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27 juin 2010 7 27 /06 /juin /2010 15:13

 

el greco jeune garcon soufflant sur tison soplon

Doménikos Theotokópoulos, dit EL GRECO
(Candie, aujourd’hui Héraklion, 1541-Tolède, 1614),
Jeune garçon soufflant sur un tison
, c.1570-75.
Huile sur toile, 60,5 x 50,5 cm,
Naples, Museo Nazionale di Capodimonte.
[cliquez sur l'image pour l'agrandir]

 

Une fois n’est pas coutume, je vais débuter cette chronique par une infime réserve, qui sera d’ailleurs la seule que je formulerai sur l’enregistrement que je souhaite vous faire partager aujourd’hui. Elle concerne l’instrument choisi par Paola Erdas, claveciniste que l’on retrouve toujours avec joie, pour interpréter ce récital, fort justement intitulé La tecla de l’alma (Le clavier de l’âme), majoritairement dédié à des œuvres d’Antonio de Cabezón, dont 2010 voit célébrer, malheureusement fort discrètement, le 500e anniversaire de la naissance. N’était-il pas possible de dénicher une bonne copie d’un clavecin contemporain des œuvres interprétées, soit le milieu du XVIe siècle, plutôt que ce fac-simile d’un très flamand Couchet de 1652 qui leur est postérieur d’un siècle ? Ce regret s’estompe certes très rapidement devant les beautés de l’instrument et le talent de l’artiste, mais je me devais de vous en faire part, avant d’adresser à cette anthologie les louanges qu’elle mérite.

 

cabezon obras de musica 1578Antonio de Cabezón est né à Castrillo Matajudíos, non loin de Burgos, en 1510. On ignore presque tout de ses premières années, si ce n’est qu’il devient aveugle durant son enfance et montre précocement des prédispositions pour la musique. La protection d’Estéban Martinez de Cabezón, chanoine de la cathédrale de Burgos, permet au jeune Antonio de se perfectionner auprès de García de Baeza, l’organiste de la cathédrale de Palencia, cité où l’on pense que, lors d’un séjour  qu’elle y effectue en 1522, la famille royale remarque le talent du jeune musicien. En 1526, l’année même où elle épouse Charles Quint, Antonio de Cabezón devient officiellement organiste de la reine Isabelle du Portugal. A la mort de celle-ci, en 1539, le compositeur, qui s’est marié l’année précédente, se voit confier l’éducation musicale du prince Philippe, futur Philippe II, au service exclusif duquel il entre en 1548, l’accompagnant dans ses voyages en Italie, puis en Flandres et en Allemagne (1548-1551), et enfin en Angleterre, où il reste dix mois, et aux Pays-Bas (1554-1556). Ces différents séjours à l’étranger expliquent l’influence qu’aura ensuite la musique de Cabezón, notamment ses variations (Diferencias), art dans lequel il est passé maître, sur des compositeurs comme Sweelinck ou Byrd. En 1557, quarante de ses œuvres paraissent dans un florilège rassemblé par Luis Venegas de Henestrosa, Libro de cifra nueva para Tecla, Arpa y Vihuela (Livre de tablature nouvelle pour clavier, harpe et vihuela), mais c’est douze ans après sa mort, survenue à Madrid le 26 mars 1566, que son fils Hernando (1541-1602) rassemble, sous le titre d’Obras de música para tecla, arpa y vihuela (dont la page de garde figure en tête de paragraphe) la plus large partie du legs paternel.

Souvent présentée comme aride, la musique d’Antonio de Cabezón est, au contraire, passionnante à plus d’un titre. On y décèle, d’une part, l’empreinte très forte des polyphonies des maîtres franco-flamands, tels Gombert, Créquillon ou Mouton, dont les œuvres étaient fort goûtées à la cour d’Espagne, et, d’autre part, on y assiste à des émancipations formelles, perceptibles dans un usage très expressif des diminutions ou des dissonances, qui, sans rompre un équilibre solidement ancré dans la tradition renaissante, tournent le regard vers les lueurs du premier Baroque. Le métier du compositeur est extrêmement solide, et si ses œuvres peuvent dégager une impression d’austérité ou de hauteur, on y sent, en particulier dans ses diferencias, une volonté de caractériser les affects et une volupté à sculpter le son qui les exemptent de la froideur propres aux simples exercices de style.

paola erdasSi on excepte le bémol exprimé en préambule, le parcours que nous propose Paola Erdas (photo ci-contre), qui a supervisé l’édition moderne des Obras de música de Cabezón, dans ce Tecla de l’alma est un régal. La connaissance du compositeur que possède la claveciniste explique sans doute, pour une bonne part, l’aisance avec laquelle elle aborde les différentes pièces qui constituent ce récital, mais sa capacité à faire jaillir, sans forcer un instant le trait, couleurs et rythmes (la Pavana glosada qui clôt la partie « officielle » de l’enregistrement en est un excellent exemple) confirme la musicalité et la sûreté des moyens techniques qui faisaient le prix de ses précédents disques. La danse, le chant, la passion s’expriment ici avec fougue, mais jamais au détriment de la lisibilité polyphonique, ce qui permet de sentir, au-delà du plaisir que procure l’écoute, à quel degré de maîtrise compositionnelle était parvenu Cabezón. Les tientos, élaborations contrapuntiques qui se situent entre la fantaisie et le ricercare, sans se départir pour autant de leur caractère savant, gagnent, grâce à l’approche très vivante de Paola Erdas, en souplesse et en accessibilité. La sonorité de l’instrument utilisé, profonde mais déliée, apporte un supplément de sensualité au rendu de ces musiques qui, pour n’être peut-être pas exactement « authentique », n’en demeure pas moins parfaitement réjouissant. Il faut souligner également l’intelligence de la conception du programme qui permet d’entendre quelques pièces vocales, intonations grégoriennes ou chansons, joliment interprétées par la voix chaude et lumineuse de la soprano Lia Serafini ; outre la pause qu’elles ménagent dans un disque tout entier dédié au clavecin, elles permettent de mesurer le raffinement et l’inventivité dont Cabezón fait montre en les variant. La complicité qui unit les deux artistes culmine dans le titre caché du disque, une version très émouvante de la romance sépharade La rosa enflorece, que les bienheureux qui feront l’acquisition du disque, je le gage, n’ont pas fini d’écouter en boucle.

 La tecla de l’alma, anthologie aussi exigeante que gratifiante pour l’auditeur, constitue, sans nul doute, un splendide hommage à Cabezón et une preuve supplémentaire de la place éminente qu’occupe la discrète Paola Erdas parmi les clavecinistes de notre temps. Je vous conseille chaleureusement l’écoute de ce disque qui documente un répertoire bien moins fréquenté que les polyphonies de la même époque, mais tout aussi intéressant et émouvant, surtout lorsqu’il est interprété, comme ici, avec conviction et talent.

 

Antonio de CABEZÓN (1510-1566), La tecla de l’alma, pièces pour clavier, accompagnées d’œuvres de Sweelinck, Arbeau, Narváez, Gombert et anonymes.

 

Lia Serafini, soprano (œuvres vocales)
Paola Erdas, clavecin Andreas Kilström, Stockolm, 2003, d’après Johannes Couchet, Anvers, 1652

 

cabezon tecla de l alma paola erdas1 CD Arcana [durée totale : 65’14”] A 357. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Tiento del quinto tono

2. Belle qui tiens ma vie, chanson (Thoinot Arbeau)

3. Diferencias sobre el canto « La dame le demanda »

4. Pavana glosada

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1 juin 2010 2 01 /06 /juin /2010 14:28

 

richard wilson vue syon house tamise

Richard WILSON (Penegoes, 1714-Colomendy, 1782),
Vue de Syon House de la Tamise
, c.1760-70.
Huile sur toile, 104 x 139 cm, Munich, Neue Pinakothek.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

Certains disques ressemblent tant à de belles journées d’été qu’ils en constitueraient sans doute le compagnon rêvé, de la fraîcheur des petits matins emperlés de rosée à l’indéfinissable mélancolie que distille l’alanguissement des longues soirées, en passant par la brûlure du plein midi dont on tente de tamiser l’ardeur en fermant de lourds volets de bois. Ce sont ces images que fait surgir en moi Phantasia, un magnifique disque consacré à la musique de chambre de et d’après Mozart par Nicole van Bruggen, Jane Rogers et Anneke Veenhoff, que vient de publier le label Ramée.

 

joseph_lange_mozart_1782-1783.jpgDes trois œuvres proposées par cet enregistrement, seules deux sont vraiment de la main de Mozart, la Grande sonate par lequel il se termine étant un arrangement, publié par Artaria en 1809, du Quintette pour clarinette (KV 581, 1789). Le 20 mai 1785, le compositeur inscrit à son catalogue personnel la Fantaisie en ut mineur (KV 475) qu’Artaria va publier la même année, en guise de prélude à la Sonate en ut mineur (KV 457, 1784), ce qui explique qu’elles soient si souvent associées, au disque comme au concert. On a beaucoup glosé quant à la signification de ces deux œuvres dédiées à Maria Theresa von Trattner, riche élève de Mozart, qu’elle hébergea, avec sa femme Constanze, entre décembre 1783 et septembre 1784. Il faut dire que leur caractère passionné, souligné par l’emploi d’une tonalité mineure, ce qui n’est pas si fréquent chez le compositeur, la disparition des lettres où il expliquait à Maria Theresa comment les interpréter, sont des événements suffisamment exceptionnels pour attirer l’attention. Y-a-t-il eu, entre le maître et son élève, une liaison passionnelle, charnelle (Constanze était alors enceinte d’un deuxième enfant, qui naîtra le 21 septembre 1784) ? Rien ne permet de l’affirmer, mais ce que l’on sait du caractère de Mozart autorise néanmoins à ne pas l’écarter trop vite. Reste une Fantaisie oscillant entre tensions véhémentes et confidences éperdues, qui constitue, en outre, un des rares témoignages de ce qu’a pu être le talent d’improvisateur, reconnu par tous ses contemporains, du musicien.

fragonard avenue ombrageeUn an plus tard, le 5 août 1786, c’est une œuvre à l’ambiance toute différente qu’achève Mozart. Connu comme Trio des quilles (Kegelstatt Trio), à la suite d’une confusion avec les douze Duos pour cor (KV 487/496a) mis au propre quelques jours plus tôt, si l’on en croit une note manuscrite du compositeur, « en jouant aux quilles », ce Trio est écrit pour un représentant de chaque famille d’instruments : cordes (alto), vents (clarinette), claviers (pianoforte). Ici, ce ne sont pas les feux de la passion qui s’expriment, mais le bonheur complice qui naît de l’amitié, cette pièce ayant probablement été conçue pour être jouée chez la famille Jacquin, avec Franziska, élève et amie de Mozart, au pianoforte, le compositeur lui-même à l’alto et sans doute Anton Stadler, pour lequel il écrivit plus tard le Quintette (KV 581) et le Concerto (KV 622), à la clarinette. D’un point de vue formel, ce Trio se révèle très novateur : aucun mouvement lent, mais un flux musical pourtant sans hâte, d’une avancée sereine à peine troublée par quelques zones plus ombreuses, et d’une grande unité, comme le prouve le Rondeaux-Allegretto final, tout entier tendu vers sa conclusion, qu’annonçaient également les deux mouvements précédents. Un chef d’œuvre de conception en matière de continuité compositionnelle, mais aussi de finesse musicale, supérieure ici à la virtuosité, tant il est vrai que rien n’est plus difficile à traduire que l’extrême tendresse qui baigne toute l’œuvre, du sourire radieux à cette ineffable nostalgie qui, sans prévenir, serre le cœur.

