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19 septembre 2013 4 19 /09 /septembre /2013 14:11

 

 

Un peu d'été s'attardait encore et caressait les vénérables pierres de l'abbaye d'Ambronay en ce début de soirée du vendredi 13 septembre qui voyait l'ouverture de la 34e édition du festival qui, chaque début d'automne, réunit valeurs sûres et talents prometteurs majoritairement dans le domaine de la musique baroque. À bien des égards, la « Machine à rêves » choisie pour intituler ce crû 2013 était de celles qui conduisent vers le proche basculement dans un monde nouveau, avec le départ de l'actuel directeur, Alain Brunet, auquel succédera Daniel Bizeray, et la fin de la résidence de Leonardo García Alarcón, artiste devenu emblématique de l'Ambronay de ces dernières années comme le fut autrefois avec, n'en déplaise à certains, une force comparable, Jordi Savall.

 

Festival Ambronay Vêpres Monteverdi Garcia Alarco-copie-1Pour le chef argentin, diriger les Vespro della Beata Vergine (1610) de Claudio Monteverdi, œuvre destinée, entre autres, à démontrer l'étendue du savoir-faire de son auteur qui cherchait à s'échapper de la cour de Mantoue devenue trop étroite pour ses ambitions, revêtait un caractère symbolique extrêmement fort. Quel chemin parcouru, en effet, par le jeune assistant de Gabriel Garrido qui, ainsi qu'il le rappellera en souriant à la fin du concert, tenait, en 2000, le continuo d'orgue « caché derrière un pilier » de cette même abbatiale, et dont chaque prestation déclenche aujourd'hui l'enthousiasme d'un public dont une partie est d'ailleurs venu à la musique dite « classique » grâce au formidable catalyseur d'énergies que même ses détracteurs avouent qu'il est.

Leonardo García Alarcón connaît ces Vêpres multiformes « de l'intérieur » et si l'interprétation qu'il a donnée n'a pas soulevé que des murmures d'approbation, elle a l'insigne mérite de refléter un véritable travail de réflexion sur la partition et ses enjeux qui ne surprendra pas ceux qui prennent le temps d'écouter véritablement le travail de ce chef, qu'ils y adhèrent ou non, plutôt que se contenter de prêter l'oreille à ce qui s'en dit dans certains cercles prétendument autorisés. Pour servir sa vision, il a choisi de se reposer sur une équipe de fidèles dont certains ont, une nouvelle fois, su tirer brillamment leur épingle du jeu. Le plus éclatant de tous a, sans grande surprise, été Fernando Guimarães, ténor dont la solidité des moyens vocaux et l'abattage sont toujours aussi impressionnants et qui a imposé son autorité naturelle dans chacune de ses interventions, notamment dans un Nigra sum à la charge érotique presque impérieuse. Que Zachary Wilder, le second ténor, ait pu donner la réplique à une aussi forte personnalité sans pâlir est déjà, en soi, une qualité ; ce chanteur en possède bien d'autres, dont une expressivité très raffinée qui contraste, en la complétant, avec celle, plus percutante, de son compère, et une articulation particulièrement claire et soignée ; quelque chose me dit que c'est un artiste dont on reparlera. Cette même idée de netteté est celle qui vient le plus immédiatement à l'esprit pour qualifier la prestation de Céline Scheen, dont la maîtrise faisait oublier quelques extrêmes aigus un peu éteints. On m'accusera de verser dans les clichés les plus éculés si j'écris que le couple qu'elle formait avec Mariana Flores était parfaitement complémentaire, elle personnifiant une vocalité quelque peu « septentrionale », tandis que sa brune comparse incarnait toute la générosité et la séduction chaleureuse que l'on prête aux voix plus méridionales ; le Pulchra es a, en tout cas, été un moment plein de charme grâce à ce duo aussi bien équilibré que celui des ténors. Saluons, pour finir ce rapide tour d'horizon des solistes, la présence de Victor Torres, baryton dont chaque intervention a été un enchantement. La voix, sans doute, accuse parfois le passage du temps, mais quelle juste éloquence, quel naturel, quel sens inné et sans aucune préciosité de la nuance ; son Audi coelum a, sans contredit, été un des plus beaux moments de ces Vespro.

La Cappella Mediterranea s'est présentée elle aussi dans de bien beaux atours où brillaient comme des gemmes quelques très belles individualités comme la violoniste Stéphanie de Failly ou la cornettiste Judith Pacquier, ainsi que d'excellents pupitres de saqueboutes (Fabien Cherrier, Adrian France, Jean-Noël Gamet) et de cordes pincées (Massimo Moscardo et Quito Gato), délivrant une sonorité d'ensemble qui, par son opulence sans lourdeur, sa transparence sans sécheresse et sa réactivité, posait l'orchestre en véritable acteur et non en simple accompagnateur. Je tiens à souligner particulièrement la prestation remarquable de l'homme caché derrière un pilier, Lionel Desmeules, qui, outre un continuo d'orgue impeccable, a également donné à entendre des antiennes grégoriennes parfaitement réalisées, ce qui est loin d'être toujours le cas. Voici un musicien que l'on prendra plaisir à réentendre souvent, au disque comme au concert. Le Chœur de Chambre de Namur a une nouvelle fois été à la hauteur de sa réputation par sa discipline d'ensemble et la toujours très grande netteté de ses phrasés, qualités qui vont de pair avec un investissement de tous les instants très bienvenu dans une œuvre qui en demande beaucoup.

Festival Ambronay Vêpres Monteverdi Garcia Alarcon CappellToutes ces belles qualités n'ont cependant pas pu empêcher quelques baisses de tension durant la première partie du concert dans laquelle apparaissaient parfois, avec une acuité presque cruelle, les traces de la fatigue accumulée durant le véritable marathon des trois journées précédentes durant lesquelles les Vespro ont été enregistrées en vue d’une parution discographique en 2014. La seconde a, en revanche, été un quasi sans-faute avec une Sonata sopra Sancta Maria étincelante, un Ave maris stella touchant d'humble recueillement et un Magnificat parfaitement pensé et conduit dont la formidable prière a constitué une conclusion pleine d'une exultation assez emballante.

 

Ces Vespro della Beata Vergine, malgré quelques faiblesses ponctuelles, ont apporté une nouvelle illustration de l'art de Leonardo García Alarcón, un chef qui, contrairement à un certain nombre de ses confrères qui se rassurent en récitant des leçons bien apprises de leurs aînés sans leur apporter forcément une touche personnelle, ose prendre des risques et remettre en question les certitudes interprétatives. Il y a fort à parier que certains de ses choix de distribution, comme dans le Duo Seraphim, confié à deux ténors et baryton pour mieux illustrer la Trinité, ou d'instrumentation, comme ces flûtes ténor aussi inattendues qu'évocatrices dans l'Ave maris stella, ou encore le fait qu'il souligne, comme peu d'interprètes avant lui, les liens très forts qu'entretient ce recueil sacré avec la musique profane, ne feront pas l'unanimité. Ils ne se sont pas moins unis autour d'une équipe soudée pour offrir, en cette soirée de septembre, un magnifique hommage au foisonnement de l'inspiration monteverdienne, digne à la fois de son métier très sûr et de son imagination toujours en éveil.

 

Festival d'Ambronay 2013 La machine à rêves34e Festival d'Ambronay, 13 septembre 2013

 

Claudio Monteverdi (1567-1643), Vespro della Beata Vergine (1610)

 

Céline Scheen, Mariana Flores, sopranos
Fabián Schofrin, contre-ténor
Fernando Guimarães, Zachary Wilder, ténors
Victor Torres, Matteo Bellotto, barytons
Sergio Foresti, basse
Cappella Mediterranea
Chœur de Chambre de Namur
Leonardo García Alarcón, direction

 

Crédits photographiques :

Les clichés utilisés dans cette chronique sont de Bertrand Pichène © CCR Ambronay

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12 septembre 2013 4 12 /09 /septembre /2013 07:57

 

Richard Wilson Hounslow Heath

Richard Wilson (Penegoes, 1713/14-Colomendy Hall, 1782)
Hounslow Heath
, c.1770

Huile sur toile, 42,5 x 52,7 cm, Londres, Tate Gallery

 

Parmi les entreprises discographiques de ces dernières années, il en est une à laquelle ses multiples qualités valent de connaître une heureuse fortune tant auprès des critiques que d'un public grandissant. Lancée en septembre 2010, l'intégrale à venir de la musique pour pianoforte seul de Mozart confiée à Kristian Bezuidenhout par Harmonia Mundi, dont ne devraient être exclues que les pièces de jeunesse pensées pour le clavecin, est forte aujourd'hui de quatre généreux volumes sur les neuf qu'elle devrait comporter au total, autant de réalisations qui sont en train de redessiner, sans hâte et avec une remarquable constance, l'image que nous avions de ce répertoire.

Pianoforte de Mozart Anton Walter Vienne 2012Pourtant, y compris sur instruments anciens comme c'est le cas ici, le musicien ayant choisi de jouer des copies de deux pianoforte d'Anton Walter, dont on sait que Mozart lui en avait acheté, en 1784, un exemplaire que l'on peut toujours voir aujourd'hui dans la maison natale du compositeur à Salzbourg, les lectures du corpus des sonates, étendu ou non aux fantaisies, variations et « petites » pièces, ne manquent pas. Pour nous en tenir à des visions « historiquement informées », les pionniers Paul Badura-Skoda pour Astrée et Malcolm Bilson, un des maîtres de Kristian Bezuidenhout, pour Hungaroton, tous les deux à la fin des années 1980, ou, un peu plus tard, Alexei Lubimov pour Erato puis Ronald Brautigam pour BIS, sans parler des disques isolés d'Andreas Staier (Harmonia Mundi), Jos Van Immerseel (Accent et Sony) ou Robert Levin (DHM), ont donné à entendre un Mozart débarrassé de sa patine romantique et rendu à la sonorité des pianos de son temps, une démarche à laquelle on peut adhérer ou non mais qui a eu le mérite de remettre en cause un certain nombre de certitudes et d'habitudes d'écoute. Cette nouvelle intégrale s'inscrit donc dans ce qu'il est déjà possible de nommer une tradition, aussi récente soit-elle, dont elle bénéficie des trouvailles.

