Un parcours à travers les expressions artistiques, du Moyen-Âge à la première moitié du XXe siècle.
Au XVe siècle, la ville de Strasbourg fourmille de talents venus de divers horizons se rassembler sur le chantier de sa cathédrale, réussite si achevée qu'elle servira de modèle pour nombre d'autres édifices du gothique finissant. Architectes, maîtres verriers et sculpteurs y font exploser toute l'étendue d'un savoir-faire patient, d'un extrême raffinement. Parmi tous ces artistes émerge une grande figure, dont deux œuvres conservées au Musée de l'Œuvre Notre-Dame disent la singularité et la force du talent.
A l'instar d'une large majorité d'artistes médiévaux, tenter de reconstruire la biographie de Nicolas de Leyde est une gageure. On ignore la date et le lieu exacts de sa naissance ainsi que le nom des maîtres auprès desquels il s'est formé et seules quelques œuvres signées sont parvenues jusqu'à nous. Ses origines se déduisent d'un acte strasbourgeois de 1464, mentionnant un maître « nahe :claes [G]erhaert.soen » (« Nicolaus, fils de Gerhaert ») ainsi que de la signature d'un monument funéraire : « nicola gerardi de Leyd [ex]egit » (« érigé par Nicolas fils de Gérard de Leyde »). Sa filiation artistique est, elle, incontestablement à chercher dans l'art burgondo-flamand, en particulier celui du sculpteur néerlandais Claus Sluter (c.1340/50-c.1405/06), installé à Dijon en 1385, imagier révolutionnaire, dès 1389, du duc de Bourgogne Philippe le Hardi. Nicolas de Leyde est attesté pour la première fois en 1462, date à laquelle il signe le monument funéraire, aujourd'hui conservé au Diözesanmuseum de la ville, de l'archevêque de Trèves Jacob von Sierck, mort en 1456. La même année, sans doute, il gagne Strasbourg. Sa renommée est alors telle qu'il est approché par l'empereur Frédéric III, qui l'appelle à Vienne ; il demeure néanmoins dans la capitale alsacienne, où il obtient la commande de la décoration et de l'entretien du portail de la Chancellerie, travail qu'il réalise en 1463-1464. Comme nombre de ses œuvres, seuls des fragments ont été préservés, le bâtiment de la Chancellerie ayant été détruit par un incendie en 1686, et son portail ruiné, sans doute à l'époque révolutionnaire. Deux fragments de buste, l'un représentant un Homme au turban (Strasbourg, Musée de l'Œuvre Notre-Dame, donné ci-dessus), l'autre une femme (Frankfurt am Main, Liebighaus), ont été conservés, dans lesquels on a cru voir tantôt un portrait du bailli Jakob von Lichtenberg et de sa maîtresse Bärbel von Ottenheim, tantôt une représentation d'un prophète ou d'Auguste et la Sybille. En 1464, Nicolas de Leyde, mentionné, ainsi que son épouse, comme citoyen strasbourgeois à part entière, signe l'épitaphe du chanoine Conrad von Busnang [m.cccc.lxiiii / n.v.l. : 1464, Nicolaus von Leyden], située dans la chapelle Saint Jean de la cathédrale. Il est père d'une fille nommée Apollonia et réside dans la maison « am Zinneck », propriété familiale depuis au plus tard 1466. En 1466, toujours, il exécute un maître-autel pour la ville de Constance, lequel sera détruit lors de la vague iconoclaste déclenchée par la Réforme. En 1467, il signe un crucifix pour Baden-Baden, conservé aujourd'hui à la Stiftskirche de la ville. Il quitte Strasbourg pour Vienne cette même année et rejoint la Cour de l'empereur Frédéric III, qui lui confie la réalisation de son mausolée. Nicolas de Leyde meurt en 1473 laissant inachevée, comme son « maître » Sluter, cette œuvre ultime ; elle ne sera terminée qu'en 1513.
