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28 décembre 2010 2 28 /12 /décembre /2010 12:18

 

franz christoph janneck conversation musicale

Franz Christoph Janneck (Graz, 1703-Vienne, 1761),
Une conversation musicale
, sans date.

Huile sur cuivre, 35,5 x 47,3 cm, Bayreuth, Staatsgalerie.

 

Depuis un peu plus d’un an, le label Supraphon a lancé une collection destinée à documenter la musique entendue à Prague au XVIIIe siècle, initiative courageuse qui nous a valu quelques belles parutions (voir ici et ) malheureusement passées assez inaperçues en France. Deux nouveaux titres viennent de paraître, dont l’un consacré à un quasi-inconnu, František Jiránek, qui, outre son indéniable intérêt documentaire, permet de retrouver l’excellent ensemble Collegium Marianum.

De Prague à Dresde, en passant par Venise, le parcours de František Jiránek illustre assez bien la fascination qu’exerçait l’Italie dans l’Europe de l’Est, tous domaines artistiques confondus. On en sait rien de la formation de celui qui, né le 24 juillet 1698 à Lomnice nad Popelkou, se trouvait au service du comte Wenzel Morzin (1675-1737), dédicataire du célèbre Opus 8 de Vivaldi, dès le début des années 1720. Sans doute Jiránek avait-il montré de solides dispositions musicales pour que son maître non seulement le remarque, mais surtout l’envoie parfaire ses connaissances à Venise deux ans durant, de 1724 à septembre 1726, très probablement auprès de Vivaldi, avant de le réintégrer au sein de l’orchestre qu’il entretenait à Prague. Le jeune compositeur s’installa et fonda une famille dans la cité, où il demeura jusqu’à la mort de son patron, en 1737. Il entra alors au service, à Dresde, du très puissant comte Heinrich von Brühl (1700-1763), un homme dont les qualités politiques étaient aussi douteuses que son amour pour les arts touchait à l’exaltation. Mécène dispendieux, il possédait une énorme collection de tableaux ainsi qu’une des plus vastes bibliothèques privées de toute l’Europe centrale. Le fait que Jiránek, engagé en qualité de violoniste, ait été un des musiciens les mieux payés de l’orchestre du comte laisse songer que sa réputation devait être importante à l’époque. Il survécut 15 ans à ce second patron et, après avoir été mis à la retraite en 1763, Jiránek mourut à Dresde en 1778.

johann alexander thiele vue dresde lossnitzhohenLes pièces qui nous sont parvenues sous son nom sont exclusivement instrumentales, de chambre (sonates pour violon, trios) ou orchestrales (sinfonias et concertos). Elles semblent confirmer l’hypothèse d’un apprentissage auprès de Vivaldi ou, à tout le moins, une fréquentation poussée et une assimilation parfaite de son style, éléments auxquels s’ajoute un talent mélodique certain qui permet à Jiránek de produire une musique très fluide et chantante, tout à fait dans le goût du style « galant » dont la vogue commençait à se faire jour dans les années 1720. Cette relative simplicité d’une écriture pensée pour être agréable plus que marquante est particulièrement patente dans les sinfonias, écrites sur le modèle tripartite propre aux ouvertures d’opéra. Les ambitions des concertos sont supérieures et si ces derniers répondent toujours au même idéal de séduction immédiate, ils attestent d’une réelle connaissance des capacités des instruments solistes – flûte, basson et, bien entendu, violon – et laissent apparaître des tournures révélatrices de recherches formelles (début du Concerto pour basson en sol mineur, présence de mouvements fugués) mais aussi d’une sensibilité qui peut se teinter d’un rien d’Empfindsamer Stil (« style sensible »), comme le démontrent les surprises et le caractère assombri du Concerto pour violon en ré mineur (probablement écrit à Dresde et que je suis tenté de dater des années 1750), qui reprend à son compte l’héritage vivaldien (avec, parfois, de quasi-citations) tout en regardant assez nettement vers le préclassicisme. Notons, pour finir, que les mouvements lents, d’une belle inspiration, des quatre concertos proposés dans cet enregistrement semblent marqués du sceau d’une vive sensibilité, songeuse voire nostalgique.

Le Collegium Marianum (photo ci-dessous), dirigé par la flûtiste Jana Semerádová, aborde ces partitions avec beaucoup de naturel et une finesse qui rend parfaitement justice à des pièces qu’une approche univoque aurait pu faire sombrer rapidement dans l’ennui. L’ensemble a su s’adjoindre, pour les deux concertos pour basson, les services de Sergio Azzolini dont la sonorité charnue et la musicalité sont très appréciées des amateurs de musique baroque. Le choix de tempos allants sans être précipités, une constante bienvenue de cet enregistrement, lui permet de laisser s’exprimer la verve mais aussi la poésie qu’il sait faire naître de son instrument. A la flûte traversière, Jana Semerádová fait montre des qualités de rondeur et de vivacité qu’on lui connaît, délivrant un jeu pétillant, très fluide et lumineux, qui sait se faire intime et touchant dans l’Adagio du Concerto pour flûte, chanté comme un rêve. collegium marianumMarina Katarzhnova hérite, elle, de l’exigeante partie soliste du Concerto pour violon et s’en acquitte avec les honneurs, peut-être un rien en retrait dans l’Allegro non molto liminaire, mais aussi intérieure dans le mouvement lent qu’épanouie dans les sinuosités de l’Allegro final, emporté avec ce qu’il faut de maîtrise et d’autorité. En formation d’une petite dizaine d’instrumentistes, le Collegium Marianum fait montre d’une belle discipline et d’une sensualité très séduisante, soutenue par une prise de son légèrement réverbérée qui apporte un supplément de corps à la sonorité sans la brouiller. L’articulation est ferme sans être trop appuyée, la palette de couleurs attrayante, les dynamiques dosées avec justesse. C’est d’ailleurs le mot d’équilibre qui me vient spontanément à l’esprit pour définir l’impression globale qui se dégage de ce disque, et cette sensation doit certainement beaucoup à la direction de Jana Semerádová qui conjugue à merveille précision et respect du caractère chantant d’œuvres imprégnées comme nous l’avons vu, d’esthétique italienne et galante, et fait de ce disque une entreprise de redécouverte réussie.

À celles et ceux qui souhaitent sortir des sentiers battus et découvrir un très intéressant compositeur du XVIIIe siècle, je conseille donc ce disque Jiránek du Collegium Marianum, plein de raffinement et de sensibilité. Souhaitons à Supraphon de poursuivre avec autant de bonheur, dans les mois à venir, sa politique de défrichage des partitions qui faisaient les beaux jours de Prague à la fin de l’époque baroque.

 

frantisek jiranek concertos & sinfonias azzolini collegiumFrantišek Jiránek (1698-1778), Concertos & Sinfonias

 

Sergio Azzolini, basson
Marina Katarzhnova, violon
Collegium Marianum
Jana Semerádová, flûte traversière & direction

 

1 CD [durée totale : 66’50”] Supraphon SU 4039-2. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Sinfonia en ré majeur :
[I] Allegro

2. Concerto en sol majeur pour flûte, cordes & basse continue :
[II] Adagio

3. Concerto en fa majeur pour basson, cordes & basse continue :
[II] Adagio

4. Concerto en ré mineur pour violon, cordes & basse continue :
[III] Allegro

 

Illustrations complémentaires :

Johann Alexander Thiele (Erfurt, 1685-Dresde, 1752), Vue de Dresde depuis les Lössnitzhöhen, 1751. Huile sur toile, 103 x 156 cm, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister.

La photographie du Collegium Marianum est tirée du site internet de l’ensemble.

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24 décembre 2010 5 24 /12 /décembre /2010 11:01

 

À toutes et à tous, ainsi qu’à ceux qui vous sont chers, je souhaite de très belles fêtes de Noël.

 


abraham danielsz hondius annonce aux bergers

Abraham Daniëlsz. Hondius
(Rotterdam, c.1630/32-Londres, 1691),
L’annonce aux bergers
et L’adoration des bergers, 1663.
Huile sur panneau, 79 x 64 cm et 79 x 63,5 cm,
Amsterdam, Rijksmuseum.

 

En France, l’année 2010 aura indubitablement été celle des rendez-vous musicaux manqués, les célébrations du bicentenaire de la naissance de Chopin s’étant transformées en un rouleau compresseur qui a tout laminé sur son passage ; Schumann et Pergolesi ont dû se contenter de strapontins, Cherubini de quelques initiatives éparses, tandis que Burgmüller, Wilhelm Friedemann Bach ou Graupner ont été purement et simplement ignorés. Je me devais donc de saluer, malgré quelques réserves, la parution récente, chez Ricercar, d’un double disque, intitulé Ein Weihnachts Oratorium, consacré à des cantates de ce dernier pour le temps de Noël, dont l’interprétation a été confiée à Florian Heyerick, maître d’œuvre du projet Graupner 2010.

Se pencher sur la musique de Johann Christoph Graupner amène nécessairement à relativiser les jugements de valeur hérités, ce dont nous avons souvent peu conscience, du XIXe siècle en matière de hiérarchie des compositeurs. Pour cette époque comme pour la nôtre, le compositeur allemand de la première moitié du XVIIIe siècle est Johann Sebastian Bach, dont l’image de démiurge dialoguant directement avec Dieu doit beaucoup aux romantiques. De son vivant, les choses étaient différentes, et si les contemporains avaient conscience des qualités de Bach, il n’en demeurait pas moins un musicien « de province », nettement moins en vue que Telemann ou, justement, Graupner, les deux hommes s’étant d’ailleurs vu proposer, sans succès, la succession de Johann Kuhnau (1660-1722) au poste de cantor de Leipzig qui n’échut finalement à Bach que par défaut. Graupner, né le 13 janvier 1683 à Kirchberg, n’était pas un inconnu dans la cité saxonne, où il avait fait son droit et parfait son éducation musicale auprès de Johann Schelle (1648-1701) puis de Kuhnau, tout en participant aux activités du Collegium Musicum qu’y avait fondé Telemann. Après un séjour à Hambourg entre environ 1704 et 1709, où, engagé comme claveciniste à l’opéra Am Gänsemarkt, il collabora avec Reinhard Keiser (1674-1739) et écrivit lui-même cinq ouvrages lyriques, Graupner rejoignit la cour de Darmstadt en 1711 où il fit une brillante carrière de Kapellmeister à partir de 1712, composant sans relâche jusqu’à ce que la cécité l’en empêche en 1754. Cet homme discret, qui refusa toute sa vie d’être portraituré et ne laissa aucun écrit personnel, mourut le 10 mai 1760.

