Un parcours à travers les expressions artistiques, du Moyen-Âge à la première moitié du XXe siècle.
Il est peu de peintres qui occupent, dans mon musée intime, une place aussi privilégiée que Jean Siméon Chardin. Et pourtant, je l'avoue, j'ai un problème avec ses œuvres : elles éveillent en moi quelque chose de définitivement irréductible à la parole, et j'ai plus envie de les contempler en silence que de les soumettre au crible de l'analyse. Prenez une scène comme La bulle de savon, présentée ci-dessus, et dont le peintre réalisera deux autres versions. Le thème n'a en lui-même, depuis les Adages d'Érasme (première publication en 1500), rien de bien original, comme vous allez le voir au cours du petit parcours subjectif que je vous propose, mais le traitement que lui réserve Chardin est, lui, d'une grande subtilité. Remontons un peu le cours du temps.
Rembrandt Harmenszoon van Rijn (Leyde, 1606-Amsterdam, 1669),
Cupidon à la bulle de savon, 1634.
Huile sur toile, 75 x 93 cm, Vienne, Liechtenstein Museum.
Rembrandt peint, en 1634, un Cupidon à la bulle de savon qui ne nous montre pas le jeune archer en train de se livrer à sa besogne favorite, percer de ses flèches les cœurs trop sensibles. Mollement alangui sur de confortables coussins, l'arc au repos, il fait face au spectateur sans le regarder, d'un air que l'on pourrait croire innocent si n'y perçait une ironie amusée. Il s'est interrompu dans la confection d'une bulle qui est restée collée au récipient qui contient la solution savonneuse, ce qui permet à cet ensemble de revêtir la forme d'une sphère, évoquant le monde que le garçonnet tient dans sa main. Plus qu'une Vanité au sens traditionnel du terme, ce tableau peut donc se lire comme une illustration du pouvoir de l'amour, qui façonne le monde à sa guise, mais aussi de ses dangers, les caprices de l'enfant pouvant à tout moment le faire éclater comme une bulle. Aimer permet de créer, aimer ne dure pas.
Gerrit (Gerard) Dou (Leyde, 1613-1675),
Garçon à la bulle de savon, c.1635-1636.
Huile sur toile, 48 x 39,7 cm, Tokyo, National Museum of Western Art.
Gerrit Dou, élève surdoué de Rembrandt dont je reparlerai un jour, représente lui aussi un jeune garçon faisant des bulles, mais le propos est tout différent. Emergeant de l'ombre, voici un enfant dont le visage est empreint d'une prégnante tristesse. Il a suspendu ses jeux et fixe avec crainte des symboles de la Vanité, les plus évidents étant un crâne renversé et un sablier, fuite du temps et inéluctabilité de la mort qui peuvent frapper même à l'âge le plus tendre, cette fragilité étant, bien entendu, soulignée par la bulle de savon elle-même. On a ici un écho exact de ces vers de Jacob Cats (1577-1660) : « Prête attention à l'enfant qui fait des bulles / Et vois combien il est ébahi / Que tant de mousse et de bave soufflée / Ne dure qu'un temps. » (Houwelijk, 1625).
Pierre Mignard (Troyes, 1612-Paris, 1695),
Mademoiselle de Tours, c.1681-1682.
Huile sur toile, 130 x 96 cm, Versailles, Musée du château et des Trianons.
Mademoiselle de Tours, cinquième enfant de Louis XIV et de Madame de Montespan, était toute jeune lorsque Pierre Mignard l'immortalisa. La mise en scène de ce tableau est très calculée, la fillette, superbement vêtue, étant placée, selon une position très étudiée, dans une loggia à l'italienne sur un fond de paysage qui évoque les décors de théâtre peints de l'âge baroque. L'enfant semble totalement absorbée en elle-même, absente aux sollicitations du monde extérieur que matérialisent le perroquet qui jase et le chien jappant, avide de jeu ou de caresses. Prise entre deux bulles de savon, celle qui est encore fixée à son support et celle qui s'en est déjà détachée, une montre richement ouvragée est déposée sur la table, la fragilité de l'existence cernant, en quelque sorte, l'inexorable course du temps. Et si vous prêtez un instant attention au paysage, vous constaterez que s'y dressent deux peupliers solitaires (une allusion aux parents de l'enfant ?) et que le peintre y aussi placé, symboles assez évidents, des arbres morts. N'est-ce pas disposer beaucoup d'éléments sinistres autour du portrait d'une si jeune fille ? C'est certain, mais vous comprendrez mieux cette accumulation lorsque je vous aurai dit que lorsque son portrait fut réalisé, Mademoiselle de Tours était déjà morte, à peine âgée de sept ans.
