Un parcours à travers les expressions artistiques, du Moyen-Âge à la première moitié du XXe siècle.
Il a vu Venise, mais aussi Trente, Padoue, Mantoue, Crémone. Sans doute aiguillonné par l'ami Willibald Pirckheimer (1470-1530) qui faisait son droit à Pavie, il a quitté Nuremberg au début de l'automne 1494, y laissant Agnès, épousée en juillet ; il y reviendra à la fin du printemps 1495. À cette époque, Dürer n'est, du point de vue de la renommée artistique, même pas un nom. Il a certes participé à des ouvrages collectifs de gravure et de peinture, mais souvent de façon anonyme, et les commandes qu'il a reçues n'ont pas permis aux œuvres alors produites de sortir d'un cadre privé. C'est donc un parfait inconnu qui franchit les Alpes et effectue un premier court voyage en Italie.
En 1496, le grand électeur Frédéric de Saxe est en visite officielle à Nuremberg ; au fait, sans doute, des gravures de Dürer, authentifiées par l'apposition de son fameux monogramme (cliquez ici), dont la diffusion s'accroît nettement dès son retour d'Italie, ce prince lui commande un portrait (Berlin, Staatliche Museen, cliquez ici) et des tableaux pour son église et son château de Wittenberg. La même année commence également le travail d'élaboration de l'Apocalypse, illustrée de quinze xylographies grand format (cliquez ici), qui, dès sa publication en 1498, connaîtra un immense succès. Une période de création intense, donc, qui voit Dürer ouvrir son propre atelier et passer un contrat avec un agent chargé de diffuser ses estampes. C'est alors que l'artiste se peint pour la deuxième fois.
Comme dans l'Autoportrait au chardon (cliquez ici pour en savoir plus), Dürer s'est mis en scène dans un habit au raffinement ostentatoire, dont la clarté est renforcée, outre la présence de rayures noires, par l'utilisation de la lumière et la dominante de bruns qui signe le décor. Les pièces de vêtement qui composent le costume panachent des éléments vénitiens et germaniques, soulignant la volonté de se distinguer du commun mais rappelant également le récent voyage de l'artiste. Le visage, encadré par une chevelure que l'on croirait façonnée dans de l'or et dont le dessin très étudié des boucles disent la maîtrise du graveur (on est, sur ce point, aux antipodes du naturel de l'autoportrait de 1493), ne porte plus aucune trace de doute ; mis en valeur par la lumière arrivant de la gauche, il est empreint d'une distance voire d'une hauteur que tempèrent à peine une légère lueur d'ironie dans le regard et un imperceptible sourire. Deux autres éléments peuvent être lus comme une probable évocation de son séjour italien. Dürer a non seulement pris soin de revêtir ses mains de gants que l'on peut estimer soit vénitiens soit nurembergeois, les deux cités étant célèbres à cette époque pour leur commerce de peausserie, ambiguïté sur laquelle l'artiste joue sans doute pour signifier son appartenance à ces deux mondes, mais il a également fait en sorte que le paysage que l'on aperçoit par la fenêtre soit montagneux, rappel évident du chemin qui l'a conduit de Nuremberg à Venise en passant par les Alpes, dont il a d'ailleurs ramené un nombre conséquent de magnifiques dessins (voir en début de billet, cliquez sur l'image pour la voir en plus grand format).
Mais, vous l'aurez sans doute remarqué, il y a, dans cet autoportrait, quelque chose dont l'absence ne paraît pas criante aux spectateurs modernes que nous sommes, mais que Dürer a soigneusement relégué au rang de détail. Imaginez-vous un instant que vous ne connaissez pas ce tableau, que vous n'avez jamais entendu parler de Dürer et que la graphie particulière de l'allemand de la fin du XVe siècle est, à vos yeux, aussi lisible que des hiéroglyphes ; si ces conditions sont réunies, je vous défie de deviner, à la simple vue de l'image, qu'il s'agit là du portrait d'un peintre. Ce jeune arrogant passerait sans nul doute plus pour un fils d'excellente famille, vêtu selon la dernière mode et fier de l'afficher, comme son rang social le lui permet ; c'est justement là le propos de Dürer : créer la surprise en jouant sur le décalage entre l'humilité de mine et d'habit que suppose le statut d'artisan (vous comprenez pourquoi les mains, symboles évidents de cet état, disparaissent sous des gants) et l'image savamment composée qu'il jette au visage du spectateur, qui ne peut lire l'inscription portée sous l'embrasure de la fenêtre qu'en se rapprochant du panneau, donc après que son idée du personnage représenté s'est formée : « 1498 / Je l'ai peint à ma ressemblance / J'avais vingt-six ans / Albrecht Dürer ».
Revendication orgueilleuse d'un talent qui commence à éclater aux yeux du monde et va faire de lui, en l'espace de quelques années, un artiste unanimement reconnu des deux côtés des Alpes, ce deuxième autoportrait de Dürer est sans doute moins chaleureux que le précédent et moins ambigu que celui à venir. Il me semble néanmoins intéressant de le rapprocher, afin de remettre dans une perspective aussi juste que possible son caractère quelque peu vaniteux, d'un autre tableau, peint par Dürer l'année précédente, en 1497. Cette œuvre, c'est le portrait de son propre père, Albrecht l'Ancien (c.1427-1502, Londres, National Gallery, cliquez sur l'image pour la voir en plus grand format), présentée ci-dessus. Tout sépare les deux œuvres, qui apparaissent, en y regardant d'un peu près, comme une sorte de négatif l'une de l'autre ; autant, dans son Autoportrait aux gants, Albrecht le Jeune a soigné le costume et idéalisé visage et chevelure, autant il a fait exactement l'inverse en peignant son père, dont les traits sont rendus avec une finesse extraordinaire tandis que le vêtement laisse presque l'impression d'une ébauche, comme si le fils devait parachever, en tentant de gagner, par la seule force de son talent, la reconnaissance qu'il estimait mériter, ce que le parcours du père, modeste émigrant hongrois ayant « gagné de sa main sa vie, celle de sa femme et de ses enfants [et] reçu très peu en échange » (Dürer, Chronique familiale, 1524), n'avait fait qu'esquisser. Et si vous observez bien les deux portraits, vous percevrez, je pense, l'héritage que le père a légué au fils, cette lueur d'inflexible volonté qui anime leur regard à tous les deux.
Je remercie Henri-Pierre pour les précieux renseignements fournis sur le costume.
Bartolomeo Tromboncino (c.1480-c.1548), Non val acqua, frottola (Venise, O. Petrucci, 1504)
Anne Azéma, mezzo-soprano
Doulce Mémoire
Denis Raisin Dadre, direction
L'harmonie du monde (Léonard de Vinci et la musique). 1 CD Naïve E 8883. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.