Un parcours à travers les expressions artistiques, du Moyen-Âge à la première moitié du XXe siècle.
« Un musicien ne peut émouvoir les autres que s’il est lui-même ému : il est indispensable qu’il éprouve tous les états d’âme qu’il veut susciter chez les auditeurs. »
Carl Philipp Emanuel Bach, Versuch über die wahre Art das Clavier zu spielen (Essai sur la manière véritable de jouer des instruments à clavier), 1753.
Le baroque musical est à bout de souffle. Il a vu disparaître petit à petit toutes les figures tutélaires qui ont assuré ses plus belles heures. 1741, Vivaldi meurt dans le dénuement à Vienne. Neuf ans après, Bach père rejoint son Dieu, puis, encore neuf ans plus tard, la grande faucheuse règle son compte à ce vieux solitaire de Haendel. Telemann, enfin, tire sa révérence en 1767 après avoir enterré tout ce beau monde. Une ère s’achève, indubitablement. Cependant, en y regardant d’un peu plus près, une métamorphose aussi radicale que riche de promesses est déjà en train de s’opérer dans les années qui se situent autour de la mort de Vivaldi et, sous les ors marcescents du baroque, un monde nouveau commence à se frayer son chemin.
En 1741, Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788, portrait gravé ci-contre), fils de son illustre père, est au service de Frédéric II à Berlin. Même s’il est clair que le Cantor nourrira toujours une préférence pour l’aîné de ses rejetons, le talentueux mais incertain Wilhelm Friedemann (1710-1784), il va cependant sans dire que l’éducation de Carl Philipp Emanuel a été soignée et lui a conféré toutes les bases nécessaires pour devenir un musicien émérite. Dès ses toutes premières œuvres, comme le Concerto en la mineur pour clavier, écrit en 1733 alors qu’il se trouvait encore au foyer paternel, puis remanié en 1744, dont le dernier mouvement vous est proposé en tête de billet, il est évident que si l’héritage des compositeurs baroques, qu’il s’agisse d’Antonio Vivaldi (1678-1741) pour les ritournelles ou de Johann Sebastian Bach (1685-1750) pour l’architecture, a été parfaitement assimilé, la manière de souligner les contrastes et de tendre le tissu musical en le parsemant d’accidents assez imprévisibles regarde déjà au-delà des conventions de l’époque. Faut-il y voir la réaction d’un cadet contraint de sortir des sentiers battus pour faire entendre sa voix ? Ce n’est pas à exclure, mais Carl Philipp Emanuel sera bien plus que ceci : il va tout simplement changer la face de la musique de son temps, ce que reconnaîtront contemporains et postérité au moins jusqu’à Mendelssohn (1809-1847).
Si la musique pour clavier, concertante ou soliste, a toujours été le terrain de recherche comme d’expression favori de CPE Bach, il va étendre ses expérimentations à sa musique symphonique qui va progressivement, elle aussi, se distinguer du tout-venant. Mais écoutez plutôt :
Œuvre de transition qui ne renie pas complètement les habitudes de symétrie et de continuité émotionnelle du baroque tardif, le premier mouvement de cette Symphonie en sol majeur de 1741, même si son style reste assez proche de celui des frères Graun, contient cependant nombre d’indices qui révèlent qu’un nouveau langage est en train de s’élaborer. Il suffit, pour s’en persuader, de prêter attention à la façon dont les mélodies commencent à se faire bousculer, de façon encore modérée ici, par des aspérités rythmiques inattendues et un éclairage sans cesse changeant. Quinze années d’études et de pratique après, le fruit est mûr :
