Injuste sort, donc, que celui de Gilles Binchois, qui paie d'un relatif oubli le fait d'avoir peu exploré les vastes formes dont ses contemporains ont fait leur miel. Mais n'anticipons pas.


Gilles de Binche, ou de Bins, que nous connaissons sous le nom de Binchois, naît, probablement à Mons dans l'actuelle Belgique, vers 1400 au sein d'une famille bourgeoise. Son père, Jean, est conseiller du duc Guillaume IV de Hainaut, et à partir de 1417, de sa fille Jacqueline de Bavière. On ne sait rien de l'éducation musicale du jeune Gilles, dont la première trace attestée remonte à 1418, date à laquelle il tient l'orgue de Sainte Waudru à Mons. En 1423, il verse de l'argent pour partir s'installer à Lille, puis disparaît jusqu'au début de 1431, lorsqu'il compose le motet Nove cantum melodie pour le baptême du prince Antoine de Bourgogne. Qu'a fait Binchois durant ces huit années ? Si l'on en croit le texte de la Déploration que lui dédie Ockeghem, il aurait été « soudart » (soldat), alors que des témoignages indirects laissent présumer un séjour parisien dans l'entourage de William de la Pole, alors comte de Suffolk, qui commande les forces d'occupation anglaises et sera capturé après le siège d'Orléans en 1429. Faute de sources documentaires fiables, le mystère demeure. Toujours est-il qu'aux alentours de 1427, Binchois rejoint la puissante et prestigieuse cour de Bourgogne. Il est nommé sous-diacre en 1437, ne pouvant être ordonné prêtre faute de disposer des diplômes universitaires requis. En 1449, il rencontre Guillaume Dufay à Mons, seule entrevue attestée entre les deux hommes, même s'il est fort probable qu'ils se sont également côtoyés à Chambéry (1434) ou à Cambrai (années 1440). Binchois quitte définitivement la cour de Bourgogne en 1453 et se retire à Soignies, où il exerce les fonctions de prévôt de la collégiale Saint Vincent jusqu'à sa mort, le 20 septembre 1460.


Chose suffisamment remarquable pour être relevée, la musique de Binchois a connu une extraordinaire diffusion, supérieure même à celle de Dufay, dans toute l'Europe, faisant de lui le compositeur le plus à la mode dans les années 1430-1450, célébrité qui lui valut peut-être d'être immortalisé par le portrait de Jan van Eyck placé en tête de ces lignes. On trouve ainsi des œuvres de Binchois en Italie, en Angleterre et jusqu'en Allemagne du Sud. Ses chansons (une soixantaine a été préservée) ont d'ailleurs été souvent utilisées dans l'élaboration de motets et de messes sur cantus firmus [mélodie servant de base à une polyphonie], comme, par exemple dans le Stabat mater de Josquin des Prez (c.1450-1521), composé vers 1475-80 sur le timbre du rondeau Comme femme desconfortée.  

Alors comment expliquer que la postérité ait fait la part belle à Dufay et relégué Binchois au second plan, prenant le contrepied de la situation qui prévalait au XVe siècle ? Sans prétendre donner d'explication définitive, il est probable que la précellence accordée au premier soit due à son incontestable maîtrise des « grandes » formes que sont la messe et le motet, ainsi qu'au fait qu'une partie de sa carrière se soit déroulée en Italie ; on pourrait, sur ce dernier point, dresser d'intéressants parallèles avec l'énergie déployée au profit d'une meilleure connaissance de l'œuvre de Josquin, dont le parcours présente bien des similitudes avec celui de Dufay, au détriment de certains de ses contemporains aussi doués que lui, l'italianocentrisme n'étant, hélas, pas l'apanage de l'Histoire de l'Art. Binchois, qui n'a visiblement pas beaucoup quitté le domaine burgondo-flamand, n'a, lui, laissé aucun cycle complet pour la messe et l'essentiel de son activité, y compris dans la musique sacrée, s'est concentré sur pièces de dimensions relativement modestes, dont celui, longtemps méprisé en dépit de son importance historique, de la chanson, où son talent n'a cessé de produire des chefs-d'œuvre, comme, entre autres, Triste plaisir et douloureuse joye, sur un poème d'Alain Chartier (c.1385-c.1433?), sans doute une des plus belles chansons en français de tout le XVe siècle.

Ne nous méprenons cependant pas sur le terme de chanson ; celles de Binchois, principalement sur des textes relevant de l'esthétique courtoise, affichent autant d'esprit populaire que l'Astrée est proche du monde réel des bergers, si la comparaison vous parle. Il s'agit bien de pièces à l'écriture extrêmement soignée et ambitieuse, notamment dans l'usage des dissonances, destinées à être interprétées à la cour pour un public choisi. Ce qui est tout à fait frappant, c'est qu'une large part des chansons de Binchois dégage un intense sentiment de mélancolie, qui ne s'estompe d'ailleurs pas complètement si le poème qu'il choisit de mettre en musique parle de joie amoureuse ; il va, dans ce cas, se cantonner à une atmosphère de demi-teintes propre à faire planer l'ombre de la séparation ou du doute, comme dans De plus en plus se renouvelle ou Les très doulx yeux du viaire [visage] ma dame. Conférant aux tessitures graves un rôle d'accompagnement actif des voix aiguës, il obtient une pâte sonore aux teintes assourdies qui lui permet de mettre en valeur le caractère intime de ses mélodies, toutes de sobriété et de retenue, quand bien même le texte parle du plus noir désespoir comme celui de Deuil angoisseus, signé par Christine de Pisan (c.1364-c.1431 ?).


