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30 mars 2014 7 30 /03 /mars /2014 08:56

 

« Je vois maintenant qu'en choisissant la carrière de musicien, je ne me suis pas trompé de route. »
Théodore Gouvy

 

Jean Baptiste Camille Corot La forêt de CoubronJean-Baptiste Camille Corot (Paris, 1796-1875),
La forêt de Coubron
, 1872
Huile sur toile, 96 x 77,8 cm, Washington, National Gallery of Art

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneLe Palazzetto Bru Zane est une institution qui déborde d'idées et sait se donner les moyens de les réaliser. Après avoir inauguré une première série d'enregistrements consacrée aux cantates du prix de Rome, qui devrait s'enrichir d'un cinquième volume à l'automne prochain, puis une deuxième intitulée Opéra français, dont la récente parution du Dimitri de Victorin Joncières, sixième étape d'une collection inaugurée en 2012, atteste de la vitalité, le Centre de musique romantique française lance, toujours en collaboration avec Ediciones Singulares, un nouveau projet, intitulé Portraits, destiné à donner un panorama aussi complet et varié que possible de la production d'un compositeur méconnu.

Le premier à être mis à l'honneur est Théodore Gouvy, dont j'ai déjà eu l'opportunité de vous entretenir en tout début d'année, à l'occasion de la recension du disque proposant trois de ses Trios avec piano par Voces Intimæ. Je renvoie donc le lecteur curieux d'en apprendre un peu plus sur la trajectoire de ce musicien souvent partagé entre France et Allemagne aux éléments que je donnais alors et à ceux qu'ils pourront glaner sur le site de l'Institut Théodore Gouvy qui, depuis la villa de Hombourg-Haut où il vécut à partir de 1868, veille à favoriser une meilleure connaissance et une plus large diffusion de l'œuvre du compositeur.

Grand contempteur du goût parisien pour l'opéra – il en composera néanmoins deux, Le Cid et Fortunato, achevés respectivement en 1863 et 1897, qu'il n'entendra jamais – et la frivolité, Gouvy se voua essentiellement à ce qu'il nommait lui-même la « musique sérieuse. » Son legs fait ainsi une large place aux compositions instrumentales (de chambre et symphoniques), mais aussi vocales, avec des cantates et des scènes dramatiques aux sujets marqués par son goût de la culture classique, sans oublier des mélodies, avec un net penchant pour les textes des poètes de la Renaissance, Pierre Gouvy Goffontaine 1956et des pages sacrées, parmi lesquelles on signalera le Requiem et le Stabat Mater datant tous deux de 1874, deux domaines dont on aurait aimé que ce Portrait proposât de découvrir au moins un aperçu. Gouvy ne fut cependant pas que le musicien un rien distant qui déclarait que « son ambition [n'était] pas de devenir professeur ou pianiste de profession » car il « [regardait] la musique de plus haut que cela », et c'est ce que prouve avec beaucoup de pertinence cette anthologie en proposant six extraits des Sérénades pour piano, des pièces de caractère composées au fil de la plume entre 1855 et 1875 où l'on peut percevoir des échos de Schubert comme de Mendelssohn et Chopin. Ces miniatures sont interprétées avec un goût très sûr, fait de raffinement et d'élégance, mais sans aucune mièvrerie, par Emmanuelle Swiercz qui, sans les solliciter à outrance, en les laissant simplement respirer, chanter et être ce qu'elles sont et qui est parfois plus complexe qu'en apparence, tire le meilleur de ce qu'elles ont à offrir.

Le volet orchestral a été confié à deux phalanges à la personnalité assez différente dont les propositions, loin de s'exclure, se complètent parfaitement en donnant à entendre toutes les couleurs de Gouvy. À l'Orchestre philharmonique royal de Liège qui, sous la direction de son chef, Christian Arming, effectue un travail tout à fait intéressant sur la musique française, a été confiée la magnifique Sinfonietta op.80 (1885). Il s'agit d'une œuvre concentrée, aux proportions extrêmement équilibrées, qui opère une synthèse tout à fait séduisante entre classicisme et romantisme, comme un tour d'horizon qui irait de Beethoven à Brahms en passant par Schubert, Mendelssohn et Schumann, tout ceci dans une atmosphère aux teintes de pastorale (Allegro liminaire) empreinte, en dépit de l'humeur assombrie du mouvement lent, de joie sereine. La phalange belge y livre une version de grande classe en y déployant une pâte orchestrale qui associe une rondeur et une sensualité Théodore Gouvy 1890 Copyright Institut Gouvymises au service d'un souffle plutôt ample (l'Andante est une très belle réussite) et d'un romantisme assumé qui, s'il alourdit quelquefois légèrement la scansion (Finale), ne perd cependant jamais en chemin son sens aigu de la pulsation. Les musiciens font montre des mêmes qualités, que l'on dira, faute de meilleur qualificatif, « germaniques », dans les deux autres pages où ils accompagnent un soliste, instrumental dans la Fantaisie pastorale (1875), page pleine d'un charme bucolique qui représente une des rares concessions de Gouvy à la virtuosité (tempérée), où le violon solaire, mais au vibrato, à mon goût, un peu trop présent, de Tedi Papavrami s'harmonise parfaitement avec le splendide nuancier de l'orchestre, vocal dans La Religieuse, scène dramatique créée en 1876, chantée avec un engagement bienvenu par une Clémentine Margaine capiteuse mais que l'on aurait juste souhaité, par moments, un peu plus lisible.

Trois ouvertures de concert, Jeanne d'Arc d'après Schiller (1851), Le Festival (1852) et Le Giaour d'après Byron (1878) qui toutes illustrent, par leur absence totale de dessein programmatique, la précellence accordée par le compositeur au climat sur l'anecdote et à la musique « pure », sont interprétées avec finesse et brio par l'Orchestre national de Lorraine placé sous la direction de Jacques Mercier, une équipe qui connaît parfaitement la musique de Gouvy pour avoir signé, pour le label allemand CPO, la première et très aboutie intégrale de ses symphonies. On retrouve ici ce qui faisait le prix de cette dernière, avec une préférence marquée et, pour le coup, très « française », pour une ligne claire, une certaine légèreté de touche, la recherche permanente du rebond et de la netteté d'articulation. Sans manquer, pour autant, de chair ou de sentiment, l'esthétique défendue me semble regarder vers le classicisme, ce qui est loin d'être un contresens ici.

Finissons cette rapide revue par le volet chambriste, globalement très convaincant lui aussi et qui donne à entendre, avec la même intelligence que l'orchestral, deux ensembles au style bien différencié. D'un côté, le jeune Quatuor Cambini-Paris, dont le travail sur Hyacinthe Jadin et Félicien David a été salué dans ces pages, propose, sur instruments anciens, une lecture pleine de contrastes, menée avec une verve spirituelle et une vigueur roboratives, du Quatuor en la mineur op.56 n°2 (1872), Paul Flandrin La solitudeà laquelle ne manque qu'un soupçon d'épanouissement acoustique pour emporter complètement, tandis que, de l'autre, le plus installé Quatuor Parisii s'illustre dans une interprétation du Quatuor en ut mineur op.68 (1874), sur instruments modernes mais avec un vibrato assez contrôlé, dont la fluidité et l'ardeur ont constitué pour moi une bonne surprise. Ces deux formations montrent, s'il en était besoin, la belle vitalité des quatuors français et l'on se dit que le Palazzetto Bru Zane serait bien inspiré de poursuivre en leur compagnie l'exploration du répertoire écrit pour cette formation au XIXe siècle, lequel n'a probablement pas livré tous ses trésors. Je suis un peu plus réservé sur la présence du Trio avec piano n°4 (1858) : l’œuvre est indubitablement belle, mais force est de constater que la version qu'en livre le Trio Arcadis, qui est pourtant loin de démériter et fait montre d'une excellente cohésion, pâlit face à celle de Voces Intimæ, nettement plus idiomatique. Plutôt que cette redite, peut-être aurait-il été plus intéressant de lui confier le Trio avec piano n°5, sauf erreur inédit au disque ?

Voici donc, malgré quelques minimes réserves, un projet tout à fait passionnant qui permet de faire connaissance, dans d'excellentes conditions, avec une large palette de l'art de Théodore Gouvy et que je recommande donc sans hésiter à tous ceux qui souhaiteraient découvrir ce compositeur ou parfaire la connaissance qu'ils en ont, puisque cette anthologie offre pas moins de sept inédits au disque. Par la qualité globale des interprétations musicales qu'il regroupe comme par celle de ses textes de présentation qui, avec une pédagogie bien comprise, conjuguent précision et accessibilité, ce premier volume, dont il faut une nouvelle fois saluer le soin éditorial qui y préside, est une nouvelle très belle réussite à mettre à l'actif du Palazzetto Bru Zane et l'on espère maintenant que cette série va adopter un rythme de publication régulier afin de mettre à la portée du plus grand nombre d'autres pépites du patrimoine musical romantique français.

