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18 mai 2014 7 18 /05 /mai /2014 08:29

 

Jean-Honoré Fragonard L'orage

Jean-Honoré Fragonard (Grasse, 1732-Paris, 1806),
L'orage
, c.1759

Huile sur toile, 73 x 97 cm, Paris, Musée du Louvre
(photographie © RMN-GP/Daniel Arnaudet)

 

Ses trois Concertos pour violoncelle font sans doute partie des pages de Carl Philipp Emanuel Bach les plus régulièrement servies par le disque et il est fort probable que cette année anniversaire nous apportera son lot de lectures nouvelles. Il revient à Ophélie Gaillard, à la tête de son orchestre Pulcinella, d'être la première à nous en proposer non pas l'intégralité, mais deux, enchâssés dans un programme que l'on peut aborder comme l'esquisse d'un portrait du compositeur.

 

Trois des œuvres enregistrées ici ont été composées autour de l'année 1750, alors qu'Emanuel Bach était employé en qualité de premier claveciniste de l'orchestre de la cour de Frédéric II à Berlin, un poste qui, s'il lui assurait un revenu, n'était guère exaltant, le style assez ébouriffé et parfois déconcertant de la musique du cadet des fils du Cantor de Leipzig ne trouvant que très modérément grâce aux yeux d'un roi de Prusse aux penchants affirmés pour la fluidité galante et l'opéra italien. Cette sous-exploitation de ses capacités par un employeur qui montrait plus d'intérêt pour ses talents de virtuose et d'improvisateur que pour ses aptitudes créatrices, l'incita rapidement à déployer une activité débordante en dehors de ses fonctions officielles, tant sur le plan de la composition que sur celui de la théorie. Composée en 1749, la Sonate en trio en ut mineur Wq. 161 (H.579) est la seule œuvre ouvertement programmatique de son auteur, qui y présente la confrontation entre un Sanguineus et un Melancholicus, deux caractères tout droit issus de la théorie des humeurs et représentés musicalement, pour le Mélancolique, par la sombre tonalité d'ut mineur et des phrases souvent plaintives, le Sanguin héritant naturellement de son relatif majeur, mi bémol, et de passages débordants d'énergie. Tels Héraclite et Démocrite, sujet très en vogue dans la peinture septentrionale du XVIIe siècle, les deux personnages s'affrontent durant tout le premier mouvement et une partie du deuxième pour finir par s'accorder dans le dernier, un peu comme, chez Händel, Heinrich von Winter Carl Philipp Emanuel BachIl Moderato vient montrer le chemin du juste équilibre à L'Allegro et à Il Penseroso qui s'étaient opposés durant la majeure de cette ode pastorale, qui demeure une des partitions les plus singulières et les plus inspirées du compositeur, écrite moins de dix ans avant la sonate d'Emanuel Bach. En 1750, ce dernier adapta, en conservant la tonalité d'origine, son Concerto pour clavier en la mineur (Wq. 26/H.430) pour le violoncelle (Wq. 170/H.432), et reprit le même procédé pour les deux suivants, en si bémol majeur (Wq. 28/H.434 engendrant Wq.171/H.436, 1751, non gravé sur ce disque) et en la majeur (Wq. 29/H.437 devenant Wq.172/H.439), daté de 1753. On ignore pour quel virtuose de l'instrument il produisit ces transcriptions, mais on peut avancer le nom de Christian Friedrich Schale (1713-1800), violoncelliste avec lequel il travailla au sein de l'orchestre de Frédéric II et qui dirigeait, le lundi, une Musikalische Assemblée privée à Berlin. Complémentaires et reflétant parfaitement les recherches du compositeur dans le domaine de la traduction musicale des passions, les Concertos en la mineur et en la majeur mettent à rude épreuve tant les capacités techniques que celles de caractérisation du soliste et de l'orchestre, la première œuvre sur un mode orageux, passionné, irréductiblement préromantique, la seconde d'une façon plus enjouée voire conquérante qui n'exclut pas des moments assombris, le plus étreignant étant le Largo central en la mineur, déploration à laquelle l'utilisation des sourdines aux cordes confère une atmosphère voilée encore plus prenante. Les foucades, l'inventivité débridée, l'art consommé des ruptures de ton et des silences sont aussi très présents dans la Sinfonia en si mineur Wq. 182/5 (H.661), cinquième de la série de six commandée en 1773 à Carl Philipp Emanuel Bach, alors installé à Hambourg depuis cinq ans, par le baron Gottfried van Swieten dont la seule consigne donnée au musicien était « de se laisser complètement aller. » Les attentes du commanditaire furent, comme on peut s'en douter, comblées par ce cycle fourmillant de surprises, tant du point de vue structurel qu'harmonique, dont les audaces font encore sursauter aujourd'hui et dont le Presto haletant, parfois presque brutal, qui conclut la Sinfonia offre un exemple aussi édifiant que détonant.