On ne saura sans doute jamais ce qui a conduit Binchois à composer aussi systématiquement sur des textes aussi obstinément désenchantés. Il peut être tentant d'y voir un reflet d'une complexion ou d'une vie particulières, mais peut-être, plus simplement, le compositeur avait-il l'obscur sentiment d'être un des derniers représentants d'un esprit courtois agonisant, que la Renaissance allait tenter d'enterrer définitivement. Quoi qu'il en soit, ses chansons, dont la simplicité de ton cache un minutieux travail d'écriture, par leur refus de l'emphase pathétique et leur art de la suggestion, peuvent être placées, à la suite de celles de Guillaume de Machaut, au début d'une tradition qui aboutira, au XVIIe siècle, à l'air de cour, et, deux siècles plus tard, à l'incroyable floraison de la mélodie française.


Gilles BINCHOIS (c.1400-1460), Rondeau Triste plaisir et douloureuse joye sur un poème d'Alain Chartier (c.1385-c.1433?).


Anne-Marie Lablaude, soprano.

Ensemble Gilles Binchois.

Dominique Vellard, direction.


Texte :


Triste plaisir et douloureuse joye,

Aspre doulceur, desconfort ennuieux,

Ris en plorant, souvenir oublieux,

M'acompaignent, combien que seul je soye.


Embuchié sont, affin qu'on ne les voye

Dedans mon cueur, en l'ombre de mes yeux.

Triste plaisir et douloureuse joye,

Aspre doulceur, desconfort ennuieux.


C'est mon trésor, ma part et ma monjoye

De quoy Dangier est sur moy envieux

Bien le sera s'il me voit avoir mieulx

Quant il a deuil de ce qu'Amour m'envoye.


Triste plaisir et douloureuse joye,

Aspre doulceur, desconfort ennuieux,

Ris en plorant, souvenir oublieux,

M'acompaignent, combien que seul je soye.


Mon souverain désir, chansons. 1 CD Virgin classics 724354528521, réédité en collection économique, avec des œuvres de Jehan de Lescurel sous référence 094634997324 (2 CD, Virgin classics).


[Première publication le 25 mars 2007. Revu en mars 2009.]

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commentaires

J
Le travail de recherches mené depuis environ 70 ans a effectivement permis de redécouvrir des trésors insoupçonnés, chère Myriam. Mais il reste encore tant à faire, tant de manuscrits qui dorment dans les bibliothèques en attendant que des chercheurs les réveillent. Je ne suis, hélas, pas convaincu que la conjoncture actuelle soit très favorable à ce type d'entreprise.
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M
Je découvre également avec joye ce rondeau de Binchois et je trouve assez remarquable tout ce travail de recherche (depuis le début des baroqueux) pour redécouvrir des manuscrits et des musiciens anciens ...
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J
Chère Marie, j'étais en train d'imaginer, en te lisant, Gilles Binchois en train de lancer des oranges sur les courtisans de la cour de Bourgogne :oD Bon, je ne suis pas certain que la chose soit historiquement probable.<br /> Je suis ravi, en tout cas, que ces quelques lignes t'aient permis de faire plus ample connaissance avec lui.
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M
Quand tu nous dis Stoskopff - un illustre inconnu en ce qui me concerne - j'ai immédiatement cherché et je t'ai découvert. Ceci pour expliquer mon retard sous tes lignes. Ma première réaction, en lisant Gilles Binchois, a été de faire le rapprochement avec la confrérie folklorique des Gilles de Binche, là s'arrête la ressemblance. Ce sont de joyeux lurons très appréciés (à cause des oranges jetées à la tête des badauds lors des carnavals au Nord et en Belgique) ils sont bossus et munis de grelots au bonnet à cornes. Le peintre est plus paisible !
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J
Cher Paul,<br /> Le passage de la notice de Turner que vous rapportez ici prouve bien quels efforts restent encore à faire pour que Binchois regagne la place qu'il n'aurait jamais dû quitter. Certains chercheurs ont été bien ennuyés avec cette possibilité (quasi une certitude) de l'apprentissage d'Ockeghem, lui aussi passé maître dans l'art des "grandes" formes, auprès d'un musicien qui a si peu fréquenté les "nobles genres" que constituent, du moins aux yeux de nombre de pontes, la messe et le motet. Comme quoi, les erreurs de perspective de notre soi-disant belle modernité peuvent parfois se révéler lourdes de conséquences.<br /> Amitiés à vous.
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