 

Théodore Gouvy Portrait Palazzetto Bru Zane Ediciones SingThéodore Gouvy (1819-1898), Portrait

 

Disque I [durée totale : 71'52"] : Sinfonietta en ré majeur op.80, Fantaisie pastorale pour violon et orchestre en fa majeur*, La Religieuse, scène dramatique pour mezzo-soprano et orchestre**, Sérénades pour piano+

 

Orchestre philharmonique royal de Liège
*Tedi Papavrami, violon
**Clémentine Margaine, mezzo-soprano
Christian Arming, direction

 

+ Emmanuelle Swiercz, piano

 

Extraits proposés :

 

1. Sinfonietta op.80 : [I] AdagioAllegro

 

2. Sérénade pour piano n°11 : Larghetto

 

Disque II [durée totale : 65'23"] : Le Giaour, ouverture en la mineur, Jeanne d'Arc, ouverture en ré mineur op.13, Le Festival, ouverture de concert en mi mineur op.14, Quatuor à cordes en la mineur op.56 n°2*

 

Orchestre national de Lorraine
Jacques Mercier, direction

 

*Quatuor Cambini-Paris

 

Extraits proposés :

 

3. Jeanne d'Arc op.13

 

4. Quatuor op.56 n°2 : [III] Tempo di minuetto. Allegro moderato

 

Disque III [durée totale : 55'45"] : Trio avec piano n°4 en sol majeur op.22, Quatuor à cordes n°5 en ut mineur op.68*

 

Trio Arcadis

 

*Quatuor Parisii

 

Extrait proposé :

 

5. Quatuor n°5 op.68 : [IV] Allegretto agitato

 

3 disques et un livre de 112 pages, Ediciones Singulares/Palazzetto Bru Zane ES 1014. Ce livre-disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Un extrait de chaque plage des trois disques peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Pierre Gouvy, Goffontaine et la maison natale de Théodore Gouvy (aujourd'hui disparue), 1956. Aquarelle sur papier, collection particulière (fonds Gouvy-Durteste, cliché © A. Simon)


Théodore Gouvy en 1890. Photographie © Institut Théodore Gouvy, que je remercie pour son aide précieuse

 

Paul Flandrin (Lyon, 1811-Paris, 1902), La solitude, c.1861. Huile sur toile, 62 x 52 cm, Paris Musée du Louvre (cliché © RMN-GP/T. Querrec)

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27 mars 2014 4 27 /03 /mars /2014 07:37

Parmi les musiciens pour lesquels 2014 marque un anniversaire, on peut parier que l'on risque de parler assez peu, du moins en France, de Gottfried August Homilius, même s'il me semble que la belle émission de Marc Dumont, Horizons chimériques, diffusée quotidiennement sur France Musique entre 16h et 17h, lui fera un peu de place le 18 avril prochain. En Allemagne, les choses sont heureusement un peu différentes, en grande partie grâce à Carus-Verlag, un éditeur qui, depuis quelques années, a pris fait et cause pour ce compositeur dont il s'attache à faire connaître la musique, notamment au travers de publications discographiques régulières.

Mais qui est donc Gottfried August Homilius, exact contemporain de Carl Philipp Emanuel Bach qui ne lui survécut que trois ans ? Ce fils de pasteur, né à Rosenthal, en Saxe, le 2 février 1714, entra à l'école Sainte-Anne (Annenschule) de Dresde, dont son oncle était recteur, vers 1722, année de la mort de son père. Outre la musique, qu'il y étudia sous la férule de J.G. Stübner, organiste de l'église Sainte-Anne qu'il était déjà en mesure de remplacer à l'âge de 20 ans, il y reçut une formation académique suffisamment solide pour lui permettre, en 1735, de s'inscrire à la très renommée faculté de Leipzig pour y faire son droit. Vous avez, bien entendu, suivi ma pensée, et, en lisant « 1735, Leipzig », le premier nom qui vous est venu à l'esprit est celui de Johann Sebastian Bach. Effectivement, Homilius fut son élève, mais aussi celui de l'organiste de l'église Saint-Nicolas, Johann Schneider ; comme Telemann trente ans plus tôt, celui qui était arrivé étudiant en droit acheva, six ans plus tard, son cycle universitaire en musicien accompli. Ses premiers pas dans la carrière qu'il avait décidé d'embrasser furent difficiles, puisque sa candidature à la tribune de l'église Saint-Pierre de Bautzen, en 1741, se solda par un échec. L'année suivante lui fut plus favorable, puisque lui échut le poste d'organiste de la Frauenkirche de Dresde. Il se fixa alors définitivement sur les bords de l'Elbe, même s'il tenta de s'échapper à Zittau en 1753, et fut nommé, en 1755, Cantor de la Kreuzkirche, la plus importante église protestante de la ville, un emploi qu'il devait conserver jusqu'à sa mort, le 2 juin 1785, malgré les vicissitudes liées à la guerre de Sept Ans qui causèrent, en 1760, la destruction de la Kreuzkirche, obligeant au repli vers la Frauenkirche, et une attaque qui, en 1784, l'empêcha définitivement d'assurer sa tâche.

La production de Homilius est, fort logiquement compte tenu des fonctions qui furent les siennes, essentiellement constituée de musique sacrée – passions, cantates et motets – , la majorité de ces œuvres ayant été composée après sa nomination au poste de Kreuzcantor, son legs d'avant 1755 comportant surtout des pièces d'orgue. Il est l'auteur d'une soixantaine de motets, dont ce disque propose une sélection de quatorze, augmentée d'un très beau Magnificat, qui donne un excellent aperçu de la variété de son inspiration et de sa maîtrise des techniques d'écriture. Le jubilant Habe deine Lust an dem Herrn utilise ainsi, en un cantus firmus parfaitement distinguable, une mélodie de choral (« Du bist mein Vater, ich dein Kind ») qui lui apporte une dimension spirituelle supplémentaire, tandis qu'on trouve une aria intercalée, faisant office de commentaire moral, dans le motet funèbre Die richtig für sich gewandelt haben, et que Dennoch bleib ich stets an dir use de chromatismes qui rappellent que nous sommes à l'époque de l'Empfindsamkeit. Plus globalement, la recherche d'une certaine simplicité de la facture, de la clarté des textures, de la fluidité et du charme mélodiques regardent déjà assez nettement vers les canons de ce qui sera le style classique. Il est également tout à fait frappant de voir à quel point sa science des timbres et de la polyphonie permet à Homilius, en maints endroits, de suggérer des effets orchestraux, souvent extrêmement efficaces, avec le seul secours des voix. Toutes ces qualités sont parfaitement mises en valeur par l'ensemble sirventes Berlin dont le chef, Stefan Schuck, fait varier les effectifs en fonction des pièces avec beaucoup de pertinence et obtient de ses chanteurs des nuances, des dynamiques et des couleurs aussi convaincantes que séduisantes. Il me semble que cette équipe, bien que non spécialisée dans le domaine de la musique ancienne, a pleinement saisi les enjeux de la musique de Homilius qu'elle défend avec autant de ferveur que de finesse, en donnant aux textes la densité et la saveur qu'ils réclament et en rendant justice à l'invention souvent subtile du compositeur. Bien en place malgré quelques légères et ponctuelles inégalités des sopranos, la prestation chorale se révèle globalement de très bon niveau et son caractère lumineux et souple donne envie de revenir vers ces œuvres qui réussissent la prouesse de chercher sans cesse à atteindre un équilibre serein sans jamais négliger d'être sensibles.

Voici donc un bien beau disque pour faire connaissance avec l'univers de Homilius qui complète parfaitement la première anthologie de motets dirigée par Frieder Bernius parue chez le même éditeur en 2004. Si vous avez, comme moi, des affinités avec ce répertoire, je vous recommande de ne pas le manquer.

 

Gottfried August Homilius Habe dein Lust Motets Sirventes BGottfried August Homilius (1714-1785), Habe deine Lust an dem Herrn, motets et Magnificat

 

sirventes Berlin
Stefan Schuck, direction

 

1 CD [durée totale : 54'06"] Carus 83.266. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Habe dein Lust an dem Herrn HoWV V.42

 

2. Dennoch bleib ich stets an dir HoWV V.6

 

 

Je remercie sincèrement Roland Koch d'avoir attiré mon attention sur ce disque.

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23 mars 2014 7 23 /03 /mars /2014 09:02

 

Jean Siméon Chardin Le château de cartes 1737

Jean Siméon Chardin (Paris, 1699-1779),
Le château de cartes
, c.1737

Huile sur toile, 82,2 x 66 cm, Washington, National Gallery of Art

 

Lorsque l'on pense à Christophe Rousset, on l'associe naturellement avec le répertoire français des XVIIe et XVIIIe siècles dans lequel il s'est fait un nom, mais pas nécessairement avec la musique de Johann Sebastian Bach. Pourtant, ceux qui suivent sa carrière de claveciniste depuis le début des années 1990 savent qu'il revient régulièrement à l’œuvre du Cantor, dont il a aujourd'hui enregistré la majeure partie des pages les plus célèbres pour différents éditeurs, hier L'Oiseau-Lyre ou Ambroisie et aujourd'hui Aparté, à qui il vient d'offrir sa lecture du second Livre du Clavier bien tempéré (Das wohltemperierte Klavier).

