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27 octobre 2013 7 27 /10 /octobre /2013 08:27

 

Gerard de Lairesse Paysage italianisant avec villa

Gérard de Lairesse (Liège, 1641-Amsterdam, 1711),
Paysage italianisant avec une villa
, c.1687

Huile sur toile, 2,90 x 2,12 m, Amsterdam, Rijksmuseum

 

Sans battre tambour mais en fédérant autour de ses propositions un nombre grandissant de fidèles, l'Ensemble Masques fait son chemin avec constance et ténacité. Quelques mois après avoir offert, chez Atma, un fort beau disque Rosenmüller, il vient de rejoindre Zig-Zag Territoires chez lequel il fait son entrée en signant un enregistrement entièrement consacré à Johann Heinrich Schmelzer.

 

Ce compositeur, le premier non-italien à accéder, quelques mois avant de mourir de la peste à Prague en mars 1680, au poste de Kapellmeister de la cour d'Autriche, a eu la chance d'être redécouvert relativement tôt par le mouvement que l'on nommera, faute de terme plus approprié, « historiquement informé », puisque Nikolaus Harnoncourt consacra, au tout début des années 1970, une anthologie à ses sonates et notamment à celles du recueil Sacro-profanus concentus musicus, d'après lequel il avait nommé son célèbre ensemble. Ce même ouvrage, publié en 1662, constitue le cœur de la réalisation de l'Ensemble Masques, qui en donne à entendre la moitié. Même si l'usage de formes fuguées et un goût certain pour la densité contrapuntique (Sonata IX) ancrent cette musique dans la tradition septentrionale, c'est vers l'Italie qu'elle ne cesse de porter son regard, johann heinrich schmelzernon tant parce qu'elle se complaît dans la brillante virtuosité qui sera celle des sonates pour violon à venir (on songe au recueil fondateur que sont les Sonatæ unarum fidium de 1664), mais parce qu'on y retrouve, même avec un effectif instrumental aussi réduit, des traces de polychoralité, dont Schmelzer devait avoir une connaissance approfondie grâce à l'enseignement d'Antonio Bertali, ainsi qu'une attention particulière portée à la fluidité mélodique et au caractère chantant des harmonies. Le même esprit préside aux pièces de caractère et ballet donnés en complément de programme, mais leur destination leur autorise plus de liberté et surtout de pittoresque. Ainsi des effluves populaires imprègnent-ils, quelques décennies avant Telemann, les Cornemuses polonaises (Polnische Sackpfeiffen, 1665), tandis qu'un basson s'invite au Jour des haricots (Al giorne delle correggie, 1676) pour imiter drôlatiquement les flatulences provoquées par ce plat offert chaque année aux travailleurs par leur patron, et que l'École d'escrime (Die Fechtschule, 1668) dépeint avec force détails, comme le cliquetis des armes, et une bonne dose d'humour un combat que nous dirions aujourd'hui d'opérette. Le parcours s'achève dans une ambiance plus recueillie, avec le célèbre Lamento sopra la morte Ferdinandi III (1657) qui respecte les usages du temps en matière de Tombeaux musicaux en débutant dans une atmosphère assombrie pour finir de façon plus légère et lumineuse, probablement pour signifier que le défunt connaît au Paradis la joie des Bienheureux.

Sauf erreur de ma part, aucune des pièces du programme de l'Ensemble Masques n'est inédite et il affronte donc, entre autres, la concurrence d'un disque déjà ancien, mais réédité il y a peu, d'Armonico Tributo Austria et Lorenz Duftschmid (Arcana, 1996/2010), et celle d'une réalisation plus récente du Freiburger BarockConsort (Harmonia Mundi, 2012), deux approches différentes et convaincantes. La lecture des jeunes musiciens, dirigés avec fermeté et précision du clavecin par Olivier Fortin, se caractérise, dès les premières minutes du disque, par un raffinement et une sensualité qui ne se démentiront ensuite à aucun moment. Ensemble MasquesTout est parfaitement en place, les instrumentistes, pris individuellement, sont tous en pleine possession de leurs moyens techniques qu'ils mettent le plus humblement du monde au service d'un collectif que l'on sent très soudé et soucieux de parfaitement s'entendre, dans tous les sens de ce verbe. Ce refus de la démonstration, s'il est parfaitement en situation dans les sept sonates extraites du Sacro-profanus concentus musicus et dans le Lamento qui appartiennent à ce que la rhétorique nomme le style élevé, bride peut-être un rien l'humour des trois pièces descriptives qui constituent un théâtre en musique où il est possible et même souhaitable de lâcher un peu plus la bride à une certaine truculence. Malgré cette minime réserve, on se laisse très vite séduire par ce son à la fois soyeux et charnu, parfaitement capturé par Aline Blondiau, par cette douceur sans mollesse ni fadeur qui donne à bien des sonates un caractère chantant que l'on ne retrouve à ce point, à ma connaissance, dans aucune autre interprétation, par une approche pleine de nuances et d'un esprit qui souvent confère à ces œuvres trop souvent cantonnées à de brillants étalages de virtuosité, une densité, voire une noblesse inattendues.

 

Voici donc un disque Schmelzer réussi qui prend place sans pâlir aux côtés de ses prestigieux prédécesseurs et que chacun découvrira avec un réel plaisir. Une bonne nouvelle n'arrivant jamais seule, on apprenait, il y quelques jours, que l'Ensemble Masques s'apprêtait à enregistrer sous peu un nouvel opus, cette fois heureusement consacré à des pièces un peu moins fréquentées, celles de Michel Corrette (1707-1795). Voici donc un projet que l'on suivra avec bienveillance et attention.

 

Johann Heinrich Schmelzer Sacro-Profanus Ensemble MasquesJohann Heinrich Schmelzer (c.1620/23-1680), Sacro-profanus : sonates à 5 et à 6 extraites du Sacro-profanus concentus musicus, Al giorno delle correggie, Die Fechtschule, Polnsiche Sackpfeiffen, Lamento sopra la morte Ferdinandi III

 

Ensemble Masques
Olivier Fortin, clavecin & direction

 

1 CD [durée totale : 53'55"] Zig-Zag Territoires ZZT 334. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Sonata IX a cinque

 

2. Sonata a cinque par camera : Al giorno delle correggie

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Johann Heinrich Schmelzer en 1658. Dessin à la plume anonyme.

 

La photographie de l'Ensemble Masques est de Franck Ferville, utilisée avec autorisation.

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7 octobre 2013 1 07 /10 /octobre /2013 07:57

 

Francesco Trevisani Apollon et Daphné

Francesco Trevisani (Capodistria, 1656-Rome, 1746),
Apollon et Daphné
, 1er tiers du XVIIIe siècle

Huile sur toile, 73 x 59,5 cm, Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage

 

Contrairement à ce que pourraient laisser croire les médias, spécialisés ou non, 2013 ne marque pas que l'anniversaire de ces deux mastodontes que sont Wagner et Verdi. Comme, pour des raisons similaires, les célébrations Händel reléguèrent à l'arrière-plan, en 2009, celles dédiées à Haydn, les commémorations de la mort de Gesualdo (1566-1613) et de Corelli (1653-1713) ont été largement éclipsées par les tenants du « tout à l'opéra » qui font hélas aujourd'hui la pluie et le beau temps dans le monde de la musique. Je vous propose donc, le temps de trois chroniques que j'ai souhaité illustrer avec trois tableaux de Francesco Trevisani dont on sait que le compositeur, très amateur de peinture, possédait des œuvres et qu'il côtoya à la cour du cardinal Ottoboni, de nous arrêter sur trois parutions importantes consacrées à Corelli.

A tout seigneur, tout honneur, l'une d'entre elles concerne ce qui demeure aujourd'hui le recueil le plus connu de ce musicien au catalogue délibérément réduit, aussi bien en termes de volume (six opus numérotés et une petite quinzaine de pièces isolées) que de genres abordés (uniquement instrumentaux) : l'Opus 6, composé de douze concerti grossi, dont le fameux n°8 en sol mineur « fatto per la notte di Natale. » S'il n'est pas l'inventeur de cette forme qui voit dialoguer deux groupes instrumentaux, un concertino composé de solistes et un ripieno faisant intervenir tout l'orchestre, dont les musicologues attribuent la paternité au trop négligé Alessandro Stradella (1639-1682), auteur, dans les années 1675, d'une Sonata di viole con concertino di desi violini et leuto & concerto grosso di viole (à écouter ici, sous la direction d'Enrico Gatti, Arcana A79, 1998) non liée à une œuvre vocale, Corelli fut sans nul doute le premier à apporter ses lettres de noblesse à un genre qui devait connaître un grand succès dans une large partie de l'Europe baroque, à la notable exception de la France, et, chose plus rare, perdurer jusqu'à une époque récente, puisque au XXe siècle, des compositeurs comme Martinů (1937), Vaughan Williams (1950) ou, plus proche de nous, Philip Glass (1992) en livrèrent leur vision.

Jan van Douven Arcangelo CorelliCorelli, en perfectionniste qu'il fut toujours, prépara soigneusement l'édition de ce qui devait être son opus ultimum en vue de la publication duquel il signa, en 1712, un avantageux contrat avec l'éditeur Estienne Roger, installé à Amsterdam. Le recueil, paru posthumément en 1714, reprend sans doute, en partie, du matériel plus ancien ayant fait l'objet d'un patient travail de réécriture, puisqu'un compositeur comme Georg Muffat (1653-1704), qui fit une partie de son apprentissage sous la direction de Corelli et fit paraître, en 1682, son Armonico Tributo rassemblant cinq concerti grossi, nous dit avoir entendu, lors de son séjour à Rome au tout début des années 1680, de telles œuvres écrites par son maître. Faisant la part belle aux concertos d'église (da chiesa, dont la succession des mouvements est d'ordinaire lent/vif/lent/vif), ici au nombre de huit, plutôt qu'aux concertos de chambre (da camera, de forme plus libre et remarquable surtout par ses mouvements inspirés de la danse), regroupés dans une section finale intitulée « Preludii, Allemande, Corrente, Gighe, Sarabande, Gavotte e Minuetti... Parte seconda per Camera », cet Opus 6 apparaît comme une synthèse des possibilités offertes par la forme du concerto grosso, déclinées en douze modèles parfaitement pensés et offerts comme autant de modèles d'équilibre, tant du point de vue de l'architecture que de celui de l'expression, plus variée que ce que laisse supposer une approche superficielle. Plus que jamais, Corelli s'y affirme comme un musicien apollinien, maître de la conduite du discours et de son élaboration polyphonique, mais également soucieux de ménager des contrastes qui lui apportent une animation qui, si elle n'est pas spectaculaire, s'impose par sa redoutable efficacité.