Ophélie Gaillard Caroline DoutreAlors qu'on ne les attendait pas forcément dans ce répertoire, la prestation d'Ophélie Gaillard et de Pulcinella y enthousiasme à chaque instant, à tel point que l'on déplorerait presque d'avoir eu à attendre le tricentenaire pour pouvoir en profiter. L'entente qui règne entre la soliste et ses musiciens est évidente à chaque instant et peut-être d'autant plus perceptible qu'elle trouve à s'illustrer aussi bien dans le domaine de la musique concertante que de chambre ; il est manifeste que tous ici s'écoutent avec la plus grande attention et le résultat est immédiat en termes de cohérence et d'impact. Il me semble qu'aucun des traits essentiels de l'art du cadet des fils Bach n'a été laissé de côté dans cette lecture qui conjugue à merveille rigueur – carrures nettes, intonations précises, lignes parfaitement tendues et articulées – et fantaisie, qu'il s'agisse des bondissements quelquefois hirsutes des mouvements les plus emportés ou de la poésie rêveuse de ceux où le temps semble suspendu, ainsi les mouvements lents des deux concertos, où la violoncelliste sait trouver une ligne de chant assez idéale, à la fois parfaitement phrasée et très à fleur de peau, qui fait que même après vingt écoutes du disque, on s'arrête toujours pour la suivre. En grand comme en petit effectif, Pulcinella se révèle un ensemble d'une discipline et d'une sensualité sonore remarquables ; il est particulièrement réjouissant d'entendre, entre autres, la Sinfonia Wq. 182/5 (H.661) interprétée avec un panache que l'on croyait réservé à certains orchestres d'outre-Rhin Francesco Corti Marco Borggreve(Akademie für Alte Musik Berlin, Freiburger Barockorchester), et par des musiciens qui ne confondent pas expressivité et hystérie gesticulante. Si la Sonate « Sanguineus & Melancholicus » permet à certaines des belles individualités qui le composent et, en particulier aux violonistes Thibault Noally et Nicolas Mazzoleni, de s'illustrer sur le plan de la virtuosité comme de l'éloquence, je tiens surtout à saluer la qualité des interventions de Francesco Corti qui, de son pianoforte, assure, tout au long de cet enregistrement, un continuo très vivant, à la fois discret et d'une réactivité de tous les instants, qui confère à cette réalisation un supplément de personnalité sans lequel je gage qu'il n'aurait probablement pas été aussi captivant. Voici un jeune claviériste dont on aura plaisir à suivre l'évolution.

 

Voici donc, à mon avis, un des meilleurs disques consacrés à Carl Philipp Emanuel Bach depuis le début de cette année commémorative, et c'est sans hésitation que je vous en recommande l'acquisition. S'il m'est permis d'exprimer un souhait, ce serait qu'Ophélie Gaillard et Pulcinella reviennent sans trop attendre à ce répertoire en nous donnant, pourquoi pas, le concerto pour violoncelle et les cinq autres symphonies de 1773 manquants ; il ne fait nul doute, pour peu que la même réussite soit au rendez-vous, que nous aurions ainsi un diptyque des plus séduisants à conseiller à tous les Kenner et à tous les Liebhaber de cette musique.

 

Carl Philipp Emanuel Bach Pulcinella Ophélie GaillardCarl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), Concertos pour violoncelle en la mineur Wq. 170 (H.432), et en la majeur Wq. 172 (H.439), Sinfonia en si mineur Wq. 182/5 (H.661), Sonate en trio en ut mineur « Sanguineus & Melancholicus » Wq. 161 (H.579)

 

Pulcinella Orchestra
Ophélie Gaillard, violoncelle & direction

 

incontournable passee des arts1 CD [durée : 71'58"] Aparté AP 080. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien ou au format numérique sur Qobuz.com.