JS Bach Clavier bien tempéré Ms Londres Prélude en ut maComme de nombreuses œuvres de la dernière période créatrice de Bach, ce recueil, qui fait suite à un premier Livre dont le manuscrit porte la date de 1722, a une vocation assez clairement récapitulative, offrant le plus large tour d'horizon des possibilités accordées par le couple prélude et fugue, que le compositeur réussit le tour de force de rendre indissociables malgré leur absence, sauf rare exception, de lien thématique commun apparent, et leur individualisation poussée à l'extrême, chaque pièce formant un tout cohérent qui se suffit à lui-même. On ignore quand ce second Livre fut achevé, mais il est fort probable que son élaboration s'échelonna sur une longue période allant de 1738-39 pour rassembler le matériau, parfois antérieur d'une bonne dizaine d'années (on connaît ainsi trois versions du Prélude en ut majeur, dont une de 1726) à 1744 au plus tard pour le mettre définitivement au net, cette date étant celle de la copie réalisée par Johann Christoph Altnickol, la plus couramment utilisée aujourd'hui — il existe un autre manuscrit, antérieur et présentant un certain nombre de variantes, réalisé par Johann Sebastian et Anna Magdalena Bach, aujourd'hui conservé à la British Library (cette version a été enregistrée, fort bien au demeurant, par Sébastien Guillot en 2009). L'autre question demeurée, faute de documents et de témoignages, sans réponse est celle des motivations qui poussèrent le Cantor à réaliser ce second recueil, quand le premier semblait déjà constituer un achèvement. Je suis assez enclin à penser qu'au-delà de la volonté pédagogique inhérente à l'entreprise, il y a, chez Bach, la volonté de dépasser l'absolu qu'il semblait avoir fixé lui-même une vingtaine d'années plus tôt, tout en démontrant que la forme du prélude et fugue, jugée alors vieillotte, pouvait parfaitement s'adapter à toutes les exigences stylistiques, des élaborations polyphoniques les plus strictes (Fugue en mi bémol majeur, par exemple) aux avancées regardées alors comme les plus modernes, ici une page orchestrale (Prélude en la bémol majeur), là un allegro de concerto à l'italienne (Prélude en ré mineur) ou une ouverture toute en rythmes pointés à la française (Prélude en sol mineur), JS Bach Clavier bien tempéré Ms Londres Fugue en si mineumais aussi des échappées vers des tournures galantes (Prélude et Fugue en la majeur) ou presque empfindsamer, comme les très étonnants Prélude etFugue en sol dièse mineur, qui prouvent de manière indiscutable que les inventions de Friedemann et d'Emanuel ne tombent pas du ciel (les tenants du génie en seront encore pour leurs frais) et opèrent, comme d'autres pièces du même recueil – l'instabilité du déroutant Prélude en la mineur fait, par exemple, songer à une sorte de Stylus fantasticus sublimé – un relais fascinant entre passé et avenir. Cette volonté de prouver la vitalité de son savoir-faire de compositeur non seulement détenteur d'un riche héritage mais également ouvert et maîtrisant, jusqu'à une certaine forme d'anticipation, tous les styles de l'Europe musicale de son temps, ne constitue-t-elle pas une formidable réponse aux attaques que Johann Mattheson et son homme de main, Johann Adolf Scheibe, firent pleuvoir sur Bach entre 1737 et 1739, donc à la période que l'on estime être celle où s'est constitué le second Livre du Clavier bien tempéré, dans le but de faire croire qu'il était un musicien démodé et hermétique à la modernité ? Quel meilleur démenti apporter à ces ragots qu'abattre une carte maîtresse que sa diversité et son ampleur supérieures à celle de son prédécesseur signalerait comme imparable ? Bach dépassé ? Oui, mais seulement par lui-même.

Si Gustav Leonhardt demeure sans doute, au clavecin (j'exclus, pour mon propre usage, toute lecture au piano de pièces qui n'ont pas été conçues pour cet instrument) et malgré une prise de son vieillie, le guide le plus irremplaçable pour sentir et comprendre de l'intérieur l'architecture de ce second Livre du Clavier bien tempéré, si Ton Koopman a su en exalter, parfois jusqu'à une exubérance discutable, le foisonnement ornemental, si Bob van Asperen a su en délivrer une vision d'un équilibre rassérénant, la lecture de Christophe Rousset se ressent, comme tous ses disques Bach depuis les Suites anglaises et les Suites françaises, parues respectivement en 2003 et en 2004 chez Ambroisie et qui se trouvent encore en étant futé, de son expérience de chef lyrique. Si ce cahier est bien, comme le postule Gilles Cantagrel dans son remarquable essai, que tout amateur de Bach devrait connaître et méditer, Christophe RoussetLe moulin et la rivière (Fayard, 1998), un Traité des passions en musique, personne ne l'a à ce jour, à mon avis, exprimé avec autant de netteté et de pertinence que Rousset. La meilleure façon de l'éprouver est sans doute d'écouter, au moins une fois, les deux disques en continu : on perçoit alors, au fil de ces plus de deux heures trente de musique, le soin qu'a mis l'interprète à varier les climats, à prendre des risques en osant parfois des tempos inhabituels, à faire chanter un instrument, par ailleurs superbe et capté avec un réalisme qui n'occulte ni sa richesse de timbres, ni sa réactivité, ni ses minimes faiblesses passagères, dont ce n'est pas forcément la qualité première. Cette volonté d'habiter chaque moment du recueil, dont le claveciniste s'explique d'ailleurs dans la notice très intéressante qu'il signe, est soutenue par un sens aigu de la continuité dramatique qui rend absolument naturel l'enchaînement prélude-fugue, sans pour autant que chacune des deux parties perde de son individualité. Tout est ici impeccablement en place et maîtrisé, avec une vision claire de la direction à donner au discours dont, pourtant, surprise et fantaisie ne sont jamais absentes.

Il me semble que l'on tient, avec cette version du second Livre du Clavier bien tempéré signée par Christophe Rousset, une lecture pleine de personnalité qui sait éviter les pièges que constituent aussi bien la sécheresse scolaire, la superficialité que la routine, fût-elle de luxe. Je vous conseille donc de partir à sa rencontre, de prendre le temps nécessaire pour la découvrir dans toutes ses dimensions et je gage qu'elle saura sans doute vous séduire. Pour ma part, je sais déjà que j'y reviendrai avec beaucoup de plaisir et j'espère que l'éditeur saura convaincre le musicien de nous offrir le premier Livre que nous sommes désormais probablement un certain nombre à attendre.

 

JS Bach Das wohltemperierte Klavier 2 Teil Christophe RoussJohann Sebastian Bach (1685-1750), Das wohltemperierte Klavier 2. Teil (Le Clavier bien tempéré, second Livre)

 

Christophe Rousset, clavecin Joannes Ruckers 1628, ravalé par Nicolas Blanchet en 1706

 

2 CD [durée totale : 76'00" & 81'05"] Aparté AP070. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Prélude en ré mineur BWV 875
2. Fugue en ré mineur BWV 875

 

3. Prélude en fa majeur BWV 880
4. Fugue en fa majeur BWV 880

 

5. Prélude en la bémol majeur BWV 886
6. Fugue en la bémol majeur BWV 886

 

7. Prélude en la mineur BWV 889
8. Fugue en la mineur BWV 889

 

Un extrait de chaque plage des deux disques peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Prélude n°1 en ut majeur du second Livre du Clavier bien tempéré, manuscrit autographe de Johann Sebastian Bach avec la participation d'Anna Magdalena Bach. Manuscrit Add. MS 35021, f.1, Londres, British Library

 

Fugue n°24 en si mineur du second Livre du Clavier bien tempéré, manuscrit autographe de Johann Sebastian Bach avec la participation d'Anna Magdalena Bach. Manuscrit Add. MS 35021, f.21, Londres, British Library

 

La photographie de Christophe Rousset est d'Ignacio Barrios Martinez.

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20 mars 2014 4 20 /03 /mars /2014 07:48


Si Carl Philipp Emanuel Bach fut un des compositeurs les plus novateurs de son temps, son inventivité parfois débridée s'appuyait sur des bases solides, un héritage envers lequel on retrouve souvent des hommages tout au long de son parcours créateur. Ainsi, les trois sonates pour viole de gambe et clavier offrent-elles une excellente illustration d'un art où se côtoient tradition et modernité. Ces partitions virent le jour durant la période d'activité du compositeur à Berlin, la Sonate en ut majeur (Wq. 136/H. 558) en 1745, celle en ré majeur (Wq. 137/H. 559) en 1746, tandis que celle en sol mineur (Wq. 88/H. 510) est postérieure d'une bonne dizaine d'années et date de 1759. La viole avait alors entamé le lent déclin qui devait conduire à son effacement du paysage musical européen avant la fin du siècle, mais elle jouissait néanmoins d'une faveur singulière à la cour du roi de Prusse, ce qui nous vaut de disposer aujourd'hui d'une cinquantaine d'œuvres qui y fut composée pour cet instrument. On ignore pour qui Carl Philipp Emanuel Bach écrivit ses sonates, mais il est assez probable qu'elles étaient destinées à Ludwig Christian Hesse (1716-1772), gambiste virtuose dont le père avait été l'élève de Marais et de Forqueray à Paris. Les exigences techniques, en particulier, des Sonates Wq. 136 et 137, où le soliste occupe le devant de la scène, le rôle du clavier étant essentiellement de soutenir et de colorer sa ligne, impliquent indiscutablement une exécution par un musicien aguerri. D'un point de vue stylistique, ces deux partitions jumelles correspondent aux canons les plus courants alors à Berlin, avec un mouvement d'ouverture modéré très expressif à la manière de l'Empfindsamkeit, suivi d'une paire de mouvements rapides contrastants, un central assez effervescent et un final, noté Arioso dans les deux cas, exploitant l'un une veine chantante (Wq. 137), l'autre plutôt dansante (Wq. 136). La Sonate en sol mineur (Wq. 88/H. 510) adopte le schéma vif-lent-vif popularisé par le concerto vénitien, se rapprochant en ceci de la Sonate pour viole de gambe et clavecin BWV 1029 de Johann Sebastian, dans la même tonalité, œuvre avec laquelle elle partage également un climat plutôt détendu, surtout si on la compare à ses sœurs des années 1745 à l'humeur imprévisible jusqu'à l'emportement, et un traitement des deux instruments sur un pied d'égalité.