louis leopold boilly simon chenardAprès la mort de Mozart, son nom devint rapidement vendeur. On possède ainsi nombre d’adaptations, quelquefois remarquables, d’œuvres originales pour diverses formations instrumentales, généralement chambristes. C’est une réduction pour clavier et clarinette de basset, publiée en 1809, du Quintette pour clarinette, deux violons, alto et violoncelle, KV 581, composé, comme on l’a vu, à l’intention d’Anton Stadler, que propose ce disque. Signalons d’emblée que ce Quintette est problématique, le manuscrit ayant disparu et la première édition de 1802 étant corrompue, ce qui signifie que toute restitution tient plus ou moins de l’hypothèse. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une œuvre superbe, plus classique, dans sa coupe quadripartite, que le Trio « Kegelstatt », avec lequel il a cependant en commun une atmosphère générale de grande douceur sans une once de mièvrerie. Au premier mouvement, dont l’animation va croissant au fur et à mesure qu’il se développe, comme si le dialogue entre les instruments l’encourageait à toujours plus d’épanouissement souriant, succèdent un Larghetto plus mélancolique, une rêverie ou une confidence faite à soi-même, chuchotée, puis un Menuetto d’humeur agreste, et, enfin, un Allegretto con variazioni, volubile et détendu, en dépit d’une troisième variation douloureuse, qui s’achève sur un éclat de rire plein de confiance retrouvée. La réduction pour clavier et clarinette aurait pu appauvrir la partition originale, mais il n’en est rien ; le dialogue entre les deux instruments n’en est que plus intime, comme une conversation entre amis, un beau soir d’été, où la complicité autorise les aveux les plus personnels sans que s’immisce pour autant la moindre pesanteur.

 

van bruggen rogers veenhoffL’interprétation que livrent Nicole Van Bruggen (clarinettes), Anneke Veenhoff (pianoforte), et Jane Rogers (alto), de ces trois œuvres marquées du sceau de l’intimité est d’une justesse de ton confondante. Je renvoie les lecteurs curieux au livret du disque pour ce qui regarde les recherches effectuées par les interprètes sur les manuscrits, le tempérament utilisé, les instruments eux-mêmes, passionnantes mais dépassant le cadre de ce billet, pour ne m’attarder que sur l’impression de fluidité et d’évidence qui se dégage de l’écoute de cet enregistrement. Tout d’abord, les couleurs instrumentales sont superbes et parfaitement restituées par une prise de son détaillée mais pleine de naturel, qu’il s’agisse du fruité chaleureux des deux clarinettes utilisées, de la sonorité à la fois mate et perlée du pianoforte, de la voix si suavement rauque de l’alto. Ensuite, l’entente qui règne entre des musiciennes auxquelles la sûreté de leur technique permet une réelle liberté d’approche épouse tout naturellement l’esprit fraternel qui préside aux pièces avec clarinette, rendant palpable toute la tendresse qu’elles contiennent. Qu’il s’agisse du Trio ou de la Sonate, personne ne songe ici à tirer la couverture à soi, tout est, au contraire, d’un équilibre et d’un goût parfaits. Ces qualités de tenue se retrouvent d’ailleurs dans la Fantaisie, dont certaines accentuations ont été revues d’après le manuscrit ; le caractère éperdu de ce morceau ne s’encombre, sous les doigts d’Anneke Veenhoff, d’aucune exagération pathétique malvenue, contenant ses larmes avec une pudeur farouche qui me semble parfaitement pertinente. Enfin, le soin apporté aux nuances et à la gestion des dynamiques, la probité de l’approche, la sensibilité sans afféterie qui marquent une vision que l’on sent amoureusement méditée puis offerte par ses interprètes, font de cet enregistrement un splendide moment passé avec un Mozart d’une touchante humanité, à mille lieues des élucubrations sur sa dimension « géniale » ou « divine », et dont on écoute les confidences en musique en s’y reconnaissant sans doute un peu.

 Fermez les yeux. C’est l’été. Les parfums portés par la tiédeur du soir qui vient s’insinuent, par la fenêtre ouverte, dans la pièce où vous avez choisi de vous reposer un instant. Au dehors, des amis attablés discutent, rient, des enfants jouent sur la pelouse. Sentez-vous poindre en vous une joie sereine mêlée d’indicible mélancolie ? Ce sentiment, qui paraîtra sans doute banal aux tenants de la « grandeur », c’est celui que nous offrent aujourd’hui Nicole Van Bruggen, Anneke Veenhoff, Jane Rogers, et Ramée, dans cette Phantasia que je vous recommande chaleureusement. Les plaisirs à la fois simples et subtils ne sont pas si fréquents que l’on croit.

 

Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791), Phantasia : Trio pour clarinette, alto et pianoforte en mi bémol majeur, KV 498, « Kegelstatt », Fantaisie pour pianoforte en ut mineur, KV 475. Grande sonate pour clarinette de basset et pianoforte en la majeur (1809), d’après le Quintette pour clarinette, deux violons, alto et violoncelle, KV 581.

 

Nicole van Bruggen, clarinette (Agnès Guéroult, 2003, d’après Theodor Lotz, Vienne, c.1790) et clarinette de basset (Agnès Guéroult, 2005, d’après Theodor Lotz, Vienne, c.1790, et l’instrument figurant sur l’annonce d’un concert de Stadler, Riga, 1794)

Anneke Veenhoff, pianoforte (Gerard Tuinman, 1993, d’après Anton Walter, c.1800)

Jane Rogers, alto (Jan Pawlikowski, Cracovie, 2007, d’après un modèle classique viennois)

 

mozart phantasia1 CD [durée totale : 64’04”] Ramée RAM 1002. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Trio pour clarinette, alto et pianoforte en mi bémol majeur, KV 498, « Kegelstatt » :

[III] Rondeaux. Allegretto

2. Grande sonate pour clarinette de basset et pianoforte en la majeur, d’après le Quintette pour clarinette, deux violons, alto et violoncelle, KV 581 :

[II] Larghetto

 

Illustrations complémentaires :

Joseph LANGE (Würzburg, 1751-Vienne, 1831), Mozart au pianoforte (tableau inachevé), c.1783 ? Huile sur toile, 34,6 x 29,7 cm, Salzbourg, Internationale Stiftung Mozarteum.

Jean-Honoré FRAGONARD (Grasse, 1732-Paris, 1806), Une avenue ombragée, c.1773. Huile sur bois, 29,2 x 24,1 cm, New-York, The Metropolitan Museum of Art.

Louis Léopold BOILLY (La Bassée, 1761-Paris, 1845), Portrait de Louis Boilly et Simon Chenard (esquisse), c.1795-97. Huile sur toile, 24 x18 cm, Lille, Palais des Beaux-Arts. 

Je remercie Catherine Meeùs du label Ramée de m’avoir fourni les photos des interprètes de ce disque.

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25 mai 2010 2 25 /05 /mai /2010 13:54

 

gerrit van honthorst enfance du christ

Gerrit van Honthorst (Utrecht, 1590-1656),
L’enfance du Christ
, c.1620.
Huile sur toile, 137 x 185 cm,
Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

Ils étaient trois, « les trois S » comme on disait à l’époque, à briller au firmament de l’Allemagne musicale de la première moitié du XVIIe siècle. Dans ce triumvirat, c’est incontestablement la figure d’Heinrich Schütz (1585-1672) qui s’est imposée aux yeux de la postérité, reléguant quelque peu dans l’ombre de ces grands arbres où l’on dit que rien ne pousse Johann Hermann Schein (1586-1630) et Samuel Scheidt (1587-1654). Si les compositions pour clavier de ce dernier ont été assez largement explorées, sa musique vocale reste, elle, encore largement à découvrir. Le disque, récemment publié par Ricercar, que consacre l’ensemble Vox Luminis à ses Sacræ Cantiones est donc une double aubaine, car s’il contribue à combler partiellement cette regrettable lacune, il comble également l’auditeur par l’excellence de sa réalisation musicale.


samuel scheidtSamuel Scheidt est né à Halle, berceau futur d’un musicien qui fait aujourd’hui les délices des faiseurs de récitals, où il est baptisé le 3 novembre 1587. Servant l’orgue de la Moritzkirche de cette cité dès 1603, il effectue très probablement un séjour à Amsterdam pour se perfectionner auprès de Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), le plus fameux organiste d’Europe du Nord de son temps, entre cette date et 1608 environ. De retour à Halle l’année suivante, il y obtient un poste d’organiste et de compositeur à la cour du margrave Christian Wilhelm de Brandebourg, qu’il conservera durant 16 ans. Cette période est extrêmement féconde pour Scheidt, qui participe, en association avec Michael Praetorius (c.1571-1621) et Schütz, à la réorganisation de la musique de la cathédrale de Magdebourg en 1618, la même équipe étant invitée, l’année suivante, à l’inauguration du nouvel orgue de la Stadtkirche de Bayreuth. Nommé Kapellmeister en 1619, Scheidt publie alors nombre de recueils : aux motets polychoraux formant les Sacræ Cantiones (1620), succèdent les concerts sacrés virtuoses de la Prima pars concertuum sacrorum (1622, une anthologie en a été enregistrée par Philippe Pierlot chez Ricercar, rééditée sous référence RIC 254), puis la gigantesque Tabulatura nova (3 volumes, 1624) pour clavier. Parallèlement, notre compositeur produit également de la musique de danse pour ensemble instrumental, faisant paraître quatre livres de Ludi musici entre 1621 et 1627. L’année 1625 marque une rupture nette dans la brillante carrière de Scheidt. La cour est dissoute du fait du départ du margrave pour les combats de la guerre de Trente ans (1618-1648), et le compositeur, s’il conserve ses titres, ne perçoit plus de salaire. Il donne des leçons pour subsister, occupe brièvement les fonctions de director musices de la Marktkirche de Halle (1628-1630), mais continue à publier des recueils dont les effectifs réduits témoignent de la dureté des temps, à l’image de ses quatre livres (1631, 1634, 1635 et 1640) de Geistliche Concerte. En 1638, après avoir perdu quatre de ses enfants lors d’une épidémie de peste, Scheidt retrouve son poste de Kapellmeister auprès d’Auguste de Saxe-Weissenfels qui installe sa cour à Halle, et poursuit son activité, produisant un recueil de madrigaux sacrés à cinq voix (1642, perdu), un de Sinfonias instrumentales (1644) et, enfin, un Tabulatur-Buch  regroupant cent chorals à quatre voix pour orgue (1650). Samuel Scheidt meurt à Halle le 24 mars 1654.