La caractéristique qui frappe le plus instantanément à l'écoute de ces quatre disques est sans doute leur extraordinaire séduction sonore, fruit à la fois des progrès dans la facture des copies de pianoforte utilisées et de la fidélité de l'interprète à un lieu et à une équipe d'enregistrement inchangés depuis le premier volume. Ce charme immédiat qui, avouons-le, faisait parfois défaut à certaines réalisations antérieures, est ici pleinement mis en valeur par des prises de son à la fois claires et chaleureuses, permettant de goûter avec ce qu'il faut d'ampleur et de recul acoustiques les qualités du jeu de Kristian Bezuidenhout. Ce dernier montre, tout d'abord, un toucher d'un raffinement rare soutenu par une grande fermeté qui l'empêche de tomber dans une quelconque forme de préciosité ou de vanité et lui permet de rendre sensibles toutes les nuances de la musique en les mettant entièrement au service de l'expression, ce qui vaut des instants réellement suspendus, comme l'Andante cantabile de la Sonate en si bémol majeur KV 333 (volume 3) qui se déploie comme une confidence murmurée dans un souffle. Le musicien étonne ensuite par un sens de la construction qui ne peut que laisser admiratif ; qu'il s'agisse de sa capacité à ne jamais perdre le fil d'un discours auquel il sait, sans jamais forcer les choses, imprimer une tension et un élan bien réels qui, entre autres mérites, permettent aux différents cycles de variations de sortir, contrairement à ce que l'on observe souvent, de l'ornière de l'exercice de salon quelque peu répétitif et de faire jeu égal, du point de vue de l'intérêt musical, avec les sonates ou les fantaisies, ou de la conception du programme de chaque disque, organisé non comme un projet encyclopédique, mais comme un récital aux humeurs variées évoquant ceux que l'on pouvait entendre au XVIIIe siècle, où, à l'instar du volume 4, les très sérieux Prélude et Fugue en ut majeur KV 394 pouvaient côtoyer les nettement plus légères Variations sur « Je suis Lindor » KV 354, dont le thème est emprunté à la musique de scène composée par Antoine Laurent Baudron pour le Barbier de Séville de Beaumarchais, il est évident que tout, dans ce parcours mozartien, a été conçu avec la même intelligence qui, en ne laissant rien au hasard, permet à l'interprète de gagner en liberté et en inventivité. Car, ne nous y trompons pas, si l'approche de Kristian Bezuidenhout est éclairée par les plus récentes avancées musicologiques, elle est avant tout celle d'un authentique musicien qui s'investit avec beaucoup d'intensité dans les lectures qu'il offre tout en sachant rester suffisamment en retrait pour que l'attention se porte uniquement sur la musique. kristian bezuidenhoutL'attention avec laquelle il traite des pièces qui, sous d'autres doigts, tournent parfois un peu en rond, comme l'étonnante Sonate en si bémol majeur KV 570 (volume 1), dont le matériau réduit et la structure parfois répétitive sont révélatrices de la crise que traversait alors Mozart, ou le Rondo en ré majeur KV 485 (volume 2), œuvre qui mise tout sur son charme et sa fraîcheur, et en tire le meilleur comme il le fait de pages auxquelles leur profondeur d'inspiration a valu d'être couronnées de louanges par la postérité (Fantaisie en ré mineur KV 397, Sonate en fa majeur KV 332, Sonate en ut mineur KV 457, entre autres), en dit long sur son humilité et sa volonté de ne pas se cantonner aux évidences rebattues sur le répertoire mozartien. Là où certains de ses confrères font qui dans un classicisme de bon aloi mais parfois sans grande personnalité, qui dans la surprise permanente d'aventure percussive, Kristian Bezuidenhout sonde le texte avec une infinie subtilité, en dosant minutieusement ses effets sans jamais en abuser. Ses détracteurs lui reprocheront probablement d'être trop discret, trop pudique, mais j'aurais aujourd'hui bien du mal à me résoudre à cesser de suivre un interprète qui, pour être finalement si peu dans la démonstration nombriliste, offre tant à entendre de ce que l'on imagine être Mozart tel qu'en lui-même.

Peut-être faut-il chercher une part des secrets d'une telle entente dans l'amour que l'interprète porte au pianoforte, cet « instrument tendre et introspectif », pour reprendre ses propres termes, dont il connaît visiblement parfaitement les ressources si l'on en juge par la façon dont il en exploite les couleurs, les nuances dynamiques et même les limites sonores, mais aussi dans le choix qu'il a fait de se cantonner le plus possible à la musique de Mozart afin de ne pas risquer un trop grand éparpillement, une décision un peu folle mais surtout diablement courageuse lorsque l'on songe au papillonnage qui signe notre époque, mais dont les bénéfices sont clairement audibles dans ces quatre premiers disques.

Je vous laisse à votre tour vous faire votre propre opinion en choisissant, selon votre propre fantaisie, l'un ou l'autre ou, pourquoi pas, l'ensemble de ces enregistrements qui, selon moi, méritent tous de figurer dans votre discothèque. Puissiez-vous goûter ce parcours mozartien placé sous le signe de l'intelligence, du brio, de la sensibilité et d'un authentique compagnonnage dont j'attends pour ma part, peut-être comme vous désormais, la prochaine étape.

 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), La musique pour clavier

 

Kristian Bezuidenhout, pianoforte
(Derek Adlam, 1987, d'après Anton Walter, Vienne, c.1785 pour le volume 1 et Paul McNulty, 2009, d'après Anton Walter et fils, Vienne, 1805 pour les suivants)

 

Mozart Keyboard Music volume 1 BezuidenhoutVolume 1 : Fantaisie en ut mineur KV 475, Sonate en fa majeur, KV 533/494, Sonate en si bémol majeur KV 570, Variations sur « Unser dummer Pöbel meint » en sol majeur KV 455

 

1 CD [durée totale : 72'15"] HMU 907497. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire, sur le site de l'éditeur ou ici.

 

Extrait proposé :

 

Sonate en si bémol majeur KV 570 : [I] Allegro

 

Mozart Keyboard Music volume 2 BezuidenhoutVolume 2 : Sonate en ut majeur KV 330, Rondo en la mineur KV 511, Rondo en ré majeur KV 485, Adagio en si mineur KV 540, Sonate en ut mineur, KV 457

 

1 CD [durée totale : 70'42"] HMU 907498. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire, sur le site de l'éditeur ou ici.

 

Extrait proposé :

 

Rondo en ré majeur KV 485

 

Mozart Keyboard Music volume 3 BezuidenhoutVolume 3 : Sonate en si bémol majeur KV 333, Variations sur « Ein Weib ist das herrlichste Ding » en fa majeur KV 613, Fantaisie en ut mineur KV 396, Sonate en fa majeur KV 332

 

1 CD [durée totale : 69'04"] HMU 907499. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire, sur le site de l'éditeur ou ici.

 

Extrait proposé :

 

Sonate en fa majeur KV 332 : [II] Adagio

 

Mozart Keyboard Music volume 4 BezuidenhoutVolume 4 : Fantaisie en ré mineur KV 397, Sonate en ré majeur, KV 311, Prélude et Fugue en ut majeur KV 394, Variations sur « Je suis Lindor » en mi bémol majeur KV 354, Sonate en sol majeur KV 283, Fantaisie en ré mineur (version complétée par Müller) KV 397

 

1 CD [durée totale : 71'28"] HMU 907528. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire, sur le site de l'éditeur ou ici.

 

Extrait proposé :

 

Fantaisie en ré mineur KV 397

 

Illustrations complémentaires :


La photographie du pianoforte de Mozart (Anton Walter, Vienne, début des années 1780), exposé à Vienne en avril 2012, est de Herwig Prammer © Reuters

La photographie de Kristian Bezuidenhout, tirée du site de l’artiste, est de Marco Borggreve.

 

Un merci tout particulier à Christian pour les pochettes des quatre disques.

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3 septembre 2013 2 03 /09 /septembre /2013 07:48

 

 

Jamais je n'aurais imaginé que reviendrais à Sablé en cette fin du mois d'août 2013. Mon dernier contact avec ce festival découvert, non sans une certaine émotion, au début des années 2000, remontait à 2011, année où j'avais assisté à presque tous les concerts, et je vous avoue que j'en étais reparti avec un sentiment assez mitigé, celui d'une manifestation au programme indiscutablement intéressant, mais finalement un peu repliée sur elle-même et en proie à une certaine autosatisfaction. Il semble que les choses se soient nettement améliorées en l'espace de deux ans et si j'ai pu émettre, ici ou là, des réserves sur certains choix de programmation, force m'est de constater que cette dernière a su également ménager une bonne place à des œuvres ou à des compositeurs moins fréquentés et que l'atmosphère du festival a tangiblement gagné en détente et en convivialité.

