Un parcours à travers les expressions artistiques, du Moyen-Âge à la première moitié du XXe siècle.
« La tendre amitié que nous éprouvions l’un pour l’autre fut le plus grand don que le Ciel m’ait prodigué. Dans ces confessions, j’ai rompu le silence que j’ai toujours gardé sur ces sentiments, de peur d’en profaner la délicatesse.
Seul l’oubli signifie la mort d’un être. » (Chapitre XVI, page 271)
Le nom de Marc-Antoine Muret (1526-1585) n’est probablement plus très connu aujourd’hui, si ce n’est de ceux qui, par goût ou par obligation, s’intéressent à la littérature du XVIe siècle. Philologue, poète, orateur, professeur en France puis en Italie à une époque où l’adjectif « humaniste » n’était pas employé comme simple synonyme d’humain, ce savant à la renommée européenne, ami de Ronsard, maître de Montaigne, semble avoir été également un bon vivant, qu’il s’agisse des plaisirs de la table, en particulier du vin, comme de ceux que l’on peut prendre dans les bras de rudes gaillards.
Gérard Oberlé, né en Alsace en 1945, est un spécialiste des langues anciennes bien connu des amateurs de poésie néo-latine, mais aussi un bibliophile, un mélomane et un œnophile averti. C’est donc en fin connaisseur du monde de la Renaissance mais, bien plus, animé par une saisissante proximité de goûts avec Muret, qu’il imagine, en s’appuyant sur un solide travail documentaire, le parcours d’un homme que sa volonté de vivre selon sa pente contraignit, tout au long de ce qu’il nomme « ses jeunes années », à une fuite perpétuelle. Vieillissant et torturé par la goutte, vivant, entouré d’une poignée de jeunes familiers, dans une Rome dont le caractère de pastorale mythologique fait irrésistiblement songer aux tableaux de Claude Gellée (dit Le Lorrain), l’humaniste se remémore ses trente premières années. De la bibliothèque paternelle où s’épanouit une dilection presque sensuelle pour les livres aux forêts limousines qui confirmèrent son penchant pour de vigoureuses amours masculines, le lecteur suit Muret dans sa course vers la renommée. Poitiers, où, commentant Plaute, il connaît ses premiers succès et rencontre Gaspara, une jeune femme issue de la noblesse ferraraise avec laquelle se tisse une intense complicité et qui sera, l’espace d’une nuit, sa seule conquête féminine. Auch, où il enseigne pour la première fois après avoir été adopté et encouragé par Jules-César Scaliger à Agen, Bordeaux où il cultive son penchant pour le vin et découvre les joies de l’amitié. Paris, enfin, temple de gloire du collège de Boncourt où le roi et la reine se déplacent pour assister à ses leçons, cloaque de vertigineuse sensualité auprès du « resplendissant pendard » Ramonet Fouteau, asile précaire où se tissent, avec musiciens et poètes, des liens dont certains s’évanouiront lorsque viendra le temps de l’emprisonnement au Châtelet, mais dont un ne cessera de diffuser sa lumière et l’accompagnera sur les chemins de l’exil, à Toulouse, puis Venise : Memmius.
« Memmius jouant du luth, le tableau est plus facile à imaginer qu’à décrire. La grâce à la fois majestueuse et familière avec laquelle ce garçon épousait la courbe voluptueuse de son instrument, l’élégance de ses gestes, son poignet délicat et ses belles mains jouant sur les cordes, son visage tantôt enjoué, tantôt mélancolique, restent à jamais dans ma mémoire comme une image de perfection radieuse mais fragile, car le spectacle de la beauté est toujours voilé par d’étranges pressentiments. » (Chapitre XII, page 199)
Itinéraire d’un esprit libre au cœur d’une époque dont le goût pour les mignardises poétiques ne doit faire pas faire oublier les flambées d’intolérance meurtrières, ces Mémoires de Marc-Antoine Muret frappent par leur vigueur de langage et leur justesse de ton. Le lecteur qui entre dans ce roman est happé dès les premières lignes et n’a qu’une seule envie, celle de croire que la vie de Muret fut bien conforme à ce tableau à la fois lumineux et terrible qui se dévoile sous ses yeux. On pourrait reprocher à Gérard Oberlé un rien de préciosité, dans la mesure où il use, avec une parcimonie qui l’honore, de citations latines, de références ou de mots directement empruntés au XVIe siècle ; il n’en est rien, et ce qui, sous une plume moins experte, pourrait n’être qu’un douteux étalage de pédanterie s’intègre ici avec bonheur au flux narratif, ménageant pauses et rebonds teintés de malice ou de nostalgie. Ce récit est un des plus réjouissants qu’il m’ait été donné de lire cet automne, car s’il ne cède en rien, quand tant d’autres s’y complaisent, à l’air du temps, il m’est néanmoins apparu comme profondément actuel en dépit de son sujet historique. Je me demande s’il ne faut pas voir dans la profonde mélancolie qui se manifeste sans crier gare au sein de lignes célébrant majoritairement l’ivresse que procurent les plaisirs de l’existence, ceux de la chair comme ceux de la connaissance, le regard désenchanté de l’auteur sur notre époque qui, de plus en plus, néglige les humanités et corsète les mœurs, prompte à stigmatiser ceux qui, sortant des normes, dérangent l’ordre qu’elle fixe, quand elle-même se livre à des horreurs bien pires. Enfin, il y a, derrière l’érudition souriante et l’ironie parfois mordante, une formidable et palpable tendresse de l’auteur pour ses personnages, même quand il les gratifie de quelque coup de griffe bien senti, son souci de les restituer dans toutes leurs dimensions, y compris les moins reluisantes, préservant son récit de toute tentation hagiographique. Muret, Memmius, Jodelle, Fouteau, Goudimel, tous acquièrent en quelques mots une véritable présence, quittant leur statut d’imaginations de papier pour se muer en véritables compagnons, dont la présence demeure vive même après que la page est tournée.
Il y avait longtemps que je n’avais pas lu un ouvrage que ses qualités et son absence de concessions aux modes désignent d’ores et déjà, à mes yeux, comme classique, et encore plus longtemps que je n’avais pas refermé un livre en me sentant orphelin.
Gérard OBERLÉ, Mémoires de Marc-Antoine Muret, roman. Grasset, 279 pages, ISBN 978-2-246-73111-5.
Accompagnement musical :
1. Marc-Antoine MURET (1526-1585), Ma petite colombelle, chanson à quatre voix sur un poème de Pierre de Ronsard (1524-1585), publiée à Paris en 1552.
Egidius Kwartet.
Ronsard et les Néerlandais. 1 CD Etcetera KTC 1254. Ce disque peut être acheté en cliquant ici.
2. Francesco da MILANO (1497-1543), Pavana « Mi fato e miserabil sorte » (reconstruction d’Hopkinson Smith).
Hopkinson Smith, luth Renaissance à six chœurs.
Il Divino. 1 CD Naïve E 8921. Ce disque peut être acheté en cliquant ici.
Illustration du billet :
Attribué à Nicolas TOURNIER (Montbéliard, 1590-Toulouse, 1639), Joueur de luth, sans date. Saint Petersbourg, Musée de l’Hermitage.