Jusqu'à présent, la discographie récente des Sonates pour viole de gambe et clavier de Carl Philipp Emanuel Bach était dominée par deux enregistrements de grande qualité, l'un paru en 2005 chez Alpha, réunissant Friederike Heumann à la viole et Dirk Börner sur une copie de pianoforte d'après Cristofori (1730), l'autre signé par les frères Ghielmi, Vittorio à la viole et Lorenzo sur une copie d'un pianoforte Silbermann de 1749 (le choix de clavier le plus pertinent de toute la discographie), publié chez Winter & Winter en 2008, le premier soignant particulièrement les climats, souvent rêveurs mais quelquefois guettés par le risque de l'évanescence, le second misant, au contraire, sur une esthétique aux contrastes soulignés parfois jusqu'à une certaine outrance, mais défendue avec une audace et un panache indéniables. Le programme du disque paru il y a quelques mois chez agOgique se rapproche de celui des frères Ghielmi, puisque les compléments ont été judicieusement choisis parmi les nombreuses œuvres pour clavier seul du second fils Bach, une Fantaisie et deux Rondos qui illustrent bien la volonté du musicien de s'adresser, avec l'une, aux connaisseurs (Kenner) en leur offrant des pièces complexes et expérimentales, et, avec les autres, aux amateurs (Liebhaber) avec des morceaux tout aussi bien pensés, mais plus abordables. Ces pages sont interprétées par Daniel Isoir avec la finesse de toucher, la fantaisie et l'intelligence déjà remarquées dans son anthologie de concertos de Mozart à la tête de La Petite Symphonie, qualités qui confirment les affinités de cet interprète avec le répertoire de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il est rejoint, dans les sonates, par la violiste Emmanuelle Guigues avec laquelle semble régner une complicité palpable à l'écoute. Leur lecture, évitant aussi bien les langueurs que la surexcitation parfois excessives des deux versions précitées, se signale par sa recherche permanente d'équilibre et son souci de la plénitude, voire d'une certaine suavité sonore, traits soulignés par une prise de son aérée et chaleureuse. Les mouvements modérés ont un galbe superbe, avec une pulsation assez idéale et des teintes élégiaques parfaitement adaptées au propos qui se révèlent particulièrement séduisantes, car justes de ton et d'intentions. J'ai été un peu moins convaincu par les passages plus extravertis qui, s'ils possèdent de l'allant et de l'allure, manquent, à mon goût, de ce petit grain de folie nécessaire pour donner tout leur sel aux extravagances imaginées par un compositeur dont on connaît le goût du fantasque. Cette interprétation, qui surclasse, à mon avis, le disque paru chez Alpha, n'en demeure pas moins de très bonne tenue et la sensation de proximité qu'elle dégage la rend de plus en plus attachante au fil des écoutes.

 

Je vous recommande donc d'aller découvrir cette réalisation que tout concourt à rendre sensible et sensuelle et qui, à n'en pas douter, ravira les amateurs d'un Carl Philipp Emanuel Bach à la vivacité bien tempérée — déjà classique, en quelque sorte.

 

CPE Bach Sonates viole gambe clavier Guigues IsoirCarl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), Sonates pour viole de gambe et clavier en ut majeur Wq. 136 (H. 558), en ré majeur Wq. 137 (H. 559), en sol mineur Wq. 88 (H. 510), Fantaisie en ut majeur Wq. 59/6 (H. 284), Rondos en mi bémol majeur Wq. 61/1 (H. 288), en ré mineur Wq. 61/4 (H. 290)

 

Emmanuelle Guigues, viole de gambe à six cordes attribuée à Edward Lewis, c.1660-1680
Daniel Isoir, pianoforte Ryo Yoshida & Daniel Isoir, 2000, d'après Johann Andreas Stein, 1780

 

1 CD [durée totale : 67'35"] agOgique AGO012. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Vidéo : Sonate pour viole de gambe et clavier Wq. 137 : [I] Adagio ma non tanto

 

2. Audio : Sonate pour viole de gambe et clavier Wq. 88 : [I] Allegro moderato

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14 mars 2014 5 14 /03 /mars /2014 08:03

 

Schumann & Brahms Schöne Wiege meiner Leiden Werner Güra

La façon dont certains disques choisissent de croiser notre route ne cessera jamais de m'étonner. Ainsi, je pense que je ne me serais pas forcément arrêté sur ce programme de Lieder, réédition, dans la jolie collection semi-économique d'Harmonia Mundi (HM Gold), d'un enregistrement de 2004, si je n'avais pas été attiré par le tableau qui orne sa couverture, Julie et Saint-Preux sur le lac Léman peint par le baron Charles Édouard de Crespy en 1824, une scène au romantisme encore assez nettement teinté de néoclassicisme. Les concepteurs n'y réfléchissent pas toujours, certains semblant rivaliser pour décrocher un premier prix de laideur, mais une pochette réussie, qui évoque le contenu sans le dévoiler trop, est souvent l'invite la plus efficace qui soit — des labels intelligents comme Alpha, Ramée ou Glossa l'ont parfaitement compris.

 

De Werner Güra, je connaissais surtout, jusqu'ici, l'activité dans les répertoires baroque et classique, l'ayant récemment beaucoup apprécié dans la controversée Passion selon saint Matthieu de Bach dirigée par René Jacobs, le chef qui l'a le plus régulièrement employé dans ses productions. Certes, je savais que le ténor était très actif dans le domaine du Lied, dans lequel, à l'exception de ceux de Schubert, je m'aventure encore assez peu fréquemment, mais je ne l'y avais jamais entendu.

J'ai, d'emblée, été séduit par le propos de cet enregistrement qui met en miroir des mélodies composées par trois personnages ayant partagé une intense histoire commune et quelques extraits choisis de leur correspondance, originellement lus au cours du récital et fort judicieusement reproduits dans le livret. On connaît le parcours du combattant que dut accomplir Robert Schumann pour pouvoir épouser, le 12 septembre 1840, Clara Wieck, qui lui avait donné son consentement trois ans plus tôt, dans une lettre datée du 15 août 1837 ; il fallut rien moins qu'une décision de justice pour faire plier l'inflexible père de la promise. Si le mariage et les maternités ralentirent considérablement sa brillante carrière de musicienne virtuose, le compagnonnage artistique avec son époux lui permit d'explorer plus avant ses talents de compositrice, en particulier dans le domaine du Lied, que Robert avait retrouvé avec un enthousiasme perceptible dans le Liederkreis op.24, un cycle composé en 1840 sur neuf poèmes de Heinrich Heine, dont la variété, la cohérence et la subtilité sont mises au service d'une peinture de passions puissantes et contrastées, de la mélancolie à l'emportement. Werner Güra & Christoph Berner 2013La production de Clara, goûtée de son vivant, est demeurée longtemps dans l'ombre de celle de son mari, une partie étant d'ailleurs restée inédite jusque dans les dernières décennies du XXe siècle. Lorsque l'on écoute les sept mélodies offertes ici, on ne peut que mesurer combien ce manque de reconnaissance a été injuste, car ils débordent de fraîcheur et de tendresse, tout en se révélant d'une facture très soignée magnifiant le sentiment qui est au cœur des textes.

Johannes Brahms avait vingt ans lorsqu'il connut les Schumann, une rencontre qui devait jouer un rôle décisif dans sa jeune carrière, Robert ne tarissant pas d'éloges sur le talent du jeune homme, lequel noua avec Clara, qu'il soutint durant la maladie finale de son époux (1854-56), une relation dont il est impossible de dire quel fut son degré d'intimité, mais qui frappe, aujourd'hui encore, par son mélange d'affection à la fois respectueuse et passionnée. C'est durant ces années que Brahms entra en contact avec les recueils de chants populaires d'Andreas Kretzschmer et Anton Wilhelm von Zuccalmaglio (Deutsche Volkslieder mit ihren Original-Weisen, 1838 et 1840) qui devaient devenir pour lui une source d'inspiration constante, puisque les dix Lieder proposés ici font partie des 49 Deutsche Volkslieder WoO 33, son ultime contribution dans ce domaine particulier, publiée en 1894. Compositions d'une grande sobriété, ces mélodies opèrent une synthèse limpide entre style savant et saveurs populaires, en ménageant, autant que possible, la lisibilité de l'air d'origine.

Cette clarté d'intentions et de touche me semble être une des qualités essentielles de Werner Güra comme de son accompagnateur, Christoph Berner, jouant un piano Friedrich Ehrbar des années 1877-78 qui se révèle aussi bien sonnant qu'adapté au répertoire, en dépit du décalage temporel avec les pièces de Robert et Clara Schumann. À la lumière des autres réalisations de ce duo, son propos ne semble d'ailleurs pas de chercher à tout prix à reconstituer un instrumentarium d'origine, mais plutôt de proposer un compromis, souvent habile, comme ici, entre sonorités « d'époque » et « modernes. » J'apprécie particulièrement, chez le ténor, son souci du rendu des nuances du texte, sa voix peu vibrée et pourtant chaleureuse, sachant être expressive sans jouer un instant la carte de l'emphase – on est clairement dans un salon et non à l'opéra – et conter des histoires d'amour et de mort sur un ton de confidence qui pousse à tendre l'oreille pour ne rien perdre du riche nuancier déployé devant nous. Soutenu par un pianiste qui ne néglige jamais, lui aussi, de chanter, tout ce récital baigne dans une atmosphère pleine de raffinement mais sans une once de la fadeur que l'on aurait pu redouter. La veine narrative et théâtrale, l'élan et les effusions du romantisme y sont, en effet, constamment présents, et ils apportent à chaque Lied ce qu'il lui faut d'animation et d'émotion pour être autre chose qu'une vignette aux teintes pastel ou décolorées.

Depuis que j'en ai fait l'acquisition, je n'ai cessé de revenir vers ce disque ; il m'a même incité à aller en écouter d'autres enregistrés par le même duo rejoint, parfois, par quelques amis, avec, à la clé, de bien belles découvertes dont je partagerai probablement certaines avec vous dans les semaines ou les mois à venir. Je souhaite d'ores et déjà à ceux qui se laisseront à leur tour tenter par cette magnifique anthologie d'y prendre autant de plaisir que j'en ai eu à m'y plonger.

 

Schumann & Brahms Schöne Wiege meiner Leiden Werner GüraSchöne Wiege meiner Leiden, Johannes Brahms (1833-1897), Deutsche Volkslieder WoO 33 (extraits), Clara Schumann (1819-1896), sept Lieder, Robert Schumann (1810-1856), Liederkreis op. 24

 

Werner Güra, ténor
Christoph Berner, piano Friedrich Ehrbar, 1877-78

 

1 CD [durée totale: 59'33"] Harmonia Mundi HMG 501842. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Robert Schumann, Mit Myrten und Rosen (Heinrich Heine), op.24/9

 

2. Clara Schumann, Geheimes Flüstern hier und dort (Hermann Rollett)

 

3. Johannes Brahms, Es reit ein Herr

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustration complémentaire :

 

Werner Güra et Christoph Berner © Schubertiade www.schubertiade.at

 

Merci à Emmanuel pour la pochette en haute définition.