Gli Incogniti Amandine Beyer Metz 2012 (1)L'Opus 6 a naturellement attiré l'attention des ensembles « historiquement informés » qui lui ont consacré florilèges et intégrales. Parmi ces dernières, même s'il faut mentionner pour mémoire la tentative de relecture, étouffant hélas sous les maniérismes, de Fabio Biondi (Opus 111, 1996), deux tenaient la tête de la discographie depuis une vingtaine d'années ; la première, dirigée par Trevor Pinnock (Archiv, 1988), très classique et parfaitement maîtrisée paraît manquer aujourd'hui de folie, même si sa clarté peut encore séduire, tandis que la seconde, légendaire, qui voit Chiara Banchini et Jesper Christensen à la tête d'un Ensemble 415 constitué de 39 musiciens pour se rapprocher des effectifs courants de l'orchestre du cardinal Ottoboni (Harmonia Mundi, 1992), adopte un parti-pris résolument différent, en misant sur une sensualité sonore et une animation qui font souvent défaut à sa prédécessrice. Élève de Chiara Banchini, Amandine Beyer a choisi de graver sa version, où elle dirige Gli Incogniti dont le nombre a été, pour l'occasion, porté à 18, lors de deux concerts donnés en février 2012 à l'Arsenal de Metz et corrigés par trois sessions de raccords. Elle réussit le tour de force de conjuguer tout ce qui faisait le prix des deux « grandes » versions qui l'ont précédée et livre, après écoute comparée, l’interprétation la plus convaincante qui ait été gravée, à ce jour, de l'Opus 6. Les douze concerti grossi, ainsi que la Sinfonia et la Sonata a quattro très judicieusement proposées en complément, sont abordés avec une énergie, une conviction et une aisance dont on imagine sans mal de quel travail de fond sur la mise en place et la structuration des œuvres elles découlent. Gli Incogniti Amandine Beyer Metz 2012 (2)Partout, le trait est net, l'articulation impeccable et les ressources dramatiques nées de l'opposition entre concertino et ripieno exploitées avec une intelligence et un instinct également confondants. A-t-on jamais entendu ces pages, y compris le ressassé Concerto pour la nuit de Noël, animées par un tel souffle et traversées, parfois jusqu'à une délicieuse ivresse, par tant de chant et de danse ? La dimension arcadienne de l'inspiration de Corelli a également été parfaitement comprise, ce qui nous vaut des moments plein de tendresse et d'une luminosité que n'aurait pas reniée Claude, mais elle ne tombe jamais dans la fadeur ou le narcissisme, car la tension qui anime cette lecture, dont il faut saluer la réalisation très réactive du continuo, ne faiblit jamais. On se régale d'entendre les pupitres dialoguer, de l'évident plaisir qu'ont les musiciens à s'écouter mutuellement et à jouer ensemble, de cette approche sans forfanterie superflue où les solistes rayonnent sans avoir à se livrer à la moindre gesticulation et où l'orchestre dispense sa chaleureuse présence et ses couleurs avec un naturel qui a un parfum d'évidence.

incontournable passee des artsJe regarde, côte à côte sur leur bout d'étagère, le plastique usé du boîtier de l'Opus 6 de l'Ensemble 415 qu'effleure aujourd'hui le cartonnage encore lisse de celui des Incogniti. Bien sûr, ce dernier a fait prendre quelques rides à son glorieux aîné, bien sûr, si l'on doit conseiller aujourd'hui une version de ces concerti grossi, c'est vers celle d'Amandine Beyer que l'on se tournera sans hésiter, tant elle semble réunir toutes les qualités que l'on peut attendre dans l'interprétation de ce répertoire. Cependant, il me semble qu'il existe, entre ces deux réalisations si différentes, des liens tellement évidents qu'elles se complètent plus qu'elles se concurrencent, et en allant de l'une à l'autre, on prend conscience qu'on n'a pas assisté à un évincement, mais à un passage de témoin.

 

Corelli Concerti grossi Opus 6 Gli Incogniti Amandine BeyerArcangelo Corelli (1653-1713), Concerti grossi, opus 6, Sinfonia WoO 1 de l'oratorio Santa Beatrice d'Este, Sonata a quattro en sol mineur WoO 2

 

Gli Incogniti
Amandine Beyer, violon & direction

 

2 CD [69'31" et 75'26"] Zig-Zag Territoires ZZT 327. Incontournable de Passée des arts. Ce double disque peut être acheté sur le site de l'éditeur en suivant ce lien ou ici.

 

Extraits proposés :

 

1. Concerto da chiesa en ré majeur op.6 n°4 :
[I] AdagioAllegro

 

2. Concerto da camera en ut majeur op.6 n°10 :
[II] Allemanda : Allegro

 

3. Concerto da chiesa en ré majeur op.6 n°7 :
[III] AndanteLargo

 

4. Concerto da camera en fa majeur op.6 n°12 :
[V] Giga : Allegro

 

Illustrations complémentaires :

 

Jan Frans van Douven (Roermond, 1656-Düsseldorf, 1727), Arcangelo Corelli, c.1697. Huile sur toile, Berlin, Stiftung Preussiche Schlösser und Gärten

 

La photographie (fractionnée en deux parties) de Gli Incogniti est extraite de la vidéo de présentation du projet Corelli, réalisée par Alban Moraud.

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12 septembre 2013 4 12 /09 /septembre /2013 07:57

 

Richard Wilson Hounslow Heath

Richard Wilson (Penegoes, 1713/14-Colomendy Hall, 1782)
Hounslow Heath
, c.1770

Huile sur toile, 42,5 x 52,7 cm, Londres, Tate Gallery

 

Parmi les entreprises discographiques de ces dernières années, il en est une à laquelle ses multiples qualités valent de connaître une heureuse fortune tant auprès des critiques que d'un public grandissant. Lancée en septembre 2010, l'intégrale à venir de la musique pour pianoforte seul de Mozart confiée à Kristian Bezuidenhout par Harmonia Mundi, dont ne devraient être exclues que les pièces de jeunesse pensées pour le clavecin, est forte aujourd'hui de quatre généreux volumes sur les neuf qu'elle devrait comporter au total, autant de réalisations qui sont en train de redessiner, sans hâte et avec une remarquable constance, l'image que nous avions de ce répertoire.

Pianoforte de Mozart Anton Walter Vienne 2012Pourtant, y compris sur instruments anciens comme c'est le cas ici, le musicien ayant choisi de jouer des copies de deux pianoforte d'Anton Walter, dont on sait que Mozart lui en avait acheté, en 1784, un exemplaire que l'on peut toujours voir aujourd'hui dans la maison natale du compositeur à Salzbourg, les lectures du corpus des sonates, étendu ou non aux fantaisies, variations et « petites » pièces, ne manquent pas. Pour nous en tenir à des visions « historiquement informées », les pionniers Paul Badura-Skoda pour Astrée et Malcolm Bilson, un des maîtres de Kristian Bezuidenhout, pour Hungaroton, tous les deux à la fin des années 1980, ou, un peu plus tard, Alexei Lubimov pour Erato puis Ronald Brautigam pour BIS, sans parler des disques isolés d'Andreas Staier (Harmonia Mundi), Jos Van Immerseel (Accent et Sony) ou Robert Levin (DHM), ont donné à entendre un Mozart débarrassé de sa patine romantique et rendu à la sonorité des pianos de son temps, une démarche à laquelle on peut adhérer ou non mais qui a eu le mérite de remettre en cause un certain nombre de certitudes et d'habitudes d'écoute. Cette nouvelle intégrale s'inscrit donc dans ce qu'il est déjà possible de nommer une tradition, aussi récente soit-elle, dont elle bénéficie des trouvailles.

La caractéristique qui frappe le plus instantanément à l'écoute de ces quatre disques est sans doute leur extraordinaire séduction sonore, fruit à la fois des progrès dans la facture des copies de pianoforte utilisées et de la fidélité de l'interprète à un lieu et à une équipe d'enregistrement inchangés depuis le premier volume. Ce charme immédiat qui, avouons-le, faisait parfois défaut à certaines réalisations antérieures, est ici pleinement mis en valeur par des prises de son à la fois claires et chaleureuses, permettant de goûter avec ce qu'il faut d'ampleur et de recul acoustiques les qualités du jeu de Kristian Bezuidenhout. Ce dernier montre, tout d'abord, un toucher d'un raffinement rare soutenu par une grande fermeté qui l'empêche de tomber dans une quelconque forme de préciosité ou de vanité et lui permet de rendre sensibles toutes les nuances de la musique en les mettant entièrement au service de l'expression, ce qui vaut des instants réellement suspendus, comme l'Andante cantabile de la Sonate en si bémol majeur KV 333 (volume 3) qui se déploie comme une confidence murmurée dans un souffle. Le musicien étonne ensuite par un sens de la construction qui ne peut que laisser admiratif ; qu'il s'agisse de sa capacité à ne jamais perdre le fil d'un discours auquel il sait, sans jamais forcer les choses, imprimer une tension et un élan bien réels qui, entre autres mérites, permettent aux différents cycles de variations de sortir, contrairement à ce que l'on observe souvent, de l'ornière de l'exercice de salon quelque peu répétitif et de faire jeu égal, du point de vue de l'intérêt musical, avec les sonates ou les fantaisies, ou de la conception du programme de chaque disque, organisé non comme un projet encyclopédique, mais comme un récital aux humeurs variées évoquant ceux que l'on pouvait entendre au XVIIIe siècle, où, à l'instar du volume 4, les très sérieux Prélude et Fugue en ut majeur KV 394 pouvaient côtoyer les nettement plus légères Variations sur « Je suis Lindor » KV 354, dont le thème est emprunté à la musique de scène composée par Antoine Laurent Baudron pour le Barbier de Séville de Beaumarchais, il est évident que tout, dans ce parcours mozartien, a été conçu avec la même intelligence qui, en ne laissant rien au hasard, permet à l'interprète de gagner en liberté et en inventivité. Car, ne nous y trompons pas, si l'approche de Kristian Bezuidenhout est éclairée par les plus récentes avancées musicologiques, elle est avant tout celle d'un authentique musicien qui s'investit avec beaucoup d'intensité dans les lectures qu'il offre tout en sachant rester suffisamment en retrait pour que l'attention se porte uniquement sur la musique. kristian bezuidenhoutL'attention avec laquelle il traite des pièces qui, sous d'autres doigts, tournent parfois un peu en rond, comme l'étonnante Sonate en si bémol majeur KV 570 (volume 1), dont le matériau réduit et la structure parfois répétitive sont révélatrices de la crise que traversait alors Mozart, ou le Rondo en ré majeur KV 485 (volume 2), œuvre qui mise tout sur son charme et sa fraîcheur, et en tire le meilleur comme il le fait de pages auxquelles leur profondeur d'inspiration a valu d'être couronnées de louanges par la postérité (Fantaisie en ré mineur KV 397, Sonate en fa majeur KV 332, Sonate en ut mineur KV 457, entre autres), en dit long sur son humilité et sa volonté de ne pas se cantonner aux évidences rebattues sur le répertoire mozartien. Là où certains de ses confrères font qui dans un classicisme de bon aloi mais parfois sans grande personnalité, qui dans la surprise permanente d'aventure percussive, Kristian Bezuidenhout sonde le texte avec une infinie subtilité, en dosant minutieusement ses effets sans jamais en abuser. Ses détracteurs lui reprocheront probablement d'être trop discret, trop pudique, mais j'aurais aujourd'hui bien du mal à me résoudre à cesser de suivre un interprète qui, pour être finalement si peu dans la démonstration nombriliste, offre tant à entendre de ce que l'on imagine être Mozart tel qu'en lui-même.