gerrit van honthorst enfance du christ detailLe recueil des Sacræ Cantiones qui forme, à côté de quelques pièces tirées du troisième livre des Geistliche Concerte (1635), la substance du disque qui nous occupe aujourd’hui est passionnant à plusieurs titres. Il montre, en effet, comment les nouveautés musicales venues d’Italie, dont Scheidt, faute d’avoir entrepris le voyage vers la Péninsule, n’avait qu’une connaissance indirecte, sans doute due en large partie à ses échanges avec Schütz qui s’était, lui, mis in situ à l’école de Giovanni Gabrieli (c.1554/57-1612) en séjournant à Venise de 1609 à 1613, se diffusent, dès le début du XVIIe siècle, dans la musique allemande en s’y mêlant à la tradition luthérienne et à l’héritage polyphonique de la Renaissance. Avant d’explorer les possibilités offertes par le « style concertant » en 1622, Scheidt fait sienne, dans ses Sacræ Cantiones, la technique polychorale, d’invention a priori vénitienne, qui consiste à faire dialoguer entre eux des groupes de solistes, ici répartis en deux chœurs dont le compositeur varie les tessitures en fonction de l’effet expressif recherché. À titre d’exemple, la traditionnelle répartition soprano-alto-ténor-basse se transforme, dans Richte mich Gott, en soprano-soprano-alto-ténor (chœur 1)/alto-ténor-basse-basse (chœur 2). Notons également l’emploi fréquent de madrigalismes et d’effets illustratifs destinés à mettre en valeur certains mots importants du texte, mais aussi un usage consommé, qui culmine dans un grandiose Vater unser, du cantus firmus. Dans cette pièce, le célèbre choral du Notre Père, si cher au cœur des luthériens, devient un véritable élément unificateur, traité en imitation dans le premier verset, puis changeant de voix dans chacun des suivants, ce qui inscrit ce motet dans la plus parfaite lignée renaissante. Vous l’avez compris, outre d’évidentes qualités musicales et compositionnelles, si les Sacræ Cantiones, comme les Geistliche Concerte qui s’en rapprochent beaucoup par l’esprit, forment un ensemble absolument fascinant, c’est par le mélange de neuf et d’ancien qu’ils contiennent, lequel donne à l’auditeur la sensation qu’un passage de témoin entre deux époques – pour simplifier, la Renaissance et le premier Baroque – est en train de s’opérer sous ses yeux.

 

vox luminisLe jeune ensemble Vox Luminis (photo ci-contre), placé sous la direction de la basse Lionel Meunier, se montre parfaitement à la hauteur des enjeux multiples de ces œuvres, ce qui en dit long sur la qualité du travail préparatoire à cet enregistrement comme sur le niveau atteint par les interprètes. Les chanteurs, portés par une ferveur palpable et communicative, livrent de la musique de Scheidt une vision d’une belle intériorité, qui conjugue merveilleusement densité et légèreté, travaillant en pleine pâte tout en insufflant à la matière musicale une splendide luminosité. Les lignes sont d’une grande clarté, y compris dans les tutti, l’articulation est nette, tout ici est tenu et maîtrisé sans que l’émotion, qu’elle soit jubilante (Jauchzet Gott) ou plus douloureuse (Ist nicht Ephraim), en pâtisse un instant. La cohésion du groupe vocal, comme celle des instrumentistes, d’ailleurs excellents, qui le soutiennent ponctuellement, est irréprochable ; prises individuellement, les voix qui composent chaque pupitre sont à la fois remarquablement fluides et bien caractérisées, incarnées, ce qui évite à l’interprétation de tomber dans un angélisme lisse qui serait ici hors de propos. Ardente et pleine de finesse, comme en témoigne, par exemple, le soin apporté au rendu des effets voulus par le compositeur, notamment les figuralismes, expressifs sans jamais être surlignés, cette réalisation s’impose par la belle complicité qui unit les artistes qui y participent, par la cohérence de son projet, par l’intelligence et le sens très sûr de ce répertoire avec lesquels Lionel Meunier mène ses troupes. Soulignons, pour finir, que la prise de son qui laisse l’air circuler entre les chanteurs tout en préservant la lisibilité des lignes contribue également à la réussite de ce disque.

incontournable passee des artsCes Sacræ Cantiones de Scheidt sont donc une parution à ne pas manquer, qui donne à entendre un compositeur dont la musique sacrée reste encore peu enregistrée, et ce dans une interprétation absolument remarquable. Il s’agit d’un disque lumineux dont je gage qu’il apportera beaucoup de plaisir à ceux qui emprunteront les chemins qu’il propose et qui confirme Vox Luminis comme un ensemble à suivre avec la plus grande attention, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas usurpé son nom.

 

Samuel Scheidt (1587-1654), Sacræ Cantiones (extraits des Sacræ Cantiones, 1620, et du 3e recueil de Geistliche Concerte, 1635). 

 

Vox Luminis
Lionel Meunier, basse & direction

 

samuel scheidt sacrae cantiones vox luminis meunier1 CD [durée totale : 61’11”] Ricercar RIC 301. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Richte mich Gott (« Redresse-moi, Dieu », Sacræ Cantiones, 1620)

2. Ist nicht Ephraim mein treurer Sohn (« Ephraïm n’est-il pas mon fils chéri », Geistliche Concerte, 1635)

3. Das alte Jahr vergangen ist (« La vieille année s’en est allée », Sacræ Cantiones, 1620)

 

La photographie de l’ensemble Vox Luminis est d’Ola Renska, utilisée avec autorisation.

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19 avril 2010 1 19 /04 /avril /2010 15:29

 

francesco albani adonis conduit pres de venus

Francesco ALBANI, dit L’Albane (Bologne, 1578-1660),
Adonis conduit près de Vénus par les Amours
, 1621-1633.
Huile sur toile, 203 x 252 cm, Paris, Musée du Louvre.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

« Attention, ce disque peut créer une forte dépendance. » C’est l’avertissement qui pourrait figurer sur la pochette d’Il regno d’amore que vient de publier Ricercar et qui marque, avec un raffinement accru de la présentation matérielle, les trente ans de cet éditeur auquel les amateurs de musique ancienne doivent tant de découvertes. Pour réaliser ce brillant enregistrement, l’Ensemble Clematis et son directeur, Leonardo García-Alarcón, sont allés butiner les deux livres des Arie Musicali per cantarsi de Girolamo Frescobaldi, compositeur dont on retient surtout, généralement, les talents de claviériste, et y ont ajouté des pièces instrumentales pour nous offrir une anthologie en forme d’opéra imaginaire de la plus belle eau. Je vous propose de la découvrir, en accompagnant, une fois n’est pas coutume, votre lecture et votre écoute du cycle de quatre tableaux contemporains de L’Albane retraçant la Vie de Vénus auquel j’ai instantanément songé en écoutant la musique.

francesco albani toilette de venusLa toilette de Vénus, 1621-1633.
Huile sur toile, 202 x 252 cm, Paris, Musée du Louvre.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

La carrière de Girolamo Frescobaldi (portrait gravé ci-dessous), né à Ferrare en septembre 1583 dans une famille aisée, s’est, après son apprentissage dans sa ville natale auprès de Luzzasco Luzzaschi (c.1545-1607), déroulée essentiellement à Rome où sa présence est documentée dès 1604, année où, fort de la protection de Guido Bentivoglio, il sert en qualité d’organiste au sein de la congrégation Saint-Cécile. Lorsque son protecteur est nommé nonce apostolique en Flandres en 1607, Frescobaldi l’accompagne tout d’abord à Bruxelles, puis à Anvers où il publie, en 1608, un Premier livre de madrigaux qui demeurera unique. De retour à Rome la même année, il est nommé organiste à Saint-Pierre, poste qu’il conservera, en dépit de séjours plus ou moins prolongés dans d’autres villes, jusqu’à sa mort, le 1er mars 1643. La renommée de Frescobaldi a été prodigieuse et son influence sur la musique pour clavier s’est ressentie, grâce à la diffusion qu’assurèrent ses élèves, au nombre desquels on trouve Froberger, Kerll ou Tunder, au-delà de la seule Italie jusqu’à Johann Sebastian Bach.

girolamo frescobaldi claude mellanIl regno d’amore, qui nous occupe aujourd’hui, explore principalement des œuvres extraites des deux recueils publiés peu avant et durant le séjour de Frescobaldi à Florence (1628-1634/35), où il avait été appelé par le grand-duc de Toscane, Ferdinand II : les Canzoni de 1628 et les deux livres d’Arie musicali per cantarsi de 1630. Dans le premier, le compositeur, en s’appuyant sur la tradition de la canzona, une des formes emblématiques nées du développement de la musique instrumentale en Italie, regarde vers la plus moderne sonate. Dans le second, peut-être stimulé par son séjour dans la patrie de la monodie accompagnée, le voici qui affronte l’héritage de son représentant le plus célèbre, Giulio Caccini (c.1550-1618), en proposant des pièces en stile recitativo, des airs strophiques, mais aussi d’autres plus modernes construits sur des basses de danses (Ruggiero, Passacaglia, etc.), en voyant parfois loin vers l’avenir, comme dans Così mi disprezzate, dont l’alternance entre portions d’airs  et récitatifs peut être considérée comme une anticipation de la cantate baroque. On ne peut que saluer la conception du programme du disque qui, entraînant l’auditeur au travers de multiples affetti, conte les joies et les douleurs de l’amour, profane comme sacré, ou les enchantements d’une nature apaisée, en formant une sorte d’opéra miniature, aussi cohérent que délicieux, qui rend justice à la production vocale de Frescobaldi, peu fréquentée en comparaison de ses œuvres pour clavier.

francesco albani les amours desarmes Les Amours désarmés, 1621-1633.
Huile sur toile, 202 x 250 cm, Paris, Musée du Louvre.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]


ensemble clematisL’interprétation de l’Ensemble Clematis (photo ci-contre) rend parfaitement justice à la veine sensuelle, dans l’ensemble plutôt lumineuse, des œuvres choisies dans le cadre de cette anthologie. Familiers de cette musique, les musiciens savent d’emblée en exalter les couleurs et, en adoptant des tempos savamment dosés qui ne confondent pas vivacité et frénésie, mettre en valeur les épices (chromatismes, retards, effets d’écho, etc.) que Frescobaldi a semées ici et là, lesquelles jouent ici pleinement le rôle de surprise voulu par le compositeur et qu’une vision moins équilibrée aurait immanquablement aplanie. S’appuyant sur un continuo impeccablement réalisé, où les timbres chatoyants déployés, au théorbe ainsi qu’à la guitare, par Quito Gato et par Marie Bournisien à la harpe, ne sont pas sans rappeler L’Arpeggiata de la belle époque, celle où cet ensemble enregistrait pour Alpha, les solistes instrumentaux peuvent laisser s’exprimer la vaste palette de leurs charmes. La basse de viole experte d’Andrea De Carlo moire d’une parure tendre ou nostalgique les pièces les plus graves, le violon de Stéphanie de Failly, aussi sensible que superbement maîtrisé, se rit des pièges des partitions et brille sans jamais oublier d’être, comme une voix aux troublantes inflexions, le vecteur d’émotions contrastées ; la Canzona la Nicolina, aux humeurs changeantes, en apporte une magnifique preuve. La voix épicée et charnelle de Mariana Flores est, elle aussi, un régal. La diction naturelle et sans aucune affèterie de la soprano permet de saisir les moindres inflexions des textes – on ne redira jamais assez à quel point cette lisibilité est essentielle dans l’interprétation de la musique baroque –, cette qualité étant mise au service d’une véritable incarnation de chacune des Arie. L’auditeur se laisse gagner par l’atmosphère arcadienne de Se l’aura spira, par la joie contagieuse de Gioite o selve, par la désolation d’autant plus poignante qu’elle retient ses larmes de Ti lascio anima mea, à mon avis un des sommets du disque, qui laisse loin derrière toutes les versions que j’ai pu entendre, y compris, excusez du peu, celle de Rinaldo Alessandrini (Opus 111, 1994, avec voix de ténor) ; ces quatre minutes au souffle suspendu justifieraient à elles seules l’acquisition du disque. Il faut également saluer, pour finir, la direction très engagée de Leonardo García-Alarcón, qui, des claviers, mène son monde avec un sens très sûr de ce répertoire, opérant une magnifique synthèse entre allant rythmique et sensibilité frémissante. Le regard qu’il porte sur Frescobaldi est, à mon sens, très équilibré et cohérent ; c’est sans doute pour ceci que tout, dans cette anthologie, sonne particulièrement juste.

francesco albani le repos de venus et de vulcainLe repos de Vénus et de Vulcain, 1621-1633.
Huile sur toile, 203 x 252 cm, Paris, Musée du Louvre.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

Il regno d’amore se révèle donc être une anthologie de très haute tenue qui s’écarte avec bonheur des chemins les plus fréquentés de l’œuvre de Frescobaldi. L’implication et l’excellence des musiciens, l’intelligence avec laquelle le programme a été conçu, font de ce disque une fête permanente qui augure de la meilleure façon de l’année anniversaire de Ricercar, dont on ne doute pas qu’il nous ait réservé d’autres surprises aussi savoureuses que celle-ci.