Ensemble Jacques Moderne Sablé 2013

Ensemble Jacques Moderne, 24 août 2013
Photographie © Festival de Sablé

 

Le concert donné par l'Ensemble Jacques Moderne en l'Église Notre-Dame de Sablé nous plongeait dans l'atmosphère raffinée de la maison de Marie de Guise au service de laquelle Marc-Antoine Charpentier fut de son retour d'Italie aux alentours de 1670 à la mort de sa protectrice en 1688 et pour laquelle il composa nombre de pièces de musique sacrée, dont quelques-unes font aujourd'hui partie de ce qui est regardé comme une des parts les plus raffinées d'une production qui l'est, de manière générale, au plus haut degré. Le choix de Joël Suhubiette et de ses musiciens s'est porté sur trois compositions à six parties vocales, marque insigne de luxe à une époque où l'on s'en tenait plutôt, y compris à la cour, à quatre ou cinq, deux dessus instrumentaux et basse continue. Du Canticum Zachariæ de 1686, peut-être le moins connu, aux plus fréquentées Litanies de la Vierge composées l'année précédente en l'honneur de Celle qui avait donné son prénom à Mademoiselle de Guise et au célèbre Miserere écrit lui aussi, selon toute vraisemblance, en 1685 et qui doit son surnom de « des Jésuites » au fait que Charpentier a retravaillé sa partition lorsqu'il fut employé par ces derniers à partir de 1688, ce sont les mêmes qualités d'écriture qui s'imposent. Il y a, bien sûr, une évidente maîtrise des techniques de composition qui permet au musicien de tirer le meilleur parti possible des effectifs à sa disposition, qu'il fait dialoguer ou oppose en double chœur, qu'il unit pour obtenir des effets de masse ou disjoint pour mieux faire entendre leurs couleurs individuelles – on connaît le nom des chanteurs qui, faisant partie de la domesticité de Mademoiselle de Guise, interprétaient ces pièces pour elle, Charpentier lui-même dirigeant tout en tenant la partie de haute-contre –, il y a aussi cette recherche permanente de dramatisation des affects qui, pour être efficace, n'en reste pas moins d'une grande retenue, présentant une synthèse personnelle et supérieurement aboutie des recherches expressives italiennes et de l'élégance maîtrisée si chère à l'esprit français.

Pour servir une musique dont la fluidité fait oublier qu'elle repose sur une alchimie très savamment étudiée, il faut des musiciens suffisamment familiers avec ce répertoire pour en maîtriser l'arsenal rhétorique sans jamais que l'effort semble peser. L'Ensemble Jacques Moderne, malgré une acoustique d'église un rien trop dispersante qui avait tendance, du moins du rang assez lointain où j'étais placé, à avaler certaines harmoniques, s'est montré parfaitement à la hauteur de cet enjeu et a délivré une prestation de très grande qualité. Stimulés par la direction de Joël Suhubiette, très soucieux de théâtraliser le discours en en faisant saillir les contrastes sans pour autant faire de concession sur la précision, les chanteurs ont fait assaut d'ardeur – François-Nicolas Geslot, haute-contre à l'implication très « physique » – et de sensualité – Camille Poul, Anne Magouët et Sarah Breton dont les voix lumineuses, souples et sans une once de préciosité méritent de chaleureux éloges –, tout comme le groupe d'instrumentistes au sein duquel la complicité des deux violonistes, Sophie Gevers-Demoures et Myriam Gevers, au jeu d'une grande lisibilité, parfaitement articulé et sans aucune sécheresse, faisait merveille, tout comme le continuo animé avec ce qu'il faut de rondeur et d'inventivité par Marion Middenway à la basse de violon, Rémi Cassaigne au théorbe et l'organiste Emmanuel Mandrin, dont les affinités avec la musique française du Grand Siècle ne sont plus à démontrer. Dans la nef baignée par les généreux rayons d'un soleil déjà d'arrière-saison, la musique de Charpentier, servie avec autant de cœur, avait si fière allure que les regrets du monarque qui ne sut pas l'accueillir au sein de sa cour en eussent certainement été attisés s'il avait pu l'entendre.

 

Grande Veillée Sablé 2013

Collegium Marianum, Jana Semerádová (flûte traversière), Les Musiciens de Saint-Julien, François Lazarevitch (flûte traversière), La Simphonie du Marais, Hugo Reyne (flûte à bec), Ensemble Amarillis, Héloïse Gaillard (flûte à bec), 24 août 2013
Photographie © Festival de Sablé

 

Pour le concert de clôture, l'atmosphère se faisait moins solennelle et plus rieuse. Fort judicieusement, les organisateurs avaient décidé de consacrer cette Grande veillée finale à un seul compositeur, le trop mésestimé Georg Philipp Telemann, au travers d’œuvres pour flûtes à bec et traversière interprétées par quatre ensembles dirigés par des virtuoses de ces instruments. Les contraintes de trajet ne m'ont pas permis d'entendre la seconde partie de ce concert et notamment un Concerto pour flûte à bec et flûte traversière en mi mineur (TWV 52:e1) que l'on m'a rapporté avoir été très réussi, mais la première partie m'a apporté bien des joies. Les choses avaient commencé en demi-teintes, avec un rare Concerto pour flûte traversière en si mineur (TWV 51:h1) abordé de façon assez hésitante par François Lazarevitch, dont on peut se demander si ce répertoire le passionne vraiment, et des Musiciens de Saint-Julien plus à leur affaire où brillaient le violon très assuré de Domitile Gilon et la viole chaleureuse de Lucile Boulanger. Le problème était un peu inversé avec La Simphonie du Marais qui s'attaquait au célébrissime Concerto pour flûte à bec en ut majeur (TWV 51:C1) dans lequel la brillante prestation d'un Hugo Reyne en grande forme a fait oublier un groupe instrumental un peu pâle. Le meilleur était néanmoins à venir et il prit le visage de deux femmes qui devaient livrer les lectures les plus convaincantes du concerto qu'elles avaient choisi. Celle qui a suscité le plus de murmures d'admiration dans le public est Jana Semerádová qui, à la tête d’un Collegium Marianum impeccablement réglé, a offert un Concerto pour flûte traversière en ré majeur (TWV 51:D2) très enlevé et sensuel, parcouru par l'esprit de la danse et qui vous prenait par la main dès la première note pour vous laisser tout sourire reconnaissant lorsque la dernière s'était évaporée. Pour certains spectateurs, la musicalité aussi élégante que conquérante du Collegium Marianum était une révélation, mais pour moi qui ai découvert cet ensemble à Sablé un certain 25 août 2007, il s'agissait d'une confirmation supplémentaire d'un talent qui lui vaudra, je l'espère, de nouvelles invitations dans les festivals français. Suivant immédiatement ce petit moment de grâce, la proposition de l'ensemble Amarillis dans le Concerto pour flûte à bec en fa majeur (TWV 51:F1) n'a pas déçu. Il s'agit probablement de celle où l'esprit de la musique de chambre exécutée entre amis était le plus clairement perceptible et où les pupitres s'équilibraient le plus idéalement, la volubilité d'Héloïse Gaillard trouvant, entre autres, dans le clavecin souverain de Violaine Cochard, la luminosité du violon d'Alice Piérot et la verve du violoncelle d'Annabelle Luis des partenaires à sa hauteur.

 

En quittant le centre culturel de Sablé réchauffé par des applaudissements nourris pour reprendre la route dans la piquante fraîcheur de la fin de soirée sarthoise, on se disait, filant la métaphore de la thématique de l'édition 2013 du festival, que cette belle journée en avait donné, par sa qualité comme par sa générosité, une excellente illustration et que l'on prendrait plaisir, dans l'attente de celles à venir, à se ressouvenir de ces heures véritablement précieuses.

 

Festival de Sablé 2013Festival de Sablé 2013, 24 août 2013

 

1. Marc-Antoine Charpentier, Motets pour Mademoiselle de Guise : Canticum Zachariæ H.345, Litanies de la Vierge H.83, Miserere « des Jésuites » H.193

 

Ensemble Jacques Moderne
Joël Suhubiette, direction

 

2. Georg Philipp Telemann, Concertos pour flûtes : pour flûte traversière en si mineur TWV 51:h1*, pour flûte à bec alto en ut majeur TWV 51:C1**, pour flûte traversière en ré majeur TWV 51:D2***, pour flûte à bec alto en fa majeur TWV 51:F1****. [Non entendus : Ouverture pour flûte à bec et flûte traversière en mi mineur adaptée de l'Ouverture pour deux flûtes traversières en mi mineur TWV 55:e1 extraite de la Tafelmusik */** et Concerto pour flûte à bec et flûte traversière en mi mineur TWV 52:e2 ***/****]

 

*Les Musiciens de Saint-Julien
François Lazarevitch, flûte traversière & direction

 

**La Simphonie du Marais
Hugo Reyne, flûte à bec alto & direction

 

***Collegium Marianum
Jana Semerádová, flûte traversière & direction

 

****Ensemble Amarillis
Héloïse Gaillard, flûte à bec alto & direction

 

Évocation musicale :

 

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Litanies de la Vierge, H.83 : Kyrie eleison

 

Ensemble Jacques Moderne
Joël Suhubiette, direction

 

200 ans de musique à Versailles MBF 1107200 ans de musique à Versailles. 1 coffret de 20 CD MBF 1107. A rééditer.

 

Georg Philipp Telemann (1681-1767), Concerto pour flûte à bec alto, cordes et basse continue en ut majeur, TWV 51:C1 : [IV] Tempo di Minuet

 

Maurice Steger, flûte à bec alto
Akademie für Alte Musik Berlin

 

Georg Philipp Telemann Blockfloten-werke Steger AKAMUSŒuvres pour flûte à bec. 1 CD Harmonia Mundi HMC 901917. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

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30 août 2013 5 30 /08 /août /2013 07:57

 

Jean Béraud Scène de bal

Jean Béraud (Saint-Pétersbourg, 1849-Paris, 1935),
Scène de bal
, c. 1880

Huile sur toile, 27 x 35 cm, Collection privée

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneOn ne l'attendait pas vraiment – « on n'en attend pas grand chose » ajouteront les sceptiques –, mais le voici qui revient au détour de l'été, avec sa barbichette, son binocle et son air un peu pincé de premier du conservatoire. Lui, c'est Théodore Dubois, que les lecteurs de ce blog connaissent bien depuis que le Palazzetto Bru Zane a eu, n'en déplaise aux manieurs de doubles-décimètres propres, selon eux, à dresser des hiérarchies artistiques, l'excellente idée de se pencher sur lui et de faire connaître, avec une ténacité qui l'honore, une partie de sa production, remettant en question, au passage, des certitudes que d'aucuns croyaient pourtant solidement établies.