Peut-être faut-il chercher une part des secrets d'une telle entente dans l'amour que l'interprète porte au pianoforte, cet « instrument tendre et introspectif », pour reprendre ses propres termes, dont il connaît visiblement parfaitement les ressources si l'on en juge par la façon dont il en exploite les couleurs, les nuances dynamiques et même les limites sonores, mais aussi dans le choix qu'il a fait de se cantonner le plus possible à la musique de Mozart afin de ne pas risquer un trop grand éparpillement, une décision un peu folle mais surtout diablement courageuse lorsque l'on songe au papillonnage qui signe notre époque, mais dont les bénéfices sont clairement audibles dans ces quatre premiers disques.

Je vous laisse à votre tour vous faire votre propre opinion en choisissant, selon votre propre fantaisie, l'un ou l'autre ou, pourquoi pas, l'ensemble de ces enregistrements qui, selon moi, méritent tous de figurer dans votre discothèque. Puissiez-vous goûter ce parcours mozartien placé sous le signe de l'intelligence, du brio, de la sensibilité et d'un authentique compagnonnage dont j'attends pour ma part, peut-être comme vous désormais, la prochaine étape.

 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), La musique pour clavier

 

Kristian Bezuidenhout, pianoforte
(Derek Adlam, 1987, d'après Anton Walter, Vienne, c.1785 pour le volume 1 et Paul McNulty, 2009, d'après Anton Walter et fils, Vienne, 1805 pour les suivants)

 

Mozart Keyboard Music volume 1 BezuidenhoutVolume 1 : Fantaisie en ut mineur KV 475, Sonate en fa majeur, KV 533/494, Sonate en si bémol majeur KV 570, Variations sur « Unser dummer Pöbel meint » en sol majeur KV 455

 

1 CD [durée totale : 72'15"] HMU 907497. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire, sur le site de l'éditeur ou ici.

 

Extrait proposé :

 

Sonate en si bémol majeur KV 570 : [I] Allegro

 

Mozart Keyboard Music volume 2 BezuidenhoutVolume 2 : Sonate en ut majeur KV 330, Rondo en la mineur KV 511, Rondo en ré majeur KV 485, Adagio en si mineur KV 540, Sonate en ut mineur, KV 457

 

1 CD [durée totale : 70'42"] HMU 907498. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire, sur le site de l'éditeur ou ici.

 

Extrait proposé :

 

Rondo en ré majeur KV 485

 

Mozart Keyboard Music volume 3 BezuidenhoutVolume 3 : Sonate en si bémol majeur KV 333, Variations sur « Ein Weib ist das herrlichste Ding » en fa majeur KV 613, Fantaisie en ut mineur KV 396, Sonate en fa majeur KV 332

 

1 CD [durée totale : 69'04"] HMU 907499. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire, sur le site de l'éditeur ou ici.

 

Extrait proposé :

 

Sonate en fa majeur KV 332 : [II] Adagio

 

Mozart Keyboard Music volume 4 BezuidenhoutVolume 4 : Fantaisie en ré mineur KV 397, Sonate en ré majeur, KV 311, Prélude et Fugue en ut majeur KV 394, Variations sur « Je suis Lindor » en mi bémol majeur KV 354, Sonate en sol majeur KV 283, Fantaisie en ré mineur (version complétée par Müller) KV 397

 

1 CD [durée totale : 71'28"] HMU 907528. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire, sur le site de l'éditeur ou ici.

 

Extrait proposé :

 

Fantaisie en ré mineur KV 397

 

Illustrations complémentaires :


La photographie du pianoforte de Mozart (Anton Walter, Vienne, début des années 1780), exposé à Vienne en avril 2012, est de Herwig Prammer © Reuters

La photographie de Kristian Bezuidenhout, tirée du site de l’artiste, est de Marco Borggreve.

 

Un merci tout particulier à Christian pour les pochettes des quatre disques.

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26 mai 2013 7 26 /05 /mai /2013 08:47

 

Simon Denis Paysage près de Rome durant un orage

Simon Denis (Anvers, 1755-Naples, 1813),
Paysage près de Rome durant un orage
, entre 1785 et 1806

Huile sur papier, 23,5 x 35,9 cm, New-York, Metropolitan Museum
(image en très haute définition ici)

 

Leonardo García Alarcón est un chef insatiable qui semble avoir chaussé des bottes de sept lieues pour parcourir, avec une célérité gourmande, les répertoires les plus divers. Alors que Ricercar fait paraître Carmina Latina, un disque réunissant des compositeurs de l'époque baroque actifs ou joués en Amérique latine que je chroniquerai bientôt mais dont vous pouvez d'ores et déjà trouver une très belle recension sur un jeune blog prometteur, L'Audience du temps, les Éditions Ambronay proposent une réalisation constituée de deux « tubes » du répertoire, maintes fois enregistrés, le Concerto pour clarinette et le Requiem de Mozart. Une telle parution ne pouvait que susciter des réactions contrastées et, à mon avis, également discutables ; en nous gardant de donner dans les pâmoisons hystériques ou dans les ricanements méprisants observés ici et là, tentons de voir ce qu'elle a à nous conter dans ces deux œuvres.

 

Force est tout d'abord de constater que le couplage de ce disque est assez inhabituel – on trouve plus volontiers le Concerto accompagné du Quintette avec clarinette KV 581 (1789), dans la même tonalité de la majeur, et le Requiem associé avec le Kyrie en ré mineur KV 341 (368a, datation problématique) ou la Maurerische Trauermusik KV 477 (479a , 1785) – et que, la surprise passée, il a l'insigne mérite de résumer le parcours de Mozart dans la dernière année de sa vie et l'extraordinaire distorsion romantique subie par son image dans l'esprit d'une large partie du public, cette tromperie ayant été encore renforcée par un film à succès comme Amadeus. Eduard Friedrich Leybold Un moment des derniers jours de MoContrairement à ce qui a longtemps été rabâché, 1791 est, pour le musicien, un temps d'espoir après le trou noir que représentent 1789 et surtout 1790, année presque vierge de compositions d'envergure : la situation financière de la famille Mozart s'améliore très sensiblement, sa plume est de nouveau fertile, d'autant qu'il a à honorer deux importantes commandes d'opéras, celles de La Clemenza di Tito (KV 621, septembre 1791) et celle de Die Zauberflöte (KV 620, 30 septembre 1791), qui sera un succès éclatant. On peut donc sans mal imaginer l'effervescence créatrice dans laquelle baignait le compositeur qui pressentait sans doute que sa carrière pouvait prendre un élan nouveau ; il avait d'ailleurs reçu commission, durant l'été, d'une œuvre d'un tout autre genre, un Requiem que le comte Walsegg-Stuppach (1763-1827), mélomane et franc-maçon, désirait faire exécuter à la mémoire de son épouse, morte en février. Je me permets, à ce stade, de renvoyer les lecteurs curieux des coulisses du Requiem à mon billet de mars 2009 qui tentait une mise au point à leur sujet et que je résume ici à grands traits. À l'opposé de ce que l'on a tenté de faire croire, hélas avec succès, Mozart se souciait comme d'une guigne de la commande du comte qu'il devait sans doute considérer comme un effroyable pensum et sur laquelle il ne commença probablement à travailler qu'à la mi-septembre pour n'y revenir ensuite que de façon très sporadique jusque vers le 20 novembre, date à laquelle la maladie qui devait l'emporter le 5 décembre l'obligea à poser définitivement la plume. Tous les éléments documentaires vont dans ce sens, qu'il s'agisse de l'absence de mention du Requiem dans la correspondance de Mozart, de l'inachèvement important de la partition – il faut rappeler que Constance fera appel à plusieurs contributeurs différents pour la terminer, n'optant pour Franz Xaver Süssmayr, semble-t-il, qu'en désespoir de cause – et, bien sûr, du fait que le musicien préférera mener à bien d'autres projets plutôt que cette messe des morts. Joseph Lange Mozart au pianoforteOutre une cantate maçonnique qui est son véritable « mot de la fin » (Laut verkünde unsre Freude KV 623, 15 novembre 1791), le Concerto pour clarinette fait partie de ces ultimes pages qui démontrent que l'énergie de Mozart, dans les dernières semaines de son existence, étaient concentrées sur la célébration de la vie et, en particulier, de la fraternité et de l'amitié. Certes, les ombres ne sont pas absentes de l'Allegro liminaire d'une œuvre qui ne se déprend jamais complètement d'une impalpable nostalgie, mais elles n'empêchent pas son cheminement vers la lumière apaisée et joyeuse du Rondo final au travers de la chaleureuse tendresse de l'Adagio médian, dans laquelle il peut être permis de voir une révérence envers l'ami Anton Stadler (1753-1812), dédicataire du concerto. C'est peut-être ici que se cristallise l'intérêt du couplage inhabituel de cet enregistrement : il juxtapose une œuvre lacunaire et finalement assez peu personnelle à une autre qui, sans avoir besoin d'un trucage de la réalité historique, nous en apprend beaucoup plus sur l'ultime Mozart que la première, bien que celle-ci ait été désignée par une postérité peu regardante comme l'Opus summum viri summi.

Parmi les différentes versions du Requiem, Leonardo García Alarcón a choisi de suivre celle élaborée par Franz Beyer, en lui ajoutant la fugue sur l'Amen du Lacrimosa conçue par Richard Maunder à partir de deux sujets autographes conservés à la Bibliothèque de Berlin ; ces deux musicologues ont eu pour but de purger la partition des fautes et ajouts de Süssmayr afin de tenter de s'approcher au plus près de l'original mozartien, et c'est donc fort logiquement que l'on en retrouve pas, dans cette réalisation, les Sanctus, Benedictus et Agnus Dei. Elle est globalement de bon niveau, mais reste cependant en-deçà des attentes qu'elle pouvait faire naître et du battage qui est actuellement fait à son sujet. Non que le chef manque d'idées, bien au contraire, ce qui rend d'ailleurs plus aiguë la frustration que l'on ressent après l'écoute : sa vision aux contrastes dramatiques et aux dynamiques soigneusement pensés, au souci de la ligne permanent, est portée d'un bout à l'autre, en effet, par un véritable souffle lyrique qui fait souvent défaut aux versions « historiquement informées » et pourrait bien réconcilier avec ces dernières la partie du public qui ne jure aujourd'hui encore que par les lectures « traditionnelles ». Il est donc d'autant plus dommage que cette très louable recherche d'éloquence soit mise à mal, comme ce fut le cas jadis avec les disques Vivaldi et Bach parus eux aussi chez Ambronay, Leonardo Garcia Alarcon Jean-Baptiste Millotpar une prise de son approximative et artificielle qui brouille les plans sonores et précarise les équilibres entre les différents pupitres, ainsi que par un quatuor vocal disparate où les messieurs ont incontestablement le dessus, en termes de netteté du chant, sur des dames à la voix au vibrato plutôt envahissant. Le Chœur de Chambre de Namur, maintes fois salué sur ce blog, est toujours aussi lumineux, mais un rien en retrait en terme de cohésion et d'articulation, problèmes que connaît également le New Century Baroque, un jeune orchestre plein d'enthousiasme mais qui doit encore travailler pour se forger l'identité sonore qui lui fait aujourd'hui défaut. D'une certaine façon, on pourrait dire que le tout vaut mieux ici que les parties considérées isolément car, malgré ces scories, l'impression qui domine est celle d'une interprétation maîtrisée et fervente, distillant de très beaux moments d'étonnement et d'émotion. Le Concerto pour clarinette appelle moins de réserves, car il est illuminé par la prestation de Benjamin Dieltjens, remarquable soliste dont les capacités de caractérisation, la précision de l'articulation et la superbe palette de couleurs sont un régal permanent et font souvent songer à la très belle prestation d'Eric Hoeprich avec Frans Brüggen (Philips, 1985) et The Orchestra of the 18th Century, dont on aurait aimé retrouver la subtilité de touche ici. Tout comme dans le Requiem, Leonardo García Alarcón dirige ses troupes avec le dynamisme chaleureux et l'intelligence qui signent la majorité de ses réalisations ; il transmet parfaitement à l'auditeur le chant nimbé d'indicible nostalgie dans laquelle baigne toute l’œuvre, le transportant au cœur même de cette ambiguïté où se niche une grande partie du charme de la musique de Mozart.