 

Girolamo FRESCOBALDI (1583-1643), Il regno d’amore. Pièces vocales (Arie musicali per cantarsi, 1630) et instrumentales (Canzoni, 1628).

 

Mariana Flores, soprano
Ensemble Clematis
Leonardo García-Alarcón, clavecin, orgue & direction


frescobaldi il regno d amore flores clematis alarcon1 CD [durée totale : 60’37”] Ricercar RIC 300. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Se l’aura spira

2. Canzona la Nicolina

3. Ti lascio anima mia (sopra l’aria di Ruggieri)

4. Così mi disprezzate (Aria di Passacaglia)

 

Note sur le cycle de tableaux de L’Albane consacré à la Vie de Vénus :

Les quatre toiles présentées dans ce billet, regroupées aujourd’hui au Musée du Louvre, ont été commandées par le duc de Mantoue, Ferdinando Gonzaga (1587-1626), à Francesco Albani en 1621. Le peintre les acheva en 1633, sept ans après la mort de leur commanditaire. Cette série, qui puise son inspiration dans celle que le peintre exécuta à Rome vers 1616-1617 sur le thème des saisons (aujourd’hui à la Galleria Borghese), entra dans les collections du roi Louis XIV en 1685.

 

Illustrations complémentaires :

Claude MELLAN (Abbeville, 1598-Paris, 1688), Portrait de Girolamo Frescobaldi, 1619. Burin, 14 x 10,5 cm, Université de Liège [cliquez sur l’image pour l’agrandir].

La photographie de l’Ensemble Clematis est de Marie-Emmanuelle Brétel dont le site Internet est accessible en suivant ce lien.

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28 mars 2010 7 28 /03 /mars /2010 17:26

 


maitre legende sainte lucie deploration
Maître de la Légende de Sainte-Lucie
(actif à Bruges entre c.1475 et c.1510),
Triptyque de la Déposition, c.1475.
Huile sur bois, 75 x 61 cm (panneau central)
et 75 x 27 cm (volets),
avec cadre d’origine.
Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza.

[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

La parution dont je souhaite vous entretenir aujourd’hui est bien plus qu’un disque ; c’est un exemple qu’il faudrait suivre pour la présentation de la musique, qui, trop souvent, effraie les mélomanes, de cette période si riche où s’opère la transition entre Moyen-Âge et Renaissance. Fruit de recherches de longue haleine mettant en résonance archivistique, musicologie et histoire de l’Art, cette réalisation met à l’honneur un des compositeurs les mieux doués de sa génération, dont on peine à comprendre que son œuvre ne soit pas plus fréquemment et systématiquement explorée, Jacob Obrecht, au travers de sa Missa de Sancto Donatiano (Messe de Saint-Donatien), remise en contexte pour l’occasion et avec talent par la Cappella Pratensis.

adriane de vosNous sommes à Bruges, au soir du 14 octobre 1487. En ce jour de la Saint-Donatien, une veuve encore jeune, Adriane de Vos, assiste, en l’église Saint-Jacques, à la messe destinée à célébrer la mémoire de son mari, Donaas de Moor, un riche marchand de fourrures chassé de la cité, sur le soupçon de sympathies envers le futur Maximilien Ier qui tentait alors d’y asseoir son pouvoir, en mai 1483 et mort en exil en septembre de la même année. Comme nombre de bourgeois fortunés, le couple dépensait une partie de ses fonds non seulement pour subvenir aux besoins des pauvres, comme en témoigne la fondation, en 1480, d’un hospice (Godshuis de Moor) qui subsiste encore aujourd’hui, mais aussi pour l’entretien de l’église de leur paroisse, pour laquelle ils firent réaliser les stalles du chœur et les peintures du maître-autel. Cette puissante famille possédait également, dans Saint-Jacques, une chapelle dans laquelle Adriane fit enterrer le corps de son époux, qu’elle avait obtenu, moyennant paiement, de faire rapatrier à Bruges. Ce lieu de dévotion privée s’ornait d’un triptyque réalisé vers 1475 par un des nombreux peintres alors actifs dans la ville (le plus célèbre étant Hans Memling) et qu’à la suite de Max Friedländer on désigne, faute de connaître sa véritable identité, comme le Maître de la Légende de Sainte-Lucie. L’œuvre, selon les us du temps, représente, sur ses volets, Donaas de Moor et Adriane de Vos en prière, chacun accompagné de son saint patron, tandis que le panneau central accueille une scène de l’Évangile, ici une Déposition, d’ailleurs fortement démarquée d’un tableau de Dieric Bouts (c.1460, Musée du Louvre, cliquez ici).

 

suiveur memling portrait jacob obrechtSelon les vœux du défunt, un certain nombre de prières devaient être dites pour le salut de son âme, service financé par une fondation auprès de sa paroisse. Outre une messe basse quotidienne, les archives nous apprennent qu’il devait y avoir également deux messes anniversaires et deux messes annuelles en polyphonie, ces dernières chantées le jour de la fête du saint patron de chacun des époux. Si aucune trace d’une Messe de Saint-Adrien n’a malheureusement été retrouvée, Adriane de Vos offrit à la mémoire de son mari un office composé par le meilleur musicien en poste à Bruges dans la deuxième moitié des années 1480, dont la renommée s’étendait d’ailleurs bien au-delà des murs de la ville flamande, Jacob Obrecht. Ce dernier, qui est sans doute l’homme de 38 ans représenté dans le portrait donné ci-dessus, daté de 1496 et probablement exécuté par un suiveur anversois de Memling, est né à Gand en 1457 ou 1458, fils du trompettiste Willem Obrecht. Si l’on ne possède que peu de certitudes au sujet de son éducation musicale, des rapprochements stylistiques laissent supposer qu’il connaissait, sans qu’il soit possible de préciser s’il s’agit d’un apprentissage direct ou indirect, les œuvres d’Antoine Busnois (c.1430-1492). Le parcours de Jacob Obrecht laisse une forte impression d’errance, matérialisée par de très nombreux changements de postes. De 1479-1480 jusqu’à 1484, il est attaché à l’église Sainte Gertrude de Bergen op Zoom, puis, brièvement (1484-1485) à la cathédrale de Cambrai, avant de rejoindre Saint Donatien à Bruges en 1485 où il demeure jusqu’en 1487, prenant, à cette date, le chemin de l’Italie, où ses œuvres circulaient depuis 1484 et lui valaient l’admiration du duc de Ferrare, Ercole d’Este. Il retourne à Bruges en 1488, mais, de 1492 à 1496, on le retrouve à Anvers, puis à Bergen op Zoom en 1497, à Bruges en 1498, et encore à Anvers en 1501. Il retourne enfin en Italie en 1504, mais, à la mort du duc Ercole, au début de l’année suivante, se retrouve sans emploi et meurt de la peste à Ferrare, sans doute en  juin ou juillet 1505.

donaas de moorSi elle reste encore tributaire des modèles qui ont permis au compositeur de façonner son style, notamment de Johannes Ockeghem (c.1410-1497), dont elle cite, dans l’Hosanna du Sanctus, la Missa Ecce ancilla Domini, la Missa de Sancto Donatiano est parfaitement représentative de la recherche de fluidité et de transparence qui marquera toujours la manière d’Obrecht. Il s’agit d’une œuvre qui, en dépit de son apparente sobriété est très finement ouvragée, se fondant notamment sur l’utilisation de nombreuses mélodies, majoritairement dédiées à Saint-Donatien, comme cantus firmus de ses différents mouvements, que la science du compositeur, tout en les fondant au texte canonique de l’Ordinaire de la messe, permet, avec un peu d’attention, d’entendre distinctement. Le fait le plus émouvant, en ce qu’il témoigne sans doute d’une volonté d’Adriane de Vos de personnaliser la musique commandée à Obrecht, est l’emploi de la chanson flamande Gefft den armen gefangen umb got/dat u got helpe mari ut aller not (« Donne aux pauvres emprisonnés par la volonté de Dieu/et Dieu t’aidera à te libérer de tes souffrances ») comme cantus firmus du Kyrie II, dans lequel on ne peut que déceler une double évocation du destin de Donaas de Moor, son exil comme sa charité. Ceci renforce encore l’impression d’intimité qui se dégage de la Missa de Sancto Donatiano, qui peut être comparée à ces petits tableaux de dévotion privée dont la Devotio moderna, cette relation toute personnelle entre le croyant et sa foi née en Flandres, avait favorisé la diffusion.

cappella pratensisL’interprétation de la Cappella Pratensis (photo ci-contre), que l’on peut découvrir à la fois en format audio et vidéo, l’éditeur Fineline, dont il faut saluer ici le courage, proposant dans un même coffret un CD et un DVD, est excellente. Conseillé par la musicologue Jennifer Bloxham, qui donne, avec une érudition savoureuse, maints éclaircissements sur la Missa de Sancto Donatiano et le contexte dans lequel elle a été conçue, dans le documentaire figurant sur le DVD, l’ensemble offre, en s’appuyant sur des archives exceptionnellement prolixes, une évocation crédible de ce qu’a pu être l’office dédié à la mémoire de Donaas de Moor, en incluant des séquences en plain-chant et quelques improvisations à l’orgue, dont on sait, documents à l’appui, qu’il fut joué (en même temps que les cloches de l’église, qui nous sont heureusement épargnées) lors de cette cérémonie. Le travail mené par les chanteurs placés sous la direction attentive et informée de Stratton Bull sur l’articulation et la prononciation est exemplaire ; il soutient avec efficacité une exécution qui se signale par sa cohérence, sa souplesse, sa clarté. Les voix sont justes et très en place, aussi à l’aise dans la polyphonie que dans le plain-chant. Les interventions, très discrètes, de Wim Diepenhorst à l’orgue ponctuent les passages chantés avec beaucoup de goût. Signalons enfin que les mélodies utilisées comme cantus firmus dans la messe sont données en appendice de l’enregistrement de la reconstitution de l’office.