georg adam eger chasse cerf grosse woogMiraculeusement préservée, alors que le compositeur souhaitait qu’elle fût détruite, la production de Graupner est imposante, puisqu’on y dénombre, outre 113 sinfonias, environ 50 concertos et 80 ouvertures, de nombreuses pages pour clavier (explorées avec talent par Geneviève Soly tout au long de 7 volumes publiés chez Analekta), 1418 cantates d’église et 24 profanes. Sa musique suit les évolutions esthétiques intervenues durant la cinquantaine d’années qu’elle couvre, du « style mêlé » (vermischter Stil) baroque, combinant éléments français, italiens et allemands, aux premières lueurs des styles « galant » et « sensible », cet empfindsamer Stil aux couleurs préclassiques. Ce que l’on connaît de ses cantates sacrées (fort peu, au regard de l’existant) démontre, outre une parfaite maîtrise des techniques d’écriture (polyphonie, contrepoint), une inventivité proprement stupéfiante, qui ne pâlit pas un instant, n’en déplaise à ses thuriféraires, face aux réalisations de Bach. L’utilisation que Graupner fait des voix comme du potentiel dramatique de l’orchestre se ressent clairement, sans néanmoins franchir les limites imposées par la destination religieuse des œuvres, de son expérience dans le domaine de l’opéra, son talent de coloriste, qui semble s’appuyer sur une parfaite connaissance des possibilités des instruments de son époque (je pense, par exemple, à son usage très fin des sonorités du chalumeau) est absolument admirable, sa capacité à illustrer les textes grâce à la musique, en usant d’imitations ou de figurations, est à la fois efficace et sensible, que l’atmosphère soit grandiloquente ou, au contraire, intimiste, registre dans lequel les trouvailles du compositeur regardent le plus nettement vers l’avenir.


abraham danielsz hondius adoration des bergers Les neuf cantates proposées dans cet enregistrement intitulé, un peu improprement, Ein Weihnachts Oratorium en référence à celui de Bach conçu, lui, comme un cycle à part entière, ont été composées sur une longue période, de la belle et concise cantate-motet pour la fête de la Circoncision Wie bald hast du gelitten (« Si tôt as-tu souffert », GWV 1109/14) de 1714 à des partitions à l’instrumentation plus ample des années 1740-1750 comportant, suivant les œuvres, cors, trompettes, chalumeaux ou timbales. Ce coffret permet donc de se faire une excellente idée de l’évolution de Graupner et de l’éminente qualité de sa musique, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités, et amène, de bonne foi, à s’interroger sur les raisons qui poussent les interprètes à s’y intéresser aussi peu. L’équipe réunie par Florian Heyerick (photo ci-dessous) pour servir ce répertoire appelle malheureusement quelques réserves. Le chœur Ex Tempore, dont l’effectif varie ici entre 16 et 19 chanteurs, est d’une taille un rien trop importante si l’on considère les conditions dont disposait Graupner à Darmstadt, sans doute un ou, au plus, deux chanteurs par partie, mais sa prestation n’en demeure pas moins de très bon niveau, sa souplesse, sa cohésion, ainsi que sa volonté d’alléger le son lui permettant de faire montre d’une grande finesse, d’une belle réactivité et de ne pas empâter la polyphonie. florian heyerickL’orchestre de la Mannheimer Hofkapelle s’acquitte lui aussi de sa partie avec beaucoup de professionnalisme, en dépit de quelques flottements ponctuels dans la mise en place. Il offre une palette de couleurs bien différenciée et séduisante, beaucoup de dynamisme et une appréciable netteté d’articulation. Les solistes, sans démériter, n’appellent hélas pas les mêmes éloges et constituent le point faible de l’enregistrement. Les femmes, plus sollicitées, y brillent heureusement un peu plus que des hommes quelque peu dépassés, eux, par les exigences de l’écriture de Graupner, et si leur chant n’est pas toujours pleinement sensuel et idiomatique, on leur sait gré de restituer des airs solistes, comme « Eilt nur fort, ihr Jammertage » (« Éloignez-vous donc, jours de peine », Cantate GWV 1102/26), ou avec chœur, tel « Jesu, ewger Hoherpriester » (« Jésus, grand prêtre éternel », Cantate GWV 1109/41), avec la sensibilité et le raffinement qu’exigent des morceaux aussi finement ciselés. La direction de Florian Heyerick, précise et attentive, parvient à tirer le meilleur de cette équipe légèrement disparate. Elle rend justice à Graupner par son intelligence d’ensemble, sa fluidité et la foi, parfaitement perceptible, que le chef et chercheur a dans l’excellence de la musique qu’il sert.

J’espère que les réserves émises sur ce Weihnachts Oratorium ne détourneront pas le mélomane curieux de s’y reporter. Il s’agit, en effet, d’une réalisation importante qui permet de mesurer à quel point est injuste la circonspection avec laquelle la musique de Graupner est encore considérée. Alors que notre époque peut se targuer de pouvoir mettre à la disposition du mélomane une bonne dizaine d’intégrales des cantates de Bach, il me semble maintenant urgent, au nom du plaisir d’écoute mais aussi d’une certaine justice historique, de rendre à Graupner la place qui devrait être la sienne. Malgré les quelques imperfections de l’entreprise de Florian Heyerick, sa contribution à cette réhabilitation mérite notre respect et nos encouragements.

 

christoph graupner ein weihnachts oratorium mannheimer hofkChristoph Graupner (1683-1760), Ein Weihnachts Oratorium. Cantates pour l’Avent, Noël, le Jour de l’An et l’Épiphanie, GWV 1101/22, 1102/26, 1103/40, 1104/34, 1109/14 (CD1), 1105/53, 1106/46, 1109/41, 1111/44 (CD2).

 

Amaryllis Dieltens & Elisabeth Scholl, sopranos
Lothar Blum & Reinoud van Mechelen, ténors
Stefan Geyer, baryton
Ex Tempore
Mannheimer Hofkapelle
Florian Heyerick, direction

 

2 CD [66’13” & 70’02”] Ricercar RIC 307. Ce coffret peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Die Nacht ist vergangen, Cantate pour l’Avent, GWV 1101/22, pour soprano, alto, ténor, basse, cor, 2 hautbois, cordes & basse continue (1722) :
Coro « Die Nacht ist vergangen »

2. Heulet, denn des Herrn Tag ist nahe, Cantate pour l’Avent, GWV 1102/26, pour soprano, alto, ténor, basse, 2 flûtes traversières, cordes & basse continue (1726) :
Aria « Eilt nur fort, ihr Jammertage » – Amaryllis Dieltens

3. Wie bald hast du gelitten, Cantate-motet pour la fête de la Circoncision, GWV 1109/14, pour soprano, alto, ténor, basse, cordes & basse continue (1714) :
Coro « Wie bald hast du gelitten »

4. Gott sei uns gnädig, Cantate pour le Nouvel An, GWV 1109/41, pour soprano, alto, ténor, basse, 2 trompettes, 4 timbales, 2 hautbois, cordes & basse continue (1741) :
Coro « Jesu, ewger Hoherpriester » – Elisabeth Scholl

5. Wer da glaubet, dass Jesu sei der Christ, Cantate pour l’Avent, GWV 1103/40, pour soprano, alto, ténor, basse, 2 hautbois, cordes & basse continue (1740) :
Coro « Wer da glaubet, dass Jesu sei der Christ »

 

Illustration complémentaire :

Georg Adam Eger (Murrhardt, 1727-1808), Chasse au cerf sur le Grosse Woog, c.1755 (détail, la ville à l’arrière-plan est Darmstadt). Huile sur toile, Darmstadt, Jagdschloss Kranichstein.

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20 décembre 2010 1 20 /12 /décembre /2010 10:37

 

caesar van everdingen vertumne et pomone

Caesar van Everdingen (Alkmaar, c.1617-1678),
Vertumne et Pomone
, c.1637-40.

Huile sur bois, 47,9 x 38,9 cm,
Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza.

 

Pour des raisons historiques, les artistes du Nord ont trouvé en Espagne une terre d’accueil particulièrement favorable qu’ils soient peintres, comme Hans Memling ou Jheronimus Bosch, ou musiciens, ainsi que l’atteste la fondation, par Charles Quint, d’une Capilla flamenca (« chapelle flamande ») implantée à Madrid dès 1516, où officièrent, entre autres, Gombert et Manchicourt. C’est sur la production profane d’un compositeur qui lui fut attaché que se penchent aujourd’hui Clematis et des chanteurs issus de la Cappella Mediterranea, dirigés par Leonardo García-Alarcón, dans une remarquable anthologie intitulée Romerico florido que vient de publier Ricercar.

 

Plus que la carrière couronnée de succès d’un étranger hors de son pays natal, c’est l’histoire d’une parfaite acculturation que nous conte le parcours de Matheo Romero. Né Matthieu Rosmarin dans une famille aisée de Liège vers 1575, il est envoyé à Madrid à la mort de son père pour y être employé en qualité de chantre au sein de la Capilla flamenca, alors dirigée par Philippe Rogier (c.1561-1596). Il y suit l’enseignement de ce maître durant huit ans avant de prendre à son tour la tête de cette institution, à l’avènement de Philippe III en 1598. À partir de cette date, celui qu’on ne désigne plus, depuis quatre ans, que par son nom espagnolisé ou par le surnom évocateur de Maestro Capitán, connaît une brillante ascension qui va faire de lui un des musiciens les plus en vue de tout le monde hispanique de son temps, comme en atteste la large diffusion de ses œuvres, de Naples jusqu’au Mexique. Ordonné prêtre en 1605, il devient le professeur de musique du futur Philippe IV dont l’amitié lui vaut, lors de l’accession au trône du souverain en 1621, le titre prestigieux de greffier de l’Ordre de la Toison d’Or. Ayant pris sa retraite en 1634, Romero meurt à Madrid en 1647.

diego velazquez portrait de philippe IVLa musique profane de Romero est passionnante à plus d’un titre car elle se présente comme un creuset où se mêlent le crépuscule et l’aurore de deux univers musicaux, ainsi que des influences venues de toute l’Europe, ce qui n’a rien de surprenant lorsqu’on connaît la vie du compositeur, qui lui a permis d’être au contact des principaux courants artistiques de son époque. D’un point de vue formel, si les traces d’une conception polyphonique encore renaissante sont encore bien perceptibles, notamment dans les pièces à 3 ou à 4 voix, elles cohabitent avec des tentatives de se couler dans le moule du madrigal, voire de la monodie accompagnée qui éclosent alors en Italie, tandis que des éléments hispaniques d’inspiration populaire, particulièrement évidents dans les pièces les plus dansantes, côtoient une rigueur d’écriture d’ascendance franco-flamande et une exigence d’expressivité tendant vers toujours plus d’individualisation et de théâtralité qui se ressent des expériences italiennes contemporaines. Si on tient à le résumer en quelques mots, l’art de Romero apparaît donc comme une floraison méridionale vigoureuse et chamarrée qui s’épanouirait en se nourrissant grâce à de solides racines septentrionales.