Voici donc un enregistrement passionnant et inabouti sur lequel tout mozartien fervent ne saurait néanmoins faire l'impasse, car les pistes qu'il emprunte sont souvent convaincantes et n'auraient sans doute pas manqué de susciter une adhésion supérieure si les moyens réunis pour les servir avaient été pleinement à la hauteur du propos. Au-delà des prises de position partisanes qui sont, à mes yeux, d'un intérêt nul lorsqu'il s'agit de jauger une interprétation, ce disque démontre, à mes yeux, que l'on tient avec Leonardo García Alarcón un véritable chef qui a bien raison de ne pas souhaiter se cantonner au répertoire baroque et nous réserve sans doute encore bien des surprises.

 

Mozart Concerto clarinette Requiem Leonardo Garcia AlarconWolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Concerto pour clarinette en la majeur, KV 622*, Requiem en ré mineur, KV 626

 

*Benjamin Dieltjens, clarinette de basset
Lucy Hall, soprano, Angélique Noldus, mezzo-soprano, Hui Jin, ténor, Josef Wagner, basse
Chœur de Chambre de Namur
New Century Baroque
Leonardo García Alarcón, direction

 

1 CD [durée totale : 65'39"] Ambronay Éditions AMY 038. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Requiem : Introitus : Requiem æternam

 

2. Concerto pour clarinette : [II] Adagio

 

3. Requiem : Rex tremendæ majestatis

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Eduard Friedrich Leybold (Stuttgart, 1798-Vienne, 1879), d'après Franz Schams (Vienne, 1823-1883), Un moment dans les derniers jours de Mozart, c.1857-59. Lithographie sur papier, 33,1 x 39,1 cm, Londres, British Museum

 

Joseph Lange (Wurtzbourg, 1751-Vienne 1831), Mozart au pianoforte (inachevé), c.1782-83 puis c.1789. Huile sur toile, 32,3 x 24,8 cm, Salzbourg, Mozarteum (cliché © Internationale Stiftung Mozarteum)

 

La photographie de Leonardo García Alarcón est de Jean-Baptiste Millot pour Qobuz.com

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21 mai 2013 2 21 /05 /mai /2013 06:58

 

Sir William Segar Portrait d'homme au pourpoint noir

Attribué à Sir William Segar (Angleterre ?, c.1554-Richmond, 1633),
Portrait d'homme au pourpoint noir
, c.1605

Huile sur panneau de chêne, 100 x 80,6 cm, Londres, Tate Gallery

 

« Bon sang ne saurait mentir » se dit-on en posant sur sa platine le premier enregistrement dont Thomas Dunford assume, à 25 ans, la responsabilité artistique. Pour ses premiers pas, ce jeune luthiste, fils de deux gambistes renommés, Jonathan Dunford et Sylvia Abramowicz, auquel ses talents de continuiste valent de faire partie de nombre d'ensembles de musique baroque, a choisi de se tourner vers un compositeur emblématique, John Dowland, dont il nous livre, en compagnie quatre chanteurs, un florilège de chansons et de pièces instrumentales.

 

Il est difficile aujourd'hui de parler du musicien anglais qui est devenu, avec son contemporain William Byrd (c.1540-1623), un des symboles artistiques de l'époque élisabéthaine, sans verser immédiatement dans les clichés. Bien sûr, il serait vain de nier que celui qui se désignait lui-même, dans le titre d'une de ses œuvres, comme « toujours Dowland, toujours dolent » (Semper Dowland, semper dolens) n'incarne pas à merveille la mélancolie qui semble avoir été cultivée comme une fleur rare durant une partie du règne d’Élisabeth Ière, mais il ne faut pas oublier, pour autant, que son art ne se résume pas à ceci. Celui qui est regardé, non sans raison, comme un des compositeurs anglais les plus influents de son temps fut également un des plus cosmopolites, du fait de sa difficulté, qui nous apparaît aujourd'hui assez incompréhensible d'autant qu'elle tient sans doute à de banals motifs confessionnels (Dowland s'était converti au catholicisme), à trouver un poste à la cour d'Angleterre en dépit des liens qu'il y cultivait. Fuga John Dowland his own handSa carrière se déroula essentiellement à l'étranger, en France de 1579 à 1584 environ, puis de façon épisodique en Allemagne et en Italie – sa présence est attestée à Rome et il dit avoir visité Venise, Padoue, Gênes et Ferrare avant son arrivée à Florence –, avant qu'il accepte une invitation de Christian IV, roi du Danemark, auprès duquel il demeura de 1598 à 1606. Bien que sa renommée fût alors européenne et que ses recueils connussent le succès, il lui fallut attendre encore six ans en vivant parfois d'expédients tout en assistant à la promotion de confrères moins doués que lui, revers dont il s'ouvre amèrement dans la préface de son ultime recueil, A Pilgrimes Solace (1612), avant que la reconnaissance tant attendue lui soit accordée ; le 28 octobre 1612, un poste fut spécialement créé pour lui et il devient le luthiste royal qu'il avait toujours convoité d'être. S'il ne publia plus qu'exceptionnellement après cette date, il resta apparemment actif jusque dans les dernières années de sa vie, puisque les dernière traces documentaires le concernant datent d'un peu plus d'une année avant sa mort, survenue en février 1626.

La musique de Dowland, regardée aujourd'hui comme une émanation parfaite de l'esprit anglais, est, en fait, le produit de la rencontre entre sa culture d'origine et toutes celles avec lesquelles il fut en contact durant un parcours qui l'obligea, comme on l'a vu, à aller chercher fortune ailleurs qu'en sa patrie. Ses pièces pour luth, dont la majorité est composée de danses, voient ces dernières s'éloigner progressivement d'une pratique chorégraphique concrète pour gagner des sphères plus abstraites, tandis que ses chansons portent indiscutablement la trace tant de l'air de cour français que de madrigal italien. Si le style du compositeur tend à gagner en expressivité au fil de ses trois Livres d'airs publiés respectivement en 1597, 1600 et 1603, tous sont marqués par une indéniable capacité à adapter au plus juste les rythmes musicaux pour qu'ils épousent le texte au plus près, comme un vêtement impeccablement taillé et sans fioritures, faisant de la précision et de la concision les gages d'une sobriété néanmoins porteuse d'une remarquable efficacité expressive. De l'emportement de Can she excuse à l'abattement de Sorrow stay, le compositeur rend sensibles tous les états du cœur de l'Homme, dont les revirements sont idéalement mis en scène au travers des alternances d'espoir et de désillusion de Come again.

 

Contrairement à l'habitude qui prédomine dans l'approche de ce répertoire, Thomas Dunford a choisi de confier les pièces vocales de son anthologie non à un soliste, mais à un quatuor vocal constitué de chanteurs confirmés – la basse Alain Buet et le ténor Paul Agnew –, en passe de l'être – le prometteur ténor Reinoud Van Mechelen, concomitamment à l'affiche d'un disque malheureusement inabouti consacré à Purcell chez le même éditeur –, ou en devenir – la soprano Ruby Hugues –, choix historiquement défendable qui apporte à cette réalisation une variété de couleurs et une animation très appréciables. Ce consort de voix, en dépit d'une soprano qui, en cherchant un peu trop à attirer l'attention sur elle, peine à se fondre vraiment dans l'ensemble, se révèle globalement bien équilibré et homogène ; Thomas Dunford Gerard Collettil parvient à transmettre les émotions des textes avec beaucoup de justesse, voire un certain panache et une implication dramatique qui rompt avec la tradition instaurée par Alfred Deller et ses nombreux suiveurs qui a eu tendance à faire de l'interprétation de ces chansons quelque chose d'un peu trop lisse et éthéré. Rien de tout ceci dans cette réalisation dans laquelle les mots claquent, les cœurs battent, les larmes coulent avec un naturel assez désarmant, dont il y a fort à parier qu'il ne sera pas forcément du goût de ceux pour qui ces airs tiennent avant tout de la miniature précieuse. Au luth solo, Thomas Dunford fait lui aussi le pari d'une spontanéité de l'approche et d'une franchise du trait qu'il assume avec une aisance apparente assez bluffante. Doué d'une technique impeccable au service d'une inventivité musicale et d'une sensibilité également évidentes, le jeune musicien livre de certaines des pages les plus célèbres de Dowland des lectures finement ouvragées et très abouties qui montrent qu'il a compris et digéré tant les conseils de maturation d'Hopkinson Smith que le style plus « théâtral » de Paul O'Dette, qui furent ses deux principaux maîtres, deux manières entre lesquelles il parvient à opérer une synthèse harmonieuse et convaincante. Si certains points restent, ça et là, perfectibles, si on aurait aimé entendre des pages moins courues, ce coup d'essai se révèle, par l'énergie qui s'en dégage et son refus de céder à une atmosphère uniment mélancolique, une belle réussite, tant du point de vue de l'art du soliste que de ses capacités à fédérer autour de lui une petite équipe de musiciens.

Je vous recommande donc ce premier disque de Thomas Dunford qui s'inscrit avec bonheur dans la discographie pourtant relevée consacrée à Dowland et peut même être considéré comme une anthologie assez idéale pour une première approche de l'univers de ce compositeur. On suivra donc le parcours de ce jeune luthiste avec beaucoup d'attention, en espérant le voir également servir des répertoires moins fréquentés que celui-ci, l'exploration de la musique pour luth étant loin d'être achevée. Pour l'heure, régalons-nous des heureuses prémices anglaises qu'il nous offre — bon sang n'a pas menti.

 

John Dowland Lachrimæ Thomas DunfordJohn Dowland (1563-1626), Lachrimæ : chansons et pièces instrumentales

 

Ruby Hugues, soprano, Reinoud Van Mechelen, ténor, Paul Agnew, ténor, Alain Buet, basse
Thomas Dunford, luth & direction

 

1 CD [durée totale : 64'48"] Alpha 187. Ce disque peut être acheté sur le site d'Outhere en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. The King of Denmarke, his Galliard

 

2. Can she excuse

 

3. Lachrimæ

 

Illustrations complémentaires :

 

Fugue manuscrite avec signature autographe de John Dowland (source non précisée).

 

La photographie de Thomas Dunford est de Gerard Collett.

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9 mai 2013 4 09 /05 /mai /2013 17:18

 

Caspar van Wittel La Darsena delle Galere et le Castello nu

Caspar van Wittel (Amersfoort, 1652/53-Rome, 1736),
La Darsena delle Galera et le Castello Nuovo à Naples, 1703.
Huile sur bois, 75,5 x 141 cm, Greenwich, National Maritime Museum

 

Les lecteurs qui suivent l'actualité de ce blog seront sans doute étonnés de la voir consacrée aujourd'hui à un récital d'airs d'opéra, genre souvent dénoncé ici comme une concession un peu facile aux modes du temps. Si brosser en musiques le portrait d'un célèbre chanteur n'est plus, depuis quelques années, faire preuve d'une quelconque originalité, lancer une série d'enregistrements consacrée aux voyages de ces voix qui firent rêver l'Europe entière à l'époque baroque éveille, en revanche, nettement plus de curiosité, surtout lorsque ce projet bénéficie de la qualité éditoriale du label Glossa, souvent saluée en ces lieux.

