Un parcours à travers les expressions artistiques, du Moyen-Âge à la première moitié du XXe siècle.
Le nom de Martin Schongauer évoquera sans doute quelque chose aux amateurs d'art de la fin du Moyen-Âge, mais force est cependant de constater que son œuvre n’a pas, en dehors des cercles « spécialisés » et contrairement à celle de ses contemporains nés du « bon » côté des Alpes, tout le rayonnement qu’elle mériterait auprès du plus large public. Je vous propose aujourd’hui, au travers d’un de ses tableaux, de passer quelques instants en compagnie de cet artiste majeur.
A l'instar de son presque exact contemporain, Hans Memling (c.1440-1494), les éléments biographiques concernant celui que son talent avait fait surnommer, de son vivant, Hübsch Martin (« Beau Martin ») sont extrêmement lacunaires, particulièrement en ce qui concerne ses années d’apprentissage. On sait qu'il est né à Colmar, dans une famille d'orfèvres originaire d'Augsburg (Bavière), sans doute avant 1450. On suppose qu'il a été formé en partie dans l'atelier paternel, puis, sans aucun document à l’appui de cette hypothèse, en partie auprès d'un peintre colmarien, peut-être Caspar Isenmann (c.1410-c.1485, cliquez ici), dont certaines œuvres exposées au Musée d'Unterlinden de Colmar présentent des traits stylistiques communs avec celles de Schongauer. Ce qui est certain, c'est que ce dernier se familiarise assez tôt avec le style des Primitifs flamands, comme l’atteste le dessin présenté ci-dessus (cliquez sur l’image pour l’agrandir), conservé au Musée du Louvre, daté 1469 et monogrammé d'une main étrangère, qui montre une connaissance ou du Jugement Dernier de Rogier van der Weyden (c.1400-1464) conservé à Beaune (c.1443-1451, cliquez ici), ou de celui de Hans Memling, maintenant à Gdansk (c.1469-1473, cliquez ici). En 1469, Schongauer s'établit à Colmar, qu'il ne quittera que vers 1488-1489, pour rejoindre Breisach am Rhein (Vieux Brisach), ville où, si l'on en croit la tradition, il meurt le 2 février 1491, avant d'avoir achevé une vaste fresque du Jugement dernier commandée pour la cathédrale Saint Étienne, qui a malheureusement subi tant de dommages que c'est un crève-cœur d'imaginer ce qu'elle devait être et de voir ce qu'il en reste aujourd'hui. Durant sa période créatrice, Schongauer a produit une petite dizaine de panneaux qui peuvent lui être attribués avec une quasi-certitude, dont la célèbre, mais malheureusement mutilée et affublée d'un douteux cadre néo-gothique, Vierge au buisson de roses (1473, Colmar, Église des Dominicains, cliquez ici), des dessins, mais surtout plus de cent gravures, qui assurèrent presque à elles seules sa postérité.
Seule Marie, au centre de la scène, échappe à cette règle. Sa robe, si elle sacrifie au plissé sculptural et compliqué propre au style gothique finissant, demeure néanmoins très sobre et surtout ne comporte aucune déchirure. Quoi de plus efficace pour suggérer que cette mère est demeurée sans souillure et que l'amour qu'elle porte à son fils est un inaltérable vêtement ? Tandis que tout ce qui est marqué par la matérialité est voué à se corrompre et à disparaître, comme l'illustre le manteau rouge de Joseph, dont la couleur peut être lue comme le rappel de son appartenance au monde charnel, le bleu, spirituel, ne s'effiloche pas. Il est également intéressant de noter la façon dont Schongauer a caractérisé Joseph. Il semble certes dépassé par l'ampleur de l'événement qui vient de se produire, comme l'attestent ses mains croisées en signe d'attente ou d'impuissance, ce qui est traditionnel dans les représentations de la Nativité de cette époque, mais je ne vois ici, en revanche, aucune des marques de dérision dont les peintres l’affublent souvent à l’époque. Son regard perdu est, au contraire, profondément émouvant car il y passe la conscience d'être à la fois partie prenante et exclu d'un Mystère qui dépasse aussi bien sa condition d’homme (la naissance est affaire de femme) que d’Homme (la venue du Sauveur est affaire de Dieu). C'est, à mon sens, également dans ce sens qu'il faudrait lire l'expression du berger agenouillé qui lui est symétriquement opposé. Ces deux hommes sont submergés par un événement dont ils perçoivent l’étrangeté, au sens que ce mot pouvait revêtir au XVe siècle.
Mais, après tout, ce panneau représente-t-il vraiment la Nativité ? Aucun élément direct ne le suggère, car, vous l'aurez remarqué, il n'y a, dans cette scène, aucune manifestation surnaturelle : pas la moindre auréole autour des têtes de la Sainte Famille, pas le moindre ange qui pointe le bout de l’aile, même la nature n'indique en rien l'hiver ou la nuit. C'est au spectateur que revient la charge de reconstruire mentalement tous les signes sacrés qui, s'ils sont induits par les codes visuels, évidents à l’époque, que sont l'étable, l’âne, le bœuf, la vénération des bergers, les signes d'adoration réciproques de Marie et de son Enfant, sont de l’ordre de la suggestion plus que de la stricte illustration. Finalement, on devrait intituler ce panneau Maternité plus que Nativité, tant il semble clair que c'est autour du thème de l'amour maternel que Schongauer l'a construit, ce lien unique et indicible de la mère à l'enfant qui exclut de facto tout le reste du monde, celui des hommes en particulier. Cette thématique se trouve encore renforcée par la présence non d'un bœuf, comme on s'attendrait à le trouver, mais d'un animal que la douceur du traitement pictural que lui a réservé l’artiste désigne plutôt comme une vache. Quoi de moins surprenant, si l'on postule qu'il est avant tout question, dans ce panneau, d’une maternité dont la transposition religieuse n'est, finalement, qu'un prétexte, que la présence de ce symbole nourricier, mis intensément en valeur par le fait que cette vache est le seul personnage qui regarde le spectateur et lui permet donc d’entrer dans le tableau ? Peut-être même faudrait-il y voir un double de Marie, comme elle silencieux, attentif, protecteur, donnant naissance et élevant un petit qui finira sous le couteau du boucher ? On me reprochera sans doute de chercher à faire avouer à l'image plus qu'elle ne dit ; qu'il me soit permis de postuler que cette idée a pu effleurer l'artiste.
Ce panneau est, à mes yeux, singulièrement proche de la spiritualité que développa, certes en l'habillant d'habits flamands, un autre peintre d’origine allemande, Hans Memling. Je ne serais d’ailleurs pas surpris que l’influence de van der Weyden que l’on décèle généralement chez Schongauer soit, en réalité, passée par le filtre de Memling, ce qui est chronologiquement et géographiquement probable. Quoi qu’il en soit, sa retenue expressive, conjuguée à une réelle sensibilité, donne à cette scène une grande intériorité et la place, à mon avis, parmi les réalisations les plus abouties de son époque sur le thème de la Nativité.
Anonymes, territoires germaniques, avant 1500 :
1. In dulci jubilo
2. Puer natus in Bethleem
Ars Choralis Coeln.
Maria Jonas, chant & direction.
Rose van Jhericho, Das Liederbuch der Anna von Köln (vers 1500). 1 CD Raumklang RK 2604.