 

Le choix des œuvres qui composent Romerico florido (« Le petit romarin fleuri »), pièce que l’on peut considérer comme un autoportrait musical, soigné et souriant, de Romero, est particulièrement pertinent, car il permet d’explorer les multiples facettes de l’inspiration du compositeur, de l’ivresse de la danse à des effluves nettement plus mélancoliques (¡Ay, qué me muero de zelos, « Ah ! Je meurs de jalousie »). Les textes y parlent majoritairement des joies et des peines d’amour, sur un ton arcadien bien dans l’air du temps, parfois relevé d’un savoureux trait d’ironie (Coraçón, ¿dónde estuvistes?, « Mon cœur, où étais-tu ? »). Comme on pouvait s’y attendre, les instrumentistes de l’ensemble Clematis (photo ci-dessous) et les chanteurs issus de la Cappella Mediterranea, qui nous avaient régalés, au printemps dernier, d’un étincelant disque Frescobaldi, sont ici dans leur jardin et nous offrent un récital d’anthologie. Le mot qui me vient le plus spontanément à l’esprit est celui de naturel, tant leur lecture, tout en étant parfaitement idiomatique, ne tombe jamais dans la surenchère, respectant toujours cette juste mesure qui distingue les véritables artistes des poseurs. Il irradie de cet enregistrement une vitalité et une envie qui illuminent chaque morceau, réussissant tout à la fois à faire danser la nostalgie et à ne pas réduire la jubilation à une simple ébullition superficielle. Indubitablement, ce florilège a du cœur et il le donne sans compter. ensemble clematisL’ensemble Clematis, qui se bonifie disque après disque, confirme les qualités de chaleur et de solidité technique relevées dans Frescobaldi. La formation est ici plus étoffée, mais elle continue à enchanter par sa discipline, sa complicité, sa souplesse et le déploiement de couleurs qu’elle offre, aussi à son avantage dans le rôle d’accompagnateur que dans les deux pièces instrumentales où elle occupe seule la scène. Les chanteurs sont excellents et si la prestation sensuellement lumineuse de Mariana Flores est un des bonheurs incontestables de cette anthologie, il serait injuste de passer sous silence les qualités vocales de Capucine Keller, Fernando Guimarães et Fabian Schofrin qui la portent aussi par un investissement dramatique de tous les instants. Les quatre chanteurs incarnent réellement les personnages ou les situations, qu’ils font passer du statut de convention à celui de réalité tangible, palpitante. C’est de l’excellent travail, mené avec un véritable esprit de troupe où chacun vient avec les atouts qui sont les siens sans jamais chercher à tirer la couverture à lui. Maître d’œuvre de cette réussite, Leonardo García-Alarcón dirige ses troupes avec la fougue et l’intelligence qui sont en train de l’installer pour longtemps, sauf accident, au rang des directeurs d’ensembles baroques qui comptent. On devine sans mal le mélange d’exigence et de liberté qui caractérise sa vision de ce répertoire ; il fait mouche, soude les musiciens dans un même élan et l’enthousiasme contagieux qui irradie de cette réalisation emporte infailliblement l’auditeur.

Assurément, ce Romerico florido aussi flamboyant que sensible est une des parutions discographiques les plus vivifiantes de cette fin d’année et je vous le conseille sans aucune hésitation. Il représente le couronnement d’une année faste et passionnante pour Clematis, la Cappella Mediterranea et Leonardo García-Alarcón, artistes attachants qui nous réservent d’autres belles surprises pour 2011, et constitue une preuve supplémentaire que la curiosité et la jeunesse du cœur sont toujours plus payantes que la routine dans laquelle s’enlisent aujourd’hui bien des ensembles baroques.

 

matheo romero romerico florido clematis cappella mediterranMatheo Romero (c.1575-1647), Romerico florido, Romances, Tonos humanos, Folías, Letrillas, Canciones.

 

Clematis
Cappella Mediterranea (Mariana Flores & Capucine Keller, sopranos, Fabian Schofrin, contre-ténor, Fernando Guimarães, ténor)
Leonardo García-Alarcón, orgue & direction

 

1 CD [durée totale : 61’04”] Ricercar RIC 308. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Romerico florido, Folía à 2
Mariana Flores

2. Caiase de un espino, Romance à 4

3. ¡Ay, qué me muero de zelos, Letrillo à 3
2e partie « Háganme, si muriere »

Mariana Flores & Capucine Keller

 

Illustrations complémentaires :

Diego Velázquez (Séville, 1599-Madrid, 1660), Portrait de Philippe IV, c.1656. Huile sur toile, 64,1 x 53,7 cm, Londres, National Gallery.

La photographie de l’ensemble Clematis est de Marie-Emmanuelle Brétel, dont le site Internet peut être consulté en suivant ce lien.

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16 décembre 2010 4 16 /12 /décembre /2010 18:04

 

freres limbourg saint paul chretien tente

Herman, Paul et Jean de Limbourg
(actifs en France entre 1399 et 1416),
Saint Paul voit un chrétien tenté
, c.1405-1408/09.

Encre, tempera et feuille d’or sur parchemin,
23,8 x 16,8 cm, Belles Heures du Duc de Berry,
New-York, Metropolitan Museum.

 

Le Manuscrit 564 de la Bibliothèque du Musée Condé, plus connu sous le nom de Codex Chantilly, a déjà suscité nombre d’explorations, plus (Ferrara Ensemble, Tetraktys) ou moins (Organum) réussies, de la part des musiciens médiévistes. C’est aujourd’hui au tour de l’ensemble de voix de femmes De Cælis, auquel on doit également une belle version de la Messe de Tournai (Ricercar), de se confronter aux musiques complexes préservées dans ce recueil et de nous en offrir un choix dans le cadre d’une anthologie intitulée En l’amoureux vergier que vient de publier Æon.

Que s’est-il passé en France entre le milieu du XIVe siècle et le tout début du XVe, période dans laquelle s’inscrivent les musiques conservées dans le Codex Chantilly ? Comme je l’écrivais récemment dans un billet consacré à la Messe Notre-Dame de Guillaume de Machaut (c.1300-1377), nous avons quelquefois du mal à imaginer les bouleversements intervenus, autour de 1320, dans la façon de penser la musique qui parut trancher si radicalement avec le passé que ses théoriciens la nommèrent Ars nova – l’idée de nouveauté ayant, au Moyen Âge, une toute autre portée qu’aujourd’hui – et qui émut même le pape en personne. Les musiciens des générations suivant celle de Philippe de Vitry (1291-1361) ou de Machaut, pour ne citer que deux des représentants les plus célèbres de l’Ars nova, se servirent des innovations de leurs prédécesseurs pour élaborer, à partir des années 1360-70 environ, des musiques de plus en plus complexes et recherchées, frôlant parfois, à l’image des chantournements ostentatoires qui gagnaient, au même moment, l’art de Cour, la préciosité ; cette manière, qui perdurera jusqu’au début des années 1400, a été nommée Ars subtilior par la musicologie moderne, un terme sujet à caution mais qui permet de fixer les idées. baude cordier belle bonne sageC’est ce répertoire qu’immortalisent en large partie les 13 motets et 99 chansons transmis par le Codex Chantilly, reflets des expérimentations audacieuses de compositeurs dont un tiers des noms est parvenu jusqu’à nous, sans qu’il soit toujours possible de déterminer qui se cache derrière des identités aussi mystérieuses que Trebor, Solage ou Grimace. Les musiques, copiées par un scribe sur des portées à six lignes qui trahissent son origine italienne, se révèlent un fascinant mélange entre Nord et Sud, des influences picardes côtoyant un langage qui atteste la fréquentation, entre autres, des Cours d’Aragon ou d’Avignon par les compositeurs. Les capacités d’invention dont ces derniers font preuve semblent ne pas connaître de limites et ils utilisent tout l’arsenal rhétorique à leur disposition, imitations, onomatopées, syncopes, fluctuations rythmiques imprévues, excentricités harmoniques, en le pimentant souvent par une volonté un rien ironique de déjouer les attentes de l’auditeur comme de l’interprète, pour atteindre le plus d’expressivité possible.

 

Pour servir ce répertoire complexe, les interprètes doivent réunir un certain nombre de qualités, comme la clarté de la diction, la discipline et la souplesse vocales, mais aussi la sensibilité, toutes nécessaires pour rendre compte avec exactitude de la complexité de la musique sans qu’elle se résume, pour autant, à un exercice spéculatif aride, travers dans lequel était malheureusement tombé Organum. L’ensemble De Cælis (photo ci-dessous), dirigé par Laurence Brisset, me semble avoir trouvé un très bel équilibre entre rigueur et sensualité, et sa lecture des seize pièces qui composent En l’amoureux vergier se signale tant par son raffinement que par sa vitalité. La mise en place ainsi que la conduite des voix, à l’intonation d’une parfaite justesse, ont été soigneusement réglées, ce qui permet aux chanteuses de surmonter sans effort apparent les pièges tendus par des partitions aussi difficiles que Fumeux fume de Solage, aux chromatismes sans cesse mouvants. de caelisCette assise très ferme les autorise également à laisser se déployer, avec autant d’efficacité que de liberté, des couleurs vocales extrêmement séduisantes. L’impression de forte cohérence qui se dégage de cet enregistrement me paraît signer un véritable travail d’équipe, aux choix parfaitement assumés, comme, par exemple, celui de privilégier la voix en limitant au strict nécessaire la place donnée aux instruments, une option assez peu souvent adoptée aujourd’hui et qui est ici magnifiquement défendue. Fluide, lumineuse, ne négligeant ni le sourire, comme le prouvent les imitations savoureusement rendues de Par maintes foys de Vaillant, ni le théâtre, comme dans A l’arme de Grimace, l’interprétation de De Cælis réserve également des moments débordants de sensibilité, doucement mélancolique dans Va t’en, mon cuer, aveuc mes yeux de Gacian Reyneau, ou nimbée de poésie, dans une vision épurée et frémissante de La harpe de mellodie de Senleches. Gracieuse sans être éthérée, calculée mais sans excès d’affèterie, l’interprétation de De Cælis est une réussite qui rend compte avec beaucoup de justesse de la subtilité des pièces du Codex Chantilly.

En l’amoureux vergier est donc une très belle réalisation, que je conseille à qui souhaite se familiariser avec l’Ars subtilior dans d’excellentes conditions. Il confirme la qualité du travail de l’ensemble De Cælis et l’on espère retrouver rapidement ces chanteuses dans le répertoire médiéval que leur sensualité et leur discipline servent à merveille et où il reste encore tant de découvertes à effectuer.

 

en l amoureux vergier codex chantilly de caelisEn l’amoureux vergier, polyphonies du Codex Chantilly.