Outre l'Homme au turban mentionné ci-dessus, le Musée de l'Œuvre Notre-Dame conserve une autre réalisation absolument remarquable de Nicolas de Leyde. Il s'agit du Buste d'homme accoudé, que l'on ne peut pas dater avec précision, mais qui marque à la fois un apogée et un tournant décisif dans la sculpture en territoires germaniques. En effet, la recherche d'expressivité, la volonté de rendre palpables, au travers d'un médium a priori aussi compact que la pierre, tous les mouvements de l'âme du personnage représenté atteignent ici un degré de sensibilité inédit à l'époque. Certes, un tel aboutissement n'aurait pu avoir lieu sans les évolutions déterminantes apportées par les nouvelles exigences esthétiques de Sluter, mais on peut estimer que Nicolas de Leyde va encore plus loin dans l'observation et le rendu de la réalité, en peaufinant minutieusement chaque détail pour les mettre au service d'un rendu psychologique saisissant de justesse et de profondeur. Là où Sluter impressionnait en donnant à de simples hommes une stature de prophètes, Nicolas de Leyde assouplit la manière et lui confère une dimension plus humaine et intériorisée - on pourrait dire poétique - qui pourrait s'expliquer par le contact avec le type de peinture développée en territoires rhénans dans la première moitié du XVe siècle, ce weicher Stil (« style tendre ») dont on trouve des exemples, entre autres, à Cologne (Maître du Triptyque des Saints Patrons, Vierge au buisson de roses, c.1435, Cologne, Wallraf-Richartz Museum, cliquez ici) ou à Strasbourg (Maître du Paradiesgärtlein, Jardinet de Paradis, c.1410-1420, Francfort, Städel Museum, cliquez ici).
Le sentiment d'abandon teinté de mélancolie qui émane du Buste d'homme accoudé semble être le fruit d'une intense méditation sur soi et sur le monde. Il est possible d'y voir, au-delà même d'une représentation clairement individualisée dans laquelle certains ont voulu déceler un autoportrait, l'expression d'un moment du temps où les créateurs ont eu, semble-t-il, plus qu'à d'autres, la claire conscience qu'un monde était en train de disparaître - celui, pour faire simple, de l'esprit courtois - pour renaître sous une nouvelle forme, dont les contours demeuraient alors encore imprécis. Simple hypothèse, bien entendu. Ce qui est, en revanche, certain, c'est que le nouveau style inventé par Nicolas de Leyde ne va pas demeurer sans descendance, car il est perceptible chez Veit Wagner (actif entre 1472 et 1520) et Nicolas de Haguenau, documenté à Strasbourg entre 1493 et 1526, auteur, vers 1515, des sculptures, trop souvent passées sous silence, du Polyptyque d'Issenheim (Colmar, Musée d'Unterlinden). Il est même probable que le tout jeune Albrecht Dürer, lors de son séjour dans la capitale alsacienne (cliquez ici pour en savoir plus), se soit familiarisé avec cette manière dont on peut retrouver des traces notamment dans son œuvre gravé.
Miraculeusement préservé, le Buste d'homme accoudé ne peut que faire regretter la disparition de maintes autres œuvres de Nicolas de Leyde, qui apparaît comme un des maillons essentiels entre le crépuscule de l'âge gothique et les premières lueurs de la Renaissance. D'une bouleversante humanité, cette œuvre remarquable s'impose comme un des chefs d'œuvre incontestables de l'art de son temps.
Accompagnement musical :
1. In feuers hitz (« Dans la chaleur du feu »), extrait du Lochamer Liederbuch (c.1452-60)
2. Min freud möcht sich wol mehren (instrumental), extrait de l'Augsburger Liederbuch (c.1454)
3. Der Wald hat sich entlaubet (« La forêt s'est effeuillée »), extrait du Lochamer Liederbuch
Ferrara Ensemble.
Crawford Young, luth & direction.
Hildebrandston, chansonniers allemands du XVe siècle. 1 CD Arcana A348. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.