Melencolia I, 1514. Gravure sur cuivre.
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« Schlüssel [betewt] gewalt, pewtell betewt reichtum » (« Les clés signifient le pouvoir, la bourse signifie la richesse »). Cette courte annotation figure en marge d’une feuille d’esquisses pour l’angelot représenté sur Melencolia I d’Albrecht Dürer. Des trois gravures sur cuivre réalisées par l’artiste en 1513 et 1514, Le Reître, la Mort et le Diable (1513), Saint Jérôme dans sa cellule (1514), et regroupées, peut-être abusivement, sous l’appellation de Meisterstiche (cuivres magistraux), aucune n’a suscité autant de commentaires que cette représentation de la Mélancolie. Les mots écrits par Dürer lors de la phase d’élaboration de la gravure constituent le seul témoignage direct relatif à cette œuvre. Ils laissent penser que son projet était de réaliser une image allégorique, mais ne donnent, pour autant, aucune grille de lecture définitive, dans la mesure où ils se rapportent à des éléments somme toute non primordiaux pour la compréhension globale de l’œuvre. Depuis le XVIe siècle, de nombreuses pistes interprétatives ont été empruntées, avec plus ou moins de subjectivité, la complexité iconographique de Melencolia I semblant permettre toutes les constructions intellectuelles, des plus documentées au plus farfelues.
De la même façon qu’on a voulu voir un noble chevalier chrétien dans Le Reître, la Mort et le Diable (ci-contre, cliquez sur l’image pour l’agrandir) en supposant que Dürer avait voulu y faire référence à l’Enchiridion militis christiani d’Érasme publié en 1503, là où le caractère disparate des éléments de la gravure tend à prouver que l’artiste, qui n’a cessé de se préoccuper de théorie de l’Art à la suite de ses deux séjours en Italie, a avant tout souhaité réaliser une étude des proportions idéales du cheval, n’y ajoutant d’autres images qu’à titre de complément, l’exégèse moderne s’est attachée à voir successivement dans Melencolia I l’illustration des idées néo-platoniciennes contenues dans le Libri de vita triplici de Marsile Ficin (1433-1499), reprises, modifiées puis diffusées en terres d’Empire au travers du De occulta philosophia de Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim (1486-1535), dont des copies manuscrites circulaient dans les milieux humanistes allemands dès 1509-1510, ou l’influence de la distinction entre vertu (virtus) et fortune (fortuna) opérée par Charles de Bovelles (1479-1533) dans son Liber de Sapiente, publié à Paris et Amiens en 1510-1511, sans que l’une ou l’autre thèse se révèle absolument convaincante. Personnification d’une des quatre humeurs et de la Géométrie, incarnation de l’esprit de l’artiste de la Renaissance et « autoportrait spirituel de Dürer » selon Erwin Panofsky, « somme (…) des principes philosophiques de base de l’humanisme européen » selon Peter-Klaus Schuster, « prise de conscience de soi dans les limites du savoir et du gouffre infini du questionnement (…) qui ne trouve pas de soulagement dans la reconnaissance divine » selon Hartmut Böhme, Melencolia I suscite des interprétations parfois radicalement opposées, où s’expriment surtout, au-delà de travaux extrêmement fouillés sur les sources textuelles et iconographiques tant antérieures que contemporaines, les opinions philosophiques ou idéologiques de leur auteur. Afin d’essayer de discerner sans parti pris quelle pourrait être une partie du message de Dürer dans sa gravure, replaçons la, dans un premier temps, dans le strict cadre des préoccupations contemporaines de l’artiste.