 

De Cælis
Angélique Mauillon, harpe, Guillermo Pérez, organetto
Laurence Brisset, chant & direction

 

1 CD [durée totale : 64’21”] Æon ÆCD 1099. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Vaillant, Par maintes foys, virelai (fol. 60)

2. Solage, Fumeux fume par fumee, rondeau (fol. 29)

3. Senleches, La harpe de mellodie, virelai (fol. 43v.)

 

Illustrations complémentaires :

Baude Cordier, Belle, bonne, sage, Manuscrit 564, fol. 11v., Chantilly, Musée Condé.

La photographie de l’ensemble De Cælis est de Thierry Demarquest, tirée du site Internet de De Cælis.

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7 décembre 2010 2 07 /12 /décembre /2010 11:54

 

isaac de moucheron batiments statues bassin dans parc

Isaac de Moucheron (Amsterdam, 1667-1744),
Bâtiments, statues et bassin dans un parc
, sans date.

Huile sur toile, 130 x 160 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.

 

On ne répétera jamais assez quel pôle d’excellence musicale fut l’Allemagne du Nord dès le milieu du XVIe siècle. Dynamisées par des échanges commerciaux florissants, les cités de la Hanse se transformèrent en creusets où des influences venues de toutes parts, des proches Pays-Bas comme de la plus lointaine Italie, se mêlaient à la tradition germanique. C’est à Hambourg, à la fin du XVIIe siècle, que nous conduit le disque, publié par Accent, que consacre aujourd’hui l’ensemble Stylus Phantasticus à quatre des partitas de l’Hortus Musicus de Johann Adam Reincken.

La postérité n’a pas été très tendre pour ce compositeur, que le jeune Johann Sebastian Bach choisit pourtant pour un de ses modèles, n’hésitant pas à adapter pour clavier des fragments de l’Hortus Musicus, mais dont la réputation fut considérablement ternie, sur la foi de ce qu’il faut bien appeler des ragots, par Johann Mattheson (1681-1764), musicien mais surtout critique et musicographe aussi redoutable que redouté en son temps. On a longtemps pensé, sur la foi des ses écrits, que Johann Adam Reincken était mort presque centenaire en 1722, alors que les recherches récentes laissent à penser qu’il est né non en 1623, mais en 1643, à Deventer, aux Pays-Bas. Après une première formation dans sa ville natale entre 1650 et 1654, on l’envoie étudier à Hambourg auprès d’Heinrich Scheidemann (c.1595-1663), un des fondateurs de la fertile école d’orgue d’Allemagne du Nord, lui-même élève de Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621). jan voorhout concert dans un interieur reincken buxtehudeReincken reste auprès de lui jusqu’en 1657, revient brièvement à Deventer y occuper le poste d’organiste de la Bergkerk, et le revoici à Hambourg dès l’année suivante en qualité d’assistant de Scheidemann, dont il prend la succession à la tribune de l’église Sainte-Catherine en 1663 et, selon la coutume, épouse une des filles en 1665. Sa position dans la cité ne cessera de s’affermir ; il sera l’un des fondateurs, avec son ami le compositeur Johann Theile (1646-1724), de l’opéra Am Gänsemarkt, première entreprise de ce genre en Allemagne, cultivera une relation amicale très forte avec son voisin de Lübeck, Dietrich Buxtehude (c.1637-1707), et impressionnera ses contemporains par sa virtuosité à l’orgue, attestée par les quelques rares pièces de sa main qui ont été conservées. Hortus Musicus, un recueil de partitas pour deux violons, viole de gambe et basse continue publié en 1688, est le seul témoignage de son activité, que l’on sait avoir été importante, dans le domaine de la musique de chambre.

Les six partitas qui composent ce recueil sont toutes construites de manière identique, une Sonata introductive suivie de quatre mouvements de danse, unifiés par des éléments structurels communs, dont la succession est invariablement Allemande, Courante, Sarabande et Gigue finale. La musique offre un mélange très séduisant entre deux manières, l’une nordique, avec l’omniprésence de fugues strictement construites qui apportent aux œuvres une armature extrêmement solide, l’autre plus méridionale – la musique italienne était bien connue des compositeurs allemands du XVIIe siècle – qui se fait jour au travers de la souplesse et du caractère chantant des sections où violon et viole de gambe s’expriment en solistes. Le sentiment global que l’on retire en flânant dans ce Jardin musical est celui d’allées dont l’ordonnancement classique, au sens que l’on donne à ce mot pour définir l’art qui fleurissait en France à la même époque, ne laisse rien au hasard, mais dont la beauté et les surprises naissent justement de cette volonté de tenue parfaite. Une organisation rationnelle au service de l’émotion, une leçon que Bach se gardera bien d’oublier.

reincken hortus musicusLes musiciens de Stylus Phantasticus, un ensemble qui regroupe d’excellents musiciens baroques – Pablo Valetti et David Plantier aux violons, Eduardo Egüez à l’archiluth, Dirk Börner aux claviers, excusez du peu – placés sous la direction attentive et sensible de la violiste Friederike Heumann, donne vie à ces savantes architectures avec un allant et une précision qui forcent l’admiration. Il est évident, dès la première écoute de cet enregistrement regroupant quatre des six partitas de l’Hortus Musicus qu’il est le fruit d’un véritable travail en profondeur sur les œuvres, que ces dernières ont été longuement et passionnément interrogées avant d’être livrées aux micros. Le résultat est à la hauteur des exigences imposées par Reincken ; la conduite des voix et l’équilibre entre les parties sont magistraux, le discours est mené avec autant de fermeté que de subtilité, cette assise à la fois extrêmement solide et souple permettant aux affects de se déployer dans toute leur splendeur et de toucher l’auditeur. L’approche est dynamique sans être ébouriffée, très chantante, avec une palette de couleurs qui dément magnifiquement les reproches de sécheresse et d’étroitesse sonore que certains adressent, certes parfois non sans quelque raison, aux ensembles « historiquement informés ». Ici, c’est bien le cœur qui palpite sous l’impeccable construction, et la complicité qui unit les musiciens leur permet de donner à ces partitions un indéniable impact émotionnel que trop de distance eût sans doute laissé de côté. Portée par une pertinence de tous les instants, cette lecture chaleureuse, inspirée et intelligente en diable, s’impose comme une grande réussite.

Je vous conseille chaleureusement ce magnifique disque qui donne à entendre une musique dont les enjeux ont été parfaitement compris et qui est restituée avec un indiscutable talent. Stylus Phantasticus, dont le parcours est jusqu’ici un sans faute, prépare un autre volume consacré à l’Hortus Musicus de Reincken, annoncé pour 2011 ou 2012, preuve supplémentaire que ces musiciens prennent tout le temps nécessaire pour mûrir leurs projets. Est-il besoin de préciser que ce second volet est maintenant espéré avec impatience ?

 

johann adam reincken hortus musicus I stylus phantasticusJohann Adam Reincken (1643-1722), Hortus Musicus (volume 1) : Partitas I, II, IV & VI.

 

Stylus Phantasticus
Pablo Valetti & David Plantier, violons. Eduardo Egüez, archiluth. Dirk Börner, clavecin & orgue positif.
Friederike Heumann, viole de gambe & direction

 

1 CD [durée totale : 59’45”] Accent ACC 24217. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Partita I en la mineur : Sonata
Adagio – Allegro – Largo – Presto – Adagio – Allegro

2. Partita II en si bémol majeur : Allemand Allegro

3. Partita IV en ré mineur : Saraband

4. Partita I en la mineur : Gique Presto Allegro

 

Illustrations complémentaires :

Johannes (Jan) Voorhout (Uithoorn, 1647-Amsterdam, 1723), Réunion musicale dans un intérieur (détail), 1674. Huile sur panneau, 125 x 190 cm, Hambourg, Musée historique (au clavecin, Johann Adam Reincken, à la viole de gambe, Dietrich Buxtehude).

Frontispice de l’Hortus Musicus, Hambourg, 1688. Berlin, Staatsbibliothek.

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1 décembre 2010 3 01 /12 /décembre /2010 17:36

 

adriaen pietersz van de venne peche aux ames

Adriaen Pietersz. van de Venne (Delft, 1589-La Haye, 1662),
La pêche aux âmes
, 1614.

Huile sur bois, 98 x 189 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.


Un monument. C’est le premier mot qui vient à l’esprit en découvrant le beau et sobre coffret intitulé Réforme & Contre-Réforme qui, loin des emboîtages quelque peu arbitraires et souvent mal ficelés qui fleurissent à l’approche des fêtes de fin d’année, nous invite à un fascinant voyage en musique, depuis l’onde de choc qui fit éclater la chrétienté au XVIe siècle jusqu’aux premières heures du romantisme. Sans prétendre rendre complètement compte de ce projet aussi passionnant qu’ambitieux que publie Ricercar, j’espère que cette chronique vous permettra d’entrevoir quelques-unes des richesses qu’il propose.

Chacun connaît, dans les grandes lignes, les événements qui conduisirent un jeune docteur en théologie, issu d’une modeste famille de Thuringe, nommé Martin Luther (Eisleben, 1483-1546) à se dresser, quelques années après un voyage à Rome, contre les dérives d’une Église toute entière gangrenée par la simonie. Une spirale de tensions croissante qui, de la publication, en 1517, des 95 thèses dénonçant le système des indulgences à la rédaction, en 1520, des trois traités fondateurs que sont Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande, De la captivité babylonienne de l’Église et La liberté du chrétien, aboutira, après que Luther aura brûlé en public la bulle papale Exsurge, Domine et des livres théologiques, dont le droit canon, à son excommunication, le 3 janvier 1521, puis, après sa convocation à la Diète de Worms, à sa mise au ban de l’Empire, ainsi que celle de ses fidèles, par un édit de mai 1521. lucas cranach ancien martin lutherLes idées de la Réforme, diffusées largement grâce à l’imprimerie, outre qu’elles vont avoir pour première et inattendue conséquence de favoriser une unité que l’Allemagne n’avait pas connue jusqu’alors, vont, malgré ces embûches, se répandre dans une large partie de l’Europe du Nord, entraînant avec elles une conception renouvelée de la musique. Car Luther, dont un des piliers de la théologie est le retour à l’Écriture (Sola Scriptura) et sa mise à la portée des fidèles les plus humbles par l’emploi de la langue vernaculaire, fit des cantiques un des éléments identitaires de la Réforme, écrivant et composant lui-même un certain nombre de chants sacrés, ces chorals dont on connaît l’importance pour la musique germanique jusqu’à Bach et au-delà. Parallèlement à la simplicité de ces musiques qui devaient être aisément mémorisables par les fidèles, la polyphonie ne cessa néanmoins de se développer, comme le prouvent les œuvres d’un Johann Walter (1496-1570) ou d’un Leonard Paminger (1495-1567). Cette double logique se retrouve dans tous les pays touchés par la Réforme, le Danemark, l’Angleterre, la France, et même les Pays-Bas du Nord, où la foi calviniste n’acceptait que le chant monodique des Psaumes et excluait les instruments, orgue compris, des offices, rejetant les autres pratiques à la sphère domestique ou au concert, permettant, par exemple, à des compositeurs comme Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621) de laisser, en dépit de ces restrictions, une œuvre foisonnante et variée.