 

Voici donc un remarquable projet, parfaitement pensé, interprété et réalisé, que je conseille chaleureusement non seulement aux amateurs de musique polyphonique tardo-médiévale, mais, plus largement, à tous ceux qui souhaiteraient se familiariser, dans des conditions idéales, avec cet univers qui recèle d’innombrable beautés. Quand tant de produits aussi douteux qu’inutiles sont assénés au public, à grand renfort de marketing lessiviel, par des majors obnubilées par le profit, cet enregistrement, exemplairement prolongé par l’image, rappelle que si le disque classique veut sauver sa peau, c’est le camp de l’exigence et de l’intelligence qu’il lui faut choisir plutôt que celui d’un racolage éhonté. Grâce au travail méritoire de la Cappella Pratensis, c’est tout un pan de la lointaine Bruges de la fin du XVe siècle qui, le temps d’un office, s’offre à nous et nous invite à mieux découvrir et comprendre la vie d’une cité qui jetait alors ses derniers feux.

Jacob OBRECHT (1457/58-1505), Missa de Sancto Donatiano, avec plain-chant et improvisations à l’orgue.

 

Cappella Pratensis
Wim Diepenhorst, orgue

 

jacob obrecht missa de sancto donatiano cappella pratensis1 CD [durée totale : 64’34”] et 1 DVD [durée totale : 1h58’, sous-titrage en français] Fineline FL 72414. Ce disque peut-être acheté en suivant ce lien.

 

Un site (en anglais) dédié à ce disque est accessible en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Introït : Statuit ei Dominus (plain-chant)
2. Missa de Sancto Donatiano : Kyrie
3. O beate pater, improvisation à l’orgue
4. Missa de Sancto Donatiano : Agnus Dei
5. Communion : Beatus servus (plain-chant)

 

Illustrations complémentaires :

Suiveur anonyme de Hans Memling (actif à Anvers ?), Portrait présumé de Jacob Obrecht, 1496. Huile sur panneau de chêne, 50,8 x 36,1 cm, avec son cadre d’origine. Fort Worth, The Kimbell Art Museum.

Photographie de la Cappella Pratensis © ClaraMusica

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22 mars 2010 1 22 /03 /mars /2010 17:09


jean-francois gilles colson le repos
Jean-François GILLES, dit COLSON (Dijon, 1733-Paris, 1803),
Le repos, 1759.
Huile sur toile, 93 x 73 cm, Dijon, Musée des Beaux Arts.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

logo-abeille-musique.jpgPauvre Telemann. Alors qu’affluent, chaque mois, les enregistrements consacrés à Johann Sebastian Bach, ceux dédiés au director musices de Hambourg se comptent, chaque année, presque sur les doigts de la main. C’est dire si on fera fête au deuxième disque du Bach Concentus, le premier qu’ils consacrent entièrement  à Telemann, le précédent, d’ailleurs excellent (Accent ACC 24198, cliquez ici), l’ayant vu partager l’affiche avec Johann Bernhard Bach (1676-1749). On ne fera au nouveau venu qu’un seul reproche, celui d’un titre, « O woe ! O woe ! My canary is dead »,  qui focalise l’attention sur la Cantate sur la mort d’un canari connaisseur d’art et ne rend donc pas totalement justice à la richesse de son contenu, que je vous propose de découvrir aujourd’hui.

Comme très souvent avec Telemann (portrait ci-dessous, gravé par Georg Lichtensteger, c.1740), la datation des pièces proposées ici est pour le moins incertaine. Hormis la Cantate oder Trauer-Music eines kunsterfahrenen Canarien-Vogels (Cantate ou musique funèbre pour un canari connaisseur d’art) de 1737, année dont l’automne vit le début du séjour parisien du compositeur, les autres pièces semblent dater soit de la période de Francfort sur le Main (1712-1721), soit de la première décennie de celle de Hambourg, qui la suivit immédiatement. Elles apportent une preuve supplémentaire de l’insatiable vitalité créatrice de Telemann, ainsi que de sa capacité à transformer en art le banal, le quotidien, le populaire, en brodant des œuvres merveilleuses sur des sujets a priori aussi insignifiants que la mort d’un oiseau chanteur, la sensualité débordante d’une jeune femme aspirant aux plaisirs promis par le lit conjugal (Cantate Der Weiber-Orden), ou les pantalonnades de la Commedia dell’arte (Ouverture burlesque).

georg_philipp_telemann.jpgLes deux cantates profanes sont des petits bijoux d’inventivité qui rappellent que l’univers de l’opéra a toujours tenu une place importante dans le travail du compositeur. Si Der Weiber-Orden est assez univoque du point de vue des affects – on est clairement dans un comique plutôt leste visant à l’immédiateté des effets sur l’auditeur –, la Cantate oder Trauer-Music… est beaucoup plus complexe. La musique reprend, en effet, toutes les ficelles rhétoriques d’un véritable Requiem miniature, avec son premier air de déploration tout empli de soupirs figurés, puis un air de fureur (« Friss, dass der Hals verschwelle » – « Dévore, jusqu’à ce que ta gorge en gonfle ») que l’on pourrait voir comme une sorte d’écho du Dies irae, où le propriétaire de l’oiseau souhaite que ce dernier déchire les entrailles de la Mort qui vient de l’avaler, puis une émouvante berceuse funèbre (« Mein Canarin, gute Nacht » – « Mon canari, bonne nuit »), qui reprend le lieu commun de l’association entre la mort et le sommeil, très en vogue dans la musique sacrée allemande des XVIIe et XVIIIe siècles. Le comique naît, dans cette œuvre, du décalage entre forme et fond, la superbe musique, de type « sérieux », composée par Telemann étant destinée à déplorer la mort, dans l’absolu insignifiante, d’un oiseau. Il reste à dire quelques mots sur les trois Ouvertures, qui reprennent le schéma classique propre à ce genre, avec un premier mouvement solennel marqué par des rythmes pointés à la française, suivi par des mouvements issus de la danse ou « de caractère », dont, souvent, les titres exposent l’humeur dominante. Ainsi, l’Ouverture « La Bouffonne » comprend-elle des Boiteux matérialisés par des sauts d’octave et s’achève-t-elle sur une Pastorelle aux effets de musette, tandis que l’« Ouverture burlesque » est une véritable galerie de portraits en musique, contrastés et piquants, des personnages de la Commedia dell’arte, Arlequin bondissant, Colombine rêveuse, Pierrot hésitant, et que l’Ouverture en ut majeur (TWV 55 :C2) est la plus proche de la « musique pure », sans programme clairement défini. Ces trois œuvres orchestrales illustrent parfaitement la capacité de Telemann à varier sans cesse les climats et à suggérer, en quelques notes (certains morceaux dépassent tout juste la minute), une émotion ou un caractère. Ceci en étonnera peut-être quelques-uns, mais l’homme, outre des qualités qui faisaient de lui, à son époque, un compositeur plus célébré que Bach, était sans doute également prodigieusement subtil.

bach concentusLe tout jeune Bach Concentus (photo ci-contre), ensemble fondé en 2007 par l’altiste Giulio d’Alessio et Ewald Demeyere qui en assure la direction au clavecin, s’empare de la musique de Telemann avec une vitalité gourmande. Là où certains orchestres, le Musica Antiqua Köln de Reinhard Goebel autrefois, et aujourd’hui, trop rarement à mon goût, l’Akademie für alte Musik Berlin, pour ne s’en tenir qu’à deux formations dont les incursions dans ce répertoire se sont systématiquement soldées par des réussites, privilégient une approche plus compacte et explosive, qui peut se justifier dans des pièces relevant du décorum officiel comme, par exemple, la célèbre Wassermusik (TWV 55 :C3, 1723), la démarche du Bach Concentus me semble privilégier un rendu plus équilibré et nuancé, sous-tendu ici par une subtile ironie parfaitement en situation. La cantate Der Weiber-Orden, dont le texte fourmille d’allusions graveleuses, évite ainsi l’écueil de la lourdeur grasseyante (voir, entre autres, l’air final en forme de gavotte « Ei wie würdet ihr nicht lachen »), tandis que la Cantate oder Trauer-Music… maintient l’auditeur dans la situation de perplexité induite, à mon sens, par l’œuvre elle-même – faut-il rire ou pleurer de ce Requiem pour un canari ?

dorothee mieldsLes trois Ouvertures bénéficient, elles aussi, de cette approche pleine de finesse ; chaque mouvement est parfaitement caractérisé mais jamais surjoué – la kaléidoscopique Ouverture burlesque est un bon exemple de la réussite de cette interprétation, enlevée mais jamais cursive, laissant ainsi à chaque morceau le temps de s’épanouir tout en maintenant une réelle cohérence de l’ensemble. Il faut également souligner la belle maturité technique du Bach Concentus, qui déploie une palette de couleurs séduisante (écoutez le hautbois de Vinciane Baudhuin dans l’Ouverture TWV 55 :C2) et fait preuve d’un dynamisme et d’une discipline remarquables. Les deux cantates profanes sont, enfin, excellemment chantées par la soprano Dorothee Mields (photo ci-dessus), grande connaisseuse du répertoire allemand du XVIIIe siècle, comme elle l’a prouvé, entre autres, dans les disques qu’elle a réalisés avec Ludger Rémy. Sa voix claire et corsée, sa capacité à donner à chaque air ou récitatif le ton qui convient, sont un régal.

Ce merveilleux disque, s’il confortera sans doute dans leur opinion ceux qui estiment encore que ce Telemann prompt à la facétie et ne dédaignant pas de cultiver la légèreté, n’est décidément, surtout comparé au grand Bach, ou, du moins, à l’idée qu’ils s’en font, pas fréquentable, ravira sans aucun doute les autres, qu’on espère plus nombreux, pour lesquels la volonté affichée de plaire et de distraire n’est nullement incompatible avec le sérieux du métier et la constance de l’inspiration. Le Bach Concentus réalise, avec ce second album, un parcours sans faute qui le confirme comme un des ensembles avec lesquels il faudra désormais compter pour l’interprétation de la musique de Telemann. On espère vivement une suite.

Georg Philipp TELEMANN (1681-1767), « O woe ! O woe ! My canary is dead », cantates profanes (TWV 20 :37 et 49) et Ouvertures (TWV 55 :C2, C5 et B8).

 

Dorothee Mields, soprano.
Vinciane Baudhuin, hautbois.
Bach Concentus.
Ewald Demeyere, clavecin & direction.

 

telemann o woe canary dead bach concentus demeyere1 CD [durée totale : 78’55”] Accent ACC 24199. Ce disque peut-être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. « Ouverture burlesque » en si bémol majeur pour cordes et basse continue, TWV 55 :B8 : Ouverture.

2. Cantate oder Trauer-Music eines kunsterfahrenen Canarien-Vogels (Cantate ou musique funèbre pour un canari connaisseur d’art) pour soprano, cordes et basse continue, TWV 20 :37 : Aria « O weh ! O weh ! mein Canarin ist tot » (« Hélas ! Hélas, mon canari est mort. »)

3. Ouverture en ut majeur pour hautbois, cordes et basse continue, TWV 55 :C2 : Air.

4. Cantate « Der Weiber-Orden » (L’Ordre des femmes) pour soprano, cordes et basse continue, TWV 20 :49 : Aria « Ei wie würdet ihr nicht lachen » (« Eh, qui n’exulterait pas »).

5. Ouverture « La Bouffonne » en ut majeur pour cordes et basse continue, TWV 55 :C5 : Les Boiteux.

 

La photo du Bach Concentus est d’Els Decock, © Bach Concentus.