Pour tenter, en effet, de comprendre quel a pu être le propos de Dürer en réalisant Melencolia I, il convient d’examiner le contexte dans lequel sa création a pris place. On sait, par un fragment daté de 1512 connu sous le nom de « Salus 1512 », qu’il travaillait alors à l’élaboration d’un Livre du peintre qui ne verra jamais le jour, mais dont on connaît néanmoins le plan global : la première partie devait permettre aux peintres de savoir choisir un apprenti en détectant ses qualités naturelles, puis de pourvoir à son éducation globale, qu’il s’agisse de mesures d’hygiène ou d’apprentissage de la lecture ou du latin, la seconde partie exposant les connaissances théoriques indispensables en matière de perspective et de mesures. Il est probable que les nombreuses gravures au burin réalisées en 1513 et 1514, dont 13 sont datées, se rattachent directement à ce projet de Livre du peintre, et on peut même postuler qu’elles étaient destinées à en illustrer la seconde partie, dévolue, comme nous venons de le voir, à la théorie. À l’appui de cette hypothèse, outre le statut d’étude des proportions que constitue Le Reître, la Mort et le Diable, dont on peut interpréter la lettre S, placée juste avant la date sur le cartouche authentifiant la gravure, comme une abréviation de « Salus », il faut replacer le Saint Jérôme dans sa cellule de 1514 (ci-dessus, cliquez sur l’image pour l’agrandir) dans une longue tradition d’œuvres de ce type dont le propos, au-delà de l’image d’un saint dont on sait à quel point il était cher aux humanistes, est de tenter de construire un espace intérieur selon les lois de la perspective, comme, par exemple, le montre le panneau d’Antonello da Messina, daté d’environ 1460 et conservé à la National Gallery de Londres (cliquez ici). Une étude précise du cuivre de Dürer, du point de vue tant de la convergence des lignes que des raccourcis qu’il emploie pour représenter, par exemple, le lion ou le crâne, tend à montrer que c’est bien dans cette logique qu’il s’inscrit. On pourrait même ajouter que la finesse proprement magistrale dans le rendu des ombres et des lumières qui distingue cette gravure constitue une autre démonstration de savoir-faire dont l’exploitation à des fins pédagogiques ne saurait être exclue. Nous allons voir en quoi Melencolia I se distingue de ces deux gravures célèbres.
À l’analyse, Melencolia I ne contient, en effet, aucune indication qui puisse la rattacher directement à un quelconque programme éducatif à l’usage des artistes, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle s’inscrit en dehors du projet du Livre du peintre, comme nous le verrons. Si chaque élément iconographique a été analysé en détail par les historiens de l’Art, une donnée semble ne pas avoir particulièrement retenu leur attention. Il s’agit de la façon dont Dürer orthographie le titre de sa gravure, Melencolia au lieu du Melancolia attendu, détail d’autant plus frappant qu’elle est la seule à contenir un texte. Venant d’un artiste qui était en relation avec les humanistes de son époque, dont l’ami intime était Willibald Pirkheimer (1470-1530), éminent latiniste ayant édité et traduit des auteurs antiques, cette graphie est pour le moins surprenante, d’autant que sur une xylographie datée de 1502 représentant une Allégorie de la philosophie accompagnée des quatre vents illustrant les tempéraments auxquels ils sont liés, Dürer écrit, sous l’image représentant Borée, « melancolicus ». Il semble donc difficilement pensable que la graphie particulière adoptée ici par l’artiste soit l’effet d’une méconnaissance ou d’une inattention. Ne pourrait-on plutôt y voir une intention délibérée du graveur, une façon d’opposer subtilement texte et image ? Car si la femme ailée à l’avant-plan de la scène est dessinée dans l’attitude qui, depuis l’Antiquité, évoque immédiatement ce que nous pouvons nommer « type mélancolique », la tête penchée appuyée sur la main et la mise quelque peu négligée, le phylactère qui porte le titre « fautif » pourrait indiquer que ce n’est qu’un leurre, que cette Mélancolie n’en est pas vraiment une, qu’il faut voir autre chose que ce que l’image propose.
Un autre indice nous invite à nous défier de croire ce que voient nos yeux ; il s’agit d’un commentaire de Joachim Camerarius (1500-1574), célèbre helléniste nommé, en 1526, recteur du collège classique de Nuremberg fondé à l’instigation de son ami Philipp Melanchthon. Camerarius a connu Dürer à la fin de sa vie et a eu avec lui de nombreux entretiens, et s’il rapporte que l’artiste a effectivement représenté, dans Melencolia I,
« les sentiments et les pensées qu’on qualifie de mélancoliques parce que la bile noire abonde dans le corps de ceux qui les ont »,
il ajoute,
« Mais pour montrer qu’il n’est rien que de tels esprits [les savants] ne soient habitués à comprendre, et combien cela les mène souvent jusqu’à l’absurde, il a dressé devant elle [la figure de la Mélancolie] une échelle vers les nues, par les degrés de laquelle il a fait comme entreprendre une ascension à un rocher carré [le polyèdre représenté sur la gravure]. »
On ne peut donc faire l’économie de s’interroger sur les intentions ironiques de Dürer et sur les décalages qu’il a voulu introduire dans sa représentation. Qu’il ait été en contact avec les idées néo-platoniciennes ne fait guère de doute puisqu’il en fait mention en 1512 ; qu’il les ait fait siennes et se soit identifié au modèle mélancolique développé par Marsile Ficin au point d’en faire le sujet d’une gravure est sans doute plus discutable, d’autant que Dürer, qui croyait en l’astrologie, avait fait dresser son horoscope par Lorenz Beheim (1457-1521) pour leur ami commun Pirkheimer, et savait que Saturne, dieu tutélaire de la mélancolie comme du génie aux yeux des néo-platoniciens, n’y jouait aucun rôle, contrairement à Mercure, à qui est attribué son don pour la peinture. Peut-être faut-il voir dans l’angelot qui semble très affairé à écrire sur sa tablette alors qu’il est dans une position potentiellement instable, assis sur une meule de pierre, une allusion à ces savants dont se moque l’artiste et à qui son talent jette, au travers de Melencolia I, un fabuleux défi interprétatif ?