La déflagration de la Réforme ne pouvait laisser le monde catholique sans réactions, certaines de sinistre mémoire, comme la Saint-Barthélemy (1572) ou cette tache indélébile sur le règne de Louis XIV que constitue la Révocation de l’édit de Nantes (1685), d’autres plus raisonnées, telles les décisions prises par le Concile de Trente, qui s’acheva en 1563, pour ce qui regarde la pratique musicale. Pour résumer à grands traits, ces dernières entendaient la mettre au service de l’intelligibilité des textes sacrés, en privilégiant la clarté structurelle et en abandonnant l’excès d’ornementations qui brouillait leur nette perception par le fidèle, ce qui revenait à une condamnation implicite de l’héritage polyphonique franco-flamand qui avait régné presque sans partage sur l’Europe durant un siècle et demi. adriaen pietersz van de venne peche aux ames catholiquesIl faut bien reconnaître qu’en dehors de la Chapelle papale, ces préceptes, qu’on ne peut que sourire de constater si proches de ceux de la musique luthérienne, ne furent guère respectés, ou alors presque par accident et brièvement, sous la pression de tel ou tel évêque soucieux de démontrer son zèle, comme à Milan. Les multiples inventions des compositeurs italiens de cette seconde moitié du XVIe siècle, si déterminante pour l’art musical, glissèrent vite du domaine profane vers la sphère religieuse, y apportant une volonté d’expressivité de plus en plus marquée, l’invention d’un véritable théâtre sacré conforme au goût du temps pour l’individualisation des affects qui allait se diffuser dans toute l’Europe, les musiciens du Nord venant se mettre à cette nouvelle école du Sud, celle, entre autres, de Monteverdi ou de Carissimi, pour transmettre à leur tour cette nouvelle manière à leurs élèves et à la société au sein de laquelle ils exerçaient leurs talents. Ce fut le cas de Charpentier à Paris, de Du Mont qui fit son apprentissage dans la très italianisante Liège avant de gagner Versailles, et, bien sûr, de Schütz en Allemagne. C’est en grande partie grâce à lui, mais aussi aux compositeurs actifs dans les bourdonnants comptoirs commerciaux de la Hanse, tels Hambourg (les Praetorius, Selle) ou Lübeck (Buxtehude), que l’idiome italien, au départ principalement vénitien, se répandit en terres germaniques, préparant le terrain à l’éclosion de celui que l’on considère – même si cette idée mériterait d’être relativisée – comme le plus grand de son temps, Johann Sebastian Bach.

Le projet Réforme & Contre-Réforme illustre parfaitement l’émergence de pratiques musicales à l’origine bien différenciées, mais qui vont rapidement se mêler dans des échanges se riant des barricades érigées par les pratiques religieuses pour mieux se répondre et se nourrir mutuellement. Considéré dans sa globalité, le niveau de ce coffret est absolument remarquable. Jérôme Lejeune, directeur de Ricercar et auteur du livre d’accompagnement aussi instructif que magnifiquement illustré, a largement puisé dans un catalogue d’exception, patiemment constitué, durant 30 ans, dans un esprit de découverte, tant au niveau des répertoires abordés que des musiciens invités, mais aussi dans ceux d’autres labels tels, entre autres, Alpha, Zig-Zag Territoires ou Harmonia Mundi, ce qui permet de retrouver des extraits de quelques splendides réalisations de L’Arpeggiata (de la bonne époque, dans la Rappresentatione de Cavalieri), du Poème Harmonique (Ruffo), d’Akadêmia (Historia der Geburt Jesu Christi de Schütz), d’Olivier Schneebeli (Le Jeune, Formé), ou de Philippe Herreweghe. Bien sûr, il existe, pour certaines des pièces proposées, de meilleures versions isolées, comme le Spem in allium de Tallis ou le Miserere d’Allegri, tous deux confiés ici à des Tallis Scholars qui ne résistent pas un instant face aux visions de Paul Van Nevel ou d’A Sei Voci, mais il ne s’agit heureusement que de cas isolés. adriaen pietersz van de venne peche aux ames protestantsPour le reste, on retrouve avec un plaisir sans mélange les artistes et ensembles qui ont contribué et continuent à perpétuer la réputation d’excellence de Ricercar, La Fenice, le Ricercar Consort, le Chœur de Chambre de Namur, Les Agrémens, la Capilla Flamenca, Bernard Foccroulle pour les pièces d’orgue, tous connus et reconnus comme des « pointures » dans leur domaine. Mais ce n’est pas tout. Jérôme Lejeune a, en effet, demandé au jeune ensemble Vox Luminis, une de ses découvertes récentes les plus prometteuses, de compléter ce programme en enregistrant près d’une heure de musique en large partie inédite, que l’on retrouve répartie sur trois disques différents (1, 2, 8). Il s’agit principalement d’œuvres dues à des compositeurs de la Renaissance actifs dans le Nord de l’Europe et elles nous font toucher du doigt l’extraordinaire richesse d’un répertoire hélas largement délaissé au profit de la musique italienne. Vox Luminis s’y coule avec une aisance et une réussite confondantes, faisant montre des qualités de fluidité et de luminosité déjà relevées dans ses deux précédents disques, mais portées à un degré encore supérieur grâce à la maturité que l’ensemble continue d’acquérir. Qu’il s’agisse des pièces de Caspar Othmayr (1515-1533) et de Mogens Pedersøn (c.1580-1623), ou des extraits de la Deutsche Passion nach Johannes de Joachim von Burck (1546-1610), que l’on espère un jour pouvoir entendre en entier, l’approche de l’ensemble conjugue une humanité tangible et une maîtrise technique de tout premier plan, qui donne inévitablement envie de le réentendre très vite dans un répertoire avec lequel il nourrit, à l’évidence, de profondes affinités.

Voici indubitablement une réalisation majeure qui offre un parcours richement documenté au sein de trois grands siècles de musique dans des conditions optimales. Conjuguant œuvres connues et pièces rares, il constitue une introduction idéale à l’univers de la musique ancienne et je suis convaincu qu’il apportera autant de satisfactions au néophyte qu’à l’amateur exigeant soucieux de compléter ses connaissances. Puissent Jérôme Lejeune et Ricercar continuer très longtemps à proposer aux mélomanes des projets d’une qualité aussi magistrale.

 

reforme & contre-reforme ric 101Réforme & Contre-Réforme. Œuvres et compositeurs du XIVe siècle à Felix Mendelssohn.

 

8 CD [durée totale : 10h22’14”] accompagnés d’un livre de 204 pages, Ricercar RIC 101. Ce coffret peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Martin Luther (1483-1546) : Ein feste Burg ist unser Gott
Vox Luminis. Lionel Meunier, direction.

2. Thomas Tallis (c.1505-1585) : O Lord, in thee is all my trust
The Tallis Scholars. Peter Philips, direction.

3. Mogens Pedersøn (c.1580-1623) : Deus miseratur nostri à 5
Vox Luminis. Lionel Meunier, direction.

4. Girolamo Frescobaldi (1583-1643) : Maddalena alla croce
Mariana Flores, soprano. Ensemble Clematis. Leonardo García-Alarcón, direction.

5. Henry Du Mont (1610-1684) : O foelix Roma
Thibaut Lenaerts, ténor. Philippe Favette & Jean-Marie Marchal, basses. Freddy Eichelberger, orgue. Bruno Boterf, ténor & direction.

6. Johann Pachelbel (1653-1706) : Christ lag in Todesbanden, cantate
Verset 7 « Wir essen und leben wohl »
Claire Lefilliâtre & Aurore Bucher, sopranos. Hans Jörg Mammel & Philippe Froeliger, ténors. Philippe Favette, basse. Chœur de Chambre de Namur. Les Agrémens. Jean Tubéry, direction.

 

Illustration complémentaire :

Lucas Maler, dit Cranach l’Ancien (Kronach, 1472-Weimar, 1553) et atelier, Portrait de Martin Luther, c.1529. Huile sur bois, 38,3 x 24 cm, Milan, Musée Poldi Pezzoli.

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28 novembre 2010 7 28 /11 /novembre /2010 17:27

 

carl spitzweg touristes anglais campanie

Carl Spitzweg (Unterpfaffenhoffen, 1808-Munich, 1885),
Touristes anglais en Campanie
, c.1845.

Huile sur papier, 50 x 40 cm, Berlin, Alte Nationalgalerie.

 

Si l’on sait généralement que l’Allemagne a produit, tout au long du XIXe siècle, nombre d’œuvres de musique de chambre pour toutes sortes de formations, la frénésie opératique qui régnait en France dans la première moitié de ce même siècle a souvent occulté une activité qui ne se pratiqua pourtant pas que dans sa seconde partie. Le disque de l’ensemble Osmosis, que vient de publier Ramée, rapproche intelligemment deux nonettes créés de chaque côté du Rhin, celui de Louis Spohr et celui de George Onslow, partitions à la fois jumelles et représentatives de la transition entre deux esthétiques.

 

Il semble bien, sans que l’on puisse déterminer qui en fut l’inventeur, que le nonette soit apparu simultanément sous la plume de plusieurs compositeurs, puisque la même année 1813 voit Franz Schubert signer Eine kleine Trauermusik pour neuf instruments à vent (D.79) et Louis Spohr son Nonette en fa majeur, dans lequel il choisit d’associer vents – flûte, hautbois, clarinette, cor, basson – et cordes – violon, alto, violoncelle, contrebasse –, une distribution qui sera reprise à l’identique par George Onslow.