Tout ce que l’on pouvait percevoir en filigrane dans les deux œuvres précédentes explose dans l’Allegro assai liminaire de cette Symphonie en mi mineur datable d’environ 1756, que, si l’on en croit le globe-trotter européen et mélomane Charles Burney (1726-1814), le très italianisé Hasse, pourtant plus ou moins complètement étranger à ce style ébouriffé, admirait au plus haut point. On voit ici l’affirmation d’une esthétique basée sur une intense trépidation rythmique ainsi que sur la fragmentation du discours musical, notamment au travers de l’utilisation consommée des silences et des ruptures dynamiques. Ces éléments agissent comme un facteur de relance permanente, amplifié par l’alternance incessante de moments de tension et de détente, sans toutefois nuire à la cohérence de l’ensemble, l’impression chaotique qui pourrait résulter de l’utilisation de brefs motifs musicaux semblant vagabonder à leur guise (un procédé dont Haydn, entre autres, se souviendra) étant toujours sous-tendue par une pensée qui sait parfaitement où elle conduit l’auditeur. Cette manière confère aux mouvements rapides une progression implacable assortie de foucades imprévues, voire véhémentes, qui tentent de traduire au mieux les fluctuations d’une âme agitée par le flux et le reflux des passions. Les mouvements lents sont eux aussi gagnés par cette variation extrêmement rapide des climats affectifs qui se manifeste, là encore, par l’irruption subite des silences et l’exacerbation des contrastes. Ils y gagnent une profondeur inédite qui ouvre largement sur l’expression, alors encore peu habituelle, d’une sensibilité empreinte d’une forte subjectivité, ainsi qu’on peut l’entendre, par exemple, dans l’extrait suivant :
Voici un parfait spécimen de cet Empfindsamer Stil (« style sensible ») qui est, si l’on peut dire, la marque de fabrique de CPE Bach et dont l’influence se fera encore sentir bien au-delà du XVIIIe siècle ; on peut, en effet, le considérer comme un des ferments essentiels du Romantisme à venir. Le caractère chantant (on est proche ici de l’univers de l’aria d’opéra), rêveur, à la fois sentimental et extrêmement intériorisé jusqu’à presque induire un sentiment d’étouffement, renforcé ici par l’emploi des sourdines aux cordes, du Largo mesto (« Largo triste ») du Concerto pour clavier en la majeur de 1753 est typique de cette nouvelle manière d’appréhender et de transcrire les émotions.
En plein milieu de ce siècle autoproclamé des Lumières qui s’efforcera de rationnaliser voire de domestiquer les instincts, la musique de CPE Bach s’affirme, consciemment ou non, comme un démenti cinglant au courant de pensée dominant. Une révolution artistique qui ne dit pas encore son nom et s’exprimera sous différentes formes plus ou moins exaspérées est d’ores et déjà en marche.
À suivre.
Œuvres présentées dans ce billet :
Carl Philipp Emanuel BACH (1714-1788) :
NB : H. indique le numéro du catalogue des œuvres de CPE Bach établi par Eugene Helm (1989). L’ancienne numérotation d’Alfred Wotquenne (Wq., 1905) figure entre parenthèses.
1. Concerto en la mineur pour clavier, cordes et basse continue, H.403 (Wq.1) :
3e mouvement : Allegro assai
2. Symphonie en sol majeur pour cordes et basse continue, H.648 (Wq.173) :
1er mouvement : Allegro assai
3. Symphonie en mi mineur pour deux cors, deux flûtes, deux hautbois, cordes et basse continue, H.653 (Wq.178) :
1er mouvement : Allegro assai
4. Concerto en la majeur pour clavier, cordes et basse continue, H.437 (Wq.29) :
2e mouvement : Largo mesto
Disques :
Extrait 1 : Intégrale des concertos pour clavier, volume 1 (concertos H.403 à 405).
Miklós Spányi, clavecin & direction.
Concerto Armonico.
Péter Szüts, premier violon & direction.
1 CD BIS BIS-CD-707.
Extraits 2 et 3 : Symphonies. Concerto pour clavecin (H.423), Concerto pour violoncelle (H.432).
Akademie für Alte Musik Berlin.
1 CD Harmonia Mundi HMC 901711 (réédition 2008, sous référence HMG 501711).
Extrait 4 : Intégrale des concertos pour clavier, volume 7 (concertos H. 428, 434 & 437).
Miklós Spányi, pianoforte à tangentes & direction.
Concerto Armonico.
Péter Szüts, premier violon & direction.
1 CD BIS BIS-CD-857.