Un parcours à travers les expressions artistiques, du Moyen-Âge à la première moitié du XXe siècle.
Vous l’avez remarqué, chers lecteurs, ce blog réserve une place relativement restreinte à l’opéra et, par là-même, se fait rarement l’écho des parutions concernant ce genre, œuvres intégrales ou récitals. Il ne s’agit pas d’un manque de goût personnel, même si j’avoue que la starisation des chanteurs lyriques m’a toujours agacé, mais il existe tant de sites qui explorent ce domaine, quelquefois avec un véritable bonheur, que j’ai toujours jugé assez vain d’y ajouter le mien. Exception à cette règle avec Sacrificium, le nouvel album de Cecilia Bartoli qui est, comme chacun de ses disques, un événement.
La « recette Bartoli » est simple, tellement d'ailleurs qu'on se demande pourquoi si peu de ses collègues chanteurs lui ont, à ce jour, emboîté le pas : des anthologies bâties autour d’une thématique forte, des choix musicaux et musicologiques clairs, des partenaires de qualité, l'ensemble mis au service d'une personnalité attachante, d'un talent et d'un abattage certains, le tout emballé avec élégance et érudition, et hop, le tour est joué. Cecilia Bartoli satisfait tout le monde, le curieux comme le mélomane averti, l’un attiré par la notoriété de celle dont le nom est souvent accolé à celui de diva, l’autre par les inédits dont regorgent ses disques. Ce nouveau projet, conçu comme un double hommage à la fois à l’école napolitaine d’opéra, dont il met à l’honneur, entre autres, un des chefs de file, le trop négligé Nicola Porpora (1686-1768), mais aussi et surtout aux castrats à la virilité sacrifiée sur l’autel du beau chant, risque fort de rencontrer un écho public très favorable, grâce à l’évocation de ces figures devenues mythiques dont le cinéma a popularisé l’image et envers la voix irrémédiablement perdue desquels nombre d’amateurs de musique, baroque ou non, éprouvent une indicible nostalgie.
Très honnêtement, compte tenu de ce que ce disque donne à entendre, on espère sans réserve qu’il connaîtra un vrai succès. Je demeure néanmoins persuadé que certains spécialistes pointus trouveront à redire sur nombre de choses, un trille qui ne passe pas ici, des instabilités dans certains registres là, mille et trois petits détails qui leur feront faire la moue. Mais la Bartoli, c’est l’amour qu’elle a décidé de faire à cette musique et on l’en remercie. Les quinze titres, dont onze inédits (qui dit mieux ?), sont interprétés avec un panache qui laisse éberlué, qu’il s’agisse des airs de bravoure qui exigent une virtuosité à la fois étincelante et maîtrisée ou ceux, tendres ou mélancoliques, qui réclament plus de sensibilité, ces deux grands types se partageant le récital à parts égales. Mue par une connaissance et un instinct très sûrs de la rhétorique qui sous-tend ces morceaux, comme le prouve une ornementation supérieurement conduite, Cecilia Bartoli se montre aussi à l’aise dans l’expression de l’emportement (Berenice d’Araia), de la rage (Semiramide de Porpora), de l’orgueil (Adelaide toujours de Porpora) que de la douleur de la séparation (Germanico in Germania de…Porpora) ou d’une religiosité emplie de tendresse diffuse (La morte d’Abel de Caldara).
Les moyens techniques de la chanteuse, longueur du souffle, agilité et puissance vocale, lui permettent de se jouer des difficultés d’œuvres que son sens inné du théâtre investit complètement, en en révélant les moindres intentions expressives avec une fougue et une justesse aussi indéniables que réjouissantes. Si l’auditeur sait bien que tout ceci n’est qu’illusion dramatique, il lui est, en dépit de cette évidence, difficile de se retenir de croire à ces scènes zébrées de tonnerres ou de larmes comme de ne pas se laisser emporter par un tourbillon aussi brillamment baroque. Disons un mot, pour finir, d’Il Giardino Armonico, qui avait déjà accompagné Bartoli dans le Vivaldi album et dont on retrouve avec plaisir la patte vigoureuse. L’orchestre a évolué et le caractère astringent ou excessivement virulent qui était sa marque de fabrique s’est tempéré. Certes, le son n’est pas le plus suave du monde, mais il a tout de même gagné une appréciable rondeur. Giovanni Antonini fouette toujours ses troupes avec une énergie impressionnante dans les arias au tempo rapide, mais il a visiblement appris à laisser les phrases s’épanouir avec plus de naturel, voire d’abandon, lorsque celui-ci ralentit. Malgré le côté quelque peu artificiel de la prise de son, qui pourrait presque laisser supposer, par instants, que voix et orchestre ont été enregistrés séparément, la fusion entre voix et orchestre demeure convaincante, au point qu’il est difficilement possible d’imaginer meilleur tandem dans ce répertoire.
Voici donc un disque parfaitement réussi qui, s’il ne cherche pas à prouver quoi que ce soit, s’impose néanmoins, avec celui de Vivica Genaux et René Jacobs (Arias for Farinelli, Harmonia Mundi, 2002), comme la réalisation la plus convaincante à ce jour dans le répertoire écrit pour les castrats, laissant loin derrière lui les essais des contre-ténors, dont aucun, à mon sens, ne parvient actuellement à déployer autant de sens du théâtre et de sensibilité. Il confirme, en tout cas, Cecilia Bartoli comme une des interprètes de l’opéra baroque italien (au sens large) les plus inventives et les plus inspirées de notre temps.
SACRIFICIUM, airs de Nicola Porpora, Antonio Caldara, Francesco Araia, Leonardo Leo, Leonardo Vinci, Riccardo Broschi, Geminiano Giacomelli, Georg Friedrich Haendel et Carl Heinrich Graun.
Cecilia Bartoli, mezzo-soprano.
Il Giardino Armonico.
Giovanni Antonini, direction.
2 CD [77’55” et 21’15”] Decca 478 1521. Ce disque peut être acheté en cliquant ici.
Extraits proposés :
1. Leonardo Vinci (c.1696-1730) : « Chi temea Giove regnante » (« Qui craignait le règne de Jupiter »), extrait de Farnace (Rome, 1724. Livret d’Antonio Maria Lucchini).
2. Antonio Caldara (c.1670-1736) : « Quel buon pastor son io » (« Je suis ce bon pasteur »), extrait de La morte d’Abel figura di quella del nostro Redentore (Vienne, 1732. Livret de Pietro Metastasio).
Photographie de Cecilia Bartoli par Uli Weber pour Decca.