Il convient de dire quelques mots sur Spohr qui, comme beaucoup de ses contemporains, notamment Beethoven, adopta la mode de franciser son prénom, Ludwig, en Louis. Né dans une famille aisée à Braunschweig en 1784, il fut naturellement encouragé par des parents tous deux musiciens dans cette voie et devint un virtuose du violon, acclamé comme tel lors de la tournée qu’il entreprit en Allemagne en 1804. louis spohr 1815Maître de chapelle à Gotha de 1805 à 1812, puis chef de l’orchestre du Theater an der Wien à Vienne de 1813 à 1815, il se lie alors avec Beethoven dont il jugera sévèrement les œuvres de maturité. Le refus, par l’institution viennoise, de son opéra Faust, créé par Weber (qui s’en souviendra dans son Freischütz) à Prague en 1816, le conduit à démissionner ; employé jusqu’en 1822 à Francfort, il est ensuite nommé à Cassel où il reste jusqu’à sa mort en 1859. Spohr, regardé comme le compositeur allemand le plus important de son temps à partir de la fin des années 1820, puis vilipendé et éclipsé par la génération romantique montante (Schumann le traitera de « noble mollusque »), laisse plus de 270 œuvres, entre autres, 9 symphonies achevées, 18 concertos pour violon, des opéras et oratorios, ainsi que de nombreuses pages de musique de chambre. Son Nonette, écrit pour le violoniste et marchand Johann Tost, qui s’était assuré de l’exclusivité de sa musique de chambre durant trois ans, dans la tonalité agreste de fa majeur (songez à Symphonie Pastorale de Beethoven), reste, par sa clarté structurelle et sa fluidité mélodique, assez nettement ancré dans le meilleur style classique. Mais on y sent aussi pointer, au détour de telle ou telle tournure, particulièrement dans les zones d’ombres et les incertitudes créées par certaines phrases laissées en suspens de l’Adagio, ou, plus fugitivement, dans quelques lueurs menaçantes du Scherzo, une esthétique plus nettement romantique.

Avec George Onslow, le pas est allégrement franchi. Je reviendrai un jour sur ce compositeur qui, depuis quelques années, commence à émerger d’une longue période d’oubli et dont on s’aperçoit enfin de l’importance dans le paysage musical français de la première moitié du XIXe siècle. Ce fils d’un aristocrate anglais exilé en France est né à Clermont-Ferrand en 1784 et y est mort en 1853. henri grevedon george onslowIl a eu la chance de ne pas avoir à compter sur la musique pour subsister, ce qui lui a permis de faire une carrière d’amateur, au sens noble du terme, se formant, pour le piano, auprès de Dussek à Londres et, pour la composition, auprès de Reicha à Paris. S’il rêvait, comme la majorité de ses contemporains, d’un succès dans le domaine lyrique qui ne lui sourit jamais, il laisse, en revanche, quatre très intéressantes symphonies, accueillies, à l’exception de la Première (1831), avec autant de circonspection en France que de succès en Allemagne, et un catalogue important, en qualité comme en quantité, de musique de chambre. On a souvent fait reproche à Onslow, non sans quelque raison, de composer ses symphonies comme de la musique de chambre ; son Nonette, écrit en 1849 à la suite du succès de l’audition parisienne, le 28 novembre 1847, de celui de Spohr, relève, lui, clairement d’une conception symphonique, qui éclate dès son accord initial. L’œuvre n’est pas totalement exempte de traits classiques, comme le montre l’élégance de l’Andantino à variations qui constitue son troisième mouvement, mais son geste souvent théâtral, voire opératique, sa virtuosité exigeante, ses humeurs extrêmement changeantes, fait encore souligné par l’emploi de la tonalité de la mineur, lui insufflent un indubitable esprit romantique.

 

L’interprétation que livre l’ensemble Osmosis (photographie ci-dessous) de ces deux partitions dégage un charme immédiat qui fait oublier la rigueur toute classique de leur construction. Il semble qu’il s’agisse du premier enregistrement à utiliser des instruments « d’époque », les choix organologiques faisant l’objet d’un argumentaire développé dans le livret du disque, et il tient toutes les promesses qu’on est logiquement en droit d’attendre d’une telle démarche. Les textures sont légères tout en conservant du corps, le discours est conduit avec souplesse et allant, les couleurs, surtout, sont d’un très grand raffinement, rappelant souvent la chaude et douce lumière qui nimbe les sous-bois en automne. osmosisUn des autres atouts de ce disque est de parvenir à adopter un ton notablement différent pour traiter les deux œuvres qu’il documente et de faire ainsi percevoir à l’auditeur, d’autant mieux s’il inverse l’ordre des œuvres proposé par le disque, la nette évolution des sensibilités intervenue durant les 36 ans qui séparent leur création respective. Si le Nonette de Spohr est abordé avec une élégance de touche et un esprit de conversation piece (au sens pictural du terme) parfaitement en phase avec son caractère encore très imprégné de classicisme, la tension imprimée à celui d’Onslow rend pleinement justice au souffle romantique qui le traverse, tout en le tempérant avec ce soupçon de retenue propre à la musique française. La vision d’Osmosis s’impose donc par l’intelligence avec laquelle elle a été pensée et le soin qui marque sa réalisation ; très équilibrée, à la fois subtile et pleine de naturel, qualificatifs qui pourraient définir également la prise de son signée par Rainer Arndt, elle permet à l’auditeur de se replonger dans cette atmosphère à la fois distinguée et conviviale que l’on imagine être celle des salons et d’y passer un agréable moment que la musique, si elle ne s’embarrasse certes pas d’élans métaphysiques sans pour autant sombrer dans la fadeur, rehausse d’une délicieuse aura d’intimité.

Voici un disque de musique de chambre réussi qui permet de redécouvrir deux œuvres d’une facture très achevée rendues au plus près de leurs couleurs d’origine. On espère maintenant qu’il sera permis à l’ensemble Osmosis d’aborder d’autres pièces de ce type, dont le XIXe siècle fut prodigue, celles de d’Anton Reicha, Ferdinand Ries ou Louise Farrenc, pour ne citer que quelques exemples, car la pertinence et la fraîcheur de son approche donne incontestablement envie de l’entendre à nouveau dans ce répertoire.

 

louis spohr george onslow nonets osmosisLouis Spohr (1784-1859), Nonette en fa majeur, opus 31. George Onslow (1784-1853), Nonette en la mineur, opus 77.

 

Osmosis :
Kate Clark, flûte, Ofer Frenkel, hautbois, Nicole van Bruggen, clarinettes, Helen MacDougall, cor, Benny Aghassi, basson, Franc Polman, violon, Elisabeth Smalt, alto, Jan Insinger, violoncelle, Pieter Smithuijsen, contrebasse.

 

1 CD [durée totale : 69’03”] Ramée 1007. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. George Onslow, Nonette, op.77 :
[I] Allegro spirituoso

2. Louis Spohr, Nonette, op.31 :
[III] Adagio

 

Illustrations complémentaires :

Louis Spohr en 1815, lithographie anonyme.

Pierre Louis Henri Grévedon (Paris, 1776-1860), George Onslow, 1830. Lithographie, 32 x 24 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

La photo de l’ensemble Osmosis est reproduite d’après le livret du disque.

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24 novembre 2010 3 24 /11 /novembre /2010 11:01

 

giovanni battista piazzetta jeune mendiant

Giovanni Battista Piazzetta (Venise, 1683-1754),
Un jeune mendiant
(Un jeune pèlerin), 1738-39.

Huile sur toile, 67,7 x 54,7 cm, Chicago, The Art Institute.

 

Il est assez rare que je consacre des chroniques à Antonio Vivaldi, non que je n’apprécie pas ce compositeur, mais il suscite tant et tant de commentaires, certes plus ou moins informés, qu’il me semble assez superflu d’en ajouter encore. Il aurait été néanmoins assez injuste d’ignorer le disque, publié chez Alpha, que consacrent aujourd’hui à ses Concerti per il flauto traversier Alexis Kossenko et Arte Dei Suonatori, tant il constitue, à mon avis, une indiscutable réussite.

Le début des années 1990 a marqué une étape majeure dans l’interprétation de la musique de Vivaldi, car il a vu nombre d’ensembles italiens, jusqu’alors assez inexistants  dans le paysage de la pratique « historiquement informée », se la réapproprier et définir des critères esthétiques qui demeurent toujours largement répandus aujourd’hui. On se souvient encore des mémorables Quatre saisons d’Il Giardino Armonico ou d’Europa Galante, bouillonnantes, théâtralisées à l’extrême, claquantes, voire saignantes, qui suscitèrent toute une série de répliques plus ou moins maîtrisées, mais aussi des contre-propositions que la mode firent passer relativement inaperçues. Aux déchaînements frisant parfois l’hystérie et souvent le mauvais goût, Enrico Gatti, rejoint ensuite par Andrea Marcon ou Rinaldo Alessandrini, opposait, dès 1998, un « éloge de la lenteur » ; sans rien perdre de leur superbe, les œuvres du Prêtre roux cessaient, grâce au travail de ces musiciens, de s’essouffler et de trépigner, leur pouls gagnait en régularité et en équilibre. C’est dans cette mouvance que s’inscrit la vision d’Alexis Kossenko. pier leone ghezzi antonio vivaldiComme l’explique le flûtiste et chef dans la notice du disque, qui doit être saluée comme un modèle d’érudition souriante dont beaucoup gagneraient à s’inspirer, les concertos pour flûte traversière de Vivaldi posent un certain nombre de problèmes ardus, qu’il s’agisse de leur transmission au travers de manuscrits quelquefois lacunaires ou d’éditions corrompues, de leur date de composition, et même du type d’instrument pour lesquels ils ont été conçus. Les neuf œuvres, auxquelles a été adjoint l’Andante du célébrissime Concerto en ré majeur, RV 428, dit « Il Gardellino », peuvent être situées entre 1720 et 1735, période de maturité du compositeur. Elles utilisent un large arsenal rhétorique, certaines, comme le Concerto en fa majeur, RV 434, empruntant des thèmes à des opéras antérieurs, et explorent une palette d’affects étendue, de l’ébullition joyeuse du Concerto en sol majeur, RV 438, aux atmosphères nettement plus méditatives du Concerto en mi mineur, RV 430, dont le livret nous apprend qu’il fut recopié par Christoph Graupner à Darmstadt. L’impression qui se dégage de cette anthologie est globalement lumineuse, d’un indiscutable raffinement, faisant la part belle à cet élément qui assure aujourd’hui son succès à la musique de Vivaldi et que d’autres choix esthétiques n’auraient sans doute pas souligné avec autant de justesse, le chant. Qu’elles gazouillent, insouciantes et plumes au vent, ou s’épanchent en ouvrant grand les bras à la mélancolie (Largo du Concerto en ré majeur, RV 427), ces œuvres demeurent toujours hantées par le souvenir de la voix et en rapportent l’écho, diffus ou plus manifeste, jusqu’à l’auditeur.