 

Pour ce volume inaugural intitulé I Viaggi di Faustina, la soprano Roberta Invernizzi, le chef Antonio Florio et son ensemble I Turchini, tous habitués à travailler de concert, ont choisi de faire revivre la figure de Faustina Bordoni (1697-1781) en évoquant ses deux séjours napolitains. Celle qui devait devenir une des cantatrices les plus célébrées d'une époque qui, on le sait, accordait volontiers sa préférence aux castrats, naquit et grandit à Venise, bénéficiant des cours de Michelangelo Gasparini, du castrat Bernacchi et de la protection des très influents frères Marcello. Après ses débuts vénitiens en 1716, de multiples engagements la conduisirent dans de nombreuses villes d'Italie, Milan, Modène, Bologne et finalement Naples, où elle arriva au début de l'automne 1721. Deux années durant, Faustina va se produire dans pas moins de sept opéras composés par certaines des plumes les plus aguerries d'alors, celles de Leonardo Leo (d'ailleurs inexplicablement absent de ce programme), Rosalba Carriera Faustina Bordoni avec une partitionFrancesco Mancini, Domenico Sarro et surtout Leonardo Vinci, dont elle va devenir une interprète privilégiée et l'amie, favorisant très probablement la carrière du musicien à Venise, tandis que celui-ci lui dédiera sa cantate Parto ma con qual core (dont un extrait est enregistré sur ce disque) lorsqu'elle quittera la cité parténopéenne à l'été 1723. Après qu'elle eut récolté, tout au long des années suivantes, des applaudissements non seulement dans la Péninsule mais aussi à Munich et à Vienne, sa renommée grandissante lui ouvrit un chemin semé d'autant de roses que d'épines jusqu'à Londres, où elle se produisit pour la première fois en 1726 dans Alessandro de Händel, rivalisant avec Francesca Cuzzoni qui faisait les délices du public de la capitale britannique depuis ses débuts fracassants en janvier 1723. Cette lutte entre deux fortes personnalités que les journaux anglais appelèrent rival Queens avant même qu'elles se fussent affrontées perdura jusqu'en 1730, lorsque Faustina épousa Johann Adolf Hasse (1699-1783) avec lequel elle s'installa à Dresde en juillet de l'année suivante, puis à Vienne au début de la décennie 1760, chantant dans les opéras de son époux mais faisant également des tournées qui la reconduisirent notamment en Italie, où le couple devait s'installer définitivement en 1773 pour finir ses jours à Venise. Officiellement retirée de la scène en 1751, elle n'en laissait pas moins un souvenir très vif et Charles Burney reprit, dans sa monumentale General History of music... (Londres, 1776-89), les louanges qu'adressait Quantz à sa voix dont il louait le brillant et la fluidité, mais aussi à ses talents d'actrice et à son intelligence du texte, soulignant qu'elle « jugeait lucidement et rapidement comment donner aux mots leur pleine puissance expressive. »

Roberta Invernizzi Irene de la SelvaRéunissant très majoritairement des airs appartenant à des productions des années 1721-1723, à la notable exception des extraits de Catone in Utica de Vinci, dont la création romaine de janvier 1728 ne donnait à entendre, conformément aux décrets papaux, que des voix masculines (un enregistrement de cette version princeps est annoncée au printemps 2015 chez Decca), donnés dans la mouture de leur reprise napolitaine de 1732, et deux extraits du Poro de Porpora (1731), seul choix vraiment discutable de ce projet car il s'agit d'une œuvre n'entretenant avec Naples que des relations assez ténues, cette anthologie évoque une Faustina âgée d'un peu plus de vingt ans, rayonnante de ses premiers succès et en route vers une gloire plus grande encore. Il s'agit indiscutablement d'une belle réussite qui découle de choix artistiques et éditoriaux globalement heureux — saluons notamment le soin apporté au texte de présentation, à l'iconographie, mais aussi à la prise de son. Roberta Invernizzi se glisse dans la peau de la cantatrice avec beaucoup d'aisance et lui rend un très bel hommage, en usant des qualités qui la rendent chère à nombre de mélomanes. Il est certain que ceux qui recherchent la théâtralité débridée et les effets tonitruants à la moindre note mises à la mode par certains gosiers médiatiquement exposés jusqu'à saturation resteront sur leur faim, tant l'art de la chanteuse se tient volontairement éloigné de la gesticulation et de l'outrance ; elle mise plutôt sur une finesse et une tenue qui, si elles peuvent être très légèrement frustrantes dans les airs qui requièrent plus d'emportement, font merveille dans tous les autres, lesquels forment heureusement la plus grande partie de ce programme. Avec une belle sûreté de moyens, tant du point de vue technique (stabilité des différents registres, netteté de l'articulation, intelligibilité du texte) qu'expressifs, la soprano nous entraîne au fil d'émotions caractérisées avec une subtilité de touche et un raffinement qui font pencher ce récital du côté de l'intimité d'un concert donné pour un public choisi plus que de celui de l’ambiance effervescente des théâtres, une optique qui me semble recevable et qui est défendue ici avec un indéniable talent. I Turchini Antonio FlorioBien entendu, I Turchini participent pleinement à ce bonheur d'écoute, que la répétition n'affaiblit pas, en se montrant des accompagnateurs tout à fait zélés et attentifs, déployant une sonorité ronde et une fort belle palette de couleurs, qui rend également délicieuses les trois pièces instrumentales proposées en complément des vocales. Cette réalisation est dirigée avec beaucoup de naturel et de fluidité par un Antonio Florio qui, en parfait connaisseur d'un répertoire qu'il explore avec une remarquable assiduité depuis plus de vingt ans, mène ses troupes avec intelligence en leur insufflant ce qu'il faut de vitalité pour que ce parcours ne connaisse ni sentiment d'ennui, ni baisse de tension. Mieux, il parvient à lui apporter une certaine cohérence d'ensemble, d'autant plus appréciable qu'elle n'est généralement pas le point fort de ce type de production.

I Viaggi di Faustina inaugure donc de fort belle façon cette série d'enregistrements consacrée aux chanteurs des XVIIe et XVIIIe siècles, laquelle devrait théoriquement se poursuivre à un rythme annuel. Espérons que le public saura faire bon accueil à cette pérégrination pensée et menée avec autant de soin que de goût dont on attend avec impatience de découvrir la prochaine étape.

 

I viaggi di Faustina Roberta Invernizzi Turchini Antonio FlI Viaggi di Faustina, airs, sinfonie et concerto de Nicola Porpora (1686-1768), Leonardo Vinci (c.1696-1730), Francesco Mancini (1672-1737), Domenico Sarro (1679-1744) et Antonio Maria Bononcini (1677-1726)

 

Roberta Invernizzi, soprano
I Turchini
Antonio Florio, direction

 

1 CD [durée totale : 66'37"] Glossa GCD 922606. Ce disque peut être acheté sur le site de l'éditeur en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Francesco Mancini, Traiano : Sinfonia
(AllegroAndante staccatoAllegro)

 

2. Leonardo Vinci, Catone in Utica : Confusa, smarrita (Marzia)

 

3. Antonio Maria Bononcini, Rosiclea in Dania : Lasciami un sol momento (Rosiclea)

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Rosalba Carriera (Venise, 1675-1757), Faustina Bordoni tenant une partition musicale, c.1724-25. Huile sur toile, 44,5 x 33,5 cm, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister. Une image en très haute définition est disponible en suivant ce lien.

 

La photographie de Roberta Invernizzi est d'Irene de la Selva, utilisée avec l'aimable autorisation de Glossa.

 

La photographie d'I Turchini est tirée du site internet de l'ensemble.

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30 avril 2013 2 30 /04 /avril /2013 08:38

 

Jan Both Paysage a l'embarcadère

Jan Both (Utrecht, c.1615-1652),
Paysage à l'embarcadère
, avant 1652

Huile sur toile, 76 x 91 cm, Amsterdam, Rijksmuseum

 

Un printemps anglais : Outhere aurait pu choisir cette devise pour définir la ligne directrice de certaines des récentes publications des différents labels regroupés sous sa bannière. Après le magnifique English royal funeral music de Vox Luminis, récemment chroniqué ici, et en attendant le Dowland de Thomas Dunford, le Purcell de Scherzi Musicali et les Suites anglaises de Bach par Pascal Dubreuil, arrêtons-nous aujourd'hui sur My precious manuscript, le premier disque d'un tout jeune ensemble malicieusement nommé La Sainte Folie Fantastique.

 

Cette réalisation, qui met à l'honneur des pièces tirées d'un manuscrit réalisé très vraisemblablement entre 1675 et 1680 pour être offert à un baronnet mélomane, Sir John St Barbe (c.1655-1723), et conservé aujourd'hui à la bibliothèque de la cathédrale de Durham sous la cote MS mus D2, illustre de manière saisissante à quel point l'Angleterre fut une terre propice pour que ces grands voyageurs que sont les morceaux de musique aient envie d'y poser leurs malles, de s'y mélanger à ce qui existait déjà, d'y faire souche. Ce mouvement, déjà perceptible au Moyen Âge, période durant laquelle les échanges avec le continent furent intenses et fructueux, s'accentua graduellement à partir du milieu du XVIe siècle, particulièrement sous l'effet du contact avec les modèles italiens importés par des compositeurs qui, comme Alessandro Striggio, séjournèrent brièvement sur l'île ou plus longuement, comme les Ferrabosco, une famille bolonaise dont certains membres s'y installèrent définitivement, pour prendre toute son ampleur après la Restauration de 1660 qui vit la cour britannique s'inspirer de la musique française sans perdre de vue l'italienne et tout en montrant également une certaine perméabilité à celle venue des contrées plus septentrionales, dont les germaniques, dont on sait quelle importance elles auront au siècle suivant sur la vie artistique d'outre-Manche grâce, entre autres, à Händel, Abel ou Johann Christian Bach.

