Un parcours à travers les expressions artistiques, du Moyen-Âge à la première moitié du XXe siècle.
Les images, tour à tour violentes et désolées, du texte des Lamentations de Jérémie, dont une partie est mise en musique lors des Ténèbres, constituent, depuis au moins le début du XVIe siècle, une puissante source d’inspiration pour les musiciens. C’est vers 1662 que Michel Lambert (1610-1696) compose les premières Leçons de Ténèbres attestées en France, où le genre va connaître ensuite une incroyable floraison, attirant nombre de compositeurs célèbres, tels Charpentier ou Lalande, pour n’en citer que deux. François Couperin publie les siennes qu’il a composées « à la prière des Dames religieuses de L** », derrière lesquelles il faut sans doute voir les clarisses de l’abbaye de Longchamp, aux environs de Paris, vers 1713. Des neuf qu’il dit avoir écrites, seules les trois premières, celles du mercredi saint, sont parvenues jusqu’à nous, à supposer que les six autres aient effectivement vu le jour.
Si elles se situent dans la lignée de celles de Lambert et Charpentier par leur goût pour une ornementation foisonnante et leur expressivité souvent poignante, les Leçons de Ténèbres de Couperin se distinguent par un soin, jusqu’alors inouï, apporté aux mélismes mettant en valeur les lettres hébraïques qui ouvrent chaque verset, que l’on a fort justement comparées aux lettrines qui ornent les manuscrits. Les Leçons constituent ensuite une parfaite illustration des innovations du langage du compositeur, qui, parfaitement au fait des évolutions musicales, notamment italiennes, de son temps, y instaure une séparation plus nette entre arioso et récitatif, l’un revenant plus particulièrement aux lettres, l’autre aux versets. Enfin, Couperin, au moyen d’une écriture des voix extrêmement souple, mais discrètement tendue par des instabilités tonales et des surprises harmoniques, donne à un texte où rode le désespoir une expression plus suave, par instants presque sensuelle, et mélancolique que véritablement tragique, qui est bien dans l’esprit d’un musicien pour lequel le suggéré semble avoir été plus important que le clairement énoncé.
Cette nouvelle version des Leçons de Ténèbres marque la résurrection, que l’on espère définitive, des Demoiselles de Saint-Cyr, ensemble qui avait enchanté les amateurs de musique baroque française au début des années 1990 avant de disparaître – honte absolue ! – faute de subventions, alors que son parcours artistique était exemplaire et salué par tous. Dirigées par Emmanuel Mandrin, qui joue ici l’orgue Samson Scherrer (1748)/Bernard Aubertin (1992) de Saint-Antoine l’Abbaye (Isère), lequel sonne, contrairement à l’enregistrement de Christophe Rousset (Decca, 2000) réalisé avec le même instrument, comme un véritable grand orgue et non comme un positif, les neuf chanteuses donnent des Leçons de Ténèbres de Couperin, mais également des deux splendides répons de Charpentier, de l’ample et sobre Miserere de Lambert (une très belle œuvre, donnée ici en première mondiale), ainsi que des antiennes, psaume et verset choisis pour assurer la cohérence du programme, une version de très haute tenue, d’une parfaite maîtrise technique, d’une sensibilité à la fois frémissante et contrôlée, parfaitement conforme à ce que l’on peut savoir de l’esprit du compositeur.
Il ne saurait être néanmoins question de prétendre que cette vision est plus « authentique » qu’une autre, cet adjectif n’ayant, dans l’absolu, pas grand sens quand il s’agit d’interpréter les œuvres musicales du passé. On pourrait d’ailleurs trouver à redire en ce qui concerne l’utilisation du grand orgue, instrument qui, normalement, n’était pas joué en France durant la Semaine sainte. Ce qui fait, à mes yeux, le prix de ce disque est de ne jamais se cantonner à une couleur uniment lacrymale, de ménager ici et là des trouées lumineuses bienvenues et pertinentes, mais aussi de traduire avec un équilibre confondant de justesse, à quel point les univers sacré et profane, la chaire et la chair, se mêlent et se fécondent dans ces Leçons de Ténèbres. Il est aisé de comprendre, à l’écoute de cette version, pourquoi certains sévères censeurs de l’époque condamnaient ces musiques qui « change[nt] en divertissemens ce qui n’est établi que pour produire en l’âme des chrestiens une Saincte et salutaire tristesse », car on y perçoit bien à quel point la frontière entre les deux univers est floue, comme elle devait l’être dans l’esprit de ceux qui, rappelons-le, sevrés d’opéra, se rendaient à Ténèbres comme on va au spectacle.
Pour finir, j’ai lu, sous la plume d’un chroniqueur autorisé, que l’interprétation était gâchée par la réverbération de la prise de son. Effectivement, quelle sotte idée d’aller enregistrer un programme religieux dans une église, ne trouvez-vous pas ? Plus sérieusement, le susdit chroniqueur et votre serviteur n’ont sans doute pas écouté le même disque, car s’il est vrai que l’acoustique de Saint Antoine l’Abbaye est ample, pas un instant la lisibilité du texte ne se trouve brouillée, et, mieux encore, la largeur de l’espace sonore permet au grand orgue et aux voix de trouver une fusion parfaite, l’instrument portant ou nimbant celles-ci sans jamais les couvrir.
Alors, tient-on avec ce disque la version de référence des Leçons de Ténèbres de Couperin ? Cette notion de référence n’étant pas forcément la plus pertinente au monde, disons simplement qu’il s’agit indubitablement d’une interprétation qui s’impose au nombre des toutes meilleures, aux côtés de celle, entre autres, de Christophe Rousset qui joue la carte d’une distribution vocale luxueuse (Sandrine Piau et Véronique Gens, rien de moins) au service d’une dimension nettement opératique, en tendant hélas, à mon sens, à faire quelquefois l’impasse sur le caractère sacré de l’œuvre. L’équilibre, selon moi supérieurement négocié, de cet enregistrement des Demoiselles de Saint-Cyr nous permet sans doute d’avoir une vision plus complète et plus fine de l’esprit et des enjeux de ces Leçons de Ténèbres.
François Couperin (1668-1733), Leçons de Ténèbres (avec deux Répons, H.111 et 112, de Marc-Antoine Charpentier, et, en première discographique, le Miserere de Michel Lambert).
Les Demoiselles de Saint-Cyr.
Emmanuel Mandrin, orgue & direction.
1 CD Ambronay éditions AMY018. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) : In monte Oliveti, premier répons H.111.
2. François Couperin : Seconde leçon (« Vau – Et egressus est… »), à une voix.
Eugénie Warnier, dessus.
Illustrations du billet :
Charles Nicolas Cochin (Paris, 1715-1790) : Pompe funèbre de Polixène de Hesse Rheinfels, reine de Sardaigne, après 1735. Plume, encre grise, lavis gris, pierre noire et rehauts de blanc, Paris, Musée du Louvre.
Jean Charles Flipart (Paris, 1682-1751), Portrait de François Couperin, d’après André Boüys, 1735. Gravure, Paris, Bibliothèque nationale de France.