Un parcours à travers les expressions artistiques, du Moyen-Âge à la première moitié du XXe siècle.
Il est des jours où l’amateur de musique est heureux. Un bonheur que ne traverse pas même l’ombre d’un nuage. L’année 2009 qui est entrée dans sa dernière ligne droite était, paraît-il, celle où l’on célébrait le bicentenaire de la mort d’un des compositeurs les mieux doués et les plus inventifs de la seconde moitié du XVIIIe siècle, Joseph Haydn. Pour son malheur, mais aussi celui de Purcell et d’une poignée d’autres, les organisateurs de concerts et les producteurs de disques ont décidé de gaver les mélomanes de Haendel jusqu’à ce qu’écœurement s’ensuive, ce qui, pour ma part, est chose faite, un comble s’agissant d’un compositeur pour lequel j’ai toujours eu du goût. Mais le disque dont je vais vous parler effacerait presque à lui seul une année de frustrations passée à espérer en vain, à quelques exceptions près (cliquez ici et là), des parutions discographiques majeures consacrées au maître d’Eszterhaza.
Le programme concocté par le Freiburger Barockorchester, définitivement, à mon sens, un des meilleurs ensembles « historiquement informés » actuellement en activité, que vient de publier Harmonia Mundi dans le cadre d’une édition Haydn, dont le volume réduit (14 titres, dont une majorité de rééditions) est heureusement compensé par une présentation soignée et une qualité constante, est d’une grande intelligence. Il permet, en effet, de balayer un assez large spectre de la carrière du compositeur, une œuvre de ses premières années au service de la famille Esterházy, le Concerto pour violon en ut majeur (Hob.VIIa.1) sans doute écrit avant 1765, y côtoyant la Symphonie en fa mineur (Hob.I.49, dite « La Passione ») de 1768, œuvre expérimentale comme toutes celles de la période Sturm und Drang de Haydn, et la Symphonie en ré mineur (Hob.I.80), probablement de 1784, qui annonce le cycle à venir des Symphonies parisiennes (1785-1786).
L’anthologie qui résulte de ce choix se signale donc par une grande variété des climats particulièrement intéressante pour comprendre l’évolution du compositeur. Le concerto, écrit pour Luigi Tomasini (1741-1808), premier violon de l’orchestre des Esterházy, regarde encore vers les productions du baroque tardif, autrichien comme italien, par son emploi de la forme ritournelle ou des rythmes pointés (premier mouvement), mais son adagio central, d’une grande poésie, possède une véritable épaisseur émotionnelle qui fait oublier ce que l’œuvre pourrait avoir d’éventuellement convenu.
Changement total de ton avec la Symphonie en fa mineur, une des partitions les plus sombres de toute la production de Haydn dans le genre, âpre, tourmentée, débutant par un long Adagio (11 minutes avec les reprises), oppressant, ponctué d’éclats tragiques parfois à la limite du cri, qui s’enchaîne à un Allegro di molto aux syncopes violentes, aussi orageux et menaçant que le mouvement précédent pouvait sembler abattu. Vient ensuite un Menuet qui, tout à sa peine, ne danse guère, puis l’unique touche de lumière de la symphonie, le Trio en fa majeur, rafraîchissant dans un tel contexte. Mais revoici, pour finir, la tempête et fa mineur, Presto en bourrasques échevelées dont la tension, jusqu’à la dernière note, ne laisse aucun répit à l’auditeur. Qui ne connaît pas cette œuvre, une des plus impressionnantes de tout le courant appelé, faute de mieux, Sturm und Drang, aura du mal à mesurer non seulement l’avance prise par Haydn sur tous ses contemporains dans le genre symphonique, mais aussi la dette que lui doit le Romantisme à venir.