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7 mars 2014 5 07 /03 /mars /2014 07:48

 

« L'étude est à l’homme adulte ce que le jeu est à l'enfant. C'est la plus concentrée des passions. C'est la moins décevante des habitudes, ou des attentions, ou des accoutumances, ou des drogues. L'âme s'évade. Les maux du corps s'oublient. L'identité personnelle se dissout. On ne voit pas le temps passer. On s'envole dans le ciel du temps. Seule la faim fait lever la tête et ramène au monde.
Il est midi.
Il est déjà sept heures du soir. »

 

Pascal Quignard, Leçons de solfège et de piano (Arléa, 2013)

 

Carl Gustav Carus Pèlerin dans une vallée montagneuseCarl Gustav Carus (Leipzig, 1789-Dresde, 1869),
Pèlerin dans une vallée montagneuse
, années 1820

Huile sur toile, 28 x 22 cm, Berlin, Alte Nationalgalerie

 

Au début de mars 2009, nous étions une petite cinquantaine, au mieux, à entamer ensemble l'aventure de Passée des arts, qui prenait le relais des quelques trois ans et demi d'activité de mon précédent blog, arrêté à la suite des défaillances de son hébergeur. Si mes comptes sont exacts, nous sommes aujourd'hui un peu plus de 2500 à poursuivre ce chemin, et vous êtes presque 500, à ce jour, à vous être abonnés directement à la lettre d'information du blog. Même si ces chiffres peuvent paraître bien faibles en regard de ceux annoncés par les publications traitant de mode ou de cuisine, sans parler de celles spécialisées dans le domaine de la musique qui disposent de tout autres moyens que les miens, je vous avoue que jamais je n'aurais pu imaginer fédérer autant de lecteurs autour d'un projet si peu en prise avec l'air du temps, puisqu'il semble acquis que parler d'art ancien (50 ans d'âge, au bas mot) n'est guère à la mode, pas plus que de tenir un blog à l'heure où les réseaux sociaux font régner leur tyrannie du vite publié, vite oublié, et de l'émotion immédiate et, avouons-le, souvent un peu facile. Mais, me direz-vous, vous participez à cette logique puisque vous êtes sur facebook. Certes j'y suis et, même si je réfléchis aux moyens de m'en affranchir à terme, je ne nie pas le fabuleux instrument de diffusion et de contact qu'il représente. Je n'en affirme pas moins que, le jour où je l'aurai quitté, ne me manqueront pas ceux qui publient quotidiennement une photo de leur trogne, ceux qui estiment que la moindre parcelle de leur quotidien, y compris la plus triviale, présente un intérêt universel, les pourfendeurs de l'exhibitionnisme moderne qui ne perdent cependant pas une occasion de déverser sur ce réseau leurs états d'âme et autres ratiocinations, les philosophes et polémistes à la petite semaine, les manieurs de « génie » et de « sublime » qui débardent de l'art au kilo sans faire montre du moindre recul critique ou apporter ne serait-ce qu'une once de plus-value personnelle, comme s'il s'agissait, comme le geai de la fable, de se parer de quelque postiche pour se donner un semblant de contenance. Je ne suis d'ailleurs pas dupe du caractère cursif, voire de pure convenance, qu'ont certains des « j'aime » et des commentaires qui accompagnent la publication sur facebook, des liens vers mes chroniques — avec un peu d'habitude, on repère vite les tricheurs et les désinvoltes, qui sont souvent proches cousins.

 

Une fâcherie récente avec un ensemble qui me tient rigueur de ne pas lui avoir accordé une place suffisante dans un de mes comptes rendus m'a permis de réaffirmer deux ou trois choses simples qui me guident depuis toujours. Je n'écris pas pour me faire des amis, des relations ou pour me faire reluire en laissant entrevoir que je suis à tu et à toi avec tel ou telle. Je n'ai de goût ni pour les honneurs, ni pour les salons, ni pour les cours. Les mondanités m'assomment et ceux qui me connaissent pourraient témoigner des efforts que je déploie pour les éviter. Lorsque je vais au concert ou dans certaines boutiques culturelles, on ne me reconnaît pas plus que n'importe quel spectateur ou client. J'écris parce qu'il y a des projets, des personnes, des œuvres, des lieux qui, un jour, arrivent jusqu'à moi et m'émeuvent, m'intriguent, me parlent. J'écris pour tenter de les apporter jusqu'à vous dont je sais, au fond, si peu de choses, avec le secret espoir que vous en serez touchés et qu'à votre tour, vous aurez à cœur de les partager. Je ne suis qu'un maillon de cette chaîne de transmission, ni plus, ni moins important que celui que vous êtes. Je n'écris pas pour les doctes, qui n'ont, je crois, rien à apprendre de moi et qui m'en remontreraient sur bien des points, ma culture étant, comme celle de nombre d'autodidactes, trouée de lacunes. Je ne défends aucune chapelle (je l'ai payé par le départ de certains lecteurs qui auraient souhaité qu'on ne parle ici que de baroque, une restriction que je refuse, car elle ne correspond pas à la réalité de mes goûts), aucune coterie et le provincial que je suis ne fait partie d'aucun de ces petits cénacles parisiens bruissants de mille murmures de louange ou de reproche que je n'aspire pas à rejoindre, pas plus, du reste, que ceux de la ville où je demeure, ces cercles d'influence, réelle ou fantasmée, n'étant pas l'apanage de la capitale. J'écris, je l'espère, avec suffisamment de simplicité pour vous donner, à vous qui me faites l'honneur, que je mesure pleinement, de me lire, l'envie d'aller écouter, voir, échanger, apprendre ; chaque chronique n'est qu'un point de départ, le premier chapitre d'une histoire dont il appartient à qui s'en empare d'écrire la suite à son gré, selon ses moyens ou ses envies. Ce n'est pas grand chose, au fond, un billet de blog, mais ce n'est pas une raison pour ne pas y offrir, à chaque reprise, le meilleur de soi-même pour que le fil offert à celui qui va dérouler ou broder ensuite son propre récit soit assez solide pour ne pas se rompre immédiatement. J'ai doucement commencé, depuis quelques semaines, à instiller quelques nouveautés, comme la rubrique « Instantanés » où le texte se contraint volontairement à la brièveté pour laisser plus de place à une vidéo, à une émission de radio, à quelques extraits musicaux. D'autres évolutions viendront à leur heure. Passée des arts est un lieu que je ne souhaite pas soumis à la précipitation et j'y travaille seul — le temps de l'étude n'est pas celui des fils d'actualités.

 

Au moment de boucler ces lignes, je tiens, quitte à me faire taxer de banalité (je n'ai, de toutes façons, aucune prétention à l'originalité), à remercier chaleureusement toutes celles et tous ceux qui, depuis le début de l'aventure qu'est ce blog, m'apportent un soutien sans faille et m'ont aidé, parfois de façon très concrète, à une époque pas si lointaine où je me demandais si je pourrais matériellement continuer à nourrir cet espace, dont je finance l'hébergement et une partie de ce qui y est proposé. Il y a des gestes que l'on n'oublie pas. Et bien sûr, un très sincère merci à vous, chers lecteurs, pour vos passages ici, que vous choisissiez ou non d'en laisser la trace, pour vos encouragements, pour votre fidélité. À vous, je peux bien le confesser : cinq années se sont écoulées et je n'ai pas vu le temps passer.

 

 

Accompagnement musical :

 

Norbert Burgmüller (1810-1836), Symphonie n°2 en ré majeur, opus 11 (inachevée, 1834-35) :

[II] Andante

 

Hofkapelle Stuttgart
Frieder Bernius, direction

 

Norbert Burgmüller Symphonies Frieder BerniusSymphonies 1 & 2. 1 CD Carus 83.226. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

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2 mars 2014 7 02 /03 /mars /2014 09:02

 

 

Le 28 mars 2014 aura lieu, au Conservatoire royal de Bruxelles, un concert célébrant les dix ans de la collaboration entre Les Muffatti et leur directeur artistique, Peter Van Heyghen, un événement qui m'offre l'occasion de m'arrêter, le temps d'un billet, sur les activités de cet ensemble que les lecteurs habituels de ce blog connaissent bien, puisque y furent chroniqués en leur temps les disques qu'il consacra à Giuseppe Sammartini et à Jean-Marie Leclair.

 

Les Muffatti sont nés en 1996 de la réunion d'amis qui, faisant leurs études ensemble, décidèrent de mettre en commun leurs talents pour interpréter les musiques que le conservatoire ne leur offrait pas d'explorer à la hauteur de leur soif de découverte, le répertoire baroque pour orchestre. Le nom qu'ils choisirent de se donner témoigne de leur ambition, puisqu'il s'inspire de celui de Georg Muffat (1653-1704), un compositeur qui, à la fin du XVIIe siècle, posa, en se fondant sur ses propres expériences de musicien travaillant en Allemagne mais ayant parfait sa formation lors de séjours en France et en Italie, les principes d'un style européen, ce « goût mêlé » qui devait se maintenir jusqu'à la mort d'un de ses meilleurs représentants, Georg Philipp Telemann (1681-1767). Au départ, les Muffatti jouaient sur instruments modernes, mais certains des membres se tournèrent assez rapidement vers une pratique d'exécution historiquement informée. La rencontre de l'ensemble, à un moment où son unité commençait à être menacée par la disparité née de techniques et d'envies différentes, avec le flûtiste Peter van Heyghen rêvant, lui, de se frotter à la direction d'orchestre, fut déterminante. Sous son impulsion, l'ensemble adopta définitivement les instruments d'époque et se professionnalisa, donnant son premier concert dans cette nouvelle configuration au printemps 2004.

