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8 août 2013 4 08 /08 /août /2013 07:57

 

Il Festino août 2013

Il Festino, 4 août 2013
Photographie de Nicolas Boyer

 

Le Festival de Musique de Richelieu est un festival de fidélités, ce qui explique sans doute en grande partie pourquoi on y revient chaque année avec un plaisir sans mélange. Je vois d'ici certains sourcils se soulever dédaigneusement en se disant que l'on va tenter de leur « vendre » une manifestation encore relativement méconnue se déroulant dans une partie de province un peu écartée et malaisément accessible — sur ce point, il est exact qu'un petit effort des pouvoirs publics serait le bienvenu. « Venez et voyez » (et surtout écoutez) ai-je envie de répondre à tous ces froncés, venez flâner sous les arbres du parc et goûter à une programmation éclectique et soignée qui, à côté de vedettes confirmées régulièrement invitées comme François-René Duchâble ou Jordi Savall, sait aussi donner sa chance à des talents prometteurs.

Il Festino, que l'on avait entendu en 2011 chanter les délices du vin et de l'amour dans un Dôme transformé un instant en taverne XVIIe, n'est plus à proprement parler l'ensemble encore en devenir qu'il était alors. Un premier disque très réussi et salué comme tel, des concerts accueillis avec enthousiasme par le public ont fait connaître son nom et l'ont imposé parmi ceux que distingue la qualité de leur travail sur le répertoire baroque. C'est d'ailleurs une grande partie du programme de leur premier enregistrement que les musiciens réunis autour de Manuel de Grange, les dirigeant du luth, du théorbe ou de la guitare, ont repris lors du concert qu'ils ont donné ce 4 août 2013 dans la superbe chapelle de Champigny-sur-Veude à un (fort) jet de pierre de la cité du Cardinal. Disons-le tout net, le seul bémol de cette prestation aura été le lieu où elle se déroulait, car s'il constitue en soi un écrin de rêve, son acoustique réverbérée n'est pas adaptée à un répertoire pensé pour des salons, si hauts de plafond soient-ils par ailleurs, et l'on espère vivement que les organisateurs du festival auront à cœur de proposer, à une échéance pas trop lointaine, des œuvres entrant plus naturellement en résonance avec cet édifice. Ceci posé, Il Festino a été à la hauteur de sa réputation et a offert un concert de toute beauté qui a permis de mesurer le chemin qu'il a parcouru en l'espace de deux ans. L'ensemble, dont le niveau de départ était déjà très bon, a progressé sur tous les plans, il a gagné en grain, en puissance, en liberté, en sensualité sans rien perdre de la finesse et du sérieux qui caractérisent ses interprétations. Les deux chanteurs se sont libérés et osent aujourd'hui une expressivité qui fait paraître les pièces gravées au disque presque timides ; la voix de Dagmar Saskova, déjà parée de bien des séductions, s'est épanouie et allie aujourd'hui idéalement puissance, couleurs et nuances, autant de qualités qui lui permettront, je l'espère, d'accéder à la reconnaissance qu'elle mérite, tandis que celle de Francisco Javier Mañalich, qui tient par ailleurs avec beaucoup d'engagement un des deux pupitres de viole de gambe, s'est affermie et a conquis la rondeur qui lui faisait jusqu'ici un peu défaut. Outre leur maîtrise technique, ce qui est apparu le plus évident chez les deux solistes est leur bonheur d'interpréter ces airs et leur volonté d'en faire vivre chaque inflexion, intention totalement partagée par le gambiste Ronald Martin Alonso, aux phrasés pleins d'élégance et à la sonorité chaleureuse, et, bien sûr, par Manuel de Grange, capable de tisser des atmosphères rêveuses au théorbe ou au luth mais aussi d'enflammer les débats dès qu'il se saisit de sa guitare, sans jamais, pour autant, perdre de vue la cohésion de l'ensemble qu'il dirige.

Qu'il explore des madrigaux ultramontains du tout début du Seicento (d'India, Luzzaschi), qu'il s'attache aux airs italiens composés par les Français Moulinié, Bataille et Boesset ou aux espagnolades de Gaspar Sanz ou de José Marín, Il Festino donne à entendre le XVIIe siècle que l'on aime, tour à tour festif et mélancolique, sensuel et décanté, précieux sans pédanterie, charnu et théâtral sans jamais forcer ses effets, un XVIIe plein d'un raffinement qui n'exclut pas le naturel et sonne juste, car il est cohérent avec ce que laissent voir ou lire les autres formes artistiques de la même époque. C'est sans doute pour toutes ces raisons qu'à l'instar du Festival de Richelieu, que l'on remercie d'avoir mis cet ensemble à l'honneur, on prendra toujours plaisir à revenir vers lui.

 

Festival de Musique de Richelieu 20137e Festival de musique de Richelieu, Champigny-sur-Veude, 4 août 2013

 

Dove ne vai, crudele, airs italiens sous Louis XIII : airs et madrigaux d'Étienne Mouliné, Antoine Boesset, Gabriel Bataille, Sigismondo d'India, Luzzasco Luzzaschi, José Marín. Pièces instrumentales de Girolamo Frescobaldi, Giovanni Kapsberger, Gaspar Sanz

 

Ensemble Il Festino
Manuel de Grange, luth, théorbe, guitare & direction

 

Rappel discographique :

 

moulinie boesset air italien louis XIII saskova il festinoL'air italien en France au temps de Louis XIII. 1 CD Musica Ficta MF8014 qui peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Gaspar Sanz, Canarios

 

2. Étienne Moulinié, Orilla del claro Tajo

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14 mai 2013 2 14 /05 /mai /2013 08:03

 

Ensemble Consonance 03 05 2013 1

Ensemble Consonance, 3 mai 2013
Photographie de Rémi Angéli

 

Les musées français seraient-ils lentement en train de commencer à comprendre ce qui est une évidence pour la majorité de leurs confrères européens, comme le démontrent l'exposition Watteau, la leçon de musique organisée depuis février 2013 à Bruxelles sous la direction de William Christie ou Vermeer and music qui ouvrira ses portes à la National Gallery de Londres à la fin du mois de juin, deux manifestations qui explorent les relations étroites qu'entretiennent peinture et musique ? Certes, nous n'en sommes pas encore, dans cette France dont une majorité d'esprits prétendument éclairés ne voit dans l'art des sons au mieux qu'un aimable divertissement permettant d'aventure d'assurer un vague arrière-plan à ses dîners en ville, à nous voir proposer le concert hebdomadaire dont ont bénéficié nos voisins de Belgique ou les trois par semaine promis à nos cousins d'Angleterre, mais il faut saluer les initiatives comme celles dont je souhaite vous entretenir aujourd'hui.

 

L'exposition Disegno & Couleur, organisée par le Musée des Beaux-Arts de Tours du 16 mars au 27 mai 2013, lui a fourni l'occasion de proposer, le 3 mai 2013, un concert en rapport avec cet accrochage de dessins italiens et français du XVIe au XVIIIe siècle. On a donc pris place dans un des somptueux salons XVIIIe de l'ancien palais de l'Archevêché qui abrite aujourd'hui les collections afin de pouvoir écouter le programme alléchant concocté pour la circonstance par l'Ensemble Consonance. Il n'a fallu que quelques instants aux musiciens réunis autour de leur directeur, la basse François Bazola, que ceux qui ont suivi l'aventure de William Christie et de ses Arts Florissants connaissent bien, pour installer l'atmosphère raffinée et complice que l'on imagine être celle qui pouvait régner lorsqu'une société choisie se réunissait jadis pour goûter les charmes de la musique.

Ensemble Consonance 03 05 2013 2La première partie du concert était dédiée à l'air de cour avec un choix de pièces signées par quelques fines plumes ayant illustré cet art intime et pétri de subtilités frôlant parfois la préciosité, le Campinois Michel Lambert et le Blésois Antoine Boesset, bien sûr, mais aussi le plus confidentiel et non moins talentueux Sébastien Le Camus, tous rivalisant d'habileté pour décrire les affres et les joies de l'amour, sujet principal de ce genre très codifié dans lequel les amants, rarement heureux (Pleurez mes yeux, Le Camus), sont prompts à se réfugier au sein d'une nature idéalisée (songez aux paysages classiques qui faisaient florès au même moment en peinture) pour lui confier leurs peines (Forêts solitaires et sombres, Le Camus) et quelquefois leurs bonheurs (Le Printemps et l'Amour, Lambert), dessinant une sorte de carte du Tendre où s'expriment tous les degrés du sentiment, des plus folles espérances à la plus douloureuse mélancolie. Interprétée avec un goût très sûr et une belle maîtrise tant technique que rhétorique par les trois chanteurs, fins connaisseurs de ce répertoire plus complexe à animer qu'on le pense, et ponctuée par les Sylvains transcrits au théorbe par Robert de Visée d'après François Couperin, évocation des frondaisons toute de légèreté songeuse restituée avec une juste poésie par Étienne Galletier, ce parcours s'achevait sur deux pièces d'un autre Couperin, l'oncle Louis : on entendit sonner avec un raffinement certain sous les doigts de Sébastien Wonner, hélas desservi par un clavecin pauvre en couleurs et en personnalité, l'un de ses Préludes célèbres pour leur inventivité capricieuse, ici à l'imitation de Froberger, et se déployer les volutes de sa Chaconne ou Passacaille.

La seconde moitié du programme entraînait l'auditeur dans un autre univers tout aussi passionnant et, hélas, négligé que l'air de cour : la cantate française. Ce genre, qui connut une véritable vogue durant les trente premières années du XVIIIe siècle, offre de courtes scènes composées d'airs, de récits et parfois de pièces instrumentales – symphonies, sommeils, tempêtes, etc. – qui en font de véritables miniatures d'opéra destinées à être données dans les salons. Les sujets en sont divers, parfois tirés de l’Écriture, comme dans la Jephté pour deux dessus et basse continue (1711) d’Élisabeth Jacquet de La Guerre, dont Noémi Rime et Betsabée Haas ont livré une lecture très réussie par son parfait équilibre entre théâtralité de la forme et sérieux du propos et dont la flamme se situait heureusement aux antipodes des exécutions exagérément précautionneuses et gourmées que l'on entend encore trop souvent dans ce répertoire, parfois de la mythologie classique, comme dans Polyphème pour basse, violon, flûte et basse continue (1710), Ensemble Consonance 03 05 2013 3parabole sur la jalousie amoureuse interprétée par François Bazola avec un abattage totalement maîtrisé et sous-tendu par un humour très en situation dans cette pièce dont l'ironie n'est jamais absente. Accompagnées par des instrumentistes très réactifs et participant pleinement à l'action en la soutenant et en la relançant sans relâche, ces deux cantates ont ravi le public, preuve que, contrairement à ce qui se raconte, ces musiques peuvent parler à l'auditeur d'aujourd'hui, sous réserve, bien sûr, d'être servies par des interprètes ayant, comme l'Ensemble Consonance, consenti les efforts nécessaires pour s'approprier leur langage et possédant l'enthousiasme et les moyens techniques indispensables pour les défendre. Agrémenté d'une Suite pour le violon de Jean-Féry Rebel, très en place mais dans laquelle un rien de souplesse d'archet supplémentaire aurait été la bienvenue, ce programme se refermait sur un motet de Charpentier, Bone Pastor, parfaitement exécuté mais peut-être pas complètement à sa place dans un tel contexte — il aurait probablement été possible de proposer un air profane voire un extrait d'un divertissement piochés dans la production du compositeur. L'impression qui demeurait après l'extinction des derniers applaudissements était bel et bien celle d'avoir assisté à un très beau moment de musique où tous les éléments s'harmonisaient naturellement pour offrir, grâce au dialogue des arts et du lieu, un saut dans le temps plein d'un charme certain et d'une justesse troublante.

Souhaitons maintenant à l'Ensemble Consonance de trouver rapidement l'écho que la qualité de son travail mérite et espérons qu'il saura vaincre la fatalité qui veut que nul ne soit prophète en son pays ainsi que les réticences des organisateurs de concerts et des éditeurs discographiques pour continuer à servir avec la même vitalité cette musique baroque française pour la défense et l’illustration de laquelle il reste encore tant à faire et dont il a visiblement les capacités d'être un excellent serviteur.

 

Disegno & Couleur Musée des Beaux-Arts de ToursÉlisabeth, Antoine, Louis... et les autres, petit lexique de musique française baroque : airs de cour de Michel Lambert (c.1610-1696), Sébastien Le Camus (c.1610-1677) et Antoine Boesset (1586-1643), Jephté, cantate biblique d’Élisabeth Jacquet de La Guerre (1665-1729), Polyphème, cantate de Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749), Bone Pastor (H. 439), motet de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704). Robert de Visée (avant 1680-c.1732), Les Sylvains de Mr. Couperin, Louis Couperin (c.1626-1661), Prélude à l'imitation de Mr. Froberger, Chaconne ou Passacaille, Jean-Féry Rebel (1666-1747), Première suite pour le violon.

 

Tours, Musée des Beaux-Arts, vendredi 3 mai 2013

 

Ensemble Consonance :
Noémi Rime et Betsabée Haas, dessus
Yuki Koike, violon
Xavier Richard, basse de violon
Étienne Galletier, théorbe
Sébastien Wonner, clavecin
François Bazola, basse & direction

 

Évocation musicale :

 

Robert de Visée, Les Sylvains de Mr. Couperin

 

José Miguel Moreno, théorbe de pièces en ré

 

Robert de Visée Pièces de théorbe José Miguel MorenoRobert de Visée, Pièces de théorbe. 1 CD Glossa GCD 920104, réédité sous référence GCD C80104. Ce disque peut être acheté sur le site de l'éditeur en suivant ce lien.

 

Louis-Nicolas Clérambault, Orphée, cantate extraite du Premier Livre de Cantates françaises à I et II voix avec symphonie, et sans symphonie (Paris, 1710) :

 

Air fort lent et fort tendre : « Monarque redouté » (fin)
Air tendre : « Vous avez ressenty la flamme »

 

Cyril Auvity, ténor
L'Yriade

 

Orphée Clérambault Rameau Cyril Auvity L'YriadeOrphée. 1 CD Zig-Zag Territoires ZZT071002. Ce disque peut être acheté sur le site de l'éditeur en suivant ce lien.

 

Crédits photographiques :

 

Tous les clichés illustrant ce billet sont de Rémi Angéli, utilisés avec autorisation.

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17 mars 2013 7 17 /03 /mars /2013 09:17

 

Ensemble Jacques Moderne 1 07 03 2013

Ensemble Jacques Moderne, 7 mars 2013
Photographie © Gérard Proust

 

Paradoxe à la mode de Tours. Il régnait, en ce soir de mars, une température presque printanière autour de l'église Saint-Julien, probablement la plus belle de la ville – la seule, en tout cas, à posséder une tour-porche romane –, miraculeusement réchappée des bombardements de la dernière guerre, mais dès que l'on pénétrait dans la nef, une fraîcheur toute hivernale s'abattait sur les épaules. Fallait-il conjecturer un démarrage en chaud-froid pour les Nouvelles musiques anciennes, mini-festival qui n'ose pas encore dire son nom et propose, en mars et en octobre de cette année 2013, des concerts des cinq principaux ensembles spécialisés de la cité ligérienne ?

Les lecteurs qui me font l'honneur de suivre les publications de ce blog se souviendront peut-être qu'en juin 2011, j'avais rendu compte d'une précédente prestation que l'Ensemble Jacques Moderne consacrait à la musique allemande du XVIIe siècle, qui n'est malheureusement plus aujourd'hui de celles qui remplissent les salles ou enchantent les éditeurs discographiques, mais que Joël Suhubiette défend avec une constance qu'il convient de saluer. Le chef, qui fut durant huit ans l'assistant d'un fin connaisseur de ce répertoire, Philippe Herreweghe, avait courageusement choisi de proposer, pour ce concert inaugural, un programme quasi monographique consacré à la grande figure de ce siècle à la fois foisonnant et terrible pour l'Allemagne, Heinrich Schütz.

Le parcours du Sagittarius est suffisamment connu pour que l'on n'en évoque que les grandes lignes. Ce fils de bourgeois aisés – son père était aubergiste – eut la chance de voir ses précoces talents musicaux repérés par le landgrave Moritz de Hesse-Kassel qui, amateur éclairé, entendit chanter le jeune garçon lorsqu'il vint passer une nuit dans l'établissement de ses parents en 1598 et finit par convaincre ces derniers de lui confier leur fils afin qu'il pourvoie à son éducation musicale. Les promesses de Heinrich ne furent pas sans lendemain et il excella si vite dans son art que son protecteur l'envoya en 1609 parfaire ses connaissances à Venise, auprès de Giovanni Gabrieli. Ce séjour qui dura au moins jusqu'à la mort de ce maître, en août 1612, mais probablement un an au-delà, marqua Schütz de manière définitive et fit de lui un des principaux introducteurs (mais ni le premier, ni le seul, contrairement à ce qu'on lit encore parfois) de la manière italienne, alors considérée comme le parangon de la modernité, en territoires germaniques. À son retour dans sa patrie, il entama une carrière qui, si elle ne fut pas exempte de vicissitudes, devait le conduire aux plus hautes fonctions. En service à la cour de Hesse dès 1613, il fut rapidement prêté à celle de Dresde, ponctuellement en 1614, puis, à partir de 1615, pour une durée de deux ans qui devait s'avérer définitive ; en dehors d'un second voyage en Italie en 1628-29, de quelques séjours dans différentes cours, celle du Danemark durant presque deux ans (1633-35) puis 18 mois (1642-44), celles de Hildesheim et d'Hanovre de l'été 1639 au tout début de 1641, ainsi qu'un très bref passage à Wolfenbüttel (1644-45), l'essentiel de la carrière de Schütz se déroula, en effet, sur les bords de l'Elbe jusqu'à sa mort, le 6 novembre 1672, à l'âge respectable de 87 ans.

Ensemble Jacques Moderne 2 07 03 2013La Guerre de Trente Ans qui dévasta l'Allemagne de 1618 à 1648 laissa une profonde empreinte sur la production du musicien, comme le démontrent ses Kleine geistliche Konzerte (Petits concerts spirituels) publiés en deux parties respectivement en 1636 et 1639, et qui sont vraiment des « œuvres de guerre » par les effectifs extrêmement restreints qu'elles requièrent – voix et basse continue – mais aussi par leur concentration, laquelle met particulièrement les textes en valeur, une des constantes de l'art de Schütz qui fut, plus d'un demi-siècle avant Bach, un illustrateur du Verbe aussi minutieux qu'inspiré ne reculant devant aucun artifice rhétorique pour transmettre son message. Si elle contient des pièces composées dans le courant de cette décennie 1630 qui vit éclore les Kleine geistliche Konzerte, la Geistliche Chormusik (Musique spirituelle pour chœur) ne parut qu'en 1648, l'année même de la fin de la guerre. Dédié aux autorités de Leipzig, ce recueil aux visées pédagogiques avouées regarde souvent vers la tradition de la Renaissance et la fait coexister avec une volonté de théâtraliser les masses sonores par une écriture vocale alternant entre style concertant et tutti qui n'est pas sans rappeler l'esprit des très italianisants Psaumes de David (1619). On ignore, en revanche, à quelle époque Schütz écrivit Die sieben Worte Jesu Christi am Kreuz (Les sept paroles du Christ en croix) ; on estime généralement que l’œuvre vit le jour avant 1657, probablement aux alentours de 1645. Construite de façon symétrique, à la manière d'un retable dont les volets ouverts mettraient en valeur la scène centrale constituée par les Paroles elles-mêmes (souvenons-nous de l'importance que revêtaient les mots pour notre musicien), elle se veut une méditation, comme l'annonce le texte de l'Introitus, destinée à inciter le fidèle, suivant une démarche chère à la Devotio moderna, à faire siennes les blessures infligées à son Sauveur durant Sa Passion, lesquelles assurent le salut du croyant ici-bas et dans l'au-delà. La mise en musique demeure sobre, avec parfois certains traits volontairement archaïsants ; seules les paroles prononcées par le Christ sont mises en valeur par un style d'écriture plus moderne et nimbées d'un accompagnement de cordes, un procédé dont Bach se souviendra. Si l'atmosphère est très largement dominée par un sentiment contemplatif, Schütz a néanmoins su lui insuffler ce qu'il faut d'animation dramatique en introduisant les personnages des deux Larrons et en distribuant le rôle de l’Évangéliste entre plusieurs tessitures (soprano, alto, ténor).

L'Ensemble Jacques Moderne a fait preuve, ce soir-ci, de l'engagement et de la finesse d'approche qui font tout le prix de ses lectures d'un répertoire dans lequel il confirme qu'il a bien des choses passionnantes à dire et tout autant de belles émotions à transmettre ; on comprend d'ailleurs difficilement que le travail de premier plan qu'il mène n'ait pas encouragé certains éditeurs à lui proposer d'enregistrer plus souvent. Bravant courageusement des conditions difficiles tant pour les instruments que pour les voix, les musiciens ont offert un concert de très haute tenue, faisant assaut de fluidité, de luminosité et d'un engagement chaleureux qui a largement contribué à faire oublier la froidure. À n'en pas douter, Joël Suhubiette sait choisir les chanteurs et les instrumentistes les mieux à même de servir ses projets. Chaque pupitre vocal s'est révélé soigneusement équilibré, avec néanmoins une légère réserve envers un contre-ténor qui m'a semblé manquer parfois de la présence nécessaire pour incarner son texte, une relative faiblesse qui n'a affecté ni des sopranos aussi sensibles qu'affirmées – une mention particulière pour l'agilité et la puissance d'Anne Magouët –, ni des ténors assurés mais sans ostentation, ni la basse Jean-Claude Sarragosse, Christ plein d'humanité et d'éloquence dans les Sieben Worte, intervenant au timbre d'une belle profondeur ailleurs. Ensemble Jacques Moderne 3 07 03 2013Les mêmes louanges peuvent être adressées à l'ensemble instrumental, composé de quelques fines gâchettes de la musique baroque qui ont brillé dans les deux Pavanes de Michael Praetorius judicieusement choisies en complément des pièces vocales, et ont également su apporter à ces dernières les couleurs – les violistes Sylvia Abramowicz, Jonathan Dunford et Christine Plubeau, très sollicités, ont déployé, avec le raffinement qu'on leur connaît, une palette à la fois irisée et dense – et les enluminures du texte essentielles chez Schütz, tandis que le continuo, tissé avec science et inventivité par Françoise Enock au violone, Manuel de Grange au théorbe et Emmanuel Mandrin à l'orgue positif, a assuré tout au long du concert un soutien sans faille. Tous ces talents ont trouvé en Joël Suhubiette un directeur dont l'exigence assure une cohésion parfaite, la précision une efficacité optimale et les évidentes affinités envers ce répertoire la dose d'enthousiasme nécessaire pour qu'il exprime son meilleur. Sans rien laisser au hasard, mais avec autant de souplesse que de subtilité, le chef a entraîné ses troupes avec une force de conviction qui leur a permis d'exalter toutes les richesses de ces musiques et de faire ressentir l'incroyable ferveur mêlée de tendresse qu'elles dégagent.

Ce concert, salué par le public avec une gratitude à la hauteur de son excellence, confirme l'Ensemble Jacques Moderne comme l'un des meilleurs ambassadeurs français de la musique allemande du XVIIe siècle et on espère sincèrement que son obstination à la servir finira par payer en lui valant enfin toute la reconnaissance qu'il mérite. Pour l'heure, si ces musiciens passent près de chez vous – ils donneront ce même programme à l'occasion de la proche semaine pascale, le vendredi 29 mars 2013 en l'abbaye de Fontevraud, le samedi 30 mars à la chapelle de l'Immaculée de Nantes et le dimanche 31 mars en l'église Saint-Gervais d'Onzain (41) – ne manquez pas d'aller les entendre ; la générosité avec laquelle ils offrent ces fruits de l'art de Schütz mûris en des temps terribles est un baume pour le cœur et l'esprit.

 

nouvelles musiques anciennes tours mars 2013Nouvelles musiques anciennes, Tours, Église Saint-Julien, 7 mars 2013

 

Heinrich Schütz (1585-1672), Die sieben Worte Jesu Christi am Kreuz, SWV 418, Kleine geistliche Konzerte (extraits), Geistliche Chormusik (extraits). Michael Praetorius (c.1571-1621), deux Pavanes

 

Ensemble Jacques Moderne

Anne Magouët & Cécile Boucard, sopranos, Gunther Vandeven, contre-ténor, Olivier Coiffet & Marc Manodritta, ténors, Jean-Claude Sarragosse, basse

Sylvia Abramowicz & Jonathan Dunford, dessus de viole, Guillemette Hueber, ténor de viole, Christine Plubeau, basse de viole, Françoise Enock, violone, Manuel de Grange, théorbe, Emmanuel Mandrin, orgue positif

Joël Suhubiette, direction

 

Les photographies illustrant cette chronique sont toutes de Gérard Proust, utilisées avec autorisation.

 

Pour connaître les détails des prochains concerts de l'Ensemble Jacques Moderne, consultez son site internet en suivant ce lien.

 

Accompagnement musical :

 

Heinrich Schütz (1585-1672), Die sieben Worte Jesu Christi am Kreuz, SWV 418 :

I. Introitus

II. Symphonia

III. Die sieben Worte

IV. Symphonia

V. Conclusio

 

Agnès Mellon, soprano, Steve Dugardin, contre-ténor, Stephan van Dijck, ténor, Paul Agnew, ténor, Job Boswinkel, basse
Ricercar Consort
Philippe Pierlot, dessus de viole & direction

 

Heinrich Schutz Sieben Worte Jesu Christi Historia Auferste1 CD Ricercar 206 412, réédité sous référence RIC 280. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

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17 septembre 2012 1 17 /09 /septembre /2012 16:04

 


 

01 Festival Ambronay Falvetti Nabucco Garcia Alarcon Cappel

On savait depuis environ une année que Leonardo García Alarcón travaillait, après le succès tant public que critique rencontré par la recréation d’Il Diluvio universale, œuvre d’un compositeur d’origine calabraise ayant fait toute sa carrière en Sicile et jusqu’alors complètement inconnu, Michelangelo Falvetti (1642-1692), à la résurrection d’un autre de ses Dialogues, daté de 1683, dont l’édition critique a été réalisée par les musicologues Fabrizio Longo et Nicoló Maccavino. C’est donc avec ce Nabucco fraîchement restitué que s’est ouverte, le 14 septembre 2012, la 33e édition du Festival d’Ambronay.

 

« Le roi Nabuchodonosor fit une statue d'or, dont la hauteur était de soixante coudées et la largeur de six coudées; il la dressa dans la plaine de Dura, dans la province de Babylone. (…) Un héraut cria d'une voix forte : “ Voici ce qu'on vous fait savoir, à vous, peuples, nations et langues. Au moment où vous entendrez le son de la trompette, du chalumeau, de la cithare, de la sambuque, du psaltérion, de la cornemuse et de toutes sortes d'instruments, vous vous prosternerez pour adorer la statue d'or que le roi Nabuchodonosor a dressée. Quiconque ne se prosternera pas et n'adorera pas la statue sera jeté à l'instant au milieu de la fournaise de feu ardent. ” » (Livre de Daniel, III, 1 et 4-6)

Le librettiste Vincenzo Giattini (1630-1697), auquel on doit aussi le livret d’Il Diluvio universale, a trouvé l’argument de Nabucco dans l’Ancien Testament, plus précisément dans les deuxième et troisième chapitres du Livre de Daniel. Le roi Nabuchodonosor voit en rêve une statue et en conçoit un grand trouble ; il ordonne d’en façonner une à son image, toute d’or, devant laquelle les nations devront se prosterner. Son fol orgueil lui vaut la réprobation du prophète Daniel et les moqueries de trois jeunes gens, Ananias, Azarias et Misaël, que leur foi interdit d’adorer une telle idole. Après les avoir menacés en vain, le monarque furieux les condamne être jetés vifs dans une fournaise pour avoir osé braver ses édits. Le brasier ne les consume cependant pas, car Dieu les protège et l’œuvre se termine en action de grâces pour rappeler que les puissants ne sont que de quatre jours et que l’innocence est la plus forte, car elle plaît au Ciel qui l’élève au-dessus de tout.

Sur ce texte à l’évidente portée morale, Falvetti trousse une musique pleine d’inventivité et d’une subtilité probablement supérieure à celle d’Il Diluvio universale, dont elle délaisse le caractère spectaculaire au profit de plus de concentration et d’intimité. On savait que le compositeur possédait des talents de dramaturge certains et qu’il connaissait son métier au point de pouvoir écrire dans une infinie variété de styles ; jamais, peut-être, autant que dans Nabucco son talent de coloriste n’aura été aussi évident et les premières minutes du prologue qui décrivent le fleuve Euphrate en ouvrant l’oratorio dans un scintillement de cordes pincées bientôt rejointes par l’orchestre sont le prélude le plus inoubliable qu’il m’ait été donné d’entendre dans une œuvre du XVIIe siècle. Tout au long de l’heure et quart de musique qui va suivre vont se succéder, entre autres, airs sur basse continue ou concertants, épisodes fugués ou en style récitatif, Falvetti ayant recours à toutes les ressources de son art pour bâtir une partition kaléidoscopique que ne vient affaiblir aucun temps mort.

 

02 Festival Ambronay Falvetti Nabucco Garcia Alarcon CappelLe succès éclatant d’Il Diluvio universale faisait évidemment attendre beaucoup de ce Nabucco et le moins que l’on puisse dire c’est qu’en dehors de quelques points plus discutables, le pari lancé par Leonardo García Alarcón et ses valeureuses troupes de la Cappella Mediterranea et du Chœur de chambre de Namur a été tenu, et haut la main. En dehors des qualités individuelles sur lesquelles je vais revenir, les éléments majeurs de cette nouvelle réussite me semblent à chercher d’une part dans un formidable collectif qui, à force de jouer ensemble, n’a cessé d’affûter sa cohésion et ses réflexes, ce qui lui permet de répondre instantanément aux exigences de son chef, et d’autre part dans la solidité du travail préparatoire de réflexion et de mise en place que ce dernier a effectué, en s’appuyant autant sur le travail des deux musicologues ayant édité la partition, dont un, Fabrizio Longo, tenait d’ailleurs une des parties de violon lors du concert, que sur son amour évident pour ce répertoire. La distribution vocale de cette première était globalement de très bon niveau. Du côté des hommes, se sont particulièrement distingués Fernando Guimarães, solaire et conquérant, qui a campé un Nabucco parfaitement crédible dans son rôle de despote ivre de lui-même et Alejandro Meerapfel, Daniel plein de noble hauteur, tandis que, du côté des dames, Mariana Flores, toute tendresse et finesse, s’est notamment illustrée par l’émotion qu’elle a su délivrer dans l’air d’Azaria, et Caroline Weynants a incarné une Anania pleine de fraîcheur et de charme. Sans démériter, la prestation de Magdalena Padilla Osvaldes, dont la voix manque légèrement de projection, en Misaele a semblé un peu en retrait de celle de ses deux compagnes, tout comme celle de Matteo Bellotto et de Capucine Keller sans doute un peu gênés par des rôles purement allégoriques, respectivement de l’Euphrate et de l’Orgueil, n’exigeant pas une forte implication dramatique. La seule véritable réserve concernera Fabián Schofrin, qui n’a malheureusement pu faire montre ici de l’abattage et de l’humour qu’il avait su déployer dans son rôle de la Mort dans Il Diluvio Universale, et qui faisaient oublier ses fragilités vocales ; elles apparaissent ici assez cruellement à nu, en dépit de l’énergie dépensée pour habiter son personnage d’Arioco. Le Chœur de chambre de Namur a été fidèle à l’excellente réputation qui est la sienne en se montrant irréprochable de tenue, de réactivité et de souplesse et la Capella Mediterranea s’est transformée en véritable palette sonore, pleine de moirures quelquefois incroyables, particulièrement du côté des cordes pincées, et d’une grande sensualité de texture. Je demeure en revanche, à titre personnel, assez dubitatif quant à l’emploi d’instruments issus des traditions arménienne et turco-persane dans une telle œuvre, et pas seulement pour des raisons historiques ; il me semble, tout simplement, que le mélange des timbres ne se fait pas toujours très naturellement et j’ai ainsi été désolé d’entendre le flux naturel de la scène du sommeil de Nabucco ou de l’air final d’Anania perturbé par les nasillements d’un duduk assez malvenu. C’est assurément affaire de goût, mais il me semble que même si la musique de Falvetti use d’harmonies orientalisantes pour évoquer, à des fins pittoresques, la cité de Babylone, elle se suffit à elle-même et que l’intention n’a pas besoin d’être surlignée pour produire son effet. Ces vétilles n’assombrissent néanmoins en rien l’impression globale laissée par ce concert de très haute volée, mené de main de maître par un Leonardo García Alarcón sûr de ses moyens et d’une générosité absolue qui a réussi à électriser ses musiciens et à faire chavirer le public qui a réservé à la troupe une longue ovation, pleinement méritée.

 

Il semble que Nabucco soit, hélas, le seul Dialogue de Falvetti, avec Il Diluvio universale, dont la musique ait été intégralement préservée, ce qui signifierait que la belle aventure de la redécouverte de ce compositeur par la Cappella Mediterranea soit donc appelée à s’arrêter là, alors que l’on rêvait que nous soient rendus un jour La Giuditta (1680) ou Il Trionfo dell’anima (1685). Saluons donc avec reconnaissance le courage du Festival d’Ambronay et le talent de Leonardo García Alarcón qui ont permis, pour le grand plaisir des amateurs, de lever un coin du voile sur un pan méconnu de l’histoire de la musique et que l’on suivra très volontiers sur les nouveaux chemins de découverte qu’ils voudront bien ouvrir pour nous.

 

NB : ce concert sera retransmis sur France Musique le 29 septembre 2012 à 19h30, ainsi que sur Mezzo et la RTBF.

 

festival ambronay 33e édition 14 09 au 07 10 2012Festival d’Ambronay, 14 septembre 2012

 

Michelangelo Falvetti (1642-1692), Nabucco, Dialogue à 6 voix sur un livret de Vincenzo Giattini (1683)

 

Fernando Guimarães, ténor (Nabucco), Alejandro Meerapfel, basse (le prophète Daniel), Fabián Schofrin, contre-ténor (Arioco), Caroline Weynants, soprano (Anania), Mariana Flores, soprano (Azaria, Idolatria), Magdalena Padilla Osvaldes, soprano (Misaele), Matteo Bellotto, basse (le fleuve Euphrate), Capucine Keller, soprano (Superbia)

Cappella Mediterranea
Keyvan Chemirani, percussions, Kasif Demiröz, ney, Juan Lopez de Ullibarri, duduk, kaval, saqueboute alto, galoubet, chalumeau basse

Chœur de chambre de Namur

Leonardo García Alarcón, direction

 

Extrait proposé :

À 3 : A chi regge gl'elementi 
Anania,  Azaria, Misaele

Tutti (final) : Mortale, è più che vero

 

Enregistrement en direct, 14 septembre 2012

 

Photographies du concert © Bertrand Pichène/CCR Ambronay, utilisées avec autorisation.

 

Je remercie tout particulièrement Véronique Furlan (Accent Tonique), les équipes, permanentes et bénévoles, du Festival d’Ambronay, ainsi que la Cappella Mediterranea et France Musique pour la mise à disposition de l'extrait musical.

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19 août 2012 7 19 /08 /août /2012 11:57

 

festival de musique de richelieu 2012

Au moment où Londres voyait s’achever les Jeux olympiques, le Festival de Musique de Richelieu refermait sa 6e édition en adressant également, du cœur de la Touraine, un salut à la Fairest Isle. Je vous avais déjà raconté, l’année dernière, la clôture de cette manifestation musicale dont la direction artistique est assumée par son créateur, le pianiste Nicolas Boyer, et Gala Ringger ; elle a su préserver un véritable esprit de découverte et de convivialité pour offrir chaque année, avec un courage qu’il faut d’autant plus saluer qu’il doit composer avec des moyens très réduits, une programmation de qualité où se côtoient répertoires romantique et baroque, avec même quelques échappées plus contemporaines.

bertrand cuiller © daniel clauzier festival musique richelBertrand Cuiller, Dôme de Richelieu, 11 août 2012
Photographie © Daniel Clauzier / Festival de Musique de Richelieu

 

Le Dôme, un des seuls vestiges du château de Richelieu dont les gravures ne nous restituent qu’une part de ce que devait être l’éblouissante grandeur, accueillait, en cette fin d’après-midi estival, le claveciniste Bertrand Cuiller dont la qualité du travail a déjà été soulignée ici même. Le récital proposé le voyait revenir à l’un de ses répertoires de prédilection, celui des virginalistes anglais du premier quart du XVIIe siècle dont les compositions à l’humeur souvent aventureuse avaient constitué la substance de Pescodd Time, son premier disque accueilli avec un enthousiasme mérité. Sur un très beau clavecin de Philippe Humeau dont la sonorité limpide et raffinée trouvait dans l’acoustique du lieu un endroit idéal pour donner sa pleine mesure, la prestation du musicien a été d’une hauteur de vue et d’une inspiration constantes. Parmi les claviéristes de la jeune génération, Bertrand Cuiller n’a pas son pareil pour insuffler aux pièces de William Byrd, John Bull et Peter Philips une vie incroyable et leur donner une présence physique fascinante. Loin de certaines interprétations étriquées et desséchantes, il parvient à rendre justice, grâce à un toucher d’une grande subtilité au service d’une intelligence naturelle de ce répertoire, à la finesse et à la complexité de leur élaboration contrapuntique tout en laissant toute leur place aux émotions que véhicule la musique. Cette recherche d’équilibre permanent, fruit d’une concentration de tous les instants structurant nettement chaque morceau et d’une souplesse permettant aux phrases de respirer pleinement et aux ornements de se développer aisément sans jamais devenir envahissants, donne aux pièces leur juste poids et leur permet d’exhaler tous leurs parfums, qu’ils soient folâtres comme dans The King’s Hunt de Bull ou plus sombres comme dans la Pavana dolorosa de Philips. Une des autres grandes réussites de Bertrand Cuiller, dont la manière ne cesse de se bonifier en gagnant en profondeur, en liberté et en éloquence, est de parvenir à concilier avec une aisance admirable la double nature des œuvres inspirées par la danse qui constituent la majeure partie de son florilège, en les jouant à la fois comme les morceaux de musique « pure » qu’ils sont mais sans oublier un instant de leur apporter la pulsation révélant leur nature foncièrement chorégraphique.

Par son caractère à la fois brillant et intime, ce concert en tout point remarquable apportait une nouvelle preuve que la musique de clavecin, qui bien souvent effraie les programmateurs, les éditeurs et demeure donc trop peu connue d’un large public, peut, lorsqu’elle est servie avec expertise et humilité, se révéler passionnante et extrêmement parlante pour l’auditeur d’aujourd’hui et lui autoriser, en éveillant le sien à de nouveaux horizons, une familiarité plus grande avec l’univers sensible des Hommes du passé. L’accueil très chaleureux et reconnaissant réservé par le public, parfois venu de loin, à Bertrand Cuiller, qui avait pris judicieusement la peine de donner quelques explications sur la musique choisie par ses soins, en portait un témoignage éclatant, et on souhaite tout le succès possible aux projets de ce musicien sensible et plein de ressources, qui va bientôt aborder l’opéra – toujours britannique – en dirigeant, à partir du 11 octobre prochain, une nouvelle production de Venus and Adonis (c.1683) de John Blow (1649-1708) au Théâtre de Caen puis lors d’une tournée d’une vingtaine de dates.


la réjouissance © daniel clauzier festival musique richelEnsemble La Réjouissance,
Sainte-Chapelle de Champigny-sur-Veude, 12 août 2012

Photographie © Daniel Clauzier / Festival de Musique de Richelieu

 

À l’intimité du Dôme de Richelieu succédait, le lendemain, l’atmosphère plus solennelle de la Sainte-Chapelle de Champigny-sur-Veude, joyau de la Renaissance illuminé par ses magnifiques vitraux du XVIe siècle qui serait mondialement connu s’il se dressait en Italie. Le programme proposé par l’ensemble La Réjouissance et la soprano Mathilde Étienne, composé majoritairement d’airs bien connus de John Dowland (Flow my tears, Can she excuse…) et d’Henry Purcell (Sweeter than roses, Music for a while…), mais aussi d’une aria de l’inévitable Georg Friedrich Händel et d’une cantate du plus obscur Johann Christoph Pepusch, ainsi que de quelques pièces instrumentales signées Jan Pieterszoon Sweelinck, Johan Schop et Purcell auxquelles s’ajoutait le fameux Paul’s Steeple, formait une suite logique et bienvenue au récital de Bertrand Cuiller, en partant de la période qu’il explorait pour conduire l’auditeur jusqu’en 1720, date de la publication du second volume des Six English Cantatas de Pepusch. Grâce aux éclaircissements bienvenus sur l’évolution de la musique anglaise durant l’âge baroque donnés par la claveciniste et chef de l’ensemble, Stefano Intrieri, les alternances d’influences italiennes et françaises ayant, alternativement ou concomitamment, contribué à la façonner devenaient aisément perceptibles, même pour le profane, dessinant un panorama à la fois complet et facilement assimilable. Aux flûtes à bec, Marcelo Milchberg a fait montre, dans toutes ses interventions, d’une indéniable virtuosité s’appuyant sur une grande solidité technique et mise au service d’un sens affirmé du théâtre, tout comme Stefano Intrieri, bouillant continuiste à l’ornementation foisonnante doté d’un sens de la relance absolument évident, ces deux fortes personnalités étant soutenues par la gambiste Martina Weber, nettement plus discrète mais dont chaque intervention, lorsqu’elle n’était pas avalée par une acoustique décidément problématique pour cet instrument, était impeccable tant du point de vue de la maîtrise que de l’expressivité. La soprano Mathilde Étienne est venue habiter les différentes pièces vocales du programme de sa voix puissamment charpentée mais sachant moduler avec beaucoup de finesse et délivrer une palette de couleurs tout à fait séduisante. Sa vocalité dont l’opulence trouve sans nul doute, ainsi que le prouve son excellent travail sur le répertoire du Seicento avec l’Ensemble Cronexos, un terrain d’expression plus naturel dans le répertoire ultramontain que dans ces œuvres septentrionales a su apporter beaucoup de luminosité aux textes et si l’articulation demeurait parfois perfectible, le soin apporté à la ligne était indéniable et la fluidité qui en résultait rendait bien justice aux pièces du programme, particulièrement les plus tardives. Les quatre musiciens ont donc offert un récital bien construit, copieux et globalement réussi, mais qui aurait probablement gagné en émotion avec un peu moins d’effets démonstratifs, parfois un rien gratuits, de la part du flûtiste et du claveciniste ainsi qu’avec une meilleure entente entre le groupe instrumental et la soliste (From silent night de Dowland donnait ainsi l’impression d’une lutte entre la voix et la flûte dont cet air magnifique n’est hélas pas sorti indemne).

Une nouvelle fois, le Festival de Musique de Richelieu s’est distingué par la qualité de ses propositions artistiques en offrant un week-end anglais de très haute tenue. On espère maintenant que cette manifestation va continuer à grandir en fédérant autour d’elle les énergies indispensables pour continuer ses activités dans les meilleures conditions possibles. Il ne fait guère de doute que ses deux directeurs artistiques auront à cœur d’élaborer une 7e édition aussi passionnante que les précédentes et que l’on sera fidèle aux rendez-vous qu’ils nous proposeront.

 

Festival de Musique de Richelieu, 11 et 12 août 2012

 

Les virginalistes : œuvres de Peter Philips (c.1560-1628), William Byrd (c.1540-1623), John Bull (c.1562-1628) et anonyme

 

Bertrand Cuiller, clavecin de Philippe Humeau

 

If music be the food of Love : œuvres de Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), Johan Schop (1626-après 1670), John Dowland (1563-1626), Henry Purcell (1659-1695), Johann Christoph Pepusch (1667-1752), Georg Friedrich Händel (1685-1759), et anonyme (éd. John Playford, 1623-1686)

 

Ensemble La Réjouissance :
Mathilde Étienne, soprano
Marcelo Milchberg, flûtes à bec, Martina Weber, viole de gambe
Stefano Intrieri, clavecin & direction

 

Accompagnement musical :

 

1. Peter Philips, Pavana Dolorosa

2. John Bull, The King’s Hunt

 

Bertrand Cuiller, clavecin de Philippe Humeau (Barbaste, 1999) d’après Andreas Ruckers (Anvers, 1615)

 

william byrd pescodd time bertrand cuillerPescodd Time. 1 CD Alpha 086. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

3. John Dowland, From silent night

 

Nathalie Marec, soprano
Les Witches

 

bara faustus dreame francis tregian les witchesBara Faustus’ Dream, Mr Francis Tregian His Choice. 1 CD Alpha 063. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

4. Anonyme, édité par John Playford, Paul’s Steeple

 

Les Witches

 

nobody's jig john playford les witchesNobody’s Jig. 1 CD Alpha 502. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

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8 août 2012 3 08 /08 /août /2012 20:36

 

quatuor ruggieri

Quatuor Ruggieri, Église d’Onzain (Loir-et-Cher), 5 août 2012

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneIl pleuvait. Le concert du Quatuor Ruggieri, programmé dans le cadre de l’Été musical des Douves d’Onzain en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane, n’a donc pas eu lieu, comme il est de coutume lors de cette manifestation, sur la terrasse que hante le souvenir de l’ancien château dont presque rien ne subsiste, mais sous les voûtes de la toute proche église. La curiosité aiguillonnée par quelques extraits diffusés sur Internet et par la confiance accordée par l’institution vénitienne à un jeune ensemble, bien que constitué de musiciens expérimentés, on avait hâte de le découvrir en direct, d’autant que le programme qu’il proposait sortait très heureusement des sentiers battus.

 

Si on connaît généralement bien Die Zauberflöte (La Flûte enchantée), avant-dernier opéra de Mozart créé à Vienne le 30 septembre 1791, soit deux mois avant sa mort, on ignore généralement qu’il ne fut connu en France jusqu’en 1827 que sous la forme d’une adaptation d’Étienne Morel de Chefdeville (1747-1814) pour le livret et Ludwig Wenzel (alias Louis-Wenceslas, ce Praguois de naissance s’étant installé en France dans les années 1780) Lachnith (1746-1820) pour la musique, intitulée Les Mystères d’Isis et décriée pour son infidélité à l’original jusqu’à être affublée du titre Les Misères d’ici et qualifiée par Berlioz, dans ses Mémoires, d’« assassinat ». Créée à Paris le 20 août 1801, cette version connut immédiatement un éclatant succès et fut donc fort logiquement transcrite, conformément aux usages du temps, pour des effectifs moins importants qui lui permettaient de franchir les portes des salons. C’est une réduction anonyme pour quatuor à cordes que les Ruggieri ont choisi pour la première partie de leur concert, puisant quinze morceaux dans la petite vingtaine qu’elle contient afin d’offrir 45 minutes durant lesquelles, comme on peut s’en douter, aucun des grands succès de la Flûte n’est laissé de côté, qu’il s’agisse, entre autres, de l’air de Papageno « Der Vogelfänger bin ich ja », de celui de la Reine de la Nuit « Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen », du « O Isis und Osiris » de Sarastro ou du duo « Bei Männern, welche Liebe fühlen » de Pamina et Papageno. Dès les premières mesures de l’Ouverture, les musiciens impriment à la musique une tension qui ne connaîtra aucune baisse jusqu’aux ultimes notes du Finale. Leur capacité à se servir des rebonds entre pupitres pour faire avancer le discours, à creuser les contrastes, à varier les éclairages se ressent nettement de leur expérience au sein d’orchestres habitués aux fosses d’opéra – trois des membres du Quatuor sont chefs de pupitre au sein des Talens Lyriques de Christophe Rousset – et permet de ne jamais avoir la moindre sensation de maigreur ou de manque de souffle, tout en conservant un véritable esprit chambriste. Très soudés autour de Gilone Gaubert-Jacques, premier violon très exposé car ayant souvent la charge d’assumer la transposition de la ligne vocale, mais heureusement tenu par une musicienne à la technique impeccable et à l’autorité naturelle évidente, possédant également tout ce qu’il faut de finesse pour ne pas créer de déséquilibre avec ses partenaires, les Ruggieri font vivre chaque épisode avec toute la théâtralité attendue, entraînant à leur suite un auditoire conquis.

Toute différente était la seconde partie du programme, consacrée au Quatuor opus 21 n°3 du compositeur auvergnat d’origine britannique George Onslow (1784-1853), le « Beethoven français », pour reprendre l’expression en grande partie publicitaire trouvée en 1830 par son éditeur, Camille Pleyel, qui commence à sortir de plus en plus de l’ombre grâce au travail acharné de l’association qui porte son nom et du Palazzetto Bru Zane. S’il faut chercher des parallèles entre les deux compositeurs, on les trouvera avec le plus d’évidence dans le mouvement lent de l’œuvre, un audacieux Larghetto en sol mineur dans lequel Onslow semble se plaire à distendre et à suspendre le temps, tandis que le caractère de marche obstinée de l’Allegro maestoso liminaire se souvient de la manière de Haydn tout comme le Finale, qui porte bien son nom d’Allegro scherzo, quasi Allegretto tant il affiche une humeur volontiers badine et insouciante, finalement très française, avec ses motifs qui lorgnent du côté de la chanson et de la danse. L’interprétation des Ruggieri, qui ont enregistré cette œuvre pour leur premier et courageux disque à paraître dans quelques semaines chez le jeune et décidément passionnant label agOgique, rend parfaitement justice à une musique qu’à force de travail et de conviction, ils sentent comme bien peu d’autres. Tout est parfaitement en place dans la lecture qu’ils délivrent : les pupitres dialoguent avec beaucoup de naturel et chaque instant semble aller de soi, déployant un charme immédiatement séduisant tout en faisant sentir l’intelligence qui préside à la construction. Dominant une acoustique d’église peu flatteuse, les quatre musiciens se montrent d’une parfaite précision dans les attaques, très soucieux de varier les climats et les couleurs, mais également suffisamment humbles pour faire confiance à la musique qu’ils jouent sans jamais la forcer, respectant les souhaits du compositeur ; les risques qu’ils prennent dans le Larghetto, joué aussi avec aussi peu d’effets que possible dans sa première partie, presque immobile, sont payants car assumés avec panache et intelligence : ce morceau qui serait probablement fade sous des archets moins affûtés acquiert ainsi une profondeur bouleversante.

Les Ruggieri pousseront même l’élégance, passées les salves d’applaudissements et les bravos qui saluèrent l’excellence de leur prestation, à offrir en bis le Scherzo du Quatuor en ré majeur opus 56 n°1 d’un autre compositeur français injustement négligé, Théodore Gouvy. Bien leur en a pris ; leur exécution parfaitement maîtrisée et scintillante d’esprit montre tout ce qu’ils ont à dire sur l’univers de ce musicien qu’on espère les voir rapidement rejouer plus complètement et enregistrer. Le public ne s’y est pas trompé et les a gratifiés d’une nouvelle et ultime ovation.

 

En sortant de ce magnifique moment de musique, une certitude s’imposait à l’esprit, celle d’avoir assisté à l’éclosion d’un nouveau et indiscutable talent du quatuor français, animé par le très louable désir de mettre sa déjà belle maturité au service d’œuvres et de compositeurs méconnus. On souhaite donc aux Ruggieri de trouver auprès des auditeurs et des institutions le soutien qu’ils méritent afin de pouvoir accomplir un parcours que l’on espère jalonné de réussites. Comme un signe du ciel, c’est le soleil qui les attendait à la sortie de l’église.

 

les douves d onzain les arts d'hélionÉté musical des Douves d’Onzain (site ici), 5 août 2012

 

Les Mystères d’Isis, transcription anonyme pour quatuor à cordes (1801) de l’adaptation française de Die Zauberflöte KV 620 (La Flûte enchantée, 1791) de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)

George Onslow (1784-1853), Quatuor en mi bémol majeur opus 21 n°3 (1822)

Théodore Gouvy (1819-1898), Quatuor en ré majeur opus 56 n°1 : Scherzo (1872)

 

Quatuor Ruggieri
Gilone Gaubert-Jacques, violon I, Charlotte Grattard, violon II, Delphine Grimbert, alto, Emmanuel Jacques, violoncelle

 

Accompagnement musical :

 

Grâce à Alessandra Galleron, directrice du label agOgique, vous avez pu entendre, en avant-première, un extrait du disque consacré à George Onslow par le Quatuor Ruggieri, à paraître le 28 août prochain. Au nom des lecteurs de Passée des arts, je l’en remercie sincèrement.

 

Quatuor en ré mineur, opus 10 n°2 : [I] Allegro maestoso ed espressivo

 

george onslow quatuors quatuor ruggieriTrois Quatuors. 1 CD agOgique AGO 006. Ce disque peut être précommandé en suivant ce lien.

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31 août 2011 3 31 /08 /août /2011 12:47

 

dome de richelieu

Le Dôme de Richelieu. Photographie de Claire Pain.

 

Le Festival de Musique de Richelieu est une encore toute jeune manifestation, dont la 5e édition s’est déroulée au cœur de l’ancien fief tourangeau du Cardinal entre le 27 juillet et le 7 août 2011, avec un incontestable succès. Créé et porté avec autant d’enthousiasme que de ténacité par le pianiste Nicolas Boyer et Gala Ringger, ce rendez-vous annuel offre, dans un esprit de convivialité dont beaucoup de manifestations gagneraient à s’inspirer, une riche programmation au sein de laquelle se côtoient artistes reconnus et en devenir dans un même souci d’exigence artistique et d’ouverture, les répertoires abordés couvrant une large période s’étendant du Baroque à la musique contemporaine et au jazz. Les deux dernières journées du festival ont offert une parfaite illustration de cette alternance entre têtes d’affiche et talents prometteurs, puisqu’elles ont vu tour à tour l’ensemble Il Festino et Jordi Savall offrir aux auditeurs deux voyages en compagnie des musiques du XVIIe siècle.

il festinoIl Festino : Julien Cigana, Dagmar Saskova, Manuel de Grange. Photographie de Gala Ringger.

 

À l’heure où certains prennent le thé, c’est autour de l’évocation du vin qu’Il Festino avait donné rendez-vous au Dôme, seul vestige d’un château dont gravures et décors préservés permettent d’imaginer la magnificence, à un public venu nombreux. Tout au long d’un programme faisant se succéder airs de cour, airs à boire, pièces de luth et textes déclamés, la soprano Dagmar Saskova, le comédien Julien Cigana et le luthiste Manuel de Grange, également directeur de l’ensemble, ont rivalisé d’intelligence et de sensibilité pour dépeindre les ivresses que Bacchus et Éros font tourbillonner dans le cœur des Hommes. Les trois artistes, unis par une évidente et chaleureuse complicité, ont ressuscité un Grand Siècle aux humeurs et aux couleurs contrastées, de l’âme songeuse et mélancolique du Tombeau de Mezangeau érigé par Ennemond Gaultier à la truculence des saillies éructées par Paul Scarron ou Saint-Amant, en passant par la passion ensorcelante du Non speri pietà d’Étienne Moulinié. La chanteuse et le comédien ont fait montre d’un sens de la caractérisation très aiguisé, insufflant de façon particulièrement convaincante vitalité mais aussi subtilité, y compris dans leurs effets d’exagération, aux textes interprétés. La voix lumineuse, bien timbrée et d’une grande clarté de diction de Dagmar Saskova, sachant jouer aussi bien de l’espièglerie piquante que de la caressante sensualité sans jamais se départir d’une certaine noblesse, est en parfaite harmonie avec l’esprit d’airs dans lesquels la tendresse comme le déboutonné n’oublient jamais complètement le respect des bienséances. Julien Cigana incarne, lui, une verve dont l’apparence plus populaire pourrait faire oublier les plumes savantes qui l’ont enfantée ; il saisit les textes à bras-le-corps avec un aplomb phénoménal, dégustant chaque mot avec une gourmandise sous laquelle affleure parfois une mélancolie d’autant plus poignante que le rire truculent d’un ogre plus fragile qu’il y paraît la dissimulait auparavant. Ces deux artistes ont parfaitement saisi le rôle essentiel du mot dans la rhétorique baroque, ils en restituent remarquablement l’impact et les métamorphoses, entraînant à leur suite les auditeurs conquis. Au luth et à la guitare, Manuel de Grange dirige l’ensemble avec autant de précision que de finesse ; peut-être plus à son aise dans le rôle d’accompagnateur que dans celui de soliste dont il possède pourtant sans aucun doute les capacités, la fluidité et le raffinement de son jeu, l’attention qu’il accorde à ses partenaires et son humilité font merveille pour apporter couleur et cohésion à la prestation de ses partenaires.

Il Festino est donc une très heureuse découverte ; je conseille à ceux qui le peuvent et le souhaitent de retrouver ce jeune ensemble à la fois plein de fraîcheur et de maîtrise le 8 octobre prochain dans le cadre du Festival Baroque de Pontoise, en attendant son premier disque, annoncé vers la fin du mois d’octobre chez Musica Ficta, et dont je ne manquerai sans doute pas de vous reparler.

jordi savallJordi Savall. Photographie de Daniel Clauzier.


 

Un concert de Jordi Savall est souvent bien plus qu’un moment de musique ; c’est, pour qui sait être attentif, la rencontre avec un maître au regard serein et lucide sur lequel les années semblent n’avoir pas de prise, tant il fourmille d’idées et a conservé une foi de jeune homme en son art. La Chapelle de Champigny-sur-Veude, joyau achevé au XVIe siècle et sauvé de peu de la ruine, était comble pour écouter le récital consacré principalement à Tobias Hume, un obscur soldat-musicien ressuscité par Savall dans un mémorable disque enregistré pour Astrée en 1982. Dès les premières notes de la Souldiers March ouvrant le programme d’un pas résolu, l’univers si lointain de ce capitaine mort obscur et miséreux en 1645 gagne une fascinante présence et révèle ses audaces voire ses fulgurances, dont Harke, Harke, devenu presque un classique du répertoire pour viole de gambe depuis sa redécouverte, offre un bon aperçu, avec ses cordes alternativement frottées, pincées et frappées tissant la trame d’une nostalgie non exempte d’une tension parfois douloureuse. Maîtrisant souverainement les possibilités tant techniques qu’expressives de son instrument, Savall parvient, avec une sûreté d’intonation, une netteté d’articulation et une impression de facilité proprement déconcertantes, à déployer un très large spectre d’émotions, de la très élisabéthaine mélancolie, subtil dégradé de gris plutôt qu’absolue noirceur, de Loves farewell au pittoresque narratif d’A Souldiers Resolution, bruissant de rumeurs de batailles réelles ou imaginées, ou plus pastoral des anonymes Lanca-shire pipes, offerts, avec d’autres pièces de genre tirées, entre autres, des recueils de John Playford, comme délicieux compléments aux extraits des Musicall Humors de Tobias Hume. Peu d’interprètes savent à ce point entraîner leur auditoire au fil des rêveries qu’il lui proposent ; le silence suivant chaque pièce en disait long sur la qualité d’écoute et le recueillement suscités de façon constante par ce concert, un moment suspendu arraché au temps, tout diapré d’une lumière aussi chaleureuse et subtile que celle du soleil de la fin d’après-midi d’été cascadant au travers des splendides vitraux de la chapelle. Après des applaudissements vibrants et deux rappels, le maître, que son humilité porte à saluer en s’effaçant derrière sa viole, repartait vers de nouveaux horizons humains et musicaux en laissant derrière lui un public dont le sourire était sans doute la plus belle révérence envers un talent que rien ne semble devoir altérer.

Ces deux concerts ont permis au 5e Festival de Musique de Richelieu de se refermer sur une note radieuse, que l’on espère synonyme de beaux lendemains pour une manifestation qui doit lutter pied à pied pour continuer à exister et proposer, à l’écart des rendez-vous plus médiatisés et gourmands de subventions, des rencontres placées sous le signe de l’authenticité, de l’exigence et de la générosité. On souhaite longue vie à ses projets en attendant avec impatience de découvrir les merveilles qui ne manqueront pas de jalonner son édition 2012.

 

festival richelieu 20115e Festival de Musique de Richelieu, 27 juillet – 7 août 2011 :

 

Samedi 6 août 2011, L’Amour et Bacchus. Airs de cour & à boire, pièces de luth, textes du XVIIe siècle français.

 

Ensemble Il Festino :
Dagmar Saskova, soprano
Julien Cigana, comédien
Manuel de Grange, luth, guitare baroque & direction

 

Dimanche 7 août 2011, Musicall Humors. Pièces pour basse de viole de Tobias Hume, Alfonso Ferrabosco, Thomas Ford, John Playford (éditeur) et anonymes.

 

Jordi Savall, viole de gambe

 

Accompagnement musical :

 

1. Étienne Moulinié (1599-1676), Vous, que le dieu Bacchus
Dagmar Saskova, soprano, Manuel de Grange, luth

2. Marc-Antoine Girard, dit Saint-Amant (1594-1661), La naissance de Pantagruel
Julien Cigana, comédien

 

Il Festino
Manuel de Grange, luth & direction

 

Le premier disque d’Il Festino, consacré aux airs de cour en italien de compositeurs français du XVIIe siècle, est annoncé chez Musica Ficta entre la fin d’octobre et le début de novembre 2011.

 

Tobias Hume (c.1569 ?-1645), Musicall Humors (Londres, 1605) :

3. Harke, harke

4. Good againe

 

Jordi Savall, viole de gambe

 

tobias hume musicall humors london 1605 jordi savallMusicall Humors. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Crédits photographiques :

Les photographies illustrant cette chronique sont de Claire Pain (Dôme de Richelieu), Gala Ringger (Il Festino) et Daniel Clauzier (Jordi Savall). Je les remercie de m’avoir autorisé à les utiliser.

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22 juillet 2011 5 22 /07 /juillet /2011 08:56

 

Je tiens à remercier Gérard Proust pour ses magnifiques clichés ainsi que l’équipe de Diabolus in Musica et les bénévoles du festival pour la chaleur de leur accueil.

 

00meridiennes2011les-meridiennes.jpgCréé en 2009 par Antoine Guerber, directeur de l’ensemble de musique médiévale Diabolus in Musica, en s’inspirant des Midis-Minimes bruxellois, le festival Les Méridiennes fait le pari d’apporter au creux que représente le mois de juillet dans la vie musicale de Tours une réponse exigeante et originale, en proposant une programmation éclectique et de qualité de concerts d’une demi-heure suivis d’une dégustation de produits régionaux, le tout dans une ambiance conviviale. La troisième édition, qui vient de s’achever, a été un plein succès puisque quelque 2000 personnes sont venues goûter les treize moments musicaux organisés sous les voûtes de la salle Ockeghem, vestiges de l’église Saint-Denis datant du XIIe siècle, du 7 au 16 juillet 2011. Je vous propose d’en partager aujourd’hui quelques morceaux choisis.

 

Parfums d’Orient, rêves d’Occident
01ensemble delgocha

Les trois premières journées du festival étaient parfaitement représentatives de sa volonté affichée et assumée de diversité, puisque les 7, 8 et 9 juillet ont vu se succéder des artistes et des univers très différents. Confier le concert d’ouverture à l’Ensemble Delgocha, unissant le chant persan de Taghi Akhbari et le târ (luth iranien) de Nader Aghakhani à la chanteuse et danseuse flamenca Florence Capo dans un programme jetant un pont entre Perse et Andalousie, était un beau pari dont le moins que l’on puisse dire est qu’il a été relevé avec flamboyance. Mêlant des œuvres composées par Mohamad Reza Lotfi, un des maîtres actuels de la musique iranienne, et des improvisations en chant libre, les trois artistes, en parfaite osmose, ont transporté les spectateurs au fil d’émotions contrastées, des ardeurs de la passion la plus charnelle, sur laquelle plane toujours la menace de la dague fatale, aux élans spirituels plus intériorisés qui s’enroulent en volutes vocales d’une lumineuse sensualité. Ce parcours construit avec autant d’art que d’inspiration, mené avec des moyens vocaux et instrumentaux parfaitement assurés,  ouvrait sur de lointains horizons, tremblants comme le sont les mirages et les désirs, mais où les résonances établies entre deux cultures a priori éloignées se sont imposées avec une totale évidence. Le voyage s’achevait sur le tourbillonnant Ey yâre man, une improvisation chantée et dansée sur une poésie de Djalâl al-Din Rûmi (1207-1273), envoûtante jusqu’au vertige.
02ensemble lorelei 1

La lumière changeait radicalement le lendemain et basculait vers le septentrion, le choix de pièces proposé par l’Ensemble Lorelei explorant les terres du romantisme germanique (Johannes Brahms, Robert Schumann) et bohémien (Antonin Dvorak), pour mieux finir au soleil d’Italie avec deux extraits des Soirées musicales de Gioacchino Rossini. Soutenues de façon précise et attentive par le pianiste François Cornu, dont le jeu, à la fois très plein et riche de nuances, mérite bien des éloges pour ses brillantes qualités tant d’accompagnateur que de soliste, la mezzo-soprano Marie Perrin et la soprano Marlène Guichard (apparaissant dans cet ordre sur la photographie ci-dessus) se sont révélées parfaitement complémentaires dans les duos qu’elles ont interprétés. Si toutes deux, en effet, ont fait preuve de beaucoup de clarté dans leur diction allemande (c’est un peu moins vrai pour l’italienne) ainsi que d’un indiscutable sens de la caractérisation, la première a semblé incliner préférentiellement vers un registre intime, la seconde endosser plus facilement les habits du théâtre ; leur tandem s’est donc équilibré assez idéalement, aussi à l’aise dans l’ironie de Die Schwestern de Brahms que dans la nostalgie de Liebesgram de Schumann. Un très beau récital qui s’est achevé sur une heureuse note franco-espagnole avec El Desdichado de Camille Saint-Saëns, interprété avec ce qu’il faut d’élégance pour ne pas sombrer dans un pathos malvenu.

03pascale boquetAvec le concert donné par Pascale Boquet, les auditeurs allaient effectuer un bond temporel de quelques siècles en arrière pour retrouver la France et l’Italie du XVIe siècle. Reprenant une partie de son récent et remarquable enregistrement, la musicienne, alternant luth et guiterne, ressuscitait les fantaisies, danses et arrangements de chansons dont on imagine sans mal la note de raffinement qu’ils pouvaient apporter aux fêtes privées de la Renaissance. Si l’acoustique de la salle Ockeghem s’est révélée peu amène envers certains instruments, elle a, en revanche, permis de saisir toute la subtilité du toucher de Pascale Boquet et de se régaler du festival de nuances et de couleurs qu’elle a offert à l’auditoire. Outre qu’il témoigne d’une absolue maîtrise digitale, son jeu, à la fois très incarné et d’une grande transparence, a su dynamiser les pièces dansantes (deux merveilles, entre autres, que ces Gaillardes de Guillaume Morlaye), rendre pleinement justice aux complexités des Fantaisies (superbe Francesco da Milano) et des élaborations sur les chansons polyphoniques célèbres à l’époque comme celles, particulièrement virtuoses, de Giovanni Paolo Paladino sur Ancor che col partire de Cipriano de Rore. Tant d’intelligence et de sensibilité mises au service d’une musique dont les beautés restent largement à redécouvrir ne pouvaient que susciter l’enthousiasme ; il était au rendez-vous lorsque les dernières notes de la Piva de Joan Ambrosio Dalza se sont évanouies dans l’air de ce samedi de juillet.

 

Une journée d’enfer


04diabolus

Antoine Guerber ne manque jamais de le rappeler, Les Méridiennes n’ont pas été conçues pour promouvoir l’ensemble qu’il dirige depuis bientôt 20 ans, lequel ne figurait d’ailleurs même pas à l’affiche de la première édition. Fidèle à cette logique, la journée du 11 juillet, si elle regroupait trois concerts sous sa médiévale bannière, permettait surtout de découvrir les talents qui y travaillent et seul le premier, organisé pour des Matines ensoleillées à 8h15, pouvait être pleinement crédité à Diabolus in Musica. Composé pour l’occasion du baryton Jean-Paul Rigaud, de la basse Philippe Roche et des deux barytons-basses Geoffroy Buffière et Emmanuel Vistorky, l’ensemble proposait un programme juxtaposant judicieusement des extraits de trois de ses disques, Historia Sancti Martini, Vox Sonora et Paris expers Paris, ces deux derniers consacrés à l’École de Notre-Dame, et donnait à entendre majoritairement du plain-chant. On pouvait craindre que l’heure matutinale et l’austérité des pièces décourageraient les auditeurs ; il n’en fut heureusement rien et les quelques 80 personnes rassemblées sous les voûtes de la Salle Ockeghem ont pu goûter un rare moment d’élévation, grâce à des voix parfaitement timbrées et équilibrées, soucieuses d’insuffler à des œuvres exigeantes, tel le conduit à refrain Olim Sudor de plus de dix minutes, un maximum de lumière et, au sens propre, d’animation. Il y avait de la grâce et même de la magie tout au long de ces minutes magnifiées par un chant immémorial, la manifestation, peut-être, d’une secrète alchimie entre l’atmosphère d’un lieu et un moment du temps qui parvient à faire ressurgir les fragments d’un lointain passé et à les faire danser un instant dans les rais du soleil d’un matin d’été avant qu’elles se dissipent comme une chimère.
05diabolus

Le concert de 12h15 offrait une passionnante confrontation autour des merveilleuses chansons du trouvère Thibaud de Champagne (1201-1253) et du cycle de cinq monodies composé en son hommage par Georges Migot (1891-1976), interprétés par Emmanuel Vistorky et la soprano Edwige Parat, ponctuellement et d’ailleurs splendidement soutenus par Antoine Guerber à la harpe romane ou aux percussions dans la Pastourelle dialoguée J’aloie l’autrier errant offerte en rappel. Étonnamment, ce sont les pièces les plus anciennes qui ont semblé accuser le moins nettement le poids des années, tant certaines images des poèmes de Tristan Klingsor mis en musique par Migot peuvent paraître terriblement désuètes à la sensibilité d’aujourd’hui ; il serait néanmoins injuste de vilipender ce cycle qui ne manque pas de beautés et dont les exigences parfois terribles en disent long sur la maîtrise d’écriture du compositeur, tandis que son esthétique, proche des préraphaélites ou du Debussy de La Damoiselle élue (1888), révèle de très intéressante manière comment le Moyen Âge pouvait être perçu dans l’entre-deux-guerres. La façon dont les deux chanteurs se sont emparés de ces partitions difficiles, en les théâtralisant pour mieux en faire saillir l’ironie (Sabbat) mais aussi la poésie (La sérénade), s’est avérée remarquable, émotionnellement et techniquement, démontrant une nouvelle fois ce que des artistes venant de la musique ancienne peuvent apporter, sous réserve de se plier complètement à leurs codes, aux répertoires plus récents. La voix claire et sensuelle d’Edwige Parat, le timbre solaire et l’abattage phénoménal d’Emmanuel Vistorky, aussi à l’aise dans Migot que dans les chansons supérieurement écrites, musicalement et poétiquement, de Thibaud de Champagne ont fait de ce dialogue entre deux civilisations un moment d’exception en tout point réussi.
06diabolus

Pour parachever cette journée, Geoffroy Buffière et le magnifique pianiste Jeff Cohen avaient choisi de rendre hommage à la basse d’origine polonaise Doda Conrad (1905-1997), en donnant l’intégralité de la suite pour chant et piano sur des poèmes de Louise de Vilmorin, Mouvements du cœur (1949), regroupant sept mélodies composées à la mémoire de Chopin par de grands noms de la musique du XXe siècle, Henri Sauguet, Francis Poulenc, Georges Auric, Jean Françaix, Léo Preger et Darius Milhaud, dont le chanteur fut l’instigateur et le créateur. Dès le début du récital, où se succédaient deux pièces nocturnes, la première, Dans la nuit de Sauguet, a cappella, la seconde, Hymne de Poulenc, accompagnée, les qualités des deux interprètes éclataient, la netteté de la diction, la fluidité de la ligne et l’éloquence sans emphase du chanteur s’accordant à merveille avec le jeu aux élans parfaitement maîtrisés du pianiste, prompt à faire jaillir, malgré une acoustique empâtant dangereusement les graves, mille couleurs contrastées de son clavier, et capable de varier à l’infini toutes les nuances d’une vaste palette de climats allant du lyrisme contenu à la précision cinglante. D’un abord parfois difficile, les Mouvements du cœur étaient portés de la première à la dernière note par une urgence et une intelligence du texte telles que l’auditeur ne pouvait qu’être touché par leur subtile alliance de romantisme et de modernité, tandis que deux chansons de Ned Rorem (né en 1923) permettaient de terminer cette demi-heure d’une grande densité musicale sur un sourire. Un bonheur n’arrivant jamais seul, les micros de France Musique étaient là pour capter ces trois beaux moments, qui seront diffusés respectivement les 16 (Matines) et 17 août à 9h.

 

Rencontres savantes et populaires
07deborah nemtanu

Les quatre concerts des trois derniers jours ont montré à quel point il n’y a qu’un pas entre les musiques que l’on range sous le vocable de « savant » et celui de « populaire ». Le 14 juillet, le concert de la jeune violoniste Deborah Nemtanu, premier violon solo de l’Ensemble Orchestral de Paris formée auprès de Gérard Poulet, mettait en miroir la Partita n°3 en mi majeur, BWV 1006 de Johann Sebastian Bach (1685-1750) et la Sonate en la mineur opus 27 n°2 d’Eugène Ysaÿe (1858-1931) qui tire une partie de sa substance de son illustre prédécessrice au point que son prélude porte le titre « Obsession ». On ne sait ce qui impressionne le plus chez Deborah Nemtanu, son agilité digitale, son impeccable gestion des dynamiques, son sens de la théâtralité ou peut-être la désarmante impression de facilité avec laquelle elle semble se jouer des pièges dont les compositeurs ont parsemé leurs partitions. Ses impressionnantes capacités techniques lui ont permis de délivrer un Bach à la ligne claire, relativement peu vibré mais très projeté qui, s’il n’offre peut-être pas toutes les couleurs et les nuances des meilleures interprétations « historiquement informées », possède une classe et une tenue indiscutables. La sonate d’Ysaÿe, probablement plus conforme à la nature et à l’apprentissage de la violoniste, se situait, à mon sens, un net cran au-dessus, et séduisait grâce à son sens du détail assez admirable, à sa capacité à faire palpiter la matière musicale tout en lui insufflant la tension et la cohérence indispensables pour happer et retenir l’attention ; il me semble y avoir perçu un enthousiasme et une chaleur qui n’avaient rien de factice et promettent sans nul doute à cette encore très jeune musicienne des lendemains aussi généreux en succès que celui que sa prestation tourangelle a rencontré.


08la reveuse

Après le violon, c’était au tour de la basse de viole d’être à l’honneur, et c’est avec plaisir que l’on a retrouvé l’ensemble La Rêveuse, composé pour la circonstance des violistes Florence Bolton et Robin Pharo, ainsi que de Benjamin Perrot au théorbe, dans un programme d’une grande intimité tissé principalement autour des deux grandes figures mises en lumière grâce au film Tous les matins du monde, Monsieur de Sainte-Colombe (XVIIe siècle) et Marin Marais (1656-1728). Si les conditions du concert ont, hélas, parfois perturbé l’accord des violes, les trois musiciens ont pu démontrer leurs profondes affinités avec la musique française composée pour leurs instruments, tant dans ses dimensions rhétoriques qu’émotionnelles, rendues avec autant d’éloquence que de subtilité. Aussi à l’aise dans l’affliction pudique du Tombeau Les Regrets de Sainte-Colombe ou de celui dédié par Marais à Monsieur Méliton que dans l’immobilité débordante de tension mélancolique de la Chaconne raportée de Sainte-Colombe ou dans l’italianisme plus souriant de la tardive Monguichet de Louis de Caix d’Hervelois (c.1680-1759), les instrumentistes ont fait preuve de belles capacités d’écoute mutuelle, matérialisées par un sens de la relance et du dialogue très convaincants, ainsi que de cette humilité indispensable pour que puisse s’instaurer un véritable esprit chambriste. Si les qualités du jeu poétique et précis de Benjamin Perrot et de celui, ardent et fluide, de Florence Bolton commencent heureusement à être bien connues d’un nombre grandissant de mélomanes, il faut saluer en Robin Pharo, un élève de Christophe Coin qui fêtera ses 21 ans dans quelques mois, un futur espoir de la viole, tant son jeu corsé mais déjà plein de finesse et de concentration semble prometteur. On espère retrouver très vite ces musiciens dans un répertoire qui, d’évidence, leur va comme un gant.
09camera delle lacrime

Quittant les salons parisiens, le premier des deux concerts de la dernière journée entraînait le public vers le Massif Central pour une promenade aussi fantasque que fantastique dans l’univers des chansons occitanes ressuscitées et remodelées par La Camera delle Lacrime. La prestation de Bruno Bonhoure et de ses deux musiciens, Yacir Roumi au oud (luth arabe) et  Antoine Morineau,  assez époustouflant aux percussions (daf et tombak), mériterait qu’on s’y attarde longuement, tant elle est porteuse d’expériences sensorielles variées. Le chanteur ne se contente pas, en effet, d’exploiter des ressources vocales dont l’étendue, la souplesse et l’aisance dans le changement de registre étonne, il se fait aussi conteur et acteur, joignant à un verbe tantôt déclamatoire jusqu’à la violence, tantôt chuchoté comme une caresse, des mouvements savamment chorégraphiés dont l’élégance et l’éloquence se ressentent des travaux effectués sur la gestuelle baroque. On pourrait penser que ces atours sont trop précieux pour d’humbles timbres rustiques, mais pourtant ils ne semblent pas un instant déplacés ou forcés, car Bruno Bonhoure sait en user avec une intelligence et un instinct également sûrs, si bien que la distance qui n’a cessé de se creuser, depuis le XVIe siècle, entre populaire et savant paraît soudain s’amenuiser, s’estomper jusqu’à presque disparaître. C’est une des grandes magies de ce spectacle total qu’est Se canta que recante : partir de matériau le plus simple, le plus immémorial, et le ciseler, le porter avec tant d’amour qu’il devient plus resplendissant que les gemmes les plus travaillées. Le public ne s’y est pas trompé et lui a fait un triomphe.


10philippe fauconnier

Pouvait-on trouver meilleure idée, pour clore le festival, qu’un récital dédié aux chansons de Bourvil ? L’univers faussement naïf du comédien et chanteur, dont les rôles de bon garçon trop gentil cachent un parcours intime beaucoup plus difficile et sombre, balançant sans cesse entre la facétie et une tendresse ombrée de mélancolie, correspondait idéalement aux très beaux moments de convivialité vécus dix jours durant, à la nostalgie de ce bouquet final, à l’impatience née de l’attente de la prochaine édition. Le chanteur Philippe Fauconnier s’est glissé sans peine dans les habits de Bourvil en évitant d’emblée le pire des travers : l’imitation. En effet, si chacun de ses mots évoque immédiatement son modèle, il s’agit bien de la résurgence de son univers et non d’une singerie servile. Qu’il s’agisse de titres désopilants comme Un clair de lune à Maubeuge ou La rumba du pinceau, ou, au contraire, désenchantés, tel Ma petite chanson, l’émotion a toujours été au rendez-vous, portée par un vrai talent de diseur, qui permet une vraie mise en valeur de textes bien plus travaillés que ce qu’un survol rapide peut laisser penser, mais aussi d’acteur suffisamment fin pour ne jamais en rajouter. À l’accordéon et au bandonéon, Jacques Trupin a été un accompagnateur constamment attentif et jamais bavard, capable de tisser en trois notes une ambiance dans laquelle l’interprète n’a plus qu’à se couler. Un parfait tandem, uni par une vraie affection envers ces chansons que d’aucuns se croient autorisés à mépriser quand elles font, au même titre que celles de Binchois ou Lassus, partie intégrante de notre patrimoine qu’elles ne déparent nullement, bien au contraire. Pour vous en convaincre, écoutez seulement C’était bien, une chanson dont le titre me semble résumer le sentiment que tous partageaient quand, les derniers applaudissements éteints, il a fallu se résoudre à admettre que cette édition 2011 des Méridiennes était terminée.

 

Qui aurait cru que ce modeste festival, lancé sans gros moyens financiers et qui continue d’ailleurs à ne perdurer essentiellement que grâce aux énergies, en majorité bénévoles, qu’il fédère serait, au bout de seulement trois ans d’existence, en train de devenir un des événements incontournables de la vie culturelle tourangelle ? Avec une fréquentation en hausse constante, une programmation qui ne cesse de se bonifier, un bouche à oreille extrêmement élogieux, les Méridiennes sont en passe de gagner leur pari ; Antoine Guerber et son équipe peuvent légitiment commencer à être fiers du chemin accompli et de leur réussite.

 

Accompagnement musical :

1. Djalâl al-Din Rûmi (1207-1273), Biâ Biâ deldâreman / Ey yâre man, Ey yâre man (« Viens, viens, mon tenant de cœur » / « Ô mon amour, ô mon ami »)

 

Taghi Akhbari, chant persan
Nader Aghakhani, târ
Bruno Caillat, percussions
Doulce Mémoire
Denis Raisin Dadre, direction

 

laudes doulce memoireLaudes, confréries d’Orient et d’Occident. 1 CD Zig-Zag Territoires ZZT 090901. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

2. Joan Ambrosio Dalza (attesté en 1508), Pavana alla venetiana. Saltarello. Piva.

 

Pascale Boquet, luth Renaissance

 

du mignard luth pascale boquetDu mignard Luth… Fantaisies, chansons et danses française et italiennes de la Renaissance. 1 CD Société française de luth SFL 1105. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

3. Attribué à Pérotin (c.1180-c.1210 ?), Pater noster, conduit à 3

 

Diabolus in Musica
Antoine Guerber, direction

 

vox sonora ecole notre dame diabolus in musica antoine guerVox Sonora, conduits de l’École de Notre-Dame. 1 CD Studio SM D2673. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

4. Monsieur de Sainte-Colombe (XVIIe siècle), Sarabande

 

Florence Bolton, viole de gambe
Benjamin Perrot, théorbe

 

savinien cyrano de bergerac l autre monde lazar bolton perrSavinien Cyrano de Bergerac (1619-1655), L’Autre Monde, ou Les Estats & Empires de la Lune. 2 CD Alpha 078. Ce double album peut être acheté en suivant ce lien.

 

5. André Raimbourg, dit Bourvil (1917-1970), C’était bien (« Au petit bal perdu »), chanson écrite et composée par Robert Nyel et Gaby Verlor.

 

bourvil c etait bienC’était bien. 1 CD EMI 724352840823. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Toutes les photographies illustrant cette chronique sont de Gérard Proust, excepté celle de l’Ensemble Delgocha, qui est de Jérémy Licourt. Toutes sont utilisées avec la permission de leur auteur, que je remercie sincèrement.

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7 juillet 2011 4 07 /07 /juillet /2011 08:09

 

diabolus in musica 02 juillet 2011

Diabolus in Musica, 2 juillet 2011.

 

festival couleurs d ete saisons musicales saint-cosme 2011En dépit des réalisations, saluées en leur temps, de Thomas Binkley (1970), Paul van Nevel (1980), Alla Francesca (1993) ou Mala Punica (1997), le nom de Johannes Ciconia reste toujours assez ignoré, hors du public averti, et n’encombre pas non plus l’affiche des concerts de musique médiévale. Le bonheur de le voir apparaître sur celle du Festival « Couleurs d’été », organisé par le Conseil général d’Indre-et-Loire au Prieuré de Saint-Cosme, se doublait de celui d’entendre l’ensemble Diabolus in Musica, dont l’expertise est goûtée par un nombre croissant d’amateurs, en servir la presque totalité de la production sacrée. Si, pour les raisons de déficience de communication institutionnelle déjà évoquées dans une précédente chronique, l’auditoire n’était pas aussi fourni qu’on aurait pu le souhaiter en cette soirée du 2 juillet 2011, la qualité d’écoute et la joie dont il a fait montre ont signé une nouvelle indiscutable réussite pour les chantres dirigés par Antoine Guerber.

 

La monographie fondatrice qui lui a été consacrée, en 1960, par la musicologue belge Suzanne Clercx a permis à la figure de Ciconia d’émerger des limbes même si, comme l’expliquait fort justement, en préambule au concert, Philippe Vendrix, directeur du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance ayant dirigé un ouvrage dédié au compositeur en 2003, il faut se résoudre à ce que les lacunes des sources documentaires laissent définitivement de nombreux pans de sa biographie dans l’ombre. Il est maintenant établi que notre musicien, fils d’un chanoine bien prébendé, est né à Liège sous le patronyme de Chywogne ou Cigogne, sans doute dans les années 1370. Il semble qu’il ait quitté sa ville natale vers 1385, date à laquelle son nom apparaît pour la dernière fois dans ses archives, pour gagner l’Italie, où sa présence est attestée en 1391. A-t-il auparavant séjourné à Paris pour y suivre les cours de l’université, comme peut le laisser supposer le titre de magister associé à son nom ? Toujours est-il qu’il va entrer au service d’importants personnages, tout d’abord, sans doute à Rome, le cardinal Philippe d’Alençon jusqu’en 1397, puis probablement Giangaleazzo Visconti à Pavie jusqu’aux alentours de 1401, date à laquelle un document le mentionne à Padoue, sous le patronage de l’archiprêtre Francisco Zabarella. Vicaire attaché à la cathédrale dont il est, signe de la considération dont il jouissait, le premier étranger à être admis au chapitre, il y chante et y compose mais fait également œuvre de théoricien, produisant deux traités (Nova Musica, 1408 et De proportionibus, 1411) où il se révèle, contrairement à l’image que donne sa musique, plutôt conservateur. La dernière trace que laisse le compositeur est une signature sur un acte notarié du 10 juin 1412 ; le 13 juillet de la même année un nouveau vicaire est nommé « à la suite de la mort de Johannes Ciconia. »

J’aurai probablement l’occasion d’y revenir plus en détail dans quelques semaines, mais les pièces proposées lors du concert donnaient un excellent aperçu de la richesse et de la variété de la production de Ciconia. Outre qu’il maîtrise tous les styles d’écriture en usage à son époque et se montre aussi à l’aise lorsqu’il se coule dans les modèles franco-flamands, principalement dans les mouvements de messe, ou italiens, comme dans les motets, ces deux manières se mêlant pour mieux se féconder mutuellement, il fait preuve d’une inventivité mélodique assez époustouflante et d’un goût prononcé pour les expérimentations sonores, y compris dans les formes plus stéréotypées que sont les parties de l’Ordinaire liturgique. Sans nul doute au fait des recherches formelles menées par les compositeurs de ce que les musicologues ont nommé Ars subtilior qui se distinguent, pour résumer à grands traits, par des tournures de plus en plus complexes frôlant parfois la préciosité, il use avec un art consommé des contrastes rythmiques et des chromatismes, tout en conservant à ses pièces beaucoup de souplesse et d’animation, ce qui démontre une parfaite assimilation du style des madrigali de Jacopo da Bologna (fl.1339-1360) ou des ballate de Francesco Landini (c.1325-1397), ainsi que des œuvres sacrées d’Antonio Zacara da Teramo (c.1350/60-c.1413/16), qui, présent à Rome en même temps que lui, eut sans doute sur son jeune collègue une influence non négligeable.

Il est peu de dire que les chanteurs de Diabolus in Musica ont su rendre justice à ces compositions à la fois denses et subtiles, tant leur prestation a été, tout au long du concert, une suite d’émerveillements. Une des grandes qualités d’Antoine Guerber est la fidélité ; il travaille avec la même équipe vocale depuis plus de quinze ans, et connaît donc parfaitement les capacités de chacun de ses chantres  qu’il sait pousser à donner le meilleur d’eux-mêmes quel que soit le répertoire abordé. Fort logiquement, c’est le constat d’un équilibre et d’une lisibilité supérieurement instaurés et maintenus entre les différentes voix, parfaitement utilisées et appariées, qui s’impose dès les premières œuvres, et procure à l’auditeur un sentiment d’évidence et de justesse absolues. Les sopranos Aïno Lund-Lavoipierre et Axelle Bernage, le plus souvent accompagnées de façon aussi experte qu’attentive par Guillermo Perez à l’organetto, interprètent les motets avec une aisance vocale assez stupéfiante, mettant une technique impeccablement rompue aux usages du répertoire médiéval au service d’une émotion à la fois décantée et sensuelle. Les lignes vocales qu’elles déploient, souvent très haut et avec une infinie souplesse, se poursuivent, se répondent et s’emmêlent en délivrant une incroyable impression de luminosité qui parfois confine à la grâce (O virum ou Albane). La partie masculine de l’ensemble, composée des ténors Raphaël Boulay et Olivier Germond, du baryton-basse Emmanuel Vistorky et de la basse Philippe Roche, se voit, elle, majoritairement confier les mouvements de messe dans lesquels elle n’appelle également que des éloges. Assumant chacun à leur tour la conduite des pièces, toutes sans accompagnement instrumental, les chanteurs élaborent un tissu musical très cohérent, au sein duquel chaque personnalité vocale peut néanmoins s’épanouir et faire valoir ses propres couleurs sans créer  de déstabilisation, et dont la vigueur, le raffinement, le souci de varier les climats préservent ces Gloria et Credo du piège de l’uniformité. Notons que tous ont été également convaincants hors de leur domaine principal, les femmes en faisant s’envoler un Gloria spiritus et alme n°6 aux aigus périlleux, les hommes en magnifiant la noblesse du motet O Padua qui terminait le concert, et se sont attachés, avec une incontestable réussite, à rendre palpable le caractère parfois très audacieux et novateur de la musique de Ciconia (magnifique gestion des dissonances), ainsi que la clarté de sa facture. Cette réussite n’aurait, bien entendu, pas été possible sans le travail préparatoire, que l’on devine extrêmement précis et intense, effectué par Antoine Guerber avec son ensemble. On y retrouve cette immédiate intelligence du répertoire et cette humilité face à la musique fondées sur une profonde réflexion, un véritable respect des sources et le refus de l’effet facile qui marquent, depuis ses débuts, les interprétations de Diabolus in Musica. Après le silence recueilli dans lequel s’est déroulé tout le concert, les applaudissements fournis et ponctués de bravos qui ont suivi la dernière note disaient assez le bonheur et la reconnaissance d’un public conscient d’avoir participé à un moment d’exception.

 

Cette prestation de très haut niveau laisse particulièrement bien augurer d’un des projets les plus ambitieux annoncés pour la rentrée dans le domaine de la musique ancienne, l’intégrale de l’œuvre de Johannes Ciconia, dont la parution est annoncée le 25 août 2011 chez Ricercar, qui a eu la gentillesse d’en dévoiler deux extraits pour les lecteurs de Passée des arts. Il ne fait guère de doute que sa partie sacrée, confiée par Jérôme Lejeune à Diabolus in Musica et chantée presque totalement lors de cette soirée au Prieuré de Saint-Cosme, ne manquera pas d’ouvrir de nouvelles et passionnantes perspectives sur ce magnifique compositeur encore trop méconnu, et, peut-être, contribuera à lui donner la place qu’il mérite au répertoire.

 

Johannes Ciconia (c.1370-1412), Opera sacra. Motets et mouvements de messe.

 

Diabolus in Musica :
Aïno Lund-Lavoipierre, Axelle Bernage, sopranos. Raphaël Boulay, Olivier Germond, ténors. Emmanuel Vistorky, baryton-basse. Philippe Roche, basse.
Guillermo Perez, organetto
Antoine Guerber, direction

 

Accompagnement musical :

1. Credo n°4
Raphaël Boulay, Olivier Germond, ténors. Emmanuel Vistorky, baryton-basse. Philippe Roche, basse.

2. Albane, misse celitus/Albane doctor maxime, motet
Aïno Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau, sopranos. Guillermo Perez, organetto.

 

Diabolus in Musica
Antoine Guerber, direction

 

johannes ciconia opera omnia diabolus in musica la morraJohannes Ciconia, Opera Omnia (intégrale de l’œuvre). 2 CD Ricercar RIC 316, à paraître le 25 août 2011. Ce disque peut être précommandé en suivant ce lien.

 

Je remercie très chaleureusement Ricercar de m’avoir autorisé à utiliser les extraits musicaux et le visuel du coffret qui accompagnent cette chronique.

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4 juillet 2011 1 04 /07 /juillet /2011 10:11

 

ensemble jacques moderne par gerard proust

Ensemble Jacques Moderne, 30 juin 2011.
Photographie de Gérard Proust.

 

festival couleurs d ete saisons musicales saint-cosme 2011Depuis quelques années, le festival « Couleurs d’été » propose aux amateurs de musique ancienne une série de concerts se déroulant tout au long du dernier week-end de juin dans le cadre idoine du Prieuré de Saint-Cosme où, rappelons-le, mourut Ronsard dans la nuit au 27 au 28 décembre 1585. Si l’on applaudit sans réserves à ces saisons musicales organisées par le Conseil général d’Indre-et-Loire, il est permis d’être dubitatif, pour ne pas dire mécontent, en constatant que la communication autour de cette manifestation est très loin d’être efficace et hypothèque de facto sa fréquentation. Il est ainsi tout à fait déplorable que l’Ensemble Jacques Moderne, dont le succès du récent disque consacré à Domenico Scarlatti atteste de l’audience grandissante, ait fait, le jeudi 30 juin 2011, l’ouverture de ce festival devant une audience plutôt clairsemée ; par bonheur, elle fut également enthousiaste.

 

Centré sur deux cités de l’actuelle Saxe, l’Itinéraire en Allemagne baroque proposé par Joël Suhubiette conduisait les auditeurs principalement à Leipzig, avec un petit détour par Dresde, au travers d’œuvres signées Johann Hermann Schein (1586-1630), Heinrich Schütz (1585-1672) et Johann Sebastian Bach (1685-1750), et mettait en relief le dialogue existant entre celles des deux premiers musiciens et les traces qui en sont toujours perceptibles chez le troisième que l’on considère, non sans raison, comme l’achèvement d’une tradition née dans les premières années du XVIIe siècle.

Nul compositeur n’illustre peut-être mieux la profonde pénétration de la musique italienne en terres germaniques que Schein car s’il ne fit, contrairement à Schütz, aucun séjour dans la Péninsule, il n’en plaça pas moins nombre de ses recueils ouvertement sous son égide, qu’il s’agisse de la première partie de l’Opella nova de 1618 mais surtout d’Israels Brünnlein (Fontaine d’Israël) de 1623, dont le double titre Fontana d’Israel et l’indication « auf einer italian madrigalische Manier » (« à la manière d’un madrigal italien ») ont presque valeur de manifeste. Les vingt-six madrigaux composés par Schein sur des textes bibliques en allemand sont fascinants, car ces pièces à cinq voix (sauf une à six) utilisent tout l’arsenal technique et rhétorique mis au point en Italie une vingtaine d’années auparavant : adjonction d’une basse continue, contrastes dynamiques accentués, utilisation, entre autres, de chromatismes ou de dissonances pour exalter les affects portés par le texte. Publiée par Schütz en 1648, alors que venait de faire rage une polémique opposant Marco Scacchi (c.1600-c.1681/87) et Paul Siefert (1586-1666) à propos, entre autres, de l’impact des styles nationaux sur la musique contemporaine, la Geistliche Chormusik est sous-tendue, elle aussi, par une esthétique fortement imprégnée d’italianisme, mais dont le pouvoir de fascination apparaît nettement plus tempéré que chez Schein. Composé de vingt-neuf motets allemands dédiés au conseil municipal de Leipzig, ce recueil peut être considéré comme une tentative réussie de trouver un point d’équilibre entre l’expressivité ultramontaine et la rigueur du contrepoint germanique. Le motet Jesu, meine Freude de Johann Sebastian Bach, œuvre d’une complexité et d’une maîtrise impressionnantes, a, lui, sans doute été primitivement composé durant le séjour du compositeur à Weimar (1708-1717), puis repris à Leipzig (1723-1750) pour acquérir la forme définitive que nous lui connaissons aujourd’hui. Aboutissement des recherches des générations précédentes, l’économie de moyens dont il fait montre permet de saisir instantanément les liens qui le rattachent à ce passé dont il se souvient de la leçon, particulièrement en matière d’illustration des mots du texte (« kracht und blitzt » « Elend, Not, Kreuz, Schmach und Tod », entre autres), tout en la portant à un degré de raffinement inouï, les mécanismes rhétoriques (utilisation des mélodies de choral, circulation des motifs entre les différentes voix) qui architecturent la pièce étant organisés avec une précision et une intelligence stupéfiantes.

 

Dès les premiers instants du concert, l’investissement de l’Ensemble Jacques Moderne fait merveille et happe l’auditeur. Joël Suhubiette a choisi d’interpréter la totalité du programme à deux chanteurs par partie, et si cette option peut apparaître discutable pour Israels Brünnlein, dont un traitement avec voix solistes convient parfaitement à la dimension madrigalesque, force est de reconnaître qu’elle est défendue avec un brio et une conviction tels qu’ils balaient les réserves. La netteté des attaques, la lisibilité des lignes vocales, l’attention portée à l’intelligibilité du texte sont indiscutables tout au long de ce récital et quelques minimes flottements dans Jesu, meine Freude ne ternissent pas le souvenir d’un Schein et d’un Schütz délivrés avec une autorité, une maîtrise et une sensibilité formidables. La vision d’Israels Brünnlein entendue ce soir me semble arrivée à complète maturité, comme tend à le démontrer la façon dont les chanteurs dominent les madrigalismes torturés de Die mit Tränen säen (« Ceux qui sèment dans les larmes ») ou rendent justice à la légèreté de Freue dich des Weibes deiner Jugend (« Mets ta joie dans la femme de ta jeunesse ») ou à l’allégresse d’Ich freue mich im Herren (« Je me réjouis en l’Éternel »). L’approche de l’ensemble, conjuguant franchise des accents, finesse de la caractérisation et souplesse de la conduite vocale, dosant supérieurement théâtralité de la déclamation et concentration sur la Parole, rend réellement justice aux multiples visages d’un recueil où accents de la Réforme et de la Contre-Réforme se nourrissent mutuellement. Les mêmes qualités se retrouvent dans les trois motets extraits de la Geistliche Chormusik de Schütz, qui, des contrastes de Die mit Tränen säen (SWV 378), dont le sombre début finit par s’épanouir en un rythme véritablement dansant sur les mots « kommen mit Freuden » (« reviennent avec allégresse »), à l’humble supplication de Herr, auf dich traue ich (« Seigneur, je mets ma confiance en toi », SWV 377) et à un So fahr ich hin zu Jesu Christ (« Ainsi, je pars vers Jésus Christ », SWV 379) débordant d’espoir dès ses premières mesures, révèlent les affinités des musiciens avec l’univers du Sagittarius, ainsi que dans Jesu, meine Freude de Bach, dont la progression et les effets dramatiques sont très bien restitués. Galvanisés par la direction très expressive, par instants presque chorégraphique, de Joël Suhubiette, les chanteurs, techniquement solides, font preuve d’autant de réactivité que d’homogénéité, suivant sans faillir le geste ample et précis de leur chef. Il en va de même pour les trois instrumentistes ; Hendrike Ter Brugge au violoncelle et Manuel de Grange au théorbe parent la basse continue de très belles couleurs, tandis qu’Emmanuel Mandrin, toujours aussi inspiré à l’orgue, assure un soutien infaillible à l’ensemble tout en réalisant ponctuellement des ornementations particulièrement bienvenues.

 

Ce concert très réussi confirme donc, à mes yeux, l’Ensemble Jacques Moderne comme un serviteur particulièrement inspiré de la musique allemande du XVIIe siècle, ce qui transparaissait déjà dans son remarquable disque consacré, en 2007, à Dietrich Buxtehude, aujourd’hui malheureusement indisponible et que Ligia Digital serait bien avisé de rééditer. Il reste à souhaiter que la troupe dirigée avec passion et intelligence par Joël Suhubiette depuis plus de 15 ans pourra enregistrer cet Israels Brünnlein dans lequel il a tant à nous dire et qu’il donnera d’ailleurs en concert sur les terres de Schütz, à Erfurt, Dresde et Bad Köstritz, au début du mois d’octobre prochain.

 

Itinéraire en Allemagne baroque : Johann Hermann Schein (1586-1630), Israels Brünnlein (extraits, nos 1-3, 7, 10, 14, 17). Heinrich Schütz (1585-1672), Geistliche Chormusik (extraits, SWV 377-379). Johann Sebastian Bach (1685-1750), Jesu, meine Freude, motet BWV 227.

 

Ensemble Jacques Moderne :
Axelle Bernage, Anne Magouët, Karine Sérafin, Julia Wischniewski, sopranos. Philippe Barth, Cécile Pilorger, altos. David Lefort, Marc Manodritta, ténors. Didier Chevalier, Christophe Sam, basses.

Hendrike Ter Brugge, violoncelle. Manuel de Grange, théorbe. Emmanuel Mandrin, orgue.

Joël Suhubiette, direction

 

Accompagnement musical :

Dietrich Buxtehude (c.1637-1707), Der Herr ist mit mir, concert spirituel BuxWV 15

 

Ensemble Jacques Moderne
Joël Suhubiette, direction

 

dietrich buxtehude jesu meine freude ensemble jacques moderJesu, meine Freude, 1 CD Ligia Digital Lidi 0202183-07. Indisponible.

 

Je remercie chaleureusement Gérard Proust de m’avoir autorisé à utiliser un de ses superbes clichés et Kabil Zerouali de m’avoir procuré un exemplaire du disque Buxtehude.

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