Nouveau virage avec la Symphonie en ré mineur, oscillant sans cesse entre modes mineur et majeur, tension et détente, parfaitement représentative de la faculté de Haydn à se jouer des attentes de l’auditeur, de sa propension à chercher à le surprendre et à le déstabiliser. Ca commence dès le premier mouvement, qui débute avec emportement (et d’une façon, pour le coup, très romantique de ton qui m’a fait instantanément penser à la Gorge aux Loups du Freischütz de Weber) puis s’assouplit pour faire place à une sorte de valse (pizzicati de cordes et flûtes aériennes), avant de replonger dans le drame, de sourire de nouveau, de replonger, etc., pris dans une sorte d’alternance perpétuelle entre humeurs opposées pleine d’un humour finement narquois. Vous pensiez que l’Adagio en si bémol majeur qui suit allait stabiliser le discours ? Que nenni, sa séduction mélodique ne l’empêche nullement d’avoir le pouls fiévreux et d’offrir une plongée dans le mode mineur aux trois-quarts du mouvement qui en assombrit nettement l’atmosphère. Le Menuet et son Trio, ainsi que le Presto final, ce dernier pourtant animé d’une indiscutable fougue, jouent la même carte de l’instabilité, de la surprise, du double-jeu. Cette symphonie apporte une preuve supplémentaires qu’Haydn est sans doute un des compositeurs les plus insaisissables de son temps, ce qui explique largement, à mon sens, le peu d’égards que lui accorde notre époque plus soucieuse de consommer rapidement que de prendre le temps de s’arrêter pour comprendre et savourer.
À ceux qui douteraient – et il me semble que leur nombre grandit à vue d’œil – que l’on peut, avec des instruments « anciens » joués (presque) sans vibrato, donner ce qu’il faut de chair et de poids à une interprétation, la prestation du Freiburger Barockorchester, dirigé du violon par Gottfried von der Goltz, apportera un impeccable démenti. Il faudrait pouvoir interroger les artistes sur le plaisir qu’ils ont éprouvé lors de cet enregistrement, mais je suis certain qu’il était intense, tant ils parviennent à transmettre à l’auditeur leur bonheur d’interpréter cette musique. Tout, dans ce disque, est pesé et pensé avec justesse, mis en place avec un goût et une sensibilité très sûrs, puis formidablement dynamisé par une véritable – on pourrait dire gourmande – envie de servir les œuvres. C’est vif sans jamais être précipité, léger sans jamais être famélique, émouvant sans aucun empâtement. Les couleurs instrumentales sont à la fois franches et fruitées, le choix des tempos particulièrement judicieux, la cohésion et la réactivité de l’orchestre exemplaires. La musique respire avec un naturel absolument confondant, tour à tour facétieuse, désespérée, lumineuse, tendre, mais toujours conduite avec cette intelligence à la fois ferme et souriante du discours sans laquelle Haydn ne serait plus vraiment lui-même. Au-delà même des qualités, tant individuelles que collectives, dont font preuve les musiciens tout au long de cet enregistrement, c’est une impression assez fascinante d’évidence qui s’en dégage et que des écoutes répétées n’entament pas, la conviction que cette musique a été pensée pour sonner ainsi et non autrement, ce qui, quand on y réfléchit bien, n’est pas si fréquent.
Voici donc un disque à ne manquer sous aucun prétexte, une des parutions essentielles consacrées cette année à Haydn, et, plus globalement, un des meilleurs disques qu’il m’ait été donné d’écouter en 2009 pour ce qui est de la musique de la période classique. Le marché du disque étant ce qu’il est, il est fort peu probable qu’il connaisse une suite, mais je donnerais beaucoup pour entendre le Freiburger Barockorchester dans des pages peu ou mal servies au disque comme la Symphonie en la majeur « Tempora mutantur » (Hob.I.64), une des plus singulières de Haydn, ou les Hob.I.79 et 81, contemporaines de celle en ré mineur enregistrée ici.
Joseph HAYDN (1732-1809), Concerto pour violon et cordes en ut majeur [n°1], Hob.VIIa.1. Symphonie en fa mineur, « La Passione », Hob.I.49. Symphonie en ré mineur, Hob.I.80.
Freiburger Barockorchester.
Gottfried von der Goltz, violon solo & direction.
1 CD Harmonia Mundi « Haydn Edition » HMX 2962029 [Durée totale : 69’19”]. Ce CD peut être acheté en cliquant ici.
Extraits proposés :
1. Symphonie en ré mineur, Hob.I.80 :
[I.] Allegro spiritoso.
2. Concerto pour violon et cordes en ut majeur, Hob.VIIa.1 :
[II] Adagio (en fa majeur)
3. Symphonie en fa mineur, « La Passione », Hob.I.49 :
[II] Allegro di molto
Illustrations du billet :
François DUMONT, dit l’Aîné (Lunéville, 1751-Paris, 1831), Portrait du violoniste Marie Alexandre Guénin, 1791. Miniature sur ivoire, Paris, Musée du Louvre.
La photographie du Freiburger Barockorchester est de Peter Kauneberger.