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14 mars 2010 7 14 /03 /mars /2010 16:04

 


jan massys flore
Jan MASSYS (Anvers, c.1509-1575),
Flore, 1559.
Huile sur panneau de chêne, 113 x 113 cm,
Hambourg, Kunsthalle.

[cliquez sur l’image pour l’agrandir]


Une des raisons pour lesquelles les musiques anciennes demeurent un champ d’investigations passionnant est que nul ne peut prétendre y détenir de vérité absolue, l’éloignement temporel et les lacunes des sources laissant ouvert un nombre important d’hypothèses. En 1995, l’ensemble Doulce Mémoire enregistrait pour Astrée une très belle anthologie de chansons et de musiques de danse extraites des recueils publiés par Pierre Attaingnant dans la première moitié du XVIe siècle. Aujourd’hui, ces talentueux musiciens, dirigés de main de maître par Denis Raisin Dadre, reviennent à ce répertoire après un long travail de mûrissement et de recherches sur l’organologie. Le résultat est un disque particulièrement réussi intitulé Que je chatoulle ta fossette que je vous propose de découvrir aujourd’hui.


atelier imprimerieLe rapide essor de l’imprimerie, depuis son invention en terres d’Empire au milieu du XVe siècle, a très vite profité à l’édition musicale. Si le premier recueil imprimé, le Graduel de Constance, date d’environ 1473, c’est Ottaviano Petrucci, qui publia à Venise, en 1501, l’Harmonice musices Odhecaton, que la postérité retient comme figure tutélaire des imprimeurs de musique. Pierre Attaingnant, un exact contemporain de Rabelais, fut un des premiers à s’illustrer dans ce métier de notre côté des Alpes. Sur la foi de ses nombreux travaux au profit du chapitre de Noyon, certains le supposent originaire du Nord de la France, où il serait né dans la dernière décennie du XVe siècle, probablement vers 1494. Aucun document n’appuie cependant cette hypothèse, le nom d’Attaingnant n’apparaissant pour la première fois que dans un contrat du 13 janvier 1514, où il est désigné comme « libraire » et propriétaire d’un petit matériel d’imprimerie ; il demeure alors à Paris, rue de la Harpe. En 1520, il épouse Claude Pigouchet, fille d’imprimeur, et se consacre, à partir de 1528, presque exclusivement à l’édition musicale. Il améliore considérablement la méthode d’impression mise au point par Petrucci qui nécessitait deux tirages, un pour les portées, l’autre pour les notes, en fondant des caractères réunissant note et fragment de portée, ce qui autorise un tirage unique. Si le résultat est moins élégant que celui du Vénitien, le gain de temps est suffisamment important pour permettre un abaissement des coûts de production et, par conséquent, une plus large diffusion des livres. Outre une méthode de luth publiée en 1529 (Tres breve et familiere introduction pour entendre et apprendre par soy-mesmes a jouer toutes chansons reduictes en la tabulature du lutz…), ce sont sept recueils de Danceries qui sortiront de ses presses entre 1530 et 1557, mais aussi quantité de livres de chansons (les Chansons nouvelles, premier ouvrage conservé de ce type en France, paraît en 1528), de motets et de messes. Le succès est au rendez-vous, puisque François Ier accorde à Attaingnant, le 18 juin 1531, un privilège de six ans pour imprimer et vendre la musique « en choses faictes et tabulature des jeux de lutz, flustes et orgues » et qu’il peut ensuite se prévaloir, à partir de 1537, du titre honorifique d’ « imprimeur et libraire en musique du Roy ». Veuf entre 1543 et 1545, il épouse en seconde noces, cette dernière année, Marie Lescalloppier, qui assurera la pérennité de son atelier après sa mort, survenue sans doute vers 1552, comme le laissent supposer le transfert de la charge d’imprimeurs de la musique du roi à Robert Ballard et Adrian Le Roy en février 1553 et la publication d’un ouvrage à l’adresse de la « veuve Attaingnant » en juillet de la même année. Soulignons, pour finir, l’importance capitale de l’activité d’Attaingnant, sans réel concurrent à Paris avant 1549, particulièrement dans la diffusion et le succès de la chanson française à son époque, mais aussi pour la transmission jusqu’à nous de ce répertoire. 

doulce memoireConformément aux usages du temps, les musiques de danse éditées par Attaingnant sont demeurées majoritairement anonymes. Un même recueil contient généralement des pièces de diverses origines, aristocratique, comme les basses-danses ou les pavanes, ou populaire, comme les branles, auxquelles il faut ajouter des arrangements pour instruments de chansons à la mode, une pratique courante à l’époque. Doulce Mémoire (photo ci-dessus) a principalement butiné les sept livres de Danceries pour nous offrir avec Que je chatoulle ta fossette un panorama aussi représentatif que possible des danses de la première moitié du XVIe siècle, assorti de quelques chansons qui rappellent les liens que ces deux genres entretiennent entre eux. Outre l’intelligence d’un programme supérieurement interprété par des musiciens experts dans la pratique de la musique de la Renaissance et qu’il faudrait tous citer, l’enjeu de ce disque, clairement expliqué par Denis Raisin Dadre et Jérémie Papasergio dans le livret, est de faire jouer chaque groupe d’instruments sans unifier le diapason, mais, tout au contraire, en respectant le ton de chacun d’entre eux, 520 Hertz pour les flûtes à bec et les hautbois, 392 Herz pour les violons et les flûtes colonnes (cliquez ici pour voir ces derniers instruments). Le résultat est à la fois surprenant et réjouissant ; il efface toutes les craintes que l’on pouvait nourrir quant au côté éventuellement hasardeux de l’expérience. Les couleurs, bien différenciées, sonnent avec une force et une justesse inouïe, claires, drues, mais aussi avec un incroyable raffinement. Cette démonstration des avancées que l’organologie peut apporter à l’interprétation musicale, lorsqu’elle est servie par des interprètes de ce calibre, se transforme en leçon de musique tout court, car elle n’a justement rien de démonstratif ou de pesant. La bande de musiciens réunie sur ce disque prend simplement un plaisir aussi palpable que contagieux à jouer ensemble et à revivifier les Branles tourbillonnants comme les nobles Pavanes, qui se révèlent à nous comme ces peintures dont on a enlevé les couches de vernis ternies par le temps et qui nous paraissent subitement nouvelles. Si nul ne peut prétendre, bien sûr, que ces pièces sonnaient ainsi au XVIe siècle, la probité de la restitution, d’une tenue sans aucune raideur mais, tout au contraire, galvanisée par une gestion impeccable des appuis rythmiques, peut faire songer qu’on s’approche de très près de ce que put être une certaine Renaissance ensoleillée, sensuelle, ivre de vie et désireuse de goûter à tous les plaisirs que ses conquêtes économiques, techniques, intellectuelles, mettaient à sa portée. Signalons, pour finir, que la prise de son réalisée dans l’acoustique magique du réfectoire de l’abbaye de Fontevraud sert parfaitement cette réalisation par sa lisibilité et sa chaleur.

Au-delà d’une anthologie de la plus belle eau mêlant danses et pièces vocales dans une interprétation qui conjugue avec bonheur vigueur, verve, et finesse, Que je chatoulle ta fossette offre la vertigineuse sensation d’entendre le répertoire qu’il propose pour la première fois, tant les couleurs en paraissent neuves, gorgées de délicieuses saveurs et de sève palpitante. Il flotte dans ce disque un parfum de printemps qui ouvre à l’interprétation de la musique de la Renaissance des voies qu’il ne sera désormais plus possible d’ignorer et qui promettent pour l’avenir quelques floraisons aussi somptueuses qu’inattendues.

Pierre ATTAINGNANT (éditeur, c.1494-c.1552), Que je chatoulle ta fossette, Danceries.

Danses et chansons extraites des Premier (1530), Deuxième (1547), Troisième (1557), Quart (1550), Cinquième (1550), Sixième (1555), Septième (1557) Livres de Danceries, ainsi que de la Tres breve et familiere introduction… (1529), des Quatorze Pavanes… (1531) et des Dix huit Basses dances garnies de recoupes et tordions… (1530).

 

Doulce Mémoire.
Denis Raisin Dadre, dessus de flûte à bec, taille de hautbois & direction.

 

pierre attaingnant que je chatoulle ta fossette doulce memo1 CD [durée : 73’53”] Ricercar RIC 294. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Branle gay Que je chatoulle ta fossette & Branles gays 28, 23, 42 & 7. Violons et flûtes à bec.
2. Pavane. Luth et harpe.
3. Claudin de Sermisy (c.1490-1562), Amour pense que je dorme. Paulin Bündgen (dessus mué), harpe, luth.
4. Pavane 8, Pavane des Dieux, Gaillarde. Violons.
5. Basses dances 3 & 1, Tourdions 8, 9 & 39. Flûtes colonnes, violons.

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Un atelier d’imprimerie, 1568. Gravure sur bois.
La photographie de l’ensemble Doulce Mémoire est de Fabrice Maître.

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6 mars 2010 6 06 /03 /mars /2010 17:59


nicolaes maes vielle femme priere
Nicolaes MAES (Dordrecht, 1634-Amsterdam, 1693),
Vieille femme en prière (dit aussi La prière sans fin), c.1656.
Huile sur toile, 134x113 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

Les traumatismes les plus intenses, par la décantation qu’ils provoquent, sont parfois la source involontaire d’une ébullition créatrice insoupçonnée. La Guerre de Trente Ans, lorsqu’elle s’acheva en 1648, sonnant le glas du Saint-Empire Romain Germanique, laissait l’Allemagne exsangue, vidée de plus d’un tiers de sa population, et la mémoire des habitants qui avaient survécu aux soubresauts du conflit marquée à jamais par une conscience suraiguë du caractère fragile et transitoire de toute chose. Les poésies d’Andreas Gryphius (1616-1664), le roman Simplicius Simplicissimus, publié en 1668 par Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen (c.1620-1676), les eaux-fortes de Hans Ulrich Franck (c.1595-1675) gravées entre 1643 et 1656, nous offrent encore aujourd’hui les multiples visages d’une même béance. La musique, en particulier sacrée, témoignera longtemps, elle aussi, de cette profonde facture, tout en laissant une place pour l’espérance en de meilleurs temps. C’est ce répertoire, qui commence à être assez bien exploré au disque, que nous permet de visiter l’anthologie Harmoniae sacrae que publie l’excellent label Ramée.