 

L'oubli presque total, que certains se sont empressés de trouver justifié, dans lequel étaient tombées ses œuvres nous ont valu, jusqu'ici, une belle moisson d'inédits ; le disque publié il y a quelques semaines par Hyperion dans sa très riche collection The romantic piano concerto fait, en quelque sorte, figure d'exception, puisque deux des pièces qu'il propose ont déjà eu les honneurs de l'enregistrement, cette redite pouvant laisser supposer qu'elles sont peut-être en train de retrouver une place au répertoire. La plus ancienne d'entre elles, le Concerto capriccioso en ut mineur de 1876, avoue sa dette envers les modèles germaniques de Weber et Schumann, avec ses trois mouvements fondus en un seul ensemble. Theodore Dubois 1896Créée par Jeanne Duvinage, l'épouse du compositeur, au piano, cette page au romantisme assumé concentre l'essentiel de l'attention de l'auditeur sur la partie soliste, traitée avec une belle virtuosité que met encore plus en relief la sobriété sans nul doute volontaire de l'écriture symphonique. Un peu plus de vingt ans plus tard, le 30 janvier 1898, c'est une œuvre nettement plus ambitieuse que Dubois fait créer à l'Opéra de Paris sous les doigts de Clotilde Kleeberg et la baguette de Paul Taffanel. Son Concerto pour piano n°2 offre un très habile mélange d'influences puisqu’il s'abreuve autant au Rhin qu'à la Seine, le premier baignant assez largement les deux premiers mouvements – le choix de la tonalité de fa mineur donne vraiment une couleur toute romantique à l'Allegro liminaire, tantôt farouche, tantôt tendre, mais toujours sans excès, et l'Adagio con sentimento profondissimo, page d'un lyrisme frémissant mais retenu – tandis que la seconde irrigue profondément les deux autres, qu'il s'agisse de l'Allegro vivo, scherzando plein de verve ou du Finale, noté Con molta fantasia : Allegro con fuoco, récapitulation brillante et parfois amusée des épisodes précédents, mouvements qui ne sont pas sans rappeler souvent les facéties de Saint-Saëns. Au travers de ce concerto à l'écriture très équilibrée dans lequel l'orchestre ne se contente plus d'accompagner mais est, au même titre que le soliste, un acteur à part entière, c'est l'image d'un Dubois moins académique qu'on veut bien le prétendre qui transparaît ; certes, la maîtrise du métier que possède l'homme est patente et imprègne fortement le discours, mais un soupir ici, un sourire là apportent, pour qui leur prête attention, un indéniable supplément de chaleur. Faisons un dernier bond d'une vingtaine d'années. Notre compositeur achève, selon son Journal, sa Suite pour piano et orchestre à cordes le jour même de son quatre-vingtième anniversaire, le 24 août 1917. Cédric TiberghienCette œuvre est du meilleur Dubois et probablement un des plus beaux inédits livrés par l'entreprise de réhabilitation dont sa musique a fait l'objet. Traversés de lueurs inquiètes (le musicien fut très affecté par les destructions de la Grande Guerre) qui ne se dissiperont vraiment qu'avec le Finale, les trois premiers mouvements sont, malgré tout, animés d'une indiscutable énergie et trouvent un équilibre parfait entre puissance et transparence. Toute la partition choisit l'option d'une ligne claire, y compris dans l'Andante dont la sensualité sonore n'est pas exempte de nostalgie, et d'une tension qui ne se relâche jamais, et offre partout de magnifiques couleurs que pimente la surprise d'un balancement un peu jazzy ici ou d'une bouffée néoclassique là, fugaces comme des mirages mais témoignant que l'auteur n'était pas si sourd qu'on a bien voulu le prétendre, lui le premier, aux nouveautés de son temps.

Cédric Tiberghien et le BBC Scottish Symphony Orchestra, placés sous la direction attentive et très aiguisée d'Andrew Manze, un chef qui, rappelons-le, signa en qualité de violoniste quelques flamboyants disques de musique baroque, savent trouver le ton juste pour servir ces trois œuvres de Dubois. Leur version brillante du Concerto capriccioso fait jeu égal avec celle de Jean-François Heisser et l'Orchestre Poitou-Charentes (Mirare, 2011, voir ici), mais leur lecture du Concerto pour piano n°2 surclasse complètement celle, bénéficiant pourtant des couleurs des instruments anciens mais hélas piètrement enregistrée et assez peu sentie, de Vanessa Wagner et des Siècles (Musicales Actes Sud, 2012), à tel point que cette page qui m'avait alors semblé un peu froide et mécanique et, pour tout dire, plutôt ennuyeuse, se révèle, avec les nouveaux venus, d'un indéniable intérêt et porteuse d'un vrai plaisir d'écoute. Andrew ManzeIl faut rendre grâce au soliste et à l'orchestre d'oser, dans une œuvre qui le demande, une approche à fleur de sensibilité sans s'autoriser pour autant le moindre débordement, et louer la capacité qu'ils ont de faire vivre leurs dialogues et d'apporter au Concerto une ample respiration. La Suite qui, disons-le tout net, justifierait presque à elle seule l'achat du disque et mériterait de retrouver une place au programme des concerts, ne fait que confirmer les qualités dont font preuve les interprètes, qu'il s'agisse du raffinement du toucher, de la netteté des carrures et de la musicalité sans afféterie de Cédric Tiberghien, de la discipline et du phrasé impeccable du BBC Scottish Symphony Orchestra, ou de l'intelligence de la direction d'Andrew Manze qui sait visiblement très précisément ce qu'il veut faire de cette musique et s'emploie à la faire sonner de la façon la plus séduisante possible, en lui donnant ce qu'il faut de densité et de limpidité. Toutes ces remarquables individualités sont soudées par une envie de servir au mieux ce répertoire et l'implication comme la finesse qu'ils y déploient font mouche, en insufflant à ces pages ce qu'il faut de caractère sans jamais tomber dans l'effet de manche facile.

 

incontournable passee des artsSi vous aimez la musique française et Théodore Dubois, ce disque est, avec celui dirigé par Jean-François Heisser mentionné ci-dessus, fait pour vous, et je gage qu'il vous prodiguera bien des joies, dont vous verrez qu'elles ont le bon goût de s'accroître au fil des écoutes. On espère vivement que le Palazzetto Bru Zane continuera à honorer de sa confiance les musiciens qui ont fait la réussite de cet enregistrement et que l'on retrouvera avec plaisir dans d'autres projets.

 

Théodore Dubois Romantic Piano Concerto Tiberghien ManzeThéodore Dubois (1837-1924), Concerto capriccioso en ut mineur, Concerto pour piano et orchestre n°2 en fa mineur, Suite pour piano et orchestre à cordes en fa mineur

 

Cédric Tiberghien, piano
BBC Scottish Symphony Orchestra
Andrew Manze, direction

 

1 CD [durée totale : 65'24"] Hyperion CDA67931. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Suite pour piano et orchestre à cordes en fa mineur :
[I.] Moderato

 

2. Concerto pour piano n°2 en fa mineur :
[II.] Adagio con sentimento profondissimo

 

Un extrait de chaque plage de ce disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Anonyme, Portrait de Théodore Dubois, 1896. Photographie, 46 x 34 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France

 

La photographie d'Andrew Manze appartient au Helsingborgs Konserthus.

 

La photographie de Cédric Tiberghien est de Benjamin Ealovega.

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20 août 2013 2 20 /08 /août /2013 08:09

 

Pierre Belzeaux Campagne photographique Angoulême

Pierre Belzeaux (Paris, 1922-2005),
Campagne photographique à Angoulême, c.1961

 

L'objet est austère, comme pour ne pas détourner l'esprit de l'essentiel. L'ouvrir, c'est, dès les premières pages, se trouver face à la présence, toujours un peu intimidante, d'une légende. Alors que les Éditions Stéphane Bachès ont décidé, avec un courage que l'on ne peut que saluer, de faire revivre la mythique collection Zodiaque grâce à laquelle plusieurs générations ont découvert les beautés de l'art roman, en ont rêvé avant de partir, livre en mains bien souvent, à leur rencontre, elles publient, en guise d'introduction à une aussi audacieuse entreprise, ce Monument livre qui nous invite, en pénétrant dans ses coulisses, à lever un coin du voile sur une aventure tout autant spirituelle que patrimoniale.

 

La revue Zodiaque est née en mars 1951 et c'est trois ans plus tard, en 1954, qu'allait être lancée une série d'ouvrages qui devait rencontrer durablement la faveur du public. Intitulée La Nuit des temps, ses 88 volumes s'échelonnent sur plus de 40 ans, jusqu'en 1999, rendant compte principalement de l'architecture et de la sculpture romanes, plus occasionnellement de la peinture, tout d'abord dans les limites du territoire français avant de commencer à s'intéresser, dès 1958, à d'autres pays d'Europe. Au cœur de cet ambitieux projet, un homme, le moine bénédictin Dom Angelico Surchamp (né en 1924) qui fit de l'atelier du Cœur-Meurtry de l'Abbaye de la Pierre-qui-Vire (Yonne) le centre d'une ré-appréciation de l'art roman. Jean Dieuzaide Angelico Surchamp cloître GéroneComme le montre Roland Recht dans son introduction, les temps avaient commencé à mûrir, dès après la Première Guerre mondiale, pour qu'éclose ce regard neuf grâce, entre autres, à l'historien de l'art Henri Focillon (1881-1943). On peut définir, pour résumer, le rôle de Dom Surchamp comme celui à la fois d'un catalyseur et d'un accélérateur, sa passion pour l'art roman se situant au confluent de deux logiques, l'une de mise en valeur du patrimoine, l'autre de justification, à travers lui, de la présence des recherches artistiques modernes dans l'art sacré, puisque l'idée du moine, lui-même peintre fortement influencé par le cubisme, était de retrouver dans les témoignages du lointain passé médiéval la source d'un primitivisme dont l'épure ne pouvait qu'être le véhicule privilégié de la foi. Il faut, en effet, toujours garder à l'esprit que Zodiaque, par le texte comme par l'image, fut principalement le manifeste d'une spiritualité active à laquelle le lecteur était invité à participer, au travers, entre autres, de sa présentation matérielle, un point finement analysé dans l'essai d'Olivier Deloignon, mais aussi du choix des clichés et de leur agencement, qui se révèlent autant de guides pour le regard et pour la pensée dont la vocation est de se muer en véritables exercices de méditation. Cet aspect est traité de façon minutieuse et détaillée par Cédric Lesec dans une passionnante contribution, « Zodiaque et la photographie. »