Monogrammiste CVF Homme au violonLa sélection opérée par la Sainte Folie Fantastique dans le manuscrit de Sir John et dans d'autres sources similaires se concentre sur des sonates pour violon, viole de gambe et continuo, auxquelles ont été adjointes de belles variations sur la chanson When Daphne from fair Phoebus did fly et deux courts morceaux, également pour clavier, d'Heinrich Scheidemann qui rappellent les liens existant entre le Septentrion et l'Angleterre, notamment grâce à un compositeur comme Sweelinck, ainsi que deux airs populaires du Manchester lyra viol book joués à l'archiluth et deux pièces de viole signées Steffkins, un gambiste très renommé à son époque, actif aussi bien dans son Allemagne natale qu'en Grande-Bretagne et dans les Provinces-Unies. Si cet ensemble de pièces solistes peut être vu comme représentatif de traditions musicales solidement implantées outre-Manche où domine l'art des virginalistes, des luthistes et des violistes, les sonates sont, elles, empreintes de ce qui constituait, à l'époque, la modernité. Nombre d'entre elles révèlent, en effet, des traits italianisants marqués, tant dans leur structure – la forme même a été forgée en Italie – que dans l'exploitation du caractère mélodique du violon, l'ornementation très ouvragée de certains passages ou l'accent porté sur la virtuosité. Cette manière cohabite à parts plus ou moins égales, selon les compositeurs et les œuvres, avec des tournures plus nordiques ou locales, sensibles dans l'écriture très idiomatique pour la viole, l'usage parfois raffiné du contrepoint, et cette humeur fantasque, prompte à passer de la plus sombre gravité à la fantaisie la plus débridée en quelques instants, propre au Stylus Phantasticus d'invention certes ultramontaine mais porté à un extrême degré de raffinement par des compositeurs d'Europe du Nord comme, entre autres, Froberger, dont l'esprit s'invite quelquefois dans cette anthologie, bien qu'aucune de ses œuvres n'y figure. Au-delà de son caractère de cadeau précieux rassemblant quelques morceaux soigneusement choisis au sein de la production de certains brillants compositeurs anglais du troisième quart du XVIIe siècle, la manuscrit de sir John dévoile un réseau complexe d'influences mutuelles subtiles qui offre un voyage passionnant dans l'Europe musicale d'alors.

Je déplorais il y a quelques mois, à l'occasion de la parution du par ailleurs fort bon premier disque d'un jeune ensemble à la configuration exactement similaire à celui-ci, un certain manque de risque dans le choix du répertoire ; il n'en est heureusement rien ici et le premier bonheur que procure cette réalisation est celui de découvrir des œuvres qui à défaut, peut-être, d'être pour certaines totalement inédites, ne sont certainement pas les plus fréquentées du monde. La seconde raison de se réjouir est le très haut niveau de qualité interprétative atteint d'emblée par La Sainte Folie Fantastique qui fait montre d'un engagement et d'une sensibilité de tous les instants durant cette grande heure de musique où se côtoient, comme on l'a vu, les émotions les plus contrastées. La Sainte Folie FantastiqueComposée de quatre interprètes ayant atteint, dans leur domaine, un niveau qui tutoie l'excellence – Jérôme van Waerbeke au violon, Lucile Boulanger à la viole de gambe, Arnaud De Pasquale au clavecin et à l'orgue, Thomas Dunford à l'archiluth –, cette équipe jouant sans chef semble indubitablement soudée par une véritable complicité et étonne par la cohérence de ses choix, par sa capacité à trouver sans grandes difficultés apparentes un son d'ensemble immédiatement cohérent, par le bel enthousiasme qu'elle déploie pour ressusciter les pièces du manuscrit de Durham. J'avoue avoir été très séduit par le caractère plein de naturel de leur lecture, par la sensualité sonore qui s'en dégage et que la captation préserve sans l'alourdir, par l'équilibre entre les différents pupitres qui m'a souvent semblé très réussi, même si j'aurais souhaité un violon qui ose par instants se montrer un rien plus conquérant, ce dont il a indiscutablement les moyens. Cette minime réserve n'entache nullement une réalisation de haute volée et pleine de fraîcheur, servie par des artistes dotés d'une réelle personnalité, qu'il s'agisse de la finesse de l'archet de Jérôme van Warbeke, des étincelles et des déliés d'Arnaud de Pasquale, des arabesques rêveuses de Thomas Dunford ou d'une Lucile Boulanger dont chaque intervention semble capter la lumière et que l'on a hâte d'entendre un jour en soliste.

 

incontournable passee des artsJe vous recommande donc sans hésitation ce superbe enregistrement de la Sainte Folie Fantastique dont les qualités sont celles que l'on souhaiterait trouver dans chaque premier disque, tant en matière d'originalité du répertoire que de tenue de l'interprétation. On peut légitimement espérer que ces jeunes musiciens, qui ont visiblement plus d'un atout dans leur manche, seront bien vite encouragés à poursuivre leurs investigations et nous offriront de nouveaux projets tout aussi passionnants que celui-ci. En les remerciant pour le plaisir qu'ils nous offrent ici, on souhaite le meilleur pour la suite à ces quatre Fantastiques.

 

My precious manuscript La Sainte Folie FantastiqueMy precious manuscript, Fantastic sonatas from England to Germany : œuvres de Henry Butler († 1652), William Young († 1662), Heinrich Scheidemann (c.1595-1663), John Jenkins (1592-1678), Wilhelm Brad (1560-1630), Dietrich Steffkins († 1673), Dietrich Becker (1623-1679) et anonymes

 

La Sainte Folie Fantastique
Jérôme van Waerbeke, violon
Lucile Boulanger, viole de gambe
Arnaud De Pasquale, clavecin & orgue
Thomas Dunford, archiluth

 

1 CD [durée totale : 67'01"] Alpha 191. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Henry Butler, Sonate n°28 en sol mineur

 

2. Anonyme, Sonate n°27 en ré mineur

 

Illustrations complémentaires :

 

Monogrammiste CVF (actif au milieu du XVIIe siècle), Homme au violon, 1654. Gravure sur papier, 6,2 x 5,8 cm, Londres, British Museum

 

La photographie de La Sainte Folie Fantastique est de Julien Dubois, utilisée avec l'autorisation de l'ensemble.

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21 avril 2013 7 21 /04 /avril /2013 09:19

 

jacob philipp hackert feu d artifice au chateau saint-ange

Jacob Philipp Hackert (Prenzlau, 1737-San Pietro di Careggi, 1807),
Feu d'artifice au Château Saint-Ange à Rome
, 1775

Gouache sur papier, 44,7 x 58,2 cm, Weimar, Klassik Stiftung

 

Le catalogue des œuvres écrites pour deux pianoforte par Mozart est très réduit, mais il contient quelques pièces tout à fait dignes d'intérêt qui ont d'ailleurs attiré de célèbres pianistes, au nombre desquels ont peut citer Martha Argerich, Christian Zacharias ou André Prévin. Sur instruments anciens, le choix est moins large, malgré les réalisations de Paul Badura-Skoda et Jörg Demus ou de Robert Levin et Malcolm Bilson, pas forcément abouties ou difficilement trouvables. Le disque qui réunit aujourd'hui Alexei Lubimov et Yury Martinov dans des pages plus ou moins connues composées pour cette configuration instrumentale est donc particulièrement bienvenu.

 

La Sonate KV 448 qui ouvre ce récital est une œuvre de parade, née de l'imagination conquérante d'un Mozart de 25 ans, fraîchement installé à Vienne comme musicien indépendant après sa rupture avec Salzbourg et le prince-archevêque Colloredo qu'il déclare « haïr (…) jusqu'à la frénésie » dans la lettre du 9 mai 1781 scellant définitivement le divorce entre les deux parties, et qui a besoin de se faire une place dans une cité où il ne manque pas de concurrents. Il est très probable que cette page ait créée lors d'un concert privé, le 23 novembre de cette année de la prise d’indépendance du compositeur et que ce dernier l'ait interprétée en compagnie de son élève Josepha Auernhammer, dont le fumet l'indisposait mais qui, selon ses propres termes, « jouait à ravir. » Tout au long de sa Sonate, Mozart, tout en restant totalement maître de son inspiration, ne va pas lésiner sur les effets pour susciter l'étonnement et l'admiration, qui s'installent dès les premières mesures de l'Allegro con spirito initial, théâtral en diable et d'une virtuosité ébouriffante et crânement assumée qui ne fait relâche dans l'Andante central au sol majeur tendre et chantant que pour repartir de plus belle dans un Allegro molto final pour le moins survolté. Solidement campée dans un ré majeur triomphant, cette œuvre plus subtilement construite qu'il y paraît dégage une énergie voire une euphorie communicatives, un élan né de l'enthousiasme qui saisit en imaginant les chemins potentiellement ouverts que l'on a hâte de parcourir. En jouant sur les capacités dynamiques et les couleurs des pianos de son époque, qu'il connaissait parfaitement, Mozart obtient une pâte sonore d'une richesse presque orchestrale qui séduit autant qu'elle en impose.

hieronymus loschenkohl silhouette mozartLes trois autres partitions proposées sur ce disque pourraient être regroupées sous le titre « Wolfgang et ses exégètes », puisque toutes sont des élaborations à partir d'un matériel mozartien original complété, transcrit ou arrangé. On suppose que le Larghetto et allegro en mi bémol majeur, non répertorié au catalogue de Köchel (KV deest) a pu être composé dans les années 1782-83 ; ses 108 mesures partiellement en ébauche de partition ont été complétées par deux mains successives, celle de Maximilian Stadler (1748-1833) puis, en 1992, celle de Robert Levin. Conçu comme un bref prélude, le Larghetto est une pièce dont le ton de confidence presque douloureuse à mesure qu'elle progresse fait paraître, par contraste, d'autant plus lumineux l'Allegro qui suit, un morceau qui conjugue un charme assez galant et une indéniable ardeur. Avec l'Adagio et fugue en ut mineur KV 546, on bascule dans un tout autre univers, plus grave et plus austère. Cette œuvre a été composée en deux temps. Datée du 29 décembre 1783 et conçue pour deux pianos, la Fugue (KV 426) est un des fruits de la révélation à Mozart de la musique de Johann Sebastian Bach par le baron Gottfried van Swieten qui, grand amateur du style savant, possédait certains de ses manuscrits ; elle se vit adjoindre par le compositeur, cinq ans plus tard, un prélude Adagio lorsqu'il la transcrivit pour cordes (KV 546, 26 juin 1788). Donnée ici dans sa transcription intégrale pour deux claviers réalisée par Franz Beyer au XXe siècle, cette page est d'une grande densité émotionnelle, qui va parfois jusqu'à un certain sentiment tragique, et d'une facture pleine de surprises harmoniques et chromatiques quelquefois assez déroutantes qui laissent penser que, dans l'esprit de Mozart, se côtoyaient, au moment de sa composition, deux Bach, le père et son audacieux fils, Carl Philipp Emanuel. Comme on l'a souvent rappelé ici, il était fréquent, dès le XVIIIe siècle, que les œuvres à succès nécessitant un effectif assez important ou spécifique fassent l'objet de transcriptions. Le musicien tchèque Johann Gottfried Pratsch (c.1750-1818) alla un peu plus loin en arrangeant, c'est à dire en y ajoutant certains traits de son cru, le Quatuor pour pianoforte et cordes en mi bémol majeur KV 493 pour deux instruments à clavier. Il sut néanmoins respecter l'esprit de l'original, qu'il s'agisse de l'alternance entre l'affirmation confiante et l'expression d'une certaine fragilité dans l'Allegro liminaire, du caractère chantant et intime du magnifique Larghetto central, ou de la légèreté quelquefois ambiguë mais pleine d'humour du Rondo final, en répartissant de façon très habile les voix du quatuor initialement prévu aux deux claviers afin que leur dialogue demeure très vivant et en respectant parfaitement l'atmosphère chambriste de l'ensemble.