 

Extraits proposés :

 

1. Concerto pour violoncelle en la mineur Wq. 170 (H.432) :
[I] Allegro assai

 

2. Sinfonia en si mineur Wq. 182/5 (H.661) :
[III] Presto

 

Une belle vidéo de présentation du projet réalisée par Colin Laurent :

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Heinrich Eduard von Winter (Munich, 1788-1825), Carl Philipp Emanuel Bach, 1816. Lithographie sur papier, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek

 

La photographie d'Ophélie Gaillard, tirée de son site Internet, est de Caroline Doutre.

 

La photographie de Francesco Corti, tirée de son site Internet, est de Marco Borggreve.

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8 mai 2014 4 08 /05 /mai /2014 09:02

 

Alessandro Stradella La Susanna Ensemble Aurora Enrico Gatt

La destinée d'Alessandro Stradella, mort à Gênes d'un coup de poignard le 25 févier 1682, un peu plus d'un mois avant de fêter ses 43 ans, si elle a inspiré à Philippe Beaussant un très beau roman dont je vous conseille la lecture, a malheureusement quelque peu occulté sa production musicale qui, malgré quelques disques remarquables – on songe, par exemple, au San Giovanni Battista dirigé avec brio par Marc Minkowski en 1992 (Erato) ou à la très belle anthologie de motets signée par Gérard Lesne et Sandrine Piau en 1995 (Virgin) –, demeure toujours assez largement sous explorée. Enrico Gatti, qui avait déjà démontré ses affinités avec ce compositeur en enregistrant deux de ses cantates pour Noël (Arcana, 1998), revenait vers lui en 2004 en gravant un de ses oratorios, La Susanna, pour Glossa, qui nous le rend aujourd'hui dans sa collection Cabinet.

 

Francesco II d'Este, duc de Modène, avait un penchant affirmé pour ce genre sacré. Disposant d'un livret écrit par son secrétaire, Giovanni Battista Giardini, sur l'histoire biblique de Suzanne et les vieillards et, ayant eu connaissance des talents de Stradella, il lui demanda de le mettre en musique. La Susanna connut sa première exécution le 16 avril 1681. En deux parties, l’œuvre narre les déboires de la vertueuse et jolie épouse de Joachim, faussement accusée d'adultère par deux vieillards (ici, les juges) concupiscents, jetée en prison et sauvée d'une probable lapidation grâce à l'intervention divine qu'elle avait implorée et qui, personnifiée par le prophète Daniel, confond les menteurs, finalement condamnés à mort. Outre ces quatre personnages, deux intervenants jouent un rôle important dans le déroulement de l'histoire, le narrateur (Testo) dont le rôle est mi-chanté, mi-récité, et le chœur, qui apporte un commentaire moral à l'action.

Cet oratorio a été composé alors que Stradella était en pleine possession de ses moyens artistiques, aussi bien du point de vue du traitement de la voix que de celui des instruments. Cette maîtrise explique sans doute la grande unité de La Susanna, son équilibre et le soin apporté à l'expression des sentiments des protagonistes comme à la progression dramatique, autant de qualités que le compositeur avait eu l'occasion de forger lors de ses différentes expériences opératiques. Si l’œuvre ne se départ jamais de sa dimension religieuse, on songe cependant bien souvent à la scène en l'écoutant, qu’il s'agisse de la description du bain de Suzanne et de l'agression des deux vieillards, des imprécations jetées par Daniel à la foule (« Così va, turbe insane »), ou de la lamentation de la jeune femme emprisonnée, exprimée dans une poignante aria, « Da chi spero aita, o Cieli », dont l'ostinato dit magnifiquement la douleur et les doutes qui rongent ainsi que l'absence apparente d'issue à la situation. L'écriture instrumentale participe, elle aussi, à la dramatisation du discours tout en lui apportant beaucoup de sensualité et de dynamisme ; elle montre le degré de raffinement atteint alors par un Stradella aussi au fait des finesses du contrepoint que de celles de la rhétorique nécessaire à l'expression des passions.