L'un des point forts de ce Monument livre, dont il faut souligner également le soin apporté au choix d'une iconographie tout aussi séduisante, voire émouvante, que pertinente, est de n'être jamais tenté par l'écueil de l'hagiographie. Certes, la passion qui anime certains des auteurs est perceptible et apporte d'ailleurs à l'ensemble un dynamisme de fort bon aloi, mais le recul critique est également bien présent, s'attachant notamment à montrer quelles ont pu être les limites du propos de Zodiaque, notamment du fait de la ténacité de ses présupposés idéologiques. Ce point est remarquablement mis en lumière par Philippe Plagnieux qui s'attache à démontrer combien Dom Surchamp put donner de l'art roman une image idéalisée et donc irréaliste, Jean Dieuzaide Angelico Surchamp portail Moissacen accordant, par exemple, la primauté aux édifices ou aux réalisations les plus humbles, en sélectionnant soigneusement les clichés les mieux à même de servir l'idée que leur dépouillement était le mieux à même d'exprimer « la Beauté abstraite de Dieu, un idéal qu'allaient pervertir les époques suivantes, plus sensibles à la recherche esthétique qu'à l'expression vraie de la foi » (p.30), en malmenant parfois aussi la chronologie ou le découpage territorial adopté par La Nuit des temps pour servir son propos. L'historien souligne également qu'en dépit de l'appel de plus en plus fréquent, avant de devenir presque exclusif, à des scientifiques pour rédiger les textes des différents volumes et doter ces derniers d'une bibliographie qui était absente des premières parutions, le fait que Dom Surchamp gardât le contrôle de la maquette et de la photographie fut un moyen de conserver jusqu'au bout la ligne spirituelle qu'il avait fixée dès le départ. Ces réserves posées, l'aventure de Zodiaque conserve intacts sa beauté et son pouvoir de fascination et on lira avec beaucoup d'intérêt l'entretien accordé par Dom Surchamp à Cédric Lesec, sur lequel le Monument livre se referme et dans lequel le moine, portant sur son œuvre un regard d'une tendresse exempte de nostalgie, réaffirme les liens entre l'art roman et les questionnements qui se posaient dans de nombreux domaines artistiques au moment où la collection fut lancée.

 

Au moment où La Nuit des temps et Zodiaque s'apprêtent à renaître au travers d'un emblématique Bourgogne romane, il me semble essentiel de se plonger dans ce Monument livre pour comprendre de l'intérieur ce que fut réellement une entreprise sans laquelle notre regard sur l'art roman ne serait certainement pas ce qu'il est aujourd'hui. Mieux connaître ce qui fut et nous est présenté avec un très louable souci d’objectivité permettra sans doute également de mieux mesurer les innovations de la nouvelle mouture des ouvrages qui, tout en exploitant le fonds photographique original, propose des textes entièrement refondus. Parfaite introduction aux volumes à venir, le Monument livre fait définitivement et magnifiquement entrer le Zodiaque originel dans l'histoire.

 

Zodiaque Le Monument Livre Stéphane BachèsZodiaque, le monument livre, sous la direction de Cédric Lesec, avec des contributions de Roland Recht, Olivier Deloignon, Philippe Plagnieux, Dom Angelico Surchamp. Éditions Stéphane Bachès – ENS éditions, 2012, ISBN 978-2-35752-157-5, 176 pages. Ce livre peut être acheté chez tout bon libraire ou directement sur le site de l'éditeur en suivant ce lien.

 

Illustrations complémentaires :

 

N.B. : les trois clichés utilisés dans cette chronique, tirés de Zodiaque, le monument livre, le sont avec l'aimable autorisation des Éditions Stéphane Bachès.

 

Jean Dieuzaide (Grenade-sur-Garonne, 1921-Toulouse, 2003), Dom Angelico Surchamp enlevant les poussières dans le cloître de Gérone, Catalogne, juin 1959 © Jean Dieuzaide

 

Jean Dieuzaide, Dom Angelico Surchamp devant le portail de Moissac, avril 1959 © Jean Dieuzaide

 

Accompagnement musical :

 

Pièces extraites des Graduels de Laon (Bibliothèque municipale, ms. 239, Xe siècle) et de Gaillac (Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. Lat.776, XIe siècle) :

 

1. Qui confidunt in Domino – Trait
Montes in circuitu eius
– Verset
(Brigitte Lesne, voix)

 

2. Alleluia
(Anne Guidet, Lucie Jolivet, Anne Quentin, Catherine Schroeder, voix)
Letatus sum
– Verset
(Anne Quentin, voix)
Stantes erant
– Verset
(Lucie Jolivet, voix)

 

Discantus
Brigitte Lesne, voix & direction

 

Jerusalem Discantus Brigitte LesneJerusalem, chant grégorien et premières polyphonies, VeXIIIe siècles. 1 CD Opus 111 OPS 30-291. À rééditer.

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16 août 2013 5 16 /08 /août /2013 09:02

 

Jordi Savall Xavier Diaz-Latorre Richelieu 11 08 2013

Jordi Savall et Xavier Díaz-Latorre, 11 août 2013
Photographie de Nicolas Boyer

 

Il est d'usage qu'un festival s'achève sur un bouquet final. La 7e édition du Festival de musique de Richelieu n'a pas fait exception à cette règle et l'a même outrepassée en proposant, peut-être avec un secret clin d’œil à la munificence cardinalice, non pas un, mais deux concerts réunissant un duo d'artistes qu'unit depuis longtemps une belle complicité au service de la musique ancienne et baroque, Jordi Savall et Xavier Díaz-Latorre.

 

Sous un généreux soleil d'août, le Dôme, comble et concentré, a chaviré aux deux programmes à la fois très différents et parfaitement complémentaires judicieusement proposés par les organisateurs et les musiciens et qui pouvaient séduire aussi bien les auditeurs néophytes que les plus confirmés. Le premier, intitulé Ostinatos et improvisations, constitue une illustration des explorations menées par le maître catalan depuis la fin des années 1990, faisant la part de plus en plus belle aux capacités d'invention à partir d'un thème donné Jordi Savall Richelieu 11 08 2013qui étaient autrefois un des critères majeurs permettant de juger de la qualité d'un musicien. Convoquant tour à tour quelques recercadas du Trattado de Glosas sobre clausulas... (Traité de l'ornementation des cadences... ), premier recueil destiné à la viole de gambe publié à la fin de 1553 à Naples par l'Espagnol Diego Ortiz, des pièces de caractère tirées des Musicall Humors (1605) du mercenaire anglais Tobias Hume, redécouvert par Jordi Savall au début des années 1980, et deux pièces pour guitare de Gaspar Sanz, qui sont toutes autant de canevas à partir desquels l'imagination de l'interprète se doit de broder et d'embellir, les deux compagnons ont fait surgir tantôt les échos de lointaines batailles (Hume, A Souldiers Resolution) ou de levers de rideau (Harke, harke, aujourd'hui un classique de la littérature pour viole), tantôt les mille couleurs et ondoiements de la danse, noble passamezzo « à l'ancienne », Ruggiero goguenard, Romanesca à la fois chaloupée et subtilement lyrique, dont l'exaltation a complètement enflammé la dernière partie, composée de trois improvisations dont l'allure très libre dissimule tout ce qu'elles ont de parfaitement maîtrisé et réfléchi, d'un récital qui s'est achevé au milieu des flammèches d'une Gallarda Napolitana rien moins qu'incandescente.

Plaintes et folies, le second concert, était un régal pour tous ceux qui suivent la carrière de Jordi Savall depuis longtemps et se réjouissent toujours de le voir revenir à la musique baroque française, pour la redécouverte de laquelle il a œuvré avec une remarquable ténacité depuis le milieu des années 1970. Autant Ostinatos et improvisations était un récital souvent solaire, Xavier Diaz-Latorre Richelieu 11 08 2013autant celui-ci développait une atmosphère plus ombreuse qui, par le choix de compositeurs comme les Sainte Colombe père et fils ou Marin Marais, évoquait fortement celle de Tous les matins du monde. Cette douce mélancolie, pas celle qui abat mais plutôt celle qui berce, celle que Victor Hugo définissait, dans Les Travailleurs de la mer, comme « le bonheur d'être triste », a peut-être trouvé sa plus parfaite expression dans une lecture miraculeuse de la Chaconne de Robert de Visée par Xavier Díaz-Latorre qui, non content d'être un continuiste attentif, précis et inventif, s'est révélé un soliste de grande classe dans chacune de ses interventions, déployant un toucher à la fois virtuose et d'une admirable finesse au service d'une sonorité à la fois charnue et translucide qui, magnifiée par l'acoustique du Dôme de Richelieu (saluons la clairvoyance des organisateurs quant au choix du lieu), a suspendu le temps et suscité des murmures unanimes d'admiration, et dans celle, tout aussi réussie, des Voix humaines de Marin Marais où Jordi Savall rejoignait le théorbiste pour un moment d'une extraordinaire densité émotionnelle et humaine. Comme pour renouer le fil avec le concert précédent, ce second récital s'achevait avec les Folies d'Espagne du même Marais, morceau de bravoure enlevé avec un panache qui faisait définitivement oublier quelques intonations hasardeuses entendues dans les premières pièces.