 

Mieux vaut être averti d'emblée : si vous aimez le Mozart plutôt policé qui a fait la gloire de décennies d'enregistrements, certains presque mythiques aujourd'hui, ce disque risque fort de vous désarçonner, voire de vous irriter. En effet, dès les premières secondes, Alexei Lubimov et Yury Martynov envoient valser bonnes manières, bonbonnières et perruques poudrées pour proposer un Wolfgang sanguin, sûr de lui et de son talent, et livrer une Sonate KV 448 d'anthologie, à la sève puissante, jouant sans complexe la carte du brillant et d'une certaine forme d'extériorité dans les mouvements extrêmes, ce qui est absolument conforme à l'esprit de l’œuvre. On aurait pu légitimement craindre, dans ces conditions, que les passages qui exigent plus d'intériorité soient abordés de façon superficielle alexei lubimov yury martynovet peut-être aurait-ce pu être le cas avec deux interprètes moins raffinés ou n'ayant pas pris le temps de mûrir suffisamment leur approche. Rien de tout ceci ici, et si les deux compères poussent quelquefois leurs vénérables instruments dans leurs derniers retranchements (il y a quelques notes qui zinguent un peu dans le Molto allegro final de la Sonate), ils savent aussi bien, lorsque la musique l'exige, en faire surgir un chant parfois éperdu et une douceur ineffable (Larghetto de l'arrangement du Quatuor KV 493), sans parler du soin apporté aux nuances et à la recherche du coloris qui sont de mise tout au long de cette réalisation. Les deux pièces plus brèves sont traitées avec les mêmes égards que les deux de plus vastes dimensions, et on appréciera particulièrement la façon dont les tensions et le caractère un peu étrange de l'Adagio et fugue KV 546 sont mises en valeur, ainsi que le moment de poésie suspendue du Larghetto (KV deest) qui passe comme un songe que l'on voudrait retenir encore un peu. Unis par une complicité de tous les instants, Lubimov et Martynov font de ces pages, dont ils explorent chaque recoin avec une gourmandise et une science également évidentes, un univers en soi, caractérisé avec beaucoup de justesse.

Il m'apparaît assez évident que l'appréciation que l'on pourra porter sur cet enregistrement aux partis-pris parfois tranchés variera grandement en fonction des habitudes d'écoute de chacun et de sa tolérance aux instruments employés, les mêmes, rappelons-le, que ceux que le compositeur avait à sa disposition. Je le considère, pour ma part, comme un excellent disque Mozart et de pianoforte, et le recommande chaleureusement à tous ceux qui ne se contentent pas de la routine, fût-elle luxueuse et adoubée par la critique officielle, mais goûtent une approche à la fois très directe et très pensée de la musique du parfois turbulent Wolfgang.

 

mozart pieces deux pianoforte lubimov martynovWolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Pièces pour deux pianoforte : Sonate en ré majeur, KV 448 (375a), Larghetto et allegro en mi bémol majeur KV deest, Adagio et fugue en ut mineur KV 546. Johann Gottfried Pratsch (c.1750-1818), Arrangement pour deux claviers du Quatuor pour pianoforte et cordes en mi bémol majeur KV 493

 

Alexei Lubimov et Yury Martynov, pianoforte (Vienne, c.1785 et c.1790)

 

1 CD [durée totale : 75'47"] Zig-Zag Territoires ZZT306. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Sonate KV 448 : [I] Allegro con spirito

 

2. Arrangement du Quatuor KV 493 : [II] Larghetto

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Hieronymus Löschenkohl (Elberfeld, 1753-Vienne, 1807), Silhouette de Mozart, 1785. Gravure sur cuivre, Vienne, Mozarthaus (© Wien Museum)

 

La photographie d'Alexei Lubimov et Yury Martynov est de Liza Katrich, utilisée avec autorisation.

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16 avril 2013 2 16 /04 /avril /2013 09:46

 

Edwaert Collier Nature morte aux Emblemes de Wither

Edwaert Collier (Breda, c.1640-Londres ou Leyde, c.1707/10),
Nature morte aux
Emblèmes de Wither, 1696

Huile sur toile, 83,8 x 107,9 cm, Londres, Tate Gallery

 

Souvenez-vous, c'était au printemps 2011. Un jeune ensemble au nom prédestiné, Vox Luminis, nous offrait son troisième disque et bouleversait, par la même occasion, la discographie pourtant relevée des Musicalische Exequien de Schütz. Après une pluie de récompenses internationales bien méritées, on avait hâte de retrouver Lionel Meunier et ses compagnons dans un nouveau projet ; il nous arrive aujourd'hui avec une réalisation qui apparaît comme une prolongation naturelle du précédent, puisqu'il s'agit d'une anthologie de musiques anglaises regroupées sous le titre d'English royal funeral music.

 

Le 28 décembre 1694, peu après minuit, la reine Mary II d'Angleterre mourut de la variole à Kensington Palace. La souveraine, qui avait administré les affaires du royaume avec beaucoup de fermeté et de pragmatisme lors des fréquentes absences de son époux, le roi William III, fut enterrée en l'abbaye de Westminster un peu plus de trois mois plus tard, le 5 mars 1695, lors d'une grandiose cérémonie réclamée par le peuple qui l'appréciait beaucoup, alors que le premier mouvement des institutions avait été d'organiser son enterrement de façon plus discrète. Jan van der Vaart La reine Mary IIOn a longtemps cru, sur la foi des odes composées annuellement par Henry Purcell pour l'anniversaire de Mary, que ce dernier était également l'auteur de la musique qui accompagna ses funérailles et cette certitude a engendré une foule d'enregistrements, dont certains fameux comme celui, aujourd'hui historique, de John Eliot Gardiner (Erato, 1977) ou celle, très scrupuleuse du point de vue des sources, de Robert King (Hyperion, 1994). Les recherches les plus récentes ont néanmoins démontré que les pièces qui furent jouées à cette occasion sont celles composées par Thomas Morley, vraisemblablement en vue de la cérémonie funèbre d’Élisabeth Ière qui lui survécut un peu plus de six mois. L'apport de Purcell se limita à compléter, en se coulant dans leur style assez archaïque, les Funeral sentences de son prédécesseur dont le Thou knowest, Lord était manquant et à écrire deux pages instrumentales, The Queen funeral march et une Canzona (Z.860) qui font intervenir un quatuor d'instruments récemment introduits en Angleterre par le compositeur morave Gottfried Finger (c.1660-1730) à l'occasion des célébrations de la Sainte Cécile de 1691, des trompettes munies de coulisses nommées flatt trumpets (que l'on entend dans cet enregistrement comme dans celui, cité plus haut, de King). Comprenant également deux Queen's Farewell composés pour la circonstance par James Paisible et Thomas Tollett, ce service funèbre qui, tel qu'on peut le reconstituer aujourd'hui, dure une petite vingtaine de minutes, est d'un style tout en retenue, pauvre en effets dramatiques en dehors de quelques dissonances occasionnelles, dont la solennité et la ferveur demeurent néanmoins touchantes.

Pour compléter le programme de son disque, Vox Luminis a choisi un certain nombre de pièces connues ou plus confidentielles qui donnent une idée de la richesse du répertoire funèbre – au sens large, certains morceaux participant au genre du Tombeau – développé en Grande-Bretagne au XVIIe siècle. Les Tombeaux sont au nombre de trois, Death hath deprived me écrit en mémoire de Thomas Morley par son ami Thomas Weelkes qui atteste de la pénétration des exigences expressives du madrigal italien outre Manche, le frémissant O dive custos aux lignes vocales nettement italianisantes de Purcell pour deux voix aiguës en hommage à la reine Mary, et la mélancolie désolée de la Sad pavan for these distracted times signée par Thomas Tomkins le 14 février 1649, quinze jours après la décapitation du roi Charles Ier. John Everton La reine Mary II sur son lit mortuaireDe ce dernier compositeur ont été également retenues les Burial sentences, un arrangement pour voix d'hommes de certaines parties des canoniques Funeral sentences ; leur destination demeure inconnue, mais elles font délibérément le choix d'une extrême sobriété des moyens et d'une concentration qui renforcent leur caractère de prière fervente. Presque à l'opposé se situent les pages de Purcell, parfaites illustrations d'une manière nouvelle qui prend ses distances, tout en n'oubliant pas de démontrer ponctuellement une connaissance et une maîtrise incontestable de ses techniques, avec la tradition polyphonique des maîtres de la Renaissance et vise à une expressivité toujours plus vive. Les relativement brefs Hear my prayer, O Lord, probablement la première partie d'une œuvre plus longue demeurée inachevée, et Remember not, Lord, our offences apportent la preuve de la capacité de l'Orpheus Britannicus à tirer le meilleur parti de structures mélodiques simples et son audace harmonique, mais son inventivité éclate pleinement dans les Funeral Sentences qu'il composa dans les années 1680-82 en trois sections contrastantes, la première, Man that is born of a woman, économe et d'une texture assez resserrée, préparant le feu sombre d'In the midst of life, avec ses lignes vocales flottantes illustrant le caractère transitoire de la vie humaine et ses chromatismes implacables, lequel fait place à l'imploration finale de Thou knowest, Lord, the secrets of our hearts, douloureuse au départ et gagnant en confiance à mesure qu'elle se déploie, qui achève cette via lachrymarum dans une atmosphère de douce résignation baignée de sérénité diffuse.

Après la réussite des Musicalische Exequien, on attendait la nouvelle réalisation de Vox Luminis avec impatience. Sans renouveler complètement le miracle de son prédécesseur, ce nouvel enregistrement se place une nouvelle fois à un niveau d'inspiration et de finition remarquable qui confirme l'excellence du travail de fond poursuivi par l'ensemble dirigé « de l'intérieur » par la basse Lionel Meunier. Tout d'abord, il faut saluer la cohérence du programme proposé et son courage ; outre qu'il est passionnant d'entendre, semble-t-il pour la première fois, ce que fut réellement la musique pour les funérailles de la reine Mary, il faut un certain panache pour offrir, dans un marché où prolifèrent les compilations tape-à-l’œil et légères jusqu'à l'inconsistance, une heure de pièces dont la thématique commune est le deuil et l'humeur à la concentration plutôt qu'à la distraction. Vox Luminis a les moyens de ses ambitions, qu'il s'agisse des chanteurs qui le composent lesquels, sans rien renier de leurs souvent brillantes individualitésVox Luminis 2012 – écoutez seulement le moment de grâce absolue qui, à lui seul, justifierait l'achat du disque, qu'est O dive custos où les sopranos Zsuzsi Tóth et Sara Jäggi mêlent leur voix en un dialogue bouleversant –, parviennent à se fondre en un tout à la fois très homogène et totalement lisible dont les qualités de fluidité, de netteté, de stabilité évoquent, à plus d'une reprise, le meilleur du Huelgas Ensemble, mais qui démontrent également de très belles capacités à théâtraliser les émotions avec une finesse dont certains gagneraient à s'inspirer (c'est le cas dans tous les Purcell, magnifiques), des continuistes à la fois discrets et très réactifs, ou des invités conviés pour ce projet, la « bande de hautbois » à la saveur très française de Lingua Franca, la percussion subtilement dosée et les cuivres bien équilibrés des Trompettes des Plaisirs, et le virginaliste subtil qu'est Guy Penson, lequel livre une fort belle lecture de la Sad Pavan de Tomkins. Il faut également souligner que, tout comme dans le Schütz de 2011, la prise de son de Jérôme Lejeune rend particulièrement bien justice au travail des musiciens avec lequel elle fait véritablement corps, ce qui en dit long sur la complicité qui unit les participants à ce projet. Avec beaucoup de justesse, de sensibilité et d'intelligence, Lionel Meunier et ses troupes livrent une réalisation du plus grand intérêt, tant du point de vue musicologique qu'artistique, parfaitement pensée et aboutie, qui s'inscrit dans la grande tradition du label Ricercar.

incontournable passee des artsJe vous recommande donc sans hésitation cet English royal funeral music qui constitue un splendide hommage à la musique britannique du XVIIe siècle et confirme que la réussite des Musicalische Exequien offertes il y a deux ans par Vox Luminis ne devait rien au hasard. Sans rien brusquer, sans céder un instant aux effets de mode ou aux gesticulations, en continuant, au contraire, à avancer sereinement sur la voie de l'exigence et de la probité, Lionel Meunier et ses formidables musiciens sont en train de s'installer comme un des ensembles incontournables dans le domaine de la musique ancienne.