Les Muffatti © Stéphane PuopoloEn dix ans, tout en préservant largement la convivialité et l'enthousiasme qui ont contribué à forger leur projet, les Muffatti ont trouvé leur place parmi les ensembles spécialisés avec une sorte de sérénité et de modestie qui les rend attachants. Intégralement publié par le très élégant et exigeant label Ramée, leur parcours discographique, fort logiquement débuté, dès 2005, avec une version pleine de vitalité et déjà très mûre de l'Armonico Tributo de leur parrain Muffat, s'est tenu à l'écart des chemins trop fréquentés, donnant à entendre des programmes consacrés, outre à Sammartini et à Leclair, déjà cités, à Bononcini et surtout à Pez, qui demeure, à mon goût, leur réalisation la plus indiscutable à ce jour, ressuscitant avec autant de vigueur que d'esprit et de raffinement les œuvres d'un compositeur injustement négligé et parfaitement représentatif de ce vermischter Geschmack des premières décennies du XVIIIe siècle. Dans quelques semaines, leur catalogue s'enrichira d'une parution qui s'annonce comme un des événements de ce printemps, puisqu'il s'agit du premier enregistrement mondial de la Brockes-Passion composée en 1712 par Reinhard Keiser qui sera proposée conjointement avec les forces – excusez du peu – de Vox Luminis. Il ne fait guère de doute que la pâte sonore assez « septentrionale » des Muffatti, qui n'est pas sans rappeler celle de La Petite Bande (nombre de membres de l'ensemble ont suivi l'enseignement de Sigiswald Kuijken), avec, peut-être, un rien de sensualité et d'extraversion supplémentaires, fera merveille dans cette œuvre à la croisée de la ferveur et du théâtre.

 

À l'aube de cette nouvelle étape, on souhaite donc un très bel anniversaire à Peter Van Heyghen et aux Muffatti, en espérant qu'ils poursuivront encore longtemps leur chemin en se gardant, autant que les lois du marché le permettront, de la tentation de servir des répertoires plus communs. Comme le démontre le Keiser à venir, les fonds d'archives européens recèlent sans doute encore bien des partitions oubliées qui ne demandent qu'à renaître sous les doigts d'aussi talentueux interprètes.

 

Un disque incontournable :

 

Johann Christoph Pez (1664-1716), Ouvertures & concerti

 

Les Muffatti
Peter Van Heyghen, direction

 

Johann Christoph Pez Ouvertures Concerti Les Muffatti1 CD Ramée RAM 0705 qui peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extrait proposé : Concert sonata en fa majeur, R.15 :

Adagio

PrestoAdagio

Fuga : Alla breve

PrestoAdagioPrestoAdagio

Allegro

 

Àvenir :

 

Reinhard Keiser (1674-1739), Brockes-Passion

 

Zsuzsi Tóth, soprano, Jan Van Elsacker, ténor, Peter Kooij, basse
Vox Luminis
Les Muffatti
Peter Van Heyghen, direction

 

Extrait proposé : « Mich von Stricken meiner Sünden » (chœur d'ouverture)

 

Reinhard Keiser Brockes-Passion Les Muffatti Vox Luminis2 CD Ramée RAM 1303, à paraître le 25 mars 2014

 

Crédits photographiques :

 

La photographie des Muffatti est de Stéphane Puopolo — stephane.puopolo@yucom.be

 

Remerciements à Benoît Vanden Bemden, Catherine Meeùs et Frédéric Degroote.

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27 février 2014 4 27 /02 /février /2014 07:48

 

John Hamilton Mortimer Homme et jeune garçon regardant des

John Hamilton Mortimer (Eastbourne, 1740-Londres, 1779),
Un homme et un jeune garçon regardant des estampes
, 1765-1770

Huile sur toile, 76,2 x 63,5 cm, New Haven,
Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection

 

Alors que le deuxième mois de 2014 touche à sa fin, on ne peut pas vraiment dire que les labels brillent par leur volonté d'offrir aux mélomanes les fruits de l'inspiration turbulente du second fils de Johann Sebastian Bach. Profitons donc de cette frilosité – passagère ? – pour mettre à l'honneur un disque paru il y a quelques mois chez le jeune éditeur L'Encelade et qui, sous le titre de Testament et promesses, nous entraîne à la découverte des quelques-unes des belles inventions de l'imprévisible Carl Philipp Emanuel.

 

Maîtresses d'œuvre de ce récital, la claviériste Aline Zylberajch et la violoniste Alice Piérot sont allées puiser dans le vaste corpus des pièces pour clavier et dans celui, beaucoup plus mince, pour clavier et violon afin de nous proposer un parcours qui couvre une très large partie du parcours créateur de Carl Philipp Emanuel Bach, des années de Berlin, au service morne d'un Frédéric II qui lui préférait le flûtiste Johann Joachim Quantz (1697-1773), la politesse du style galant et les fioritures de l'opéra italien, à l'avant-dernière année d'une vie qui l'avait consacré comme un des plus importants et influents compositeurs de son temps.

Heinrich von Winter Carl Philipp Emanuel BachDeux œuvres de ce programme témoignent du solide héritage sur lequel s'appuient ses innovations. D'une part, les mouvements extrêmes de la Sonate pour violon et clavier en ut mineur Wq.78 (H.514) de 1763, construits, de manière relativement stricte, en imitation et exempts des foucades propres à l'Empfindsamer Stil, ce « style sensible » dont Carl Philipp Emanuel est le plus brillant représentant, pourraient presque être de la plume de son père, même si le caractère rêveur de l'Adagio ma non troppo central appartient indubitablement, par sa subjectivité, à une forme d'expression plus moderne. D'autre part, en 1778, un an avant la publication du premier de ses recueils Für Kenner und Liebhaber (Pour connaisseurs et amateurs), il choisit d'écrire, comme tant de musiciens avant lui, des Variations sur les Folies d'Espagne, un thème qui existe au moins depuis le XVIe siècle, auxquelles il parvient à insuffler, outre une bonne dose de virtuosité, quelques surprises sui generis.

Paradoxalement, c'est l'œuvre la plus ancienne de ce programme qui dévoile le mieux les intentions révolutionnaires de Carl Philipp Emanuel. Il ne lui fallut pas dix ans pour s'ennuyer ferme à la cour de Berlin, où il était arrivé en 1740 avant d'y être officiellement engagé en qualité de premier claveciniste l'année suivante, et il eut donc tout le loisir, en parallèle de ses activités de compositeur et d'interprète, de prendre part aux violentes querelles musicales qui agitaient alors la capitale prussienne et dont une le vit s'opposer de façon assez virulente à Christoph Nichelmann (1717-1762) avant de faire lui-même œuvre de théoricien en publiant, en 1753, un an après celui de son collègue, le si bien en cour Quantz, dédié à la flûte, le premier volume (un second suivra en 1762) de son Traité sur l'art véritable de jouer des instruments à clavier (Versuch über die wahre Art das Clavier zu spielen). Ouvrage à visée résolument pratique, il se clôt sur un appendice intitulé Dix-huit leçons en six sonates (Achtzehn Probe-Stücke in sechs Sonaten), la dernière de ces pièces étant la Fantaisie en ut mineur Wq.63/6 (H.75), pièce visant à démontrer que « les fantaisies non mesurées sont incomparables pour l'expression des sentiments » pour reprendre les mots de l'auteur ; cette œuvre en trois sections dont seule celle marquée Largo est mesurée, est d'humeur plutôt sombre, assez imprévisible dans ses changements d'atmosphère, très représentative des recherches menées par Carl Philipp Emanuel en faveur d'une musique épousant au plus près le flux et le reflux incessant des passions. CPE Bach Versuch TitelblattIl n'est guère surprenant que son caractère dramatique ait valu à cette Fantaisie de se voir, par deux fois, adjoindre un texte signé par Heinrich Wilhelm von Gerstenberg (1727-1823), l'un sur le monologue de Hamlet, l'autre sur la mort de Socrate. Plus détendue, en dépit de ses nombreuses ambivalences, est l'atmosphère de la Sonate en la majeur Wq.55/4 (H.186) qui, même si elle figure dans le premier recueil Für Kenner und Liebhaber (1779), a été composée à Berlin en 1765. Son Allegro assai liminaire, écrit dans un style presque orchestral, déborde d'énergie et fait place à un Poco adagio qui explore une veine plus subtilement nostalgique et passionnée, puis à un Allegro qui achève l’œuvre dans une sorte de demi-jour aux teintes parfois mozartiennes où alternent, parfois non sans humour, les humeurs des deux mouvements précédents. L'Arioso pour clavier et violon Wq.79 (H.535) date, lui, de 1781. Cette page au lyrisme assez affirmé fait la part belle au clavier, le violon venant essentiellement rehausser sa ligne. Cette précellence est également de mise dans la Fantaisie Wq.80 d'abord écrite pour clavier seul puis dans la version « avec accompagnement d'un violon » proposée ici. Carl Philipp Emanuel est alors à la fin de sa vie, puisqu'il mourra un an plus tard, en 1788, et il est tout à fait probable que cette œuvre écrite dans la tonalité alors inhabituelle de fa dièse mineur, sous-titrée C.P.E. Bachs Empfindungen (Sentiments de C.P.E. Bach) et notée « très triste et lent », soit une sorte de Tombeau pour soi-même, où l'alternance rapide et souvent abrupte des climats peut être lue comme le résumé d'une vie revécue en son soir dans ses joies et ses peines.