Lentement, on a repris l'allée du parc qui rejoint la ville toute proche, la tête encore pleine de ces rythmes et de ces harmonies qui se fondent si naturellement dans un cadre imaginé au XVIIe siècle comme un idéal. Les sourires et les échanges lors du dîner avec les deux musiciens en disaient long sur le bonheur que tous éprouvaient d'être rassemblés par la musique dans un paysage qui semble l'appeler aussi spontanément. Puis vint l'heure des au revoir qui arrive toujours trop tôt mais contient, comme un filigrane d'or, la promesse des retrouvailles. L'année prochaine, on refera bien volontiers, si la vie le permet, le chemin vers la cité du Cardinal, on espérera y croiser de nouveau la route de Jordi Savall et Xavier Díaz-Latorre si leurs pas les y reconduisent aussi, on se réjouira de découvrir les surprises et les rencontres qu'artistes et organisateurs auront à cœur de nous préparer. Qu'elles soient baroques ou romantiques, peut-être un jour médiévales ou renaissantes, puissent les musiques continuer longtemps à rêver avec nous sous les frondaisons de Richelieu.

 

Festival de Musique de Richelieu 20137e Festival de musique de Richelieu, Dôme de Richelieu, 11 août 2013

 

I. Ostinatos et improvisations, œuvres de Diego Ortiz, Tobias Hume, Gaspar Sanz, Antonio Valente et anonymes

 

II. Plaintes et folies, œuvres de Sainte Colombe père et fils, Marin Marais, Johann Sebastian Bach et Robert de Visée

 

Jordi Savall, basse et dessus de viole
Xavier Díaz-Latorre, guitare et théorbe

 

Rappel discographique :

 

Ostinato Hesperion XXI Jordi SavallOstinato, 1 CD Alia Vox AV 9820. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extrait proposé :

 

1. Improvisation : Canarios

 

Les Voix humaines Jordi SavallLes Voix humaines, 1 CD Alia Vox AV 9803. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extrait proposé :

 

2. Marin Marais (1654-1728), Les Voix humaines (version pour viole seule de Jordi Savall)

 

Crédits photographiques :

 

Les clichés illustrant cet article sont de Nicolas Boyer, à l'exception de celui de Jordi Savall, qui est de Jean Yves.

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8 août 2013 4 08 /08 /août /2013 07:57

 

Il Festino août 2013

Il Festino, 4 août 2013
Photographie de Nicolas Boyer

 

Le Festival de Musique de Richelieu est un festival de fidélités, ce qui explique sans doute en grande partie pourquoi on y revient chaque année avec un plaisir sans mélange. Je vois d'ici certains sourcils se soulever dédaigneusement en se disant que l'on va tenter de leur « vendre » une manifestation encore relativement méconnue se déroulant dans une partie de province un peu écartée et malaisément accessible — sur ce point, il est exact qu'un petit effort des pouvoirs publics serait le bienvenu. « Venez et voyez » (et surtout écoutez) ai-je envie de répondre à tous ces froncés, venez flâner sous les arbres du parc et goûter à une programmation éclectique et soignée qui, à côté de vedettes confirmées régulièrement invitées comme François-René Duchâble ou Jordi Savall, sait aussi donner sa chance à des talents prometteurs.

Il Festino, que l'on avait entendu en 2011 chanter les délices du vin et de l'amour dans un Dôme transformé un instant en taverne XVIIe, n'est plus à proprement parler l'ensemble encore en devenir qu'il était alors. Un premier disque très réussi et salué comme tel, des concerts accueillis avec enthousiasme par le public ont fait connaître son nom et l'ont imposé parmi ceux que distingue la qualité de leur travail sur le répertoire baroque. C'est d'ailleurs une grande partie du programme de leur premier enregistrement que les musiciens réunis autour de Manuel de Grange, les dirigeant du luth, du théorbe ou de la guitare, ont repris lors du concert qu'ils ont donné ce 4 août 2013 dans la superbe chapelle de Champigny-sur-Veude à un (fort) jet de pierre de la cité du Cardinal. Disons-le tout net, le seul bémol de cette prestation aura été le lieu où elle se déroulait, car s'il constitue en soi un écrin de rêve, son acoustique réverbérée n'est pas adaptée à un répertoire pensé pour des salons, si hauts de plafond soient-ils par ailleurs, et l'on espère vivement que les organisateurs du festival auront à cœur de proposer, à une échéance pas trop lointaine, des œuvres entrant plus naturellement en résonance avec cet édifice. Ceci posé, Il Festino a été à la hauteur de sa réputation et a offert un concert de toute beauté qui a permis de mesurer le chemin qu'il a parcouru en l'espace de deux ans. L'ensemble, dont le niveau de départ était déjà très bon, a progressé sur tous les plans, il a gagné en grain, en puissance, en liberté, en sensualité sans rien perdre de la finesse et du sérieux qui caractérisent ses interprétations. Les deux chanteurs se sont libérés et osent aujourd'hui une expressivité qui fait paraître les pièces gravées au disque presque timides ; la voix de Dagmar Saskova, déjà parée de bien des séductions, s'est épanouie et allie aujourd'hui idéalement puissance, couleurs et nuances, autant de qualités qui lui permettront, je l'espère, d'accéder à la reconnaissance qu'elle mérite, tandis que celle de Francisco Javier Mañalich, qui tient par ailleurs avec beaucoup d'engagement un des deux pupitres de viole de gambe, s'est affermie et a conquis la rondeur qui lui faisait jusqu'ici un peu défaut. Outre leur maîtrise technique, ce qui est apparu le plus évident chez les deux solistes est leur bonheur d'interpréter ces airs et leur volonté d'en faire vivre chaque inflexion, intention totalement partagée par le gambiste Ronald Martin Alonso, aux phrasés pleins d'élégance et à la sonorité chaleureuse, et, bien sûr, par Manuel de Grange, capable de tisser des atmosphères rêveuses au théorbe ou au luth mais aussi d'enflammer les débats dès qu'il se saisit de sa guitare, sans jamais, pour autant, perdre de vue la cohésion de l'ensemble qu'il dirige.

Qu'il explore des madrigaux ultramontains du tout début du Seicento (d'India, Luzzaschi), qu'il s'attache aux airs italiens composés par les Français Moulinié, Bataille et Boesset ou aux espagnolades de Gaspar Sanz ou de José Marín, Il Festino donne à entendre le XVIIe siècle que l'on aime, tour à tour festif et mélancolique, sensuel et décanté, précieux sans pédanterie, charnu et théâtral sans jamais forcer ses effets, un XVIIe plein d'un raffinement qui n'exclut pas le naturel et sonne juste, car il est cohérent avec ce que laissent voir ou lire les autres formes artistiques de la même époque. C'est sans doute pour toutes ces raisons qu'à l'instar du Festival de Richelieu, que l'on remercie d'avoir mis cet ensemble à l'honneur, on prendra toujours plaisir à revenir vers lui.

 

Festival de Musique de Richelieu 20137e Festival de musique de Richelieu, Champigny-sur-Veude, 4 août 2013

 

Dove ne vai, crudele, airs italiens sous Louis XIII : airs et madrigaux d'Étienne Mouliné, Antoine Boesset, Gabriel Bataille, Sigismondo d'India, Luzzasco Luzzaschi, José Marín. Pièces instrumentales de Girolamo Frescobaldi, Giovanni Kapsberger, Gaspar Sanz

 

Ensemble Il Festino
Manuel de Grange, luth, théorbe, guitare & direction

 

Rappel discographique :

 

moulinie boesset air italien louis XIII saskova il festinoL'air italien en France au temps de Louis XIII. 1 CD Musica Ficta MF8014 qui peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Gaspar Sanz, Canarios

 

2. Étienne Moulinié, Orilla del claro Tajo

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1 août 2013 4 01 /08 /août /2013 08:18

 

Rosa e Orticha, Ensemble Syntagma 

Mundus et Musica, Qualia

 

 

La rose et l'ortie, le monde et la musique, deux titres comme autant de visages d'une musique ancienne que l'on découvre toujours plus multiforme. D'un côté, l'évocation des senteurs d'un jardin médiéval que l'on découvre italien en en franchissant le seuil, de l'autre celle de l'atmosphère du cabinet d'un savant au début de la Renaissance dans la pénombre duquel s'élaboreraient les compositions les plus fantasques. J'ai souhaité vous présenter conjointement ces disques publiés par Carpe Diem, un label indépendant dont le nom teinté d'hédonisme ne doit pas faire oublier le courage qu'il faut aujourd'hui pour enregistrer ces répertoires réputés si peu vendeurs, car si tout semble les opposer, ils sont indiscutablement unis par un raffinement commun mais aussi par leur dette évidente envers le travail mené par Pedro Memelsdorff à la tête de son ensemble Mala Punica, dont on s'aperçoit, au fil des années, à quel point il a profondément bouleversé l'approche de ces musiques.

Andrea di Bonaiuto da Firenze Exaltation oeuvre DominicainsAndrea di Bonaiuto, dit Andrea da Firenze (Florence, fl. 1346-1379),
L'Exaltation de l’œuvre des Dominicains
(détail), c.1366-68
Fresque, Florence, Basilique Santa Maria Novella, salle capitulaire

 

Le nom de l'ensemble Syntagma n'est pas inconnu à ceux qui s'intéressent à la musique du Moyen Âge dont ils ont exploré, souvent avec une belle réussite, des pans septentrionaux assez négligés, comme les trouvères lorrains, en particulier Gautier d'Épinal, ou de plus méridionaux, aujourd'hui mieux connus, tels la seconde moitié du Trecento italien à laquelle est consacré Rosa e Orticha, quatrième disque des musiciens réunis autour d'Alexandre Danilevski. Cette fort belle anthologie, semée de ces gemmes brillants signés par des compositeurs actifs dans le dernier quart du XIVe siècle et aujourd'hui obscurs, nous entraîne dans les cours ultramontaines où l'on déployait alors des trésors d'inventivité pour offrir des œuvres conjuguant à la fois complexité d'écriture et fluidité mélodique, une synthèse qui, s'il elle regarde parfois vers la subtilitas française contemporaine, en tempère les folles et quelquefois arides spéculations en adoptant des rythmes de danse et en faisant place à un certain lyrisme, tous deux garants d'un réel pouvoir de séduction. Une des formes les plus en vogue de cette époque et largement représentée dans Rosa e Orticha est la ballata, une chanson aux origines chorégraphiques qui devint polyphonique à partir des années 1360 et jouit d'une grande popularité jusqu'au début du siècle suivant. Je ne serais d'ailleurs pas totalement surpris qu'Andrea da Firenze ou le commanditaire des fresques de la salle capitulaire de Santa Maria Novella, lorsqu'ils décidèrent d'y faire figurer des groupes de musiciens, chanteurs et danseurs, aient eu à l'esprit ce type de pièce, dont on sait qu'il était très goûté dans les cercles lettrés florentins.