 

English royal funeral music Vox Luminis Lionel MeunierEnglish royal funeral music. Œuvres de Thomas Morley (1557/58-1602), Thomas Tomkins (1572-1656), Thomas Weelkes (1576-1623), James Paisible (c.1656-1721), Henry Purcell (1659-1695), Thomas Tollett († 1696)

 

Vox Luminis
Lionel Meunier, basse & direction
Les Trompettes des Plaisirs – Jean-François Madeuf, direction
Lingua Franca – Benoît Laurent, direction
Guy Penson, virginal

 

1 CD [durée totale : 62'30"] Ricercar RIC 332. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. James Paisible, The Queen's Farewell
Thomas Tollett, The Queen's Farewell

 

2. Thomas Morley, The first dirge Anthem :
I am the resurrection and the life
I know that my Redeemer liveth

We brought nothing into this world

 

3. Henry Purcell, Canzona Z.860

 

4. Thomas Weelkes, Death hath deprived me

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Attribué à Jan van der Vaart (Haarlem, 1647-Londres, 1721), La reine Mary II d'Angleterre, c. 1692-94. Huile sur toile, 124,5 x 100,3 cm, Londres, National Portrait Gallery (NPG 197, cliché © National Portrait Gallery)

 

Graveur anonyme, John Overton (Londres, 1640-1713) éditeur, La Reine Mary sur son lit mortuaire, c.1694. Gravure sur papier, 26,6 x 18,2 cm, Londres, British Museum (INV 1874.0411.61)

 

La photographie de Vox Luminis est de Orsolya Markolt, utilisée avec autorisation.

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24 février 2013 7 24 /02 /février /2013 09:08

 

francisco bayeu y subias dejeuner a la campagne

Francisco Bayeu y Subías (Saragosse, 1734-Madrid, 1795),
Déjeuner à la campagne
, 1784
Huile sur toile, 37 x 56, Madrid, Musée du Prado
[image en très haute définition ici]

 

Au XVIIIe siècle, lorsqu'une œuvre rencontrait le succès, il n'était pas rare qu'elle suscitât des transcriptions visant à en adapter l'effectif pour en assurer une plus large diffusion auprès des cercles d'amateurs, qu'il s'agisse de réductions d'œuvres concertantes ou symphoniques à des effectifs de chambre, comme dans le cas de certains concertos de Mozart conçus ainsi de sa propre main, ou d'arrangements modifiant la nomenclature instrumentale originale. La Real Cámara qui s'est fait, depuis de nombreuses années, une spécialité de la musique de Luigi Boccherini, nous propose aujourd'hui de découvrir une adaptation de ses Quatuors opus 26 dans un disque publié chez Glossa.

 

Natif de Lucques en Toscane où son père, musicien, se chargea de son éducation, Boccherini effectua trois séjours en sa compagnie à Vienne, de décembre 1757 à septembre 1758, puis d'avril 1760 à mars 1761, et enfin d'avril 1763 à avril 1764 durant lesquels, outre son travail de musicien d'orchestre, il se fit remarquer pour ses talents de violoncelliste virtuose, comme il le fit également en Italie, principalement du Nord, lors des concerts qu'il donna entre deux départs puis après son congé définitif de la capitale autrichienne. Le début des années 1760 fut pour lui une période féconde en œuvres nouvelles, puisqu'il le vit notamment faire ses premier pas dans le domaine du quatuor à cordes avec son Opus 2 datant de 1761 mais publié en 1767, jean etienne liotard luigi boccherini sans doute peu après les tournées qu'il fit avec trois autres célèbres musiciens de l'époque, Giuseppe Maria Cambini, Pietro Nardini et Filippo Manfredi. C'est en compagnie de ce dernier qu'il partit pour Gênes puis Paris où les deux hommes séjournèrent de la fin de 1767 au début d'avril 1768. Si les œuvres de Boccherini étaient alors très appréciées dans la capitale française où elles le resteront jusque dans les premières décennies du XIXe siècle, il ne semble pas que cette étape fut couronnée d'autant de succès qu'escompté, car pas plus qu'à Vienne ne s'y dessina la promesse d'un poste stable. Pourtant, ces six mois parisiens devaient avoir une importance décisive pour le musicien qui ne gagna pas Londres, comme initialement prévu, mais l'Espagne, sur la foi d'une perspective d'emploi au sein de la Compagnia dell'opera Italiana dei Sitios Reales dédiée, comme l'indique son nom, à l'opéra italien. On connaît la suite : Boccherini ne devait plus quitter ce pays où il fut successivement au service de l'infant Luis Antonio Jaime de Bourbon de 1770 à la mort, en 1785, de ce patron qu'il suivit dans son exil à Las Arenas de San Pedro, puis attaché à la Chapelle royale de Madrid tout en travaillant au profit de quelques grandes familles, avant de connaître nombre de revers de fortune durant les neuf dernières années de sa vie ; lorsqu'il mourut, le 28 mai 1805, sa situation matérielle était des plus modestes.

Boccherini a beaucoup fréquenté le genre du quatuor à cordes, dont il laisse presque une centaine d'exemples composés jusqu'aux toutes dernières années de sa vie. Les six Quartettini, pour reprendre la terminologie utilisée par le musicien lui-même, formant l'opus 26 datent de l'année 1778 et connurent un très grand succès lors de leur publication en 1781 à Vienne, ce qui explique qu'ils furent transcrits par une même main demeurée anonyme, quelques années plus tard, pour deux instruments à clavier et sous la forme desQuatuors pour le clavecin ou pianoforte, violon, viola et basse obligé (sic) enregistrée ici. Les six œuvres, préservées dans un manuscrit de la Sächsische Landesbibliothek de Dresde, sont, comme leurs modèles, en deux mouvements, dont le second est un menuet, une configuration adoptée par Boccherini avec l'Opus 15 de 1772 et qui constitue sans doute une des traces laissées dans son art par son court séjour à Paris, francisco bayeu y subias dejeuner a la campagne detailoù cette contexture était courante, alors que les quatuors de ses premiers opus se conformaient plutôt à la mode viennoise et comportaient donc préférentiellement trois, voire quatre mouvements. L'esthétique musicale y est richement contrastée, comme souvent chez un compositeur que la position de retrait de son employeur mettait de facto un peu à l'écart – mais pas dans l'ignorance – des modes de son temps, en lui permettant de laisser s'exprimer sa fantaisie avec une grande liberté. On trouvera donc dans ces six quatuors des traits relevant du style galant, avec une attention particulière accordée à la fluidité et à l'élégance des mélodies (Quartetto IV°), d'autres du classicisme naissant matérialisé par une volonté de clarté structurelle (Allegro moderato du Quartetto I°, par exemple), d'autres encore de l'Empfindsamkeit à la manière de Carl Philipp Emanuel Bach, en particulier dans les deux œuvres en mineur, riches en irrégularités, en suspensions et emplies d'un sentiment préromantique quelque peu farouche dont le meilleur exemple est l'Andante appassionato ma non lento du Quartetto VI° en fa mineur. Un autre des points particulièrement intéressants de cet ensemble est l'égalité de traitement entre les deux parties de chaque Quatuor que Boccherini construit avec un soin équivalent et auquel il donne un poids émotionnel relativement proche, ce qui autorise les Menuets à jouer pleinement la carte du contraste tout en ne se cantonnant pas à un rôle purement dansant et récréatif, et contribue à renforcer le caractère unitaire de chacune des six partitions.

Les musiciens de La Real Cámara, comme on pouvait s'y attendre compte tenu de leur expérience de ce répertoire, trouvent instantanément leurs marques avec ces Quatuors avec clavier dont ils livrent une lecture dans laquelle la clarté le dispute à l'élégance. Il y a, dans l'approche des quatre musiciens, quelque chose de convivial, de détendu sans relâchement, qui correspond parfaitement à l'esprit de conversation spirituelle raffinée émanant de ces pages et qui, grâce à un engagement de tous les instants, en exalte le charme, dont une écoute attentive laisse percevoir que l'allure sans façon procède d'une stratégie des effets soigneusement pensée. la real camaraRompus aux exigences de cette musique, les interprètes nous gratifient d'une prestation parfaitement maîtrisée d'un point de vue technique, très clairement articulée et phrasée, avec un sens très fin des nuances et à laquelle ne manque parfois qu'un rien de souplesse pour que notre bonheur soit complet. Les timbres sont séduisants, avec une mention particulière pour le pianoforte joué par Arthur Schoonderwoerd, copie moderne d'un instrument de 1793 signé par Johann Andreas Stein, dont l'image sonore entre pianoforte et clavecin et la transparence des harmoniques, parfaitement en situation ici, évoquent irrésistiblement le Tangentenflügel (piano à tangentes), et restitués avec beaucoup de naturel par une prise de son sans artifices. Sans aucune prétention, mais avec une complicité et un bonheur évident de jouer des adaptations qui, sans son intérêt, seraient injustement restées lettre morte et qu'ils abordent avec autant de conviction et de soin que s'il s'agissait de partitions autographes, La Real Cámara se place avec beaucoup de justesse dans l'esprit de ces amateurs du XVIIIe siècle qui se réunissaient pour le plaisir de faire de la musique ensemble et parvient sans mal à nous faire partager son enthousiasme.

 

Je recommande donc à tous ceux qui aiment ce compositeur encore trop peu mis en valeur aujourd'hui, du moins en France, de se pencher sur le Boccherini buissonnier de La Real Cámara qui, s'il ne représente sans doute pas un jalon essentiel de la discographie, permet, grâce à l'évidente musicalité de ses interprètes, de passer un excellent moment et, par la grâce d'une transcription savoureuse, de découvrir les six Quatuors de l'opus 26 avec une oreille et des sensations renouvelées.

 

luigi boccherini six quatuors G259 la real camaraLuigi Boccherini (1743-1805), Six quatuors pour le clavecin ou pianoforte, violon, viola et basse obligé G. 259

 

La Real Cámara
Emilio Moreno, violon, Antonio Clares, alto, Mercedes Ruiz, violoncelle, Arthur Schoonderwoerd, pianoforte

 

1 CD [durée totale : 70'53"] Glossa GCD 920312. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Quartetto VI° en fa mineur :
[I] Andante appassionato ma non lento

2. Quartetto I° en si bémol majeur :
[II] Minuetto con moto

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

Jean Étienne Liotard (Genève, 1702-1789), Portrait présumé de Luigi Boccherini, c.1764-68. Huile sur toile, 81 x 65 cm, collection privée © Gerhard Christmann, Budenheim (Allemagne)

La photographie de La Real Cámara est tirée du site internet de la GEMA.

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