Aline ZylberajchAline Zylberajch et Alice Piérot nous offrent ici un disque souvent brillant et toujours extrêmement bien senti. Les deux musiciennes se montrent très à leur aise dans l'univers d'un compositeur dont les intentions ne sont pas toujours aisées à cerner comme à restituer, et l'impression de naturel que laisse leur prestation est l'indice d'un véritable travail de réflexion et d'appropriation des œuvres choisies. Très exposée par la nature même de ces dernières, qui font la part belle à son instrument, Aline Zylberajch vient nous rappeler quelle interprète de choix elle est dans le répertoire de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Louons le choix très judicieux de l'instrument, comme autrefois dans son anthologie de sonates de Scarlatti (Éditions Ambronay) que je conseille absolument à ceux qui ne la connaîtraient pas de découvrir ; ici c'est la copie d'un piano à tangentes des années 1770 qui a été retenue et sa sonorité, qui sera familière à ceux qui ont suivi l'aventure de l'intégrale des concertos menée par Miklós Spányi chez BIS, épouse parfaitement les bourrasques et les accalmies de la musique de Carl Philipp Emanuel. Il faut dire que ce clavier est touché par une musicienne aussi intelligente que sensible qui sait tirer le meilleur parti possible de ses différents registres et de ses résonancesAlice Piérot©Denis Dalmasso — écoutez seulement, pour vous en convaincre, les premières variations des Folies d'Espagne où se succèdent des timbres de piano, de clavicorde et de clavecin, comme une sorte de panorama sonore de l'époque évoqué de façon spirituelle et raffinée. Pièce après pièce, l'interprétation s'impose comme parfaitement pensée et maîtrisée, mais sachant laisser la place à la liberté indispensable pour que s'exprime toute l'originalité de cette musique. Dans les pièces en duo, Aline Zylberajch a trouvé en Alice Piérot, violoniste aussi discrète que talentueuse à laquelle on doit, entre autres, une magnifique version des Sonates du Rosaire de Biber (Alpha, 2003, à rééditer), une partenaire de choix. Les premières mesures de la Fantaisie en fa dièse mineur illustrent parfaitement, à elles seules, la qualité d'écoute qui règne entre les deux partenaires, et toute la chaleur et les couleurs apportées, avec un indéniable art du juste équilibre, par ce violon au chant à la fois plein d'élégance et d'humanité.

 

Voici donc un disque tout à fait recommandable qui retiendra durablement l'attention de ceux qui goûtent les subtilités de l'Empfindsamer Stil tout en permettant, je l'espère, à ceux qui n'auraient pas encore abordé ces terres de les découvrir dans d'excellentes conditions et d'avoir envie d'y revenir. On espère maintenant qu'Aline Zylberajch et Alice Piérot auront la possibilité de nous proposer encore, en duo comme en solo, des réalisations aussi réussies que ce Testament et promesses, où ces dernières ont, pour notre bonheur, le dernier mot.

 

Carl Philipp Emanuel Bach Testament et promesses Aline ZylbCarl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), Testament et promesses : C.P.E. Bachs EmpfindungenFantasie pour violon et clavier en fa dièse mineur Wq.80 (H.536), 12 Variations sur les Folies d'Espagne pour clavier en ré mineur Wq.118/9 (H.263), Fantaisie pour clavier en ut mineur Wq.63/6 (H.75), Sonate pour violon et clavier en ut mineur Wq.78 (H.514), Sonate pour clavier en la majeur Wq.55/4 (H.186), Arioso pour clavier et violon en la majeur Wq.79 (H.535)

 

Aline Zylberajch, piano à tangentes William Jurgenson, 1993, d'après Späth & Schmahl, Regensburg, c.1770

Alice Piérot, violon Jérémy Chaud d'après Giuseppe Antonio Guarneri, 1742

 

1 CD [durée totale : 70'47"] L'Encelade ECL 1201. Ce disque peut être acheté sur le site de l'éditeur en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Sonate pour violon et clavier Wq.78 : [I] Allegro moderato

 

2. 12 Variations sur les Folies d'Espagne Wq.118/9

 

Illustrations complémentaires :

 

Heinrich Eduard von Winter (Munich, 1788-1825), Carl Philipp Emanuel Bach, 1816. Lithographie sur papier, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek

 

Page de titre du premier volume du Versuch über die wahre Art das Clavier zu spielen de Carl Philipp Emanuel Bach, Berlin, 1753

 

La photographie d'Alice Piérot est de Denis Dalmasso, que je tiens à remercier chaleureusement de m'avoir autorisé à l'utiliser et dont vous pouvez découvrir l'excellent travail sur son site internet en suivant ce lien.

 

La photographie d'Aline Zylberajch, sans mention d'auteur, est tirée du site internet de l'artiste.

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20 février 2014 4 20 /02 /février /2014 07:59

« Ça ne veut pas dire que ce que je fais ressemble à ce que faisait monsieur Rameau ou monsieur Lully. Quand on utilise ce mot ridicule qui est l'authenticité, je fuis. Mais nous sommes peut-être plus près des intentions, nous sommes mieux informés historiquement sur ce qui se passait pendant une représentation de Rameau que messieurs Saint-Saëns ou d'Indy ou nombre des collègues que nous rencontrions dans les années 1970 en France. » William Christie

William Christie Denis Rouvre

William Christie, photographie de Denis Rouvre

 

Durant la semaine du 10 au 15 février 2014, l'émission Àvoix nue, sur France Culture, a proposé une série d'entretiens, menée par Stéphane Bonnefoi, avec William Christie, cinq rendez-vous d'une petite demi-heure que vous trouverez regroupés ci-dessous, accompagnés, à chaque reprise, d'un extrait musical documentant le travail de ce chef, choisi en toute subjectivité (et volontairement pas parmi les disques les plus connus) dans ma discothèque.

 

Pour de nombreux mélomanes de ma génération (et de la précédente), les propositions de William Christie, que certains, plus jeunes, critiquent parfois au nom d'un droit d'inventaire sans doute légitime mais qui ne devrait, pour autant, jamais faire l'économie du respect, a été déterminant du point de vue de la formation du goût et de l'accès à tout un pan du répertoire, en particulier dans le domaine de la musique française qu'il s'est attaché à mettre en valeur avec une constance qui laisse admiratif. De ses années de formation et de découverte, du clavecin comme de sa propre identité, aux États-Unis, à son arrivée dans une France quelquefois hostile à l'idée de voir un étranger se mêler, en lui appliquant des principes, alors terriblement polémiques, que l'on désigne aujourd'hui comme « historiquement informés », d'un répertoire dont elle avait perdu les clés, puis au temps de la reconnaissance grandissante du public comme des institutions, le parcours de ce musicien d'exception, qui se déroule au fil de conversations au ton d'une sérénité parfois tranchante, souvent émouvante tout en demeurant d'une grande pudeur, mais où la passion demeure toujours à fleur de mots, va bien au-delà du récit d'une ascension personnelle éclatante. On y sent, en filigrane, l'histoire d'une révolution interprétative débutée, souvent à tâtons, bien des décennies auparavant, et qui appartient désormais à l'Histoire, celles de ces « baroqueux », comme on les nommait avec un rien de condescendance, enthousiastes, tenaces, flamboyants, et aussi parfois, avouons-le, suffisants dans leur certitude d'avoir mieux compris les musiques du passé que leurs aînés et nombre de leurs contemporains.

Cette dimension qui dépasse l'anecdote est pour moi une raison supplémentaire de vous recommander, si le sujet vous intéresse, de prendre le temps d'écouter ce que William Christie a à conter sur ces années de conquête dont il fut une des figures de proue, mais également sur la nôtre, qu'il observe avec une lucidité qui n'est pas totalement exempte de tendresse.

 

1. Les lumières de Buffalo [28'45"]

 

Georg Friedrich Händel (1685-1759), Sonate pour violon et clavecin en ré mineur HWV 359a :

I. Grave

II. Allegro

III. Adagio

IV. Allegro

 

Hiro Kurosaki, violon
William Christie, clavecin

 

Handel Sonates violon clavecin Kurosaki ChristieEnregistré en 2002. 1 CD Virgin classics 7243 5 45554 2 8 qui peut être acheté en suivant ce lien.

 

2. Une sorte de hall de gare [28'35"]

 

Guillaume Bouzigac (c.1590-c.1640), Vulnerasti cor meum

 

Les Arts Florisssants
Les Pages de la Chapelle
William Christie, direction

 

Guillaume Bouzignac Motets Te Deum William ChristieEnregistré en 1993. 1 CD Harmonia Mundi HMC 901471 qui peut être acheté en suivant ce lien.

 

3. Charpentier vs Lully [28'39"]

 

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Les Arts Florissants, idylle en musique H.487 : Scène 1

 

Agnès Mellon, La Musique, Catherine Dussaut, La Poésie, Guillemette Laurens, L’Architecture, Dominique Visse, La Peinture
Les Arts Florissants
William Christie, direction

 

Marc-Antoine Charpentier Les Arts florissants William ChrisEnregistré en 1981. 1 CD Harmonia Mundi HMA 1901083, à trouver d'occasion.

 

4. Un art florissant [28'21"]

 

Antoine Dauvergne (1713-1797), Concert de Simphonies en fa majeur, opus 3 n°2 (extraits) : Ouverture : Grave-Presto-[Adagio] – Andante – Allegro I & II – Chaconne

 

Cappella Coloniensis
William Christie, direction

 

Antoine Dauvergne Les Troqueurs William ChristieEnregistré en 1992. 1 CD Harmonia Mundi HMC 901454, à trouver d'occasion.

 

5. Jardin secret [28'21"]

 

Luigi Rossi (1598-1653), Un peccator pentito

 

Les Arts Florissants
William Christie

 

Luigi Rossi Oratori per la Settimana santa William ChristieEnregistré en 1986. 1 CD Harmonia Mundi HMC 901297, à trouver d'occasion.