SyntagmaUne des grandes vertus de l'enregistrement de l'Ensemble Syntagma est de ne perdre de vue aucune des caractéristiques de ces musiques et d'en proposer une lecture d'une grande beauté sonore, bien mise en valeur par une prise de son réverbérée mais sans excès, servie par de très bons chanteurs et instrumentistes dont on sent qu'ils ont pris le temps de travailler leur sujet. Si elle cède parfois à la mode de ces improvisations instrumentales, plus ou moins développées, avec flûte et à des couleurs un rien orientalisantes, éléments dont il est permis de douter de l'absolue rectitude historique, il faut louer cette interprétation de s'en tenir à un usage raisonnable des percussions et de faire la part belle à des textures à la fois bien maîtrisées et sensuelles, toujours d'une grande limpidité et d'un naturel qui fait oublier que ce répertoire abonde, au sens propre ce mot, en artifices. J'ai particulièrement apprécié le fait que rien, dans cette réalisation, ne soit jamais univoque et que l'on sente, sous les ondulations de la danse, pointer parfois un rien de mélancolie dans les pièces qui semblent l'exiger. Il me semble donc que ses qualités et son équilibre rendent cette anthologie parfaitement recommandable pour les amateurs de musique italienne de ce Trecento si fourmillant de trouvailles dans toutes les disciplines artistiques.

Anonyme Bruges 1479 Simon de Hesdin dans son cabinetMaître anonyme, Bruges, XVe siècle,
Simon de Hesdin au travail dans son cabinet
, 1479
Enluminure sur parchemin extraite des Facta et Dicta memorabilia de Valère Maxime traduits par Simon de Hesdin et Nicholas de Gonesse, 48 x 34 cm, Ms Royal 18 E III, Londres, British Library

 

Le disque du tout jeune ensemble Qualia, réunissant trois musiciens à l'expertise reconnue dans leur domaine – Anna Danilevskaia à la vièle, Christophe Deslignes à l'organetto et Lambert Colson, qui le dirige, aux flûtes et cornets –, nous entraîne un bon siècle plus tard, dans les dernières années du XVe siècle durant lesquelles nos vieux manuels d'histoire voulaient situer la transition entre Moyen Âge et Renaissance, périodisation largement (et justement) contestée depuis quelques décennies. Ils font partie de ces musiciens qui, fort heureusement pour nous, tentent aujourd'hui de ressusciter une des parties du répertoire médiéval ou primo-renaissant qui a longtemps été regardée avec le plus de circonspection : la musique instrumentale ; leur Mundus et Musica s'inscrit dans une série de réussites signées par La Morra (Von edler Art, I dilettosi fiori), le Leones Ensemble (Josquin, Agricola) et Tasto Solo (Meyster ob allen Meystern) qui toutes ont contribué à remettre en questions quelques certitudes. C'est également ce que fait Qualia en s'emparant du Codex Segovia, un manuscrit réalisé à la toute fin du XVe siècle, très probablement dans l'entourage de la cour d'Espagne, par un copiste parfaitement imprégné de culture flamande, un fait qui constitue une preuve supplémentaire des liens qui unissaient alors ces deux cultures. Que trouve-t-on dans cette précieuse source ? Rien de moins que des œuvres composées par une partie du gratin des compositeurs septentrionaux de l'époque – Obrecht, Agricola, Tinctoris, Compère, Hayne van Ghizeghem, on peut trouver générique moins flatteur – qui, outre des pièces récentes de leur crû, proposent également, selon l'habitude d'un temps où faire ce que nous appellerions aujourd’hui une reprise était à la fois signe d'hommage et acte d'émulation, des élaborations nouvelles de certaines chansons du passé couronnées par le succès (Comme femme desconfortée de Binchois, D'ung aultre amer d'Ockeghem, entre autres). Ces musiques, souvent d'une grande complexité héritée de la manière d'une préciosité chantournée typique de l'Ars subtilior qui fleurissait en France un petit siècle plus tôt, ont longtemps été considérées comme de purs exercices spéculatifs non destinés, donc, à être exécutés.

QualiaQualia apporte à cette hypothèse un cinglant démenti en proposant une lecture d'une vitalité revigorante d'une sélection de pièces tirées du Codex Segovia et d'autres sources proches. Les trois musiciens abordent ces pièces souvent brèves (leur durée moyenne se situe autour de 2 minutes 30) avec une franchise, une finesse de touche, un souci de la couleur et une inventivité qui font plaisir à entendre et montrent qu'il existe une véritable relève en marche dans le domaine de la musique ancienne. Les diminutions les plus périlleuses, les détours mélodiques les plus inattendus sont affrontés avec l'aplomb que permet une excellente connaissance des secrets de ce répertoire assez peu fréquenté et une virtuosité révélatrice d'un travail préparatoire exigeant visant à dépasser la technique pour laisser le champ libre à l'expression et à la liberté. Il ne manque, à mon goût, à cette anthologie superbement maîtrisée qu'un rien de variété supplémentaire pour séduire complètement au delà du public familier de ces musiques que ses propositions ne manqueront pas de passionner durablement. Les premiers pas de Qualia au disque sont néanmoins extrêmement prometteurs et l'on se réjouit de retrouver, dans un avenir que l'on espère pas trop lointain, Lambert Colson et ses amis dans les nouvelles explorations que leur enthousiasme et leur intelligence ne manqueront pas de leur autoriser.

 

Rosa e Orticha Ensemble SyntagmaRosa e Orticha, musique du Trecento

 

Ensemble Syntagma
Alexandre Danilevski, luths & direction

 

1 CD Carpe Diem [durée totale : 60'23"] CD-16287. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Egidius de Francia (XIVe siècle), Donna s'amor, ballata

 

3. Andrea Stefani (fl. c.1400), Con tutta gentilezza, ballata

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Mundus et Musica QualiaMundus et Musica, musique instrumentale en Espagne et en Flandres autour de 1500

 

Qualia
Lambert Colson, flûtes à bec, cornets & direction

 

1 CD Carpe Diem [durée totale : 53'18"] CD-16294. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

2. Magister Gulielmus (Guglielmo Ebreo da Pesaro, c.1420-après 1484), La Spagna/Falla con misuras

 

4. Fray Benito (XVe siècle ?), Gloria

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

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14 juillet 2013 7 14 /07 /juillet /2013 08:47

 

Pierre Subleyras Portrait homme Giuseppe Baretti

Pierre Subleyras (Saint-Gilles du Gard, 1699-Rome, 1749)
Portrait d'homme
, peut-être Giuseppe Baretti, c.1745

Huile sur toile, 74 x 61 cm, Paris, Musée du Louvre

 

L'été a fini par arriver. On peut dire, sans exagération, qu'il est peu d'événements, du moins en France, qui furent guettés avec autant de fébrilité, cette dernière, entretenue quotidiennement par les médias de tout poil, ayant rapidement confiné à une hystérie aussi ridicule que tristement révélatrice de la civilisation des loisirs dans laquelle nous vivons ; alors que seuls auraient dû se plaindre ceux dont l'activité dépend directement des caprices du climat et que l'on a peu entendu, les contorsions et les minauderies météorologiques du microcosme médiatique qui fait l'opinion et peut se permettre de s'envoler à sa guise vers les destinations ensoleillées où ses représentants sont probablement, à l'heure où j'écris, en train de parfaire le bronzage qu'ils agiteront sous le nez de ceux qui les suivent encore, avaient quelque chose de profondément déplacé. Les choses ont enfin résolu de rentrer dans l'ordre et ceux qui ont la chance de pouvoir prendre des vacances ont rejoint leur lieu de villégiature ou le feront dans quelques semaines.

 

Comme tous les ans, ce blog va, lui aussi, adopter un rythme estival qui est le sien, les plus fidèles d'entre vous l'auront sans doute noté, depuis la mi-juin, date de la dernière chronique publiée. Je vous dois quelques explications sur ce silence, dont certains d'entre vous ont eu le gentillesse de s'inquiéter, comme en attestent les messages reçus en privé, dont je les remercie.

Cela fait bientôt quatre ans et demi que Passée des arts existe et je constate qu'il a, cette dernière année, dévié de l'objectif que je lui avais assigné au départ, en s'orientant vers une omniprésence des recensions de disques ou de concerts au détriment des autres matières. N'allez pas imaginer que je suis prompt à brûler mes vaisseaux : le travail de critique est aussi exigeant que passionnant et les bons échos que reçoivent certaines de mes chroniques m'incitent à le poursuivre. Il m'apparaît cependant de plus en plus clairement que l'harmonie globale de ce qui est proposé ici souffre nettement de l'absence de billets consacrés aux arts plastiques, part essentielle de l'étude, certes bien modeste, du dialogue entre les arts qui est tout mon propos, comme de la faible place réservée aux livres, aux lieux et à ceux que je nomme les « passeurs de patrimoine », dont j'aimerais pouvoir mettre en valeur le travail, souvent trop peu connu.