Réuni autour de l'archet d'Enrico Gatti, l'ensemble Aurora offre une très belle lecture de La Susanna. La palme revient indubitablement aux instrumentistes dont la prestation se révèle non seulement d'une grande précision, mais aussi pleine de fluidité et de couleurs, et parfaitement idiomatique dans un répertoire dont les musiciens et leur chef possèdent une connaissance intime. Dès la Sinfonia d'ouverture, il est évident que l'ensemble va s'imposer comme un des personnages de l'histoire et il le fait avec autant de science que d'engagement. Le plateau vocal est malheureusement moins homogène. Emanuela Galli rend très bien justice à la dimension sensible de Suzanne qu'elle campe de façon émouvante, Luca Dordolo et Matteo Bellotto expriment de façon également convaincante aussi bien le désir que le mensonge et la dureté qui animent les Juges. J'ai été moins séduit par Barbara Zanichelli, bien chantante mais un peu pâle dans le rôle surnaturel du prophète Daniel, et surtout par Roberto Balconi, Testo certes soucieux de faire vivre sa partie, mais quelquefois handicapé par des limites qui rendent sa ligne vocale mal assurée et assez tendue.

Malgré ces réserves, cet enregistrement de La Susanna a, à la réécoute, plutôt bien vieilli et demeure actuellement celui à conseiller en priorité à qui souhaiterait connaître cet oratorio qui mérite amplement de l'être. Sa réédition à prix modique constitue une invitation supplémentaire à ne pas se priver de ses beautés.

 

Alessandro Stradella La Susanna Ensemble Aurora Enrico GattAlessandro Stradella (1639-1682), La Susanna

 

Emanuela Galli, soprano (Susanna), Barbara Zanichelli, soprano (Daniele), Roberto Balconi, contre-ténor (Testo), Luca Dordolo, ténor (Second juge), Matteo Bellotto, basse (Premier juge)
Ensemble Aurora
Enrico Gatti, maestro di concerto

 

2 CD [durée totale : 52'09" & 47'34"] Glossa Cabinet GCD C81201. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Sinfonia avanti l'oratorio

 

2. Aria con violini : « Ancor io d'Amor fui colto » (Second juge)

 

3. Aria con violini : « Da chi spero aita, o Cieli » (Susanna)

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4 mai 2014 7 04 /05 /mai /2014 08:47

 

Anonyme fin XVIe ou début XVIIe Portrait d'un gentilhomme

Peintre britannique anonyme,
Portrait d'un gentilhomme
, fin du XVIe ou début du XVIIe siècle

Huile sur carton collée sur bois, 7 x 5,4 cm (10,8 x 9,5 x 1,9 cm avec le cadre),
Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection

 

François Joubert-Caillet fait partie des jeunes violistes dont la réputation va grandissant auprès des amateurs de musique ancienne, ce qui lui a valu d'être repéré par le label Ricercar pour lequel il a signé, à la rentrée 2013, un disque consacré à Johannes Schenck aux côtés, excusez du peu, de Wieland Kuijken. Collaborateur régulier de Clematis ou de la Cappella Mediterranea, il endosse à son tour le rôle de chef d'ensemble et réalise, à la tête de son consort nommé L'Achéron, un premier enregistrement dédié à Anthony Holborne intitulé The Fruit of Love.