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16 février 2014 7 16 /02 /février /2014 09:08

 

Tacuinum sanitatis La cueillette des grenades

La cueillette des grenades, tirée d'un Tacuinum sanitatis
réalisé en Italie du Nord à la fin du XIVe siècle
Miniature sur parchemin, 33,5 x 23 cm (dimensions du codex),
Cod. Ser. 2644, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek

 

Certaines révolutions arrivent sans crier gare. Nul n'aurait pu deviner sauf, peut-être, le regretté Michel Bernstein qui, avec son flair assez infaillible, accueillit au sein du tout jeune label Arcana, fondé un peu plus tôt, en 1992, un ensemble formé quelques années auparavant autour du flûtiste argentin Pedro Memelsdorff, l'importance qu'allait revêtir Mala Punica. Or, ces Grenades firent l'effet d'une bombe qui bouleversa la vision que l'on avait alors d'une partie du répertoire médiéval, une déflagration si forte que l'écho en résonne toujours dans le travail des musiciens qui l'abordent vingt ans après. Longtemps difficilement disponible ou à prix d'or, le legs de trois disques enregistré pour Arcana nous est rendu aujourd'hui en un coffret intitulé Vertù contra furore.

 

Une des singularités du parcours de Mala Punica, quand nombre de ses pairs cherchent à diversifier leur répertoire, est d'avoir imperturbablement creusé le même sillon, celui de la musique italienne composée entre environ 1380 et 1425, date de la mort de Paolo da Firenze, auquel l'ensemble a consacré son seul disque publié chez Harmonia Mundi, un enregistrement majeur qui vient également de reparaître après une longue période d'indisponibilité.

A ornérs subtilis Ytalica, enregistré en 1993, revêt clairement les allures d'un manifeste, Pedro Memelsdorff dévoilant sans détour, dans le texte d'introduction qu'il signe (et qui a heureusement été repris, comme les deux autres mais non sans de regrettables coquilles, dans cette réédition), sa volonté de ne pas cantonner sa vision de l'Ars subtilior à celui d'une spéculation d'un raffinement extrême mais quelque peu aride. Son postulat est que le versant italien de ce moment de l'histoire de la musique, qui ne reçut son nom qu'au XIXe siècle, est plus dramatique que le français, avec lequel il partage le même goût pour des élaborations polyphoniques extrêmement savantes. Puisant dans le manuscrit α.M.5.24 de la bibliothèque d'Este de Modène, cette anthologie met tout particulièrement en valeur des compositions d'Anthonello da Caserta, un musicien dont on ne sait pas grand chose mais qui était probablement actif à la cour de Gian Galeazzo Visconti à Milan et Pavie. Très influencé par la musique française, il explore, dans ses pièces composées dans cette langue (dont le célèbre Beauté parfaite, sur un texte de Machaut, proposé ici dans une version instrumentale assez hypnotique), toutes les possibilités offertes par les superpositions et les changements de mètre, ses pièces en italien misant, elles, sur plus de simplicité. Parmi les pièces offertes en complément, notons la présence de Sumite karissimi de Magister Zacharias (Zacara da Teramo, c.1350/60-après 1413), probablement une des productions les plus complexes, les plus insaisissables du corpus que l'on regroupe sous le vocable d'Ars subtilior.

D orné'Amor ragionando suivit un an après ce coup de maître initial, en affichant des ambitions encore supérieures à celles de son prédécesseur. Tout autant que la musique, c'est la poésie qui se trouve au cœur de ce projet qui entraîne l'auditeur à la découverte des ballades inspirées par les auteurs toscans se plaçant plus ou moins dans le sillage de Pétrarque. L'amour est au cœur de cette réalisation, tant sous sa forme individuelle, parfois teintée d'érotisme comme dans Ad ogne vento de Magister Zacharias, que dans ses élans extra-personnels, philosophiques ou mystiques, ainsi qu'en témoigne Che Chosa è quest'Amor du florentin Francesco Landini (c.1325-1397), musicien que sa vaste culture, mentionnée par ses contemporains et que l'on pourrait tenir pour pré-humaniste, autorisait à écrire lui-même la majorité de ses textes. Cette anthologie illustre également les adhésions et les résistances à ce qui représentait alors la modernité musicale, avec, d'un côté, le tenant d'une certaine tradition, Francesco Landini, dont le style est empreint de fluidité et de clarté polyphonique, mais témoigne tout de même, au moins à l'état de traces, de la contamination par les chantournements propres à l'Ars subtilior, et, de l'autre, la jeune génération, avide d'expérimentations parfois osées, comme Matteo da Perugia (fl. 1402-18), représenté ici par l'immense plainte Serà quel zorno may, qui opère une synthèse assez fascinante entre subtilitas et suavitas.

E ornén attendant, enfin, vint mettre un point final à cette fabuleuse aventure commencée deux ans plus tôt en revenant au manuscrit α.M.5.24, comme par volonté (délibérée ?) de former une sorte de triptyque dont les volets seraient liés par une certaine parenté de nature. Les pièces qui forment cet ultime parcours ont été choisies en fonction d'un fil conducteur bien précis : la citation, un art que le Moyen Âge musical pratiqua beaucoup. Il ne serait, bien entendu, venu à l'idée de personne, à l'époque, de hurler au pillage ou au plagiat, car l'utilisation d'un fragment mélodique pour la construction d'une nouvelle œuvre était, au contraire, perçue alors comme un hommage souvent teinté de défi, les compositeurs ayant à cœur de démontrer qu'en se juchant sur les épaules de leurs talentueux aînés, ils pouvaient, tout en les honorant, faire encore mieux qu'eux. Ainsi, la ballade En attendant, qui ouvre le disque et lui donne son titre, composée par Philipoctus de Caserta en l'honneur et peut-être en mémoire de son maître assassiné, Bernabò Visconti († 1385), dont la devise « Souffrir m'estuet » est citée au début du texte, fut-elle une source d'émulation pour bien des musiciens au service, comme lui, de la cour des Visconti. Sa mélodie initiale, en particulier, est citée aussi bien par Anthonello da Caserta (Beauté parfaite) que par Matteo da Perugia (Le greygnour bien) ou Magister Zacharias (Sumite karissimi), mais surtout dans Sus un' fontayne de Johannes Ciconia (c.1370-1412), virelai dans lequel elle côtoie deux autres fragments extraits de deux autres ballades de Philipoctus, et qui marque, si l'on suit le raisonnement très séduisant de Pedro Memelsdorff, un point de rupture avec la subtilitas qui avait prévalu durant les décennies précédentes, en la définissant comme une impasse. Quand on sait que Ciconia fut l'un des artisans de la transition vers un style musical plus simple, plus direct, cette dimension polémique n'aurait rien de foncièrement surprenant.

Réécouter ou découvrir ces trois disques sera, pour les uns, un bain de jouvence, pour les autres, une révélation. On a parfois reproché à Mala Punica de forcer exagérément sur l'instrumentation des pièces et de laisser un peu trop la bride sur le col à l'improvisation. Peut-être, et encore ne faudrait-il pas évacuer trop facilement les expressions de l'imagination foisonnante de ce temps de l'Ars subtilior qui se rencontrent dans les autres arts, mais force est de constater que, vingt ans après leur parution, ces enregistrements gardent intacts leur fantastique pouvoir d'évocation, leurs couleurs parfois enivrantes, leur sensualité troublante, leur extraordinaire raffinement. En feuilletant ces trois fascicules pleins d'ors et d'ombres, on mesure sans mal la fascination qu'ils exercent depuis leur révélation et on réalise qu'elle n'est certainement pas près de s'éteindre, tant le mélange de science et d'instinct, de maîtrise absolue et de folle liberté que nous offrent les musiciens (des pointures comme Kees Boeke, Jill Feldman, Christophe Deslignes ou le regretté Karl-Ernst Schröder, pour ne citer que quelques noms) les rend passionnants, convaincants, attachants — en un mot, vivants.

 

Outre une recommandation toute particulière à vous procurer sans attendre ce coffret majeur, je souhaite terminer cette chronique sur deux souhaits. incontournable passee des artsLe premier est que les trois disques publiés par Mala Punica chez Erato en 1997 (Missa cantilena), 1998 (Sidus preclarum) et 2000 (Hélas avril), tout aussi réussis, soient également rendus aux mélomanes de façon pérenne, au besoin grâce à une cession des bandes, et surtout qu'un producteur et un label s'unissent pour faire reprendre à Pedro Memelsdorff le chemin des studios, qu'il n'a plus emprunté depuis l'enregistrement de Faventina en juillet 2005. Ce musicien n'a sans doute pas encore épuisé sa réserve de merveilles et il serait regrettable que l'histoire de Mala Punica ne s'écrive plus qu'au passé.

 

Mala Punica Vertù contra furoreVertù contra furore, langages musicaux dans l'Italie du Moyen Âge tardif 1380-1420

 

Mala Punica
Pedro Memelsdorff, flûte & direction

 

Enregistré en juin 1993 [Ars subtilis Ytalica, A21 : 63’58”] et en juin 1994 [D'Amor ragionando, Arcana A22 : 65’55”] au couvent de Ronzano à Bologne, en juin 1995 en l'église de Badia Agnano, en Toscane [En attendant, Arcana A23 : 53’25”]. Ces trois disques sont réédités par Arcana/Outhere music sous référence A 372 dans un coffret qui peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Magister Zacharias, Sumite karissimi

 

2. Francesco Landini, Giovine vagha – Amor c'al tuo suggeto [instrumental]

 

3. Johannes de Janua, Une dame requis

 

Illustrations complémentaires :

 

Initiale A ornée, tirée d'un manuscrit de l'Epitome bellorum omnium annorum DCC du Lucius Annaeus Florus, réalisé en Italie entre le dernier quart du XIVe et le premier quart du XVe siècle, Ms Burney 202, f.3, Londres, British Library

 

Initiale D ornée, tirée d'un manuscrit du commentaire sur le De consolatione Philosophiæ de Boèce par Nicholas Trevet, réalisé en Italie du Nord dans le seconde moitié du XIVe siècle, Ms Burney 131, f.67, Londres, British Library

 

Initiale E ornée, tirée d'un manuscrit du De Institutione oratoria de Quintilien, réalisé à Milan dans le second quart du XVe siècle, Ms Burney 243, f.1, Londres, British Library

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