 

hans ulrich franck reitre cuirasseLes thèmes qui traversent la majorité des concerts spirituels proposée sur ce disque sont ceux de l’abandon, de la déploration, de la peur, nimbés occasionnellement par le réconfort que peut apporter la certitude d’un Salut gagné par la prière. La pièce la plus vaste qui y enregistrée est l’élégie à deux voix et instruments, maintenant assez largement documentée, Wie liegt die Stadt so wüste (publiée en 1663), fondée sur le texte des Lamentations de Jérémie, de Matthias Weckmann (avant 1619-1674), organiste, à partir de 1655, à Hambourg où il avait reçu, après avoir été enfant de chœur à Dresde, une partie de sa formation. Les premiers mots du texte de l’œuvre ne peuvent que faire songer à l’état de l’Allemagne après la Guerre de Trente Ans (« Comment est-elle si déserte, la ville autrefois si peuplée ! »), tandis que la récurrence et la mise en valeur du mot « Schmerz » (douleur) agit comme élément structurant de l’affect qui se dégage de l’ensemble du morceau. A l’opposé de cette ampleur, An Wasserflüssen Babylon (« Au bord des fleuves de Babylone ») de Franz Tunder (c.1614-1667), brillant organiste peut-être formé auprès de Frescobaldi et prédécesseur de Buxtehude à la Marienkirche de Lübeck, est une pièce concise, dont les affres mélancoliques sont tempérées par la fluidité de l’écriture vocale. L’influence de la musique italienne se fait plus nettement sentir dans Sie haben meinen Herrn hinweggenommen (« Ils ont enlevé mon Seigneur »), dialogue où les voix de Jésus et Marie-Madeleine sont soutenues par deux violes et le continuo (publié en 1665), de Christoph Bernhard (1627/28-1692), élève de Schütz à Dresde et de Carissimi à Rome, successeur de Thomas Selle à Hambourg, où il fut le collègue de Weckmann. Les œuvres de Johann Valentin Meder (1649-1719) sont plus rares au disque que celles des compositeurs dont il a été question jusqu’ici. Ce disciple de Buxtehude fut successivement actif à Copenhague, Lübeck, Reval (Tallinn), Danzig (Gdansk) et Riga, et s’illustra aussi bien dans le domaine de la musique sacrée (on conserve de lui, notamment, une Passion selon Saint Matthieu) que dans celui de l’opéra. Cette coexistence entre les univers de l’église et de la scène se ressent nettement dans Ach, Herr, strafe mich nicht in deinem Zorn (« Ah, Seigneur, ne me punis pas dans ta colère ») et Gott hilf mir (« Dieu aide-moi ») proposées ici : les artifices rhétoriques propres à souligner le caractère de supplique inquiète de ces deux concerts spirituels, comme la répétition des mots (« schwach » – faible – ou « Angst » – angoisse) ou les syncopes, trémolos et silences qui parsèment le tissu instrumental, abondent et apportent à ces deux morceaux une indiscutable efficacité dramatique. Un peu à part se situe le motet Obstupescite coeli (« Cieux, soyez étonnés », 1683) qui clôt ce récital dédié à l’Allemagne du Nord protestante. Œuvre en latin due à Benedictus Buns (c.1642-1716), prêtre appartenant à l’ordre catholique du Carmel ayant produit, entre 1666 et 1701, neuf recueils de musique, majoritairement religieuse (messes, motets, litanies, etc.), à l’exception de son Opus 8 (1698), regroupant treize sonates en trio, il s’agit sans doute de la pièce la plus immédiatement séduisante de tout le disque, avec son rythme légèrement dansant qui regarde nettement vers l’Italie, et sa ferveur au caractère tendre et presque sensuel.

l armonia sonoraL’interprétation de l’ensemble L’Armonia Sonora (photo ci-contre), dirigé de la basse de viole par Mieneke van der Velden, est excellente. Le choix a été fait d’adopter des tempos plutôt larges pour les concerts spirituels « protestants », permettant ainsi à l’atmosphère contemplative et majoritairement doloriste dont ils sont empreints de se développer complètement. Ce pari d’une lenteur pleinement assumée ne se fait heureusement pas au détriment de la tension expressive, entretenue avec beaucoup de finesse et de fermeté, ce qui permet au discours de ne jamais sombrer dans l’apathie ou la grisaille. La sonate de Biber ainsi que le motet de Buns prouvent d’ailleurs que l’ensemble est parfaitement à l’aise dans des tempos plus allants. La palette de couleurs déployée par L’Armonia Sonora est en outre, malgré le caractère souvent sombre des compositions enregistrées ici, d’une grande beauté. Peter Kooij est un habitué du répertoire baroque allemand dont il est, depuis plusieurs décennies, un serviteur aussi attentif que talentueux. Si la souplesse de sa voix de basse est aujourd’hui légèrement fragilisée par les années, son intelligence du texte et son instinct sont, eux, absolument intacts, lui permettant de compenser totalement ce minime handicap et d’entraîner l’auditeur à sa suite dans ce voyage où un sourire éclaire parfois les vallées de larmes. La soprano tchèque Hana Blažíková fait montre, malgré une prononciation de l’allemand parfois un rien capricieuse, d’une très belle maturité dans un répertoire que son caractère intime rend parfois avare en possibilités de briller. Voix légère mais pleine, lumineuse jusque dans l’expression de l’affliction, sa prestation dans Harmoniae sacrae la confirme comme une des interprètes à suivre dans ce répertoire. Les deux chanteurs ont à cœur de donner tout leur poids aux mots, ce qui est une qualité essentielle dans des œuvres dont l’exigence majeure est d’illustrer le texte sacré avec un maximum de force. Le chant, parfaitement articulé et lisible, permet à la prière de s’épanouir et de toucher l’auditeur. Signalons, pour finir, la chaleur et la précision de la prise de son ainsi que la qualité du travail éditorial, marques de fabrique du remarquable éditeur qu’est Ramée.

 

Harmoniae sacrae est un disque dense et exigeant, dont les écoutes successives n’épuisent pas les beautés. Cette anthologie, parce qu’elle offre à la fois des pièces assez connues et peu fréquentées, servies par une interprétation de premier ordre, me paraît constituer une très bonne introduction à l’univers du concert spirituel allemand du XVIIe siècle. Je ne peux donc que vous conseiller de partir à votre tour à la découverte de ces musiques où se mêlent l’amertume de la Chute et le miel de la Rédemption.

 

Harmoniae sacrae, cantates sacrées allemandes du XVIIe siècle. Œuvres de Franz Tunder (c.1614-1667), Johann Valentin Meder (1649-1719), Matthias Weckmann (avant 1619-1674), Christoph Bernhard (1627/28-1692), Benedictus Buns (c.1642-1716), Heinrich Ignaz Franz von Biber (1644-1704).

 

Hana Blažíková, soprano.
Peter Kooij, basse.

L’Armonia Sonora.
Mieneke van der Velden, basse de viole & direction.

 

harmoniae sacrae ramee1 CD [durée totale : 62’59”] Ramée RAM 0905. Ce CD peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Franz Tunder : An Wasserflüssen Babylon, concert spirituel pour soprano, cordes et basse continue.
2. Benedictus Buns (a Sancto Josepho), Obstupescite coeli, motet pour soprano, basse, deux violons et basse continue, opus 6.

 

Illustrations complémentaires :

Hans Ulrich FRANCK (Kaufbeuren, c.1590/95-Augsbourg, 1675), Le reître cuirassé, 1643. Eau-forte, 13,5x11 cm, Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum. [cliquez sur l’image pour l’agrandir]

La photographie de l’ensemble L’Armonia Sonora est de Marco Borggreve.

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7 février 2010 7 07 /02 /février /2010 17:57


caspar david friedrich terrasse
Caspar David FRIEDRICH (Greifswald, 1774-Dresde, 1840),
La terrasse, vers 1811-1812.
Huile sur toile, 53,5 x 70 cm, Berlin, Schloss Charlottenburg.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

On ne compte plus les versions, complètes ou partielles, des Impromptus de Franz Schubert, auxquels des pianistes de la trempe de Kempff, Perahia, ou Brendel, ont accolé leur nom. Pour l’heure, aucune tentative de la part des solistes « à l’ancienne » ne s’est vraiment imposée au sein d’une riche discographie, si ce n’est la version récente et très réussie de la moitié du cycle par Andreas Staier (Harmonia Mundi, 2009). Mais voici que l’éditeur Zig-Zag territoires est allé planter ses micros à Haarlem pour enregistrer une intégrale, mûrie durant cinq ans, des Impromptus sous les doigts experts d’Alexei Lubimov, que les amateurs connaissent surtout pour un magnifique disque de sonates de Beethoven, publié il y a des lustres chez Erato. Avant de nous arrêter sur cette nouvelle parution, un peu d’histoire, si vous le voulez bien.

 

tobias haslingerLorsque Tobias Haslinger (portrait ci-contre) reçut, sans doute à l’automne 1827, quatre pièces pour piano (futures D – Deutsch – 899), nul doute qu’il déchanta rapidement. Ce Schubert était décidément incorrigible et cette nouvelle production promettait bien peu, en termes de vente, tant elle exigeait de qui se risquerait à la jouer. Haslinger publia néanmoins, en décembre de la même année, tandis que le compositeur en écrivait une nouvelle fournée de quatre, les deux premiers morceaux de cette livraison sous le titre d’Impromptus, laissant de côté les deux autres, qui ne seront édités que trente ans plus tard, en 1857, largement retouchés. La seconde série d’Impromptus (future D935) n’eut guère plus de chance. Envoyée par l’éditeur Schott à Paris, elle sera également rebutée car jugée trop difficile ; il la retournera au compositeur le 30 octobre 1828, en se disant néanmoins intéressé par « quelque chose qui, tout en étant brillant, présenterait moins de difficultés ». Le 19 novembre de la même année, Schubert meurt. Ce second cycle ne sera publié qu’en 1839.

wilhelm august rieder franz schubertÀ l’époque où Schubert compose les siens, le genre de l’impromptu est relativement neuf, puisqu’il semble bien que l’invention en revienne à Jan Václav Voříšek (1791-1825), un ami de Franz aujourd’hui bien trop oublié, qui donna ce titre à son opus 7, publié avec succès à Vienne en 1822. Il semble donc bien que ce soient des raisons purement commerciales qui ont conduit Haslinger à baptiser Impromptus des pièces qui n’en ont guère que le nom. En effet, ce type de composition est généralement plutôt léger et sans trop d’exigences techniques, propre à faire briller le talent des amateurs dans les salons. Rien de tout ceci chez Schubert. Ses huit pièces, visiblement conçues comme un ensemble cohérent, sont ambitieuses, leur économie de moyens n’étant pas synonyme de désinvolture, mais de concentration et d’intensité émotionnelles. Comme le faisait pertinemment remarquer Robert Schumann, même si son opinion a été remise en question par la musicologie moderne, les Impromptus regardent, par leur organisation matérielle en quatre parties, un long mouvement introductif suivi par un autre de type Scherzo, puis un Andante et enfin un Finale (de type Rondo dans la seconde série), du côté de la très sérieuse sonate, loin des visées divertissantes d’une musique salonnarde.