Willem Van Mieris Le Jeune (Leyde, 1662-1747),
Les bulles de savon, c.1710-1720.
Huile sur bois, 31 x 26,5 cm, Paris, Musée du Louvre.
Willem van Mieris qui, comme Chardin, finira sa vie presque aveugle, axe son discours sur une signification différente. Ses Bulles de savon sont sans doute à comprendre comme une allégorie de la dissipation plus que comme un memento mori au sens strict. Ce tableau, qui se souvient de la manière de Gerrit Dou, évoque le temps gaspillé dans des activités comme les fêtes ou le jeu, évoquées par le motif d'inspiration bachique du parapet ou la jeune fille qui semble esquisser un pas de danse, une grappe de raisin à la main. La cage posée sur le parapet est mise en valeur par l'attention que lui portent deux des protagonistes de l'action, la jeune fille à la grappe et l'enfant, qui semble très intéressé par son contenu. Une cage à oiseau, en peinture, ce n'est jamais très innocent. Selon le contexte, l'objet et son habitant peuvent revêtir soit une connotation sexuelle, soit une signification liée au temps (on retrouve, par exemple, cette dernière chez Valentin de Boulogne). Il me semble qu'ici, puisque la cage est fermée, on peut écarter la première lecture ; en revanche, l'idée d'un temps qui paraît maîtrisé aux jouisseurs parce qu'ils ne sentent pas qu'il leur échappe me semble cohérente avec le reste de l'œuvre. Si avertissement il y a, ce qui n'est pas complètement improbable compte tenu du fait que la trappe qui ferme la cage est bien visible du spectateur, il est implicite : lorsque la porte s'ouvrira, l'oiseau-temps s'envolera, sonnant, pour les insouciants, le glas de la fête perpétuelle dans laquelle ils croient vivre.
Si l'on ne connaît pas la symbolique de la bulle de savon, il y a fort à parier qu'on ne verra, dans le tableau de Chardin, qu'une superbe scène de genre, tant il s'est refusé à forcer le sens des éléments picturaux qu'il met en œuvre. Le cadrage de la scène, en plan rapproché, l'économie de la palette, imposent immédiatement une atmosphère extrêmement concentrée, où tout semble être suspendu et retenir son souffle. La parcimonie des détails prévient tout détournement de l'attention ; le peintre se place d'emblée au cœur de son sujet. Faut-il voir ici un frère ou un père montrant à un plus jeune garçon l'art de faire des bulles, comme le suggère la seconde paille déposée dans le verre ? Ou un adulte s'adonnant à un jeu d'enfant avec ce sérieux dont seuls ceux-ci peuvent investir leurs amusements, tellement absorbé qu'il s'est à peine aperçu de la présence du garçonnet ? Au-delà de l'anecdote domestique, je pense que Chardin nous parle ici certes de la fragilité de la vie humaine, symbolisée par la bulle, mais surtout de la fin de l'insouciance qui marque le moment où l'enfant, petit guerrier casqué et invincible aussi brave que dérisoire, réalise, instruit par un adulte, que sa vie n'est guère plus solide que la matière dont le souffle anime et irise un instant le corps avant qu'un obstacle imprévu la renvoie au néant.
Derrière l'apprentissage d'un divertissement si banal que nous l'avons vu, lors de notre parcours, pratiqué dans toutes les couches de la société, se profile celui de la vie et de son inéluctable issue, la conscience d'un lot commun qui se transmet d'homme à homme. Ta paille t'attend dans le verre : toi aussi, mon fils, tu mourras. Lu ainsi, ce tableau prend, comme souvent chez Chardin, une dimension sensible bouleversante mais jamais larmoyante, en ce qu'il sait suggérer, au travers d'humbles situations particulières, une universalité qui peut encore parler au spectateur d'aujourd'hui.
Accompagnement musical :
Johann Schobert (c.1735/40-1767), Concerto pour clavier, deux flûtes, deux cors et cordes en sol majeur, opus 9 :
[II] Andante (en mi mineur).
Fania Chapiro, pianoforte anonyme viennois du début des années 1780.
Musica ad Rhenum.
Jed Wentz, direction.
Pianoforte concerti, œuvres de Dussek, Schröter et Schobert. 1CD Vanguard classics 99041 (indisponible).