Je compte donc mettre à profit la période de calme relatif qui va courir au moins jusqu'au 15 août pour poursuivre le travail de réflexion entamé depuis un bon mois afin de faire évoluer Passée des arts dans le sens d'un meilleur équilibre entre les domaines qui y sont abordés, tout en publiant, ici et là, quelques brèves chroniques sur des projets qu'il me semble intéressant de vous faire connaître. Je demeure, bien entendu, à l'écoute de ceux d'entre vous qui souhaiteraient prendre un peu de leur temps pour me faire connaître, au moyen de l'adresse contact@passee-des-arts.com, une critique, un avis, une suggestion à propos de ce que le blog leur propose ou de ce qu'ils désireraient qu'il leur offre et j'assure d'ores et déjà les éventuels contributeurs de ma gratitude.

 

En vous remerciant une nouvelle fois pour votre fidélité, je vous souhaite, ainsi qu'à ceux qui vous sont chers, un très bel été.

 

Accompagnement musical :

 

François Couperin (1668-1733), Les Idées heureuses, tendrement, sans lenteur (Premier Livre des Pièces de clavecin, 2e ordre, 1713)

 

Violaine Cochard, clavecin anonyme fin XVIIe siècle, ravalé par Joseph Collesse en 1748 et restauré par Laurent Soumagnac entre 2000 et 2003

 

François Couperin Ordres pour clavecin 2 4 9 11 Violaine COrdres pour clavecin 2, 4, 9 et 11. 2 CD Ambroisie AM 154, qui peuvent être achetés en suivant ce lien.

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16 juin 2013 7 16 /06 /juin /2013 08:56

 

Juan de Valdes Leal L'Immaculée Conception avec deux donat

Juan de Valdés Leal (Séville, 1622-1690),
L’Immaculée Conception avec deux donateurs
, 1661

Huile sur toile, 189,7 x 204,5 cm, Londres, National Gallery

 

Sa renommée grandissante dans l'interprétation du répertoire français du XIXe siècle ne doit pas faire oublier qu'Hervé Niquet est un amoureux de celui du XVIIe siècle, ce dont sa discographie, de Lully à Charpentier aux moins connus Geoffroy ou Bouteiller, témoigne abondamment. Il exhume aujourd'hui, pour Glossa, l'inédite Missa Macula non est in te, unique œuvre identifiée à ce jour de Louis Le Prince, qu'il enchâsse dans un programme évoquant un office marial.

 

Les seuls renseignements dont on dispose concernant le compositeur sont contenus dans l'édition de sa Messe, publiée par Robert Ballard en 1663 ; elle nous apprend qu'il était prêtre et maître de chapelle à la cathédrale de Lisieux, tandis qu'une source du XIXe siècle, que je n'ai pas pu consulter et cite donc avec toutes les réserves d'usage, précise qu'il était originaire du Lieuvin et fut curé de Ferrières-Saint-Hilaire de 1668 à sa mort en 1677 (Jules Carlez, « Notice sur Nicolas Le Vavasseur, organiste-compositeur du XVIIe siècle », Société libre de l'Eure, section de l'arrondissement de Bernay ; séance du 27 mars 1892, Bernay, impr. de Mlle A. Lefèvre, 1892). Voici de quoi esquisser moins qu'un portrait, à peine quelques lignes imprécises d'un fragment de l'itinéraire d'un homme qui semble avoir étudié auprès d'assez bons maîtres – peut-être son prédécesseur à Saint-Pierre de Lisieux, Nicolas Le Vavasseur (c.1580-c.1658) ? – et avoir eu les capacités nécessaires pour tirer parti de leurs leçons et être en mesure de produire une œuvre d'aussi bonne facture que la Missa Macula non est in te. Lisieux Matthaus Merian Topographiae GalliaeÀ six voix et de style volontairement archaïsant, ce que fait oublier en partie l'option interprétative, au demeurant parfaitement défendable d'un point de vue historique, retenue par Hervé Niquet, lequel a choisi de doubler les voix par des instruments alors que la partition originale est écrite a cappella, cette messe peut être regardée comme totalement représentative de l'équilibre retrouvé de l’Église au début du règne personnel de Louis XIV, à la mort de Mazarin en 1661. Il s'agit d'une œuvre qui dégage un puissant sentiment d'équilibre, de solennité tranquille, et se révèle d'une esthétique très française par son refus de la fioriture et de l'excès, son architecture toute de lignes claires. De façon très judicieuse, les pièces qui complètent le programme appartiennent, elles, à la tendance italianisante qui n'a cessé de traverser et de nourrir la musique de la France du XVIIe siècle, bien qu'elle s'en soit quelquefois âprement défendue. Qu'il s'agisse du tendre O dulcissime Domine du Florentin Lully ou des motets de Charpentier, élève, rappelons-le, de Carissimi à Rome, le théâtre y est très présent, reléguant parfois la dimension contemplative au second plan. De la joie du Gaudete fideles, qui célèbre Saint Bernard sur un rythme de danse, à l'intimité chaleureuse d'O pretiosum, le goût du musicien de mademoiselle de Guise pour des contrastes dramatiques qui n'hypothèquent jamais le grand raffinement de l'écriture offrent un contrepoint passionnant à la relative régularité des structures de Le Prince, témoignant de l'évolution du goût dans la musique sacrée et de la diversité des pratiques lors des offices religieux où pouvaient se côtoyer des pièces de styles différents, pour ne pas dire opposés.

Hervé Niquet a choisi de restituer ces musiques en les confiant à des voix de femmes, faisant ainsi pendant à son disque consacré à la Missa pro defunctis de Pierre Bouteiller (Glossa, 2010), entièrement à voix d'hommes. Autant les inégalités de ce dernier pouvaient laisser dubitatif, autant cette réalisation dédiée à Louis Le Prince se solde par une absolue réussite. On connaît l'exigence quasi proverbiale du patron du Concert Spirituel, son sens dramatique toujours en éveil et très « agissant », sa capacité à porter avec enthousiasme les projets auxquels il croit ; toutes ces qualités trouvent ici à s'exprimer, mais également certaines autres qu'on ne lui accorde habituellement pas ou alors du bout des lèvres, comme la souplesse et, osons le mot, la tendresse. Le chef a su choisir, pour servir sa vision, dix chanteuses de très grande valeur, qui se montrent parfaites à la fois de tenue, de précision, de réactivité, mais aussi de générosité, offrant une prestation qui, y compris dans les tessitures les plus tendues, trouve un équilibre assez idéal entre épure et sensualité, recueillement et théâtralité, tout en demeurant toujours d'une plasticité et d'une luminosité indéniables. Hervé Niquet Eric ManasIl y a d'ailleurs fort à parier que cette volonté de viser la perfection d'une certaine idée du chant sacré à la française éveillera quelques souvenirs nostalgiques chez ceux qui, comme votre serviteur, ont suivi et aimé Les Demoiselles de Saint-Cyr et sont demeurés un peu orphelins lorsque ce valeureux ensemble a disparu en pleine gloire, faute de soutiens matériels pérennes. On adressera les mêmes louanges aux dix instrumentistes, techniquement irréprochables, dont la fermeté de l'articulation, la sonorité épanouie et les couleurs moirées sont particulièrement séduisantes, tant lorsqu'ils accompagnent que lorsqu'ils occupent le devant de la scène. L'excellence des interprètes est parfaitement mise en valeur par une prise de son conjuguant netteté et présence avec une réverbération justement dosée qui permet, sans induire pour autant de brouillage, à l'ensemble d'acquérir un supplément bienvenu d'ampleur acoustique. Outre d'être parvenu à fédérer tous ces talents avec autant de fermeté que d'intelligence musicale, on ne peut que savoir gré à Hervé Niquet d'avoir su composer un programme aussi intéressant et de lui avoir donné une cohérence qui ne semblait pas acquise d'avance ; on suit, en effet, la progression de cet office imaginé sans jamais éprouver de lassitude et avec la conscience que les différentes œuvres se répondent en s'éclairant mutuellement. Cette unité, qui découle de choix minutieusement pensés et réalisés, confère à cet enregistrement la véritable âme et l'indiscutable justesse qui sont la marque de ceux vers lesquels on revient toujours avec confiance et plaisir.

incontournable passee des artsHervé Niquet et son Concert Spirituel signent donc avec ce parcours avec et autour de la Missa Macula non est in te de Louis Le Prince un très grand disque, dont je n'hésite pas à dire qu'il est un des meilleurs consacrés par cet ensemble et son chef à la musique baroque française depuis bien longtemps. Souhaitons qu'une réalisation de si haute qualité trouve la place qu'elle mérite dans le plus de discothèques possible et que de nouveaux projets aussi passionnants soient en cours d'élaboration chez un musicien et un label dont on sait qu'ils n'oublient jamais, contrairement à beaucoup de leurs confrères, que l'audace peut être une des plus appréciables vertus.

 

Louis Le Prince Missa macula non est in te Concert SpiritueLouis Le Prince († 1677 ?), Missa Macula non est in te, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Gaudete fideles H. 306, Gratiarum actiones pro restituta Regis christianissimi sanitate H. 341, Ouverture pour le sacre d'un évêque H. 536, O pretiosum H. 245, Domine salvum fac Regem H. 299, Magnificat H. 306, Jean-Baptiste Lully (1632-1687), O dulcissime Domine

 

Le Concert Spirituel
Hervé Niquet, direction

 

1 CD [durée totale : 63'48"] Glossa GCD 921627. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté sur le site de l'éditeur en suivant ce lien ou ici.

 

Extraits proposés :

 

1. Marc-Antoine Charpentier, Gaudete fideles

 

2. Louis Le Prince, Missa : Gloria

 

3. Louis Le Prince, Missa : Agnus Dei

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Matthäus Merian (Bâle, 1593-Bad Schwalbach, 1650), Vue de Lisieux (détail) tirée de la Topographiæ Galliæ (1657). Eau-forte sur papier, 11 x 31 cm, localisation non précisée. L'image complète est disponible en suivant ce lien.

 

La photographie d'Hervé Niquet est d’Éric Manas, utilisée avec l'aimable autorisation de Glossa.

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