 

alexei lubimovAlexei Lubimov (photo ci-contre) a choisi, pour chaque série d’Impromptus, un pianoforte différent, la sonorité du plus ancien (Müller, 1810) se révélant, du moins à mon oreille, plus moelleuse que celle du second (Schantz, 1830), un peu plus sèche dans les aigus mais doté de registres graves d’une profondeur sans lourdeur absolument magnifique. Que l’on ait du goût ou non pour les claviers anciens, force est de reconnaître que ces deux instruments pleins de caractère, tous deux restaurés par Edwin Beunk, sont splendides jusque dans leurs minimes limites mécaniques, qui, loin du son parfait des pianos modernes, apportent un surcroît de présence et de spontanéité à l’interprétation. Celle que propose Lubimov va complètement à  l’encontre des versions engluées dans ce pathos sentimental qui résume malheureusement encore, pour certains, l’esthétique romantique. Ici, la musique sonne drue, voire altière (Premier Impromptu, D899), le discours est d’une fermeté et d’une tension impressionnantes qui ne connaît ni fluctuation, ni alanguissement (Premier Impromptu, D935), sans que la netteté du trait se mue pour autant en crispation voire en brutalité, ainsi qu’en atteste, par exemple, le raffinement du Troisième Impromptu, D935. Cette tenue toute classique donne au propos l’assise et la force nécessaires pour que se développe l’intense poésie qui émane de ces pièces. Car si Lubimov livre de Schubert l’image, à mon sens parfaitement juste, d’un compositeur conscient de ses moyens et animé d’une belle vigueur, comme le montrent les déchaînements virtuoses du Quatrième Impromptu, D935, il ne le fait pas au détriment d’une sensibilité à fleur de peau qui ne franchit néanmoins jamais la limite qui la ferait tomber dans le travers de la sensiblerie. Chaque Impromptu dévoile ainsi un univers riche de mille nuances, le soin apporté au travail de réflexion sur les partitions permettant à l’interprète de toujours trouver l’équilibre adéquat entre les différents affects, comme, par exemple, dans le Deuxième Impromptu (D899), dont les riantes cascades font jeu égal avec une indicible nostalgie. Le chant à la fois éperdu et retenu du Troisième Impromptu (D899), véritable Lied sans paroles, trouve ainsi une parfaite expression, la précision de la mise en place permettant à son caractère aussi insaisissable qu’une émotion qui, sans raison précise, serre le cœur, de s’épanouir pleinement en une méditation qui emporte l’âme vers ce lointain qu’affectionnaient tant les premiers romantiques. Il y a autant de tendres confidences que de bourrasques coupantes dans le voyage auquel nous invite Lubimov, qui nous propose un Schubert à la fois superbement inspiré et véritablement à hauteur d’homme, nous offrant ainsi la sensation de partager un peu de son intimité. Tour à tour lyrique ou véhémente, la ferveur sans grandiloquence qui baigne cette vision des Impromptus emporte l’adhésion de l’auditeur et fait de cette parution une grande réussite.

Par sa légèreté et sa plénitude de touche mises au service d’une pensée aussi puissamment construite qu’intensément dramatique, cette intégrale des Impromptus s’impose comme un disque avec lequel il faudra désormais compter. Loin des effets de manche creux et du narcissisme hypertrophié de certains de ses jeunes collègues dans le même répertoire (David Fray, Virgin), c’est un bonheur et, au-delà, une leçon, d’entendre rayonner ici un Alexei Lubimov de 65 ans qui possède, lui, la véritable jeunesse, celle pour qui le cœur primera toujours sur le calcul et dont la fougue n’exclut pas l’humilité.

 

Franz SCHUBERT (1797-1828), Impromptus, opus 90 (D899) et opus 142 (D935).

 

Alexei Lubimov, pianofortes Matthias Müller, 1810 (D899), et Joseph Schantz, 1830 (D935).

 

schubert impromptus lubimov1 CD [durée totale : 65’48”] Zig-Zag Territoires ZZT 100102. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Troisième impromptu (D899), Andante mosso en sol bémol majeur.
2. Quatrième impromptu (D935), Allegro scherzando en fa mineur.

 

Illustrations complémentaires :

Josef KRIEHUBER (Vienne, 1800-1876), Tobias Haslinger, 1842. Lithographie, collection privée.
Wilhelm August RIEDER (Oberdöbling, 1796-Vienne, 1880), Franz Schubert, 1825. Aquarelle sur papier, Vienne.

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30 janvier 2010 6 30 /01 /janvier /2010 16:52


sassoferrato vierge enfant oiseau
Giovanni Battista Salvi, dit SASSOFERRATO,
(Sassoferrato, 1609-Rome ?, 1685)
La vierge et l’enfant avec un oiseau, après 1651 ?
Huile sur toile, 99,1x80 cm, collection privée.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]

 

Un deuxième disque est toujours un défi, particulièrement pour de jeunes musiciens. Après avoir ressuscité, avec un éclatant succès critique, l’Euridice de Giulio Caccini (Ricercar RIC 269), Nicolas Achten et son ensemble Scherzi musicali tentent le pari osé de consacrer leur nouvel opus à un compositeur dont on ne peut pas dire qu’en dehors de son Stabat mater (cliquez ici pour en savoir plus), il fasse l’objet de beaucoup d’attention de la part des interprètes : Giovanni Felice Sances.

 

vienne bernardo bellottoLa biographie de Sances est une parfaite illustration de ces parcours qui amenèrent maints compositeurs italiens à connaître le succès hors des frontières de la Péninsule, particulièrement en terres d’Empire. Né à Rome sans doute vers 1600, Sances y fait ses études au Collegium germanicum de 1609 à 1614, voire un peu plus tard, très probablement sous la direction d’Annibale Orgas (c.1585-1629) pour la partie musicale. En 1618, il est en poste à Padoue, mais c’est à Venise qu’il publie, en 1633, ses deux premiers livres de Cantade, terme qu’il semble avoir été le premier à utiliser. En 1636, son premier opéra, L’Ermiona (musique perdue), dans lequel il chante le rôle de Cadmo, est représenté à Padoue ; la même année, il rejoint Vienne où il est engagé en qualité de ténor au sein de la Chapelle impériale, alors dirigée par le vénitien Giovanni Valentini (c.1582-1649). Sances va y servir trois empereurs successifs, Ferdinand II, Ferdinand III et Léopold Ier, en ne cessant de gravir les échelons de la hiérarchie. En 1649, il est, en effet, promu vice-Kapellmeister, sous l’autorité du véronais Antonio Bertali (1605-1669), qu’il remplace à sa mort avec pour second Johann Heinrich Schmelzer (c.1620/23-1680). Cependant, dès les années 1673, la dégradation de l’état de santé de Sances conduit Schmelzer à le suppléer de plus en plus dans ses fonctions et c’est tout naturellement que ce dernier devient, à la mort de Sances, en novembre 1679, le premier compositeur autrichien à exercer les fonctions de Kapellmeister à Vienne.

sassoferrato vierge enfant oiseau 1Pour comprendre les enjeux de la musique de Sances, il convient de considérer le substrat sur lequel elle s’est développée. La naissance du compositeur à Rome aux alentours de 1600, année sainte décrétée par le pape Clément VIII, est un indice particulièrement intéressant. En effet, les festivités organisées à l’occasion de cet événement, dont la création de la Rappresentatione di Anima e di Corpo d’Emilio de’ Cavalieri (c.1550-1602), avaient un but avoué, celui de promouvoir, à grand renfort de fastes, les idéaux de la Contre-Réforme. Il fallait que la musique religieuse, tout en respectant des exigences de tenue (pas de mélange avec les compositions profanes) et d’intelligibilité des textes sacrés (abandon des élaborations polyphoniques trop savantes), séduisît le fidèle pour encourager sa piété, mouvement que l’on retrouve également dans le domaine de la peinture (Guido Reni, Sassoferrato, entre autres). Cette mission apostolique trouvait naturellement un écho privilégié au sein du Collegium germanicum, puisqu’un de ses buts avoués consistait à lutter in utero contre le Protestantisme, mais aussi à Vienne où les Habsbourg s’étaient érigés en hérauts du catholicisme en terres d’Empire. Les compositions de Sances, à la structure parfaitement claire, soucieuses de souligner les affects véhiculés par le texte mais également de charmer l’auditeur par une invention mélodique constante, s’inscrivent parfaitement dans l’esprit de la Contre-Réforme et ne pouvaient que lui assurer le succès dans la capitale autrichienne.

 

scherzi musicaliLes jeunes instrumentistes et chanteurs de l’ensemble Scherzi Musicali (photo ci-contre), placés sous la direction à la fois souple et précise du théorbiste, claveciniste, harpiste et baryton (excusez du peu !) Nicolas Achten, livrent des œuvres choisies dans le recueil de Motetti a 1, 2, 3 & 4 voci (Venise, 1638), augmentées de l’incontournable Stabat mater  (Venise, 1642), une vision aboutie et lumineuse. S’appuyant sur un continuo kaléidoscopique et chatoyant, la fièvre, la précision et la sensualité de leur lecture prouvent à quel point les enjeux de cette musique ont été appréhendés avec justesse et parfaitement assimilés avant d’être confiés au disque. Qu’il s’agisse de la simplicité feinte d’un Dulcis amor Iesu pour voix seule et basse continue très orné et exigeant, ou de pièces nécessitant des effectifs plus larges, comme les motets mariaux Salve Regina ou Ave maris stella, le soin apporté à la mise en place, qui équilibre magnifiquement souci de la ligne et attention aux plus petits détails, l’investissement sans faille de tous les musiciens impliqués dans ce projet confère à cette anthologie un impact saisissant qui emporte l’auditeur dans une vague d’émotions contrastées, de la joie dansante de Iubilent in cælis au dolorisme maîtrisé du Stabat mater. Cette dernière œuvre, interprétée avec une intériorité vibrante par Nicolas Achten qui justifie de façon convaincante, dans le livret d’accompagnement qu’il signe, un choix qui pourrait dérouter les mélomanes habitués à des versions avec une voix masculine ou féminine aiguë, trouve, à mon sens, une nouvelle référence, aux côtés de celles de Maria Cristina Kiehr (Ricercar) et Carlos Mena (Mirare). Si Nicolas Achten est excellent dans toutes les pièces qu’il chante, les autres vocalistes ne sont pas en reste ; les voix sont légères mais pleines, leur naturel et leur agilité contribuent à l’atmosphère de luminosité et de tendresse qui se dégage de l’enregistrement. Les instrumentistes nous convient eux aussi à un festival de couleurs, les textures qu’ils tissent réussissent le pari d’allier transparence, alacrité et chaleur, avec une mention spéciale pour les violes rêveuses de Romina Lischka et les enluminures des cornets de Lambert Colson.

Scherzi Musicali et son chef s’imposent, avec ce deuxième disque, comme des valeurs sûres de la scène musicale baroque, par leur enthousiasme, leur professionnalisme, mais aussi leur volonté d’explorer des répertoires peu fréquentés, quand tant d’ensembles errent à tenter de se bâtir une réputation en se contentant de rabâcher inlassablement les pans les plus connus du répertoire. Leur Dulcis Amor Iesu est un disque aussi passionnant que remarquable qui prend place, sans doute pour très longtemps, en tête de la discographie consacrée jusqu’ici à Giovanni Felice Sances.

 

Giovanni Felice SANCES (c.1600-1679), Dulcis amor Iesu, motets extrait de Motetti a 1, 2, 3 & 4 voci (1638), Stabat mater. Pièces instrumentales de Giovanni Girolamo Kapsberger (c.1580-1651), Luigi Rossi (c.1597-1653), Michelangelo Rossi (c.1601-1656).

 

Céline Vieslet & Marie de Roy, sopranos. Reinoud van Mechelen, ténor. Olivier Berten, baryton.
Scherzi Musicali.
Nicolas Achten, baryton, théorbe, clavecin, harpe triple & direction.

 

dulcis amor jesu sances achten1 CD [durée totale : 73’11”] Ricercar RIC 292. Ce CD peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Ave maris stella
(Céline Vieslet & Marie de Roy, sopranos. Reinoud van Mechelen, ténor. Olivier Berten, baryton.)

2. Dulcis amor Iesu
(Nicolas Achten, baryton)

3. Vulnerasti cor meum
(Marie de Roy, soprano. Olivier Berten, baryton)

 

Illustration complémentaire :

Bernardo BELLOTTO (Venise, 1720-Varsovie, 1780), Vue de la Freyung à Vienne, c.1758-61. Huile sur toile, 116x152 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

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