Alexis Kossenko (photographie ci-dessous) et Arte Dei Suonatori livrent, dans ces concertos, une prestation qui n’appelle que des éloges. L’orchestre Polonais, que j’avais découvert lors d’un de ses premiers enregistrements, où il accompagnait la violoniste Rachel Podger dans une version d’anthologie de l’Opus 4 de Vivaldi, La Stravaganza (Channel Classics, 2003), et le soliste se connaissent bien, ayant produit, toujours chez Alpha, deux disques de la plus belle eau consacrés à Carl Philipp Emanuel Bach. Leur complicité est d’emblée évidente et l’on sent bien qu’un des piliers de la réussite de ce disque réside justement, au-delà d’indéniables qualités individuelles, dans la capacité que ces dernières ont de fusionner pour faire vivre la musique dans un même souffle. alexis kossenko philippe genestierAlexis Kossenko aurait pu, fort d’une technique assez éblouissante, tirer la couverture à lui ; il fait, tout au contraire, assaut d’humilité et tisse un véritable dialogue avec ses partenaires, ne jouant jamais la surenchère ou l’effet de manche facile. L’orchestre est incisif et dynamique, mais il déploie également de très belles couleurs et un discours très souple qui n’oublie jamais de chanter. On est, et c’est heureux, très loin du Vivaldi taillé à la serpe, dans lequel l’agitation tient lieu de propos, qu’on nous sert encore trop fréquemment. Soliste volubile au brillant jamais clinquant, à la sonorité pétillante, charnue et charmeuse en diable, chef que l’on devine aussi attentif qu’exigeant et précis, Alexis Kossenko met ses capacités au service de Vivaldi avec un naturel confondant. Son interprétation pourra peut-être paraître trop sage à ceux qui goûtent des versions cravachées à train d’enfer, mais c’est justement son équilibre, sa clarté, une certaine douceur sans alanguissement qui, à mes yeux, en fait tout le prix. Plutôt que dévaler les partitions, le flûtiste prend le temps d’écouter battre le cœur de la musique du Prêtre roux et lui confère ainsi une portée réellement émouvante, ce petit rien qui reste inaccessible à beaucoup mais qui, ici, irradie de toutes parts : la poésie. La vision qu’il signe avec ses compagnons se révèle ainsi un petit miracle d’intimité, aux splendides reflets moirés et envoûtants.

Aux amoureux de Vivaldi et, plus largement, de musique baroque, je conseille chaleureusement ces Concerti per il flauto traversier débordants de tendresse et d’intelligence, portés par des Suonatori en pleine possession de leurs moyens et un Alexis Kossenko en état de grâce. Parfait antidote à la morosité, ce disque propice aux rêves rend parfaitement justice à un compositeur dont on escamote trop facilement aujourd’hui la dimension sensible.

 

antonio vivaldi concerti per flauto traversier arte dei suoAntonio Vivaldi (1678-1741), Concerti per il flauto traversier. Concertos pour flûte traversière et orchestre RV 435, 440, 436, 430 (275a), 432 (fragment), 438, 428 (Andante), 429, 434, 427.

 

Arte Dei Suonatori
Alexis Kossenko, flûtes & direction

 

1 CD [durée totale : 77’01”] Alpha 174. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Concerto en mi mineur, RV 432 :
Allegro

2. Concerto en la mineur, RV 440 :
[I] Allegro non molto

3. Concerto en ré majeur, RV 427 :
[II] Largo (en si mineur)

4. Concerto en sol majeur, RV 438 :
[III] Allegro

 

Illustrations complémentaires :

Pier Leone Ghezzi (Comunanza, 1674-Rome, 1755), Antonio Vivaldi, c.1723. Encre sur papier, Bibliothèque Vaticane

La photographie d’Alexis Kossenko est de Philippe Genestier, utilisée avec autorisation.

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5 novembre 2010 5 05 /11 /novembre /2010 10:48

 

william blake cercle luxurieux dante divine comedie enfer c

William Blake (Londres, 1757-1827),
Le cercle des luxurieux
, 1824-27,

d’après le Chant V de L’Enfer de la Divine Comédie de Dante.
Crayon, encre, et aquarelle sur papier, 37,4 x 53 cm,
Birmingham, Museums and Art Gallery.

 

Lentement mais sûrement, Muzio Clementi commence à retrouver la place qui aurait toujours dû être la sienne dans le paysage musical, longtemps occultée par les mauvais souvenirs d’apprentis pianistes peinant sur le monument didactique qu’est son Gradus ad Parnassum. En 2000, Andreas Staier signait une anthologie mémorable de pièces pour clavier sur un Broadwood de 1802, une révélation pour beaucoup. Voici que nous arrive aujourd’hui, sur piano moderne, un magnifique récital d’Olivier Cavé, intitulé Didone abbandonata et publié chez Æon, qui regroupe quatre sonates dont le point commun est d’être écrites dans une tonalité mineure.

 

Avant de nous intéresser à l’interprétation elle-même, il convient d’opérer quelques mises au point, d’autant plus nécessaires que le livret du disque, dû à Andrea Coen, se signale par des partis-pris quelque peu outrés, qui, par leur vision manichéenne opposant abusivement la souriante et artiste Italie à la laborieuse et grisâtre Angleterre, ne sont pas sans rappeler le précédent malheureux de Vasari au XVIe siècle.

Certes, Muzio Clementi est né à Rome en 1752, et y a été formé par Antonio Boroni (principalement compositeur d’opéras, 1738-1792), Giuseppe Santarelli (castrat, membre de la Chapelle papale, 1710-1790), Giovanni Battista Cordicelli (organiste, 1703-1774), et Gaetano Carpani (Maître de chapelle, 1692-1785), ces deux derniers lui ayant sans doute permis d’obtenir, en 1766, le poste d’organiste de sa paroisse de San Lorenzo in Damaso, qui a été déterminant pour son avenir. C’est alors, en effet, qu’il est repéré par Peter Beckford, un riche anglais qui l’« achète à son père pour sept ans » et l’emmène avec lui dans sa propriété du Dorset où il va servir au délassement musical de son patron et de ses hôtes, mais aussi pratiquer intensément le clavier, dévorant les œuvres, entre autres, de Domenico Scarlatti, Johann Sebastian et Carl Philipp Emanuel Bach. aleksander orlowski muzio clementiLibéré de ses obligations, Clementi s’installe à Londres entre la fin de 1774 et le début de 1775 ; il va y mener une carrière multiforme et couronnée de succès de compositeur, virtuose du clavier jusqu’en 1790, pédagogue aussi coûteux que recherché, éditeur de musique et facteur de pianoforte à partir de la fin de la décennie 1790, tout en effectuant maints séjours sur le Continent. Une tournée le conduit, en 1780-1783, principalement à Paris, Salzbourg, et Vienne, où il affronte dans un duel pianistique un Mozart peu amène à son égard, puis une affaire de cœur, qui se soldera par un fiasco, le fait se rendre, l’année suivante, à Lyon et Berne, et, enfin, toute une série de voyages d’affaires visant à vendre ses pianos et ses œuvres, tout en faisant l’acquisition des droits notamment de celles de Beethoven, le conduit de Paris à Saint-Pétersbourg entre 1802 et 1810, à Paris et Francfort en 1816-1818, à Paris, Munich et Leipzig en 1821-1822, à Paris, en Italie et à Baden en 1826-1827. Un parcours de musicien et d’hommes d’affaires britannique, ou, plus exactement, européen, qui s’achève à Eversham, Worcestershire, le 10 mars 1832, l’Angleterre reconnaissant l’étranger comme un des siens en lui offrant une sépulture à Westminster, à l’instar de cet autre émigré nommé Haendel.

Sans doute est-il très à la mode de donner dans l’italianocentrisme, mais la carrière comme la musique de Clementi démentent absolument cette vision. Bien entendu, je ne doute pas qu’il ait pu éprouver de la nostalgie pour son pays natal, mais son premier voyage attesté en Italie n’en a pas moins eu lieu de septembre 1804 à février 1805, soit presque 40 ans après qu’il en est parti en 1766-67, un effet retard pour le moins troublant dans un mal du pays dont il est donc, à mon sens, discutable de faire l’élément moteur du pathétisme de ses sonates en mineur. En outre, on sait que Clementi ne joua pas une seule fois, en public ou en privé, lors de ce premier séjour italien, pas plus que lors du suivant, d’avril 1807 à la fin 1808. Avait-il conscience d’être devenu, lui dont l’essentiel de la production se cantonnait à la musique pour clavier et à la symphonie, artistiquement étranger à un pays n’ayant, selon la remarque d’un correspondant du Berliner musikalische Zeitung en juin 1805, « aucune formation ni aucun goût pour la musique instrumentale » ? william marlow capriccio saint paul et un canal vénitienCe qui est certain, c’est que sa trajectoire, à l’instar de celle de ses compatriotes Domenico Scarlatti, Luigi Boccherini et Giovanni Battista Viotti, que leur penchant pour la musique instrumentale conduisit à effectuer la majeure partie de leur carrière hors de la Péninsule, aurait été radicalement différente s’il y était demeuré, et l’on peut même gager que son talent n’aurait sans doute pas pu s’y exprimer dans toute sa plénitude. Qui plus est, s’il y a bien une chose que prouve le langage musical développé dans les quatre sonates fort judicieusement choisies pour cet enregistrement, c’est, outre ce que Clementi doit à son étude approfondie de Domenico Scarlatti (mouvements extrêmes des Sonates en fa mineur de 1785 et en fa dièse mineur de 1790), la coexistence dans son œuvre, à parts égales, de deux influences majeures : une façon de chercher à faire chanter le clavier qui se ressent de son apprentissage auprès de chanteurs italiens (Sonate « Didone abbandonata », 1821) mais aussi l’impact qu’ont pu avoir sur lui l’Empfindsamer Stil (« style sensible ») puis le Sturm und Drang développés en territoires germaniques dès les années 1760, notamment, pour le premier, par Carl Philipp Emanuel Bach (Lento e patetico de la Sonate en fa dièse mineur). L’emploi du mode mineur, y compris dans les mouvements médians traditionnellement contrastants, les instabilités, les dissonances, voire la violence (dernier mouvement de la Sonate en si mineur, 1802), même canalisée par les exigences du style classique, font des sonates regroupées dans cette anthologie de splendides exemples d’un langage préromantique auquel l’Italie demeura longtemps hermétique, et l’on comprend sans mal que ce style, plus aventureux qu’il y paraît, ait choqué Mozart, intéressé Haydn, et enthousiasmé Beethoven.

 

Olivier Cavé (photo ci-dessous), dont ce disque Clementi constitue une suite logique à son précédent, consacré à Domenico Scarlatti et salué par la critique, nous offre ici un récital de très haute volée. Il faut louer, en premier lieu, la qualité et la finesse du travail préparatoire qui a été effectué préalablement à l’enregistrement et qui permet, en dépit de l’emploi d’un Steinway, de créer une perspective esthétique parfaitement crédible. L’allègement de la pâte sonore, particulièrement dans les graves, s’il conserve toute sa plénitude à l’instrument, fait que jamais ne pointe la menace d’un empâtement dont cette musique n’a que faire, comme si les qualités du pianoforte et du piano moderne avaient été réunies en une seule entité. olivier cavéPas un instant Olivier Cavé, malgré d’impressionnants moyens techniques, ne cède à la tentation du « grand piano » et on lui sait gré d’avoir abordé les sonates de Clementi avec l’humilité qui consiste à oser remettre en question ses acquis pour mieux servir la musique. Sa lecture toute en subtilité et en nuances met particulièrement bien en valeur les incessants jeux d’ombre et de lumière des œuvres, avec une attention constante portée à leur caractère chantant, voire lyrique, qui fait merveille dans des mouvements lents superbement déclamés, jusque dans leurs plus impalpables murmures. La fougue n’est cependant pas en reste et si elle demeure parfois, à mon goût, un rien trop contrôlée dans les sonates de la maturité, la tension théâtrale qu’elle imprime au discours lui apporte, sans ostentation, ni brutalité, un indéniable dynamisme. J’ai également été particulièrement séduit par la subtilité du toucher et la richesse de la palette de couleurs que délivre le pianiste, ainsi que par sa capacité à faire percevoir à l’auditeur toute l’ambiguïté de cette musique d’entre deux mondes, plus tout à fait classique, pas encore pleinement romantique. L’intelligence et la cohérence de son programme, la fluidité et l’élégance de son propos, font de son enregistrement une réussite qui séduira aussi bien les adeptes des versions « historiquement informées » que les tenants de la « tradition ».

Ce disque confirme donc, à mes yeux, Olivier Cavé comme un des jeunes pianistes à suivre avec la plus grande attention. Son intelligence des répertoires qu’il aborde, son panache sans esbroufe, sa sensibilité sans affectation, sont autant de qualités dont certains de ses collègues plus médiatisés feraient bien de s’inspirer. Compagnon idéal du disque de Staier dont je parlais en introduction, son récital s’impose comme une des visions récentes les plus inspirées de la musique de Clementi.

 

muzio clementi didone abbandonata olivier caveMuzio Clementi (1752-1832), Didone abbandonata – Scene tragiche. Sonates pour clavier en fa dièse mineur op. 25 n°5, si mineur op. 40 n°2, fa mineur op. 13 n°6, sol mineur op. 50 n°3.

 

Olivier Cavé, piano Steinway D

 

1 CD [durée totale : 71’15”] Æon AECD 1094. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Sonate pour clavier en fa mineur, opus 13, n°6 :
[I] Allegro agitato

2. Sonate pour clavier en fa dièse mineur, opus 25, n°5 :
[II] Lento e patetico (en si mineur)

3. Sonate pour clavier en sol mineur « Didone abbandonata », opus 50, n°3 :
[III] Allegro agitato e con disperazione

 

Illustrations complémentaires :

Aleksander Orłowski (Varsovie, 1777-Saint-Pétersbourg, 1832), Portrait de Muzio Clementi, 1810. Craie noire et sanguine sur papier, 54 x 42,5 cm, Moscou, Galerie Tretyakov.

William Marlow (Londres, 1740-Twickenham, 1813), Capriccio, la cathédrale Saint Paul de Londres et un canal vénitien, c.1795 ? Huile sur toile, 129,5 x 104,1 cm, Londres, Tate Gallery.

La photographie d’Olivier Cavé est d’Aline Kundig, utilisée avec autorisation.

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29 octobre 2010 5 29 /10 /octobre /2010 13:51

 

cercle marcello venusti annonciation

Entourage de Marcello Venusti
(Mazzo di Valtellina, c.1512/15-Rome, 1579),
Annonciation
, c.1570 ?

Huile sur toile, 41,7 x 30 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.

 

En fin d’année dernière, l’ensemble Odhecaton avait fait notre bonheur avec une anthologie de musiques créées par des compositeurs picards de la Renaissance, intitulée O gente brunette (Ramée, cliquez ici), et justement saluée par la critique. Les chantres ultramontains sont aujourd’hui de retour, chez Arcana, avec un disque consacré à une des œuvres les plus célèbres du XVIe siècle, la Missa Papæ Marcelli de Palestrina.

 

L’extraordinaire fortune critique de ce compositeur qui n’a cessé d’être regardé comme un modèle, au point d’être considéré, au XIXe siècle, comme le sauveur de la musique religieuse, permet de faire l’économie de trop longues digressions biographiques. Giovanni Pierluigi, né en 1525 ou 1526 dans une famille modeste de Palestrina, entre au service de la papauté en 1550, lorsque le cardinal Giovan Maria de’Ciocchi del Monte, évêque du diocèse de Palestrina, est élu pape sous le nom de Jules III et l’appelle pour diriger la maîtrise de la Chapelle Giulia à Saint-Pierre de Rome. henri-joseph hesse giovanni pierluigi da palestrinaEn 1554, le compositeur dédie à son protecteur son Missarum Liber Primus, ce qui lui vaut d’être immédiatement et d’autorité admis en qualité de chantre au sein de la Chapelle pontificale. Mais Jules III meurt l’année suivante et son successeur, Marcel II, dédicataire de la Missa Papæ Marcelli, n’occupe le siège de Saint-Pierre qu’une vingtaine de jours, remplacé par Paul IV, dont une des premières décisions est d’exclure les hommes mariés de sa Chapelle. Palestrina est alors contraint de trouver rapidement un nouvel emploi. Il devient tout d’abord Maître de Chapelle à Saint-Jean-de-Latran, avant d’occuper, en 1561, la même fonction à Sainte-Marie-Majeure, puis, en 1571, à la Chapelle Giulia, poste qu’il conservera jusqu’à sa mort, alors que sa renommée s’étend sur toute l’Europe, le 2 février 1594.

La Missa Papæ Marcelli fait partie du Missarum Liber Secundus, publié à Rome en 1567, mais on ignore, en revanche, sa date exacte de composition. L’hypothèse la plus probable semble être néanmoins le début des années 1560, au plus tard 1565, date à laquelle la messe fut copiée dans le Codex 22 de la Chapelle Sixtine. L’œuvre s’inscrit parfaitement dans les enjeux de son temps, cette exigence de clarté structurelle et d’intelligibilité du texte chanté prônée par la Contre-Réforme contre la luxuriance, éventuellement luxurieuse du fait de l’utilisation de chansons profanes parfois lestes comme cantus firmus, de la polyphonie franco-flamande. Il est néanmoins difficile de déterminer avec précision si Palestrina s’est plié à des principes qui étaient, au moment où il écrivait cette messe, en cours d’élaboration et sur lesquels il semble que Marcel II aurait pu, en dépit de la brièveté de son pontificat, exercer quelque influence, ou si c’est précisément sa réalisation qui a joué un rôle important, sinon déterminant, dans l’instauration d’une nouvelle esthétique en matière de musique sacrée. palestrina kyrie missa papae marcelliJe gage, pour ma part, qu’il y a sans doute eu une interaction assez serrée entre l’émergence, à un même moment du temps, de la nécessité de repenser la liturgie en profondeur, et un compositeur que sa parfaite connaissance des techniques polyphoniques, alliée à un goût pour des structures décantées jusqu’à en devenir presque impersonnelles ainsi qu’à un solide désir de s’élever, rendaient le mieux à même d’incarner cette nouvelle manière. Ainsi, pour construire sa Missa Papæ Marcelli, Palestrina n’utilise pas de cantus firmus et fait largement appel à l’homophonie, mais il parvient également à préserver à la musique toute sa densité et sa complexité en faisant des dialogues entre voix ou groupes vocaux un élément déterminant de dynamisation du discours musical, en un processus d’intériorisation de la polyphonie qui permet à cette dernière de se déployer sans qu’en surface la lisibilité soit altérée. Une manière, en quelque sorte, de sauvegarder l’héritage franco-flamand en le dissimulant sous une décoration conforme au goût du jour.

 

Pour servir cette partition majeure, Paolo Da Col a réuni sous la bannière d’Odhecaton (photo ci-dessous) un effectif très large de 19 chanteurs masculins (6 contre-ténors, 6 ténors, 2 barytons, 5 basses) et leur a demandé de chanter à pleine voix, conformément aux usages du temps. Le résultat est spectaculairement sculptural, aux antipodes des versions angéliques, voire désincarnées, auxquelles une certaine tradition a pu nous habituer, la musique acquérant ainsi une vitalité et un impact physique indéniables. Les passages en tutti sont d’une solennité imposante sans être écrasante, car le soin tout particulier apporté à l’articulation et à la fluidité des lignes leur évite tout empâtement. Les effets de spatialisation sont remarquablement réussis, les réponses et échos soulignent avec pertinence l’architecture très élaborée d’une œuvre que sa clarté peut faire paraître très simple au premier abord, mais dont une écoute attentive révèle l’attention extrême apportée à la conception. En outre, Paolo Da Col fait varier, avec autant de sensibilité que de subtilité, son effectif en fonction des exigences du compositeur, ménageant des plages nettement plus intimes servies par des voix solistes, ce qui accentue le caractère recueilli (et non sulpicien) de sa vision, y compris dans ses parties les plus monumentales. OdhecatonConsidérés individuellement, les chanteurs appelleraient peut-être quelques réserves, mais un des nombreux tours de force de cet enregistrement est justement de faire de leurs légères inégalités une force, en parvenant à les fondre en un tout cohérent et d’une grande plasticité sonore sans chercher à lisser leurs aspérités. Les voix conservent ainsi leur grain et leurs couleurs propres, insufflant à la musique beaucoup de dynamisme et de chaleur. Le choix d’enchâsser les différentes parties de la Missa Papæ Marcelli dans la reconstitution d’un hypothétique office liturgique pascal suscitera peut-être des réserves, mais l’intelligence du programme proposé et l’intérêt des compléments choisis sont tels qu’elles s’évanouissent très vite. Ce disque s’impose donc comme un ensemble parfaitement pensé, esthétiquement et émotionnellement, une réussite incontestable et assez éblouissante qui ouvre des perspectives passionnantes sur l’interprétation du répertoire romain de la seconde moitié du XVIe siècle.

Cet enregistrement, à mes yeux, de référence, de la Missa Papæ Marcelli inaugure donc une nouvelle approche du répertoire palestrinien et confirme Odhecaton comme un des ensembles actuellement les plus audacieux dans sa conception de la musique de la Renaissance. Je vous conseille très vivement de vous plonger dans cette heure où lumière et sensualité se conjuguent pour nous faire découvrir un visage de Palestrina jusqu’ici insoupçonné, celui d’un homme plus que d’un mythe.

 

palestrina missa papae marcelli odhecatonGiovanni Pierluigi da Palestrina (1525/26-1594), Missa Papæ Marcelli et autres pièces sacrées. Felice Anerio (c.1560-1614), Christus resurgens.

 

Odhecaton
Paolo Da Col, direction

 

1 CD [durée totale : 65’12”] Arcana A358. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Missa Papæ Marcelli : Kyrie à 6

2. Victimæ Paschali laudes, Séquence à 8

3. Missa Papæ Marcelli : Agnus Dei à 6 & à 7

 

Illustrations complémentaires :

Henri-Joseph Hesse (1781-1849), Giovanni Pierluigi da Palestrina, 1828. Lithographie, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

Édition imprimée du Kyrie de la Missa Papæ Marcelli.

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