Mais, pour finir, le I qui suit le mot Melencolia, que pourrait-il vouloir dire ? Est-ce comme, certains l’ont prétendu, le premier stade de l’état mélancolique défini par Agrippa von Nettesheim, celui de la mélancolie de l’imagination, ou l’indication que la gravure se place en tête d’une série de quatre œuvres sur le thème des quatre tempéraments, dont une serait manquante ou constituée par l’Adam et Ève de 1504 (ci-dessus, cliquez sur l’image pour l’agrandir), qui est, elle aussi, une étude des proportions idéales du corps, ou encore l’impératif du verbe ire, ce qui pourrait permettre de lire l’inscription ainsi : « Mélancolie. Fuis. » ? Cette dernière lecture n’est pas totalement improbable, elle conforterait l’hypothèse d’une ironie sous-jacente dans une gravure en apparence si sérieuse. Cependant, elle n’exclut pas que Dürer ait envisagé une toute autre destination pour ce cuivre. Tous les commentateurs se sont interrogés sur l’éparpillement des différents instruments qui renvoient à la charpenterie, au travail des métaux, à l’architecture ou à la géométrie, y voyant tantôt le désordre désespérant propre à l’acedia médiévale, tantôt une représentation de toutes les potentialités de l’esprit humain. De nombreux chercheurs ont également noté que la femme ailée représentant la Mélancolie n’avait pas un regard abattu, mais, pour reprendre l’expression de Panofsky, dénotait plutôt « un état de super-éveil ». Ce dernier élément pourrait être un nouvel indice permettant d’estimer que la Mélancolie ici représentée n’en est pas vraiment une, puisque son attitude n’en traduit pas complètement l’esprit. Son attitude de concentration, le livre fermé qu’elle tient sur ses genoux et le compas dont elle ne se sert pas n’indiquent peut-être pas qu’elle a abandonné l’étude, mais peuvent vouloir signifier qu’elle ne l’a pas encore commencé et qu’elle doute de ses capacités à y parvenir, quand, juste au-dessus d’elle, le sablier marque l’écoulement inexorable du temps, ajoutant, au passage, une touche de Vanité. Si l’on admet cette hypothèse, les instruments dispersés n’auraient pas été délaissés, mais ne seraient pas encore utilisés, et l’arc en ciel constituerait un signe du Ciel de ne pas perdre espoir. En replaçant Melencolia I dans la perspective de l’écriture du Livre du peintre, ne pourrait-on en déduire que, par les activités en devenir qu’elle suggère, cette gravure constitue, en fait, une sorte de programme des savoirs auxquels celui qui ouvrirait ce livre pourrait avoir accès ? Si cette hypothèse était valable, le I pourrait alors se comprendre comme un véritable 1, désignant la gravure à placer de façon privilégiée dans le livre, page de titre ou frontispice, comme son absence de visée purement technique peut le laisser supposer.
Il est donc possible d’envisager, au-delà des significations philosophiques, voire métaphysiques, qui ont été jusqu’ici attachées à Melencolia I d’autres hypothèses de lecture, plus directement reliées non seulement aux activités de penseur et de pédagogue de Dürer mais aussi à ce que les documents nous laissent deviner de son caractère, dans lequel entrait une part d’ironie non négligeable. Bien évidemment, ces nouvelles pistes ne remettent en aucun cas en cause toutes celles qui ont été définies jusqu’ici, mais elles permettraient néanmoins d’éclairer d’une façon différente, et peut-être plus « humaine », une œuvre qui, pour reprendre les mots d’Heinrich Wölfflin en 1923, sera toujours « un sujet d’interprétations infinies ».
Accompagnement musical :
Josquin DESPREZ (c.1440-1521),
Plaine de deuil et de mélancolye, chanson à 5.
(Septième livre de chansons, Anvers, 1545).
Ensemble Daedalus.
Roberto Festa, direction.
Saturn and Polyphony. 1 CD Accent ACC 98130 D. Ce disque peut être acheté en cliquant ici.