S'il appartient à la période extrêmement florissante que fut, pour l'Angleterre des arts, le règne d'Elizabeth Ière, si son contemporain John Dowland, en lui dédiant la chanson I saw my ladye weepe figurant dans son Second Booke of Songs (1600), pouvait le désigner comme « the most famous Anthony Holborne », la biographie de ce musicien est aujourd'hui particulièrement lacunaire. On ignore tout de sa formation, dont on peut juste déduire des indices disséminés dans ses écrits qu'elle fut soignée ; peut-être est-il le jeune homme qui s'inscrivit, en mai 1562, à l'université de Cambridge – il aurait alors été âgé d'environ 17 ans puisqu'on le suppose né vers 1545 –, et fut admis, en novembre 1565, à faire son droit au sein de l'Inner Temple de Londres ? Le nom semble concorder avec celui préservé par les registres, mais aucune preuve formelle n'est venue, à ce jour, étayer cette hypothèse. La première date qui soit certaine est celle de son mariage, le 14 juin 1584 à Westminster, avec Elizabeth Marten, dont il aura au moins quatre enfants entre 1586 et 1596. On retrouve trace de son activité de musicien dès le début des années 1580, puisqu'il compose une Walter Earle’s pavan dédiée à ce virginaliste mort en 1581, et The Countess of Pembroke’s Funerals probablement à l'occasion de la mort de cette dernière, en 1588, tandis qu'une lettre écrite à Anvers en 1594 atteste que sa réputation de joueur de luth, de bandore et de cistre avait largement franchi les frontières de l'Angleterre. Son legs le plus important demeure cependant ses deux recueils imprimés, The Cittharn Schoole et Pavans, Galliards, Almains and other short Æirs..., Pavans Galliards Almains Anthony Holborne 1599publiés respectivement en 1597 et 1599 mais qui regroupent des pièces écrites sur une longue période, soit pour cordes pincées, soit pour consort. Entre les deux, en 1598, Holborne trouva le temps d'assurer une mission diplomatique aux Pays-Bas au profit de Sir Robert Cecil, l'influent ministre de la reine, auquel la femme du compositeur écrira à la fin de novembre 1602 pour lui faire part de ses inquiétudes concernant l'état de santé de son mari. Ses alarmes étaient justifiées puisque ce dernier rendit l'âme entre le 29 du même mois et le 1er décembre, des suites d'un refroidissement apparemment contracté lors d'une nouvelle ambassade.

Le recueil Pavans, Galliards, Almains and other short Æirs..., qui fournit la matière de cette anthologie, se compose de 65 pièces, dont 53 pavanes et gaillardes formant généralement couple, et des allemandes. Nombre de ces morceaux portent un titre plus ou moins explicite, souvent évocateur : My Selfe est, bien sûr, un autoportrait, The Funerals renvoie, comme on l'a vu, à un événement précis, on voit assez bien ce que peuvent désigner Lullabie ou The Sighes, mais qu'est-ce qui peut bien se cacher, par exemple, derrière l'image de The Fruit of Love, The Choice ou The Honie-Suckle ? Dans le même ordre d'idées, on peut se poser la question de savoir si ces œuvres qui épousent la forme des danses de leur époque sans en porter le nom et se fondent sur des élaborations polyphoniques complexes étaient vraiment conçues pour être dansées ou pour être écoutées. Mystère. Ce qui est, en revanche, certain, c'est qu'elles offrent un reflet parfait de la société qui les a vues naître, par leur raffinement extrême et leur atmosphère volontiers rêveuse qui entrent naturellement en résonance avec la poésie – songez à la noblesse de Sir Philip Sidney ou aux extravagances de John Donne – ou la peinture de la même époque, comme en attestent, par exemple, les portraits qui nous sont parvenus et jouent avec subtilité sur les registres de la proximité et de la distance. Des pages comme The teares of the Muses ou The image of Melancholly ne nous parlent-elles pas merveilleusement de ce règne d'Elizabeth Ière, où la mélancolie, pas nécessairement envisagée sous son aspect sombre d'ailleurs, était cultivée comme une fleur rare ?

L'Achéron n'est évidemment pas le premier ensemble à s'aventurer sur ces terres et il doit même y affronter la concurrence d'une pointure, puisque Jordi Savall et Hespèrion XXI ont déjà puisé dans le recueil de 1599 pour constituer une magnifique anthologie intitulée The teares of the Muses, publiée en 2000 par Alia Vox, aux temps heureux où cet encore jeune label s'intéressait plus à la musique ancienne qu'aux anthologies métissées ou à vocation vaguement encyclopédique. On en sera peut-être surpris, mais les nouveaux venus tiennent tête à leurs glorieux aînés avec beaucoup de panache et livrent une vision tout à fait séduisante des compositions de Holborne. Dans les deux cas, c'est la formation en broken consort, incluant donc plusieurs familles d'instruments (ici violes, luths, bandore, cistre et claviers) qui a été retenue, L'Achéron Éric Larrayadieumais François Joubert-Caillet a cependant fait le choix, à mon avis judicieux, d'écarter les percussions adoptées par Savall, dont la plus-value dans ce type de répertoire me semble discutable. Parfaitement soudé et cohérent, L'Achéron déploie, au fil des pages de ce programme, des lignes souples et pourtant fermement articulées, souvent d'une très grande beauté dans l'expression d'un lyrisme à la fois prégnant et retenu tout à fait en phase avec l'esprit des œuvres. Les musiciens s'y entendent pour camper une atmosphère et n'hésitent pas à user, par exemple, de la lenteur dans une pièce comme The Funeralls qui apparaît sous leurs archets comme une méditation sur la mort quand Savall, de son côté, avait adopté l'optique plus descriptive d'une marche funèbre, les deux options étant, à mon avis, défendables et complémentaires. D'une manière générale, François Joubert-Caillet est plus « extrémiste » que son aîné pour ce qui est du choix des tempos, globalement plus lents dans les pièces introverties, à mon goût les plus abouties de cette anthologie, et plus rapides dans les extraverties qui, pour séduisantes qu'elles soient, manquent parfois d'un rien de tension pour convaincre complètement. Il n'en demeure pas moins qu'en termes d'intelligence du répertoire, de maîtrise instrumentale et de coloris, L'Achéron est à la hauteur des enjeux de ces pièces qui exigent de leurs interprètes autant de finesse, de poésie que de sens de la construction, autant de qualités que l'on retrouve dans son prometteur premier disque.

 

Je vous recommande donc de goûter à votre tour à ce Fruit of Love qui vous permettra de découvrir, si vous ne les connaissez pas encore, des musiques aussi intéressantes que belles, et si elles vous sont plus familières, de les envisager avec un regard renouvelé. Puisse ce premier essai de L'Achéron ne pas demeurer sans lendemain, car tout est loin d'avoir été dit et exploré dans le domaine du répertoire pour consort ; la distance prise aujourd'hui avec ce dernier par ceux qui, hier, furent certains de ses grands serviteurs, qu'il s'agisse d'Hespèrion XX/XXI ou du Ricercar Consort, laisse une absence qu'il ne faudrait pas laisser s'installer trop durablement.

 

Anthony Holborne The Fruit of Love L'Achéron François JouAnthony Holborne (c.1545-1602), The Fruit of Love, pièces tirées de Pavans, Galliards, Almains and other short Æirs... (1599)

 

L'Achéron
François Joubert-Caillet, viole de gambe soprano & direction

 

1 CD [durée totale : 69'11"] Ricercar RIC 339. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien et au format numérique sur Qobuz.com.

 

Extraits proposés :

 

1. The Choice

 

2. Hermoza

 

3. Paradizo

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Page de garde de Pavans, Galliards, Almains and other short Æirs... (1599), Londres, British Library

 

La photographie de L'Achéron est d'Éric Larrayadieu.

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29 avril 2014 2 29 /04 /avril /2014 17:27

 

 

Il est des disques que l'on n'attend pas et à côtés desquels on serait passé sans même s'en rendre compte si notre attention n'avait été attirée dessus. Une nouvelle compilation consacrée à Purcell a de quoi susciter autant de haussements d'épaule que de froncements de sourcils, car outre un manque flagrant d'originalité – ceux d'entre vous qui suivaient déjà l'actualité du disque il y a vingt ans n'ont pu manquer le Pocket Purcell d'Andrew Parrott (Virgin) et l'Essential Purcell de Robert King (Hyperion), deux projets du même genre parus à l'occasion du tricentenaire de la mort du compositeur en 1995 –, le premier mouvement est toujours de se demander si les musiciens n'ont pas mieux à faire que rabâcher le même répertoire que leurs aînés quand les bibliothèques regorgent sans nul doute d'inédits passionnants.

Ces réserves de principe ne tiennent pas longtemps lorsqu'on lance l'écoute du récital que signent Voces8 et Les Inventions et l'on se retrouve, au bout du parcours aux émotions contrastées qu'ils proposent, avec le sentiment que le temps a passé comme un rêve et un vrai sourire sur les lèvres. En dehors des songs qui ne se seraient pas idéalement intégrées au programme, il ne manque à ce dernier aucune des formes vocales dans lesquelles l'Orpheus Britannicus s'est illustré durant sa trop courte carrière : opéras, musiques de scène, odes, anthems, toutes sont réunies pour contribuer à donner un avant-goût à la fois roboratif et stimulant de sa riche production en ouvrant l'appétit pour aller ensuite plus loin dans les découvertes. Du côté des tubes, on trouvera deux extraits du semi-opéra King Arthur (1691), « What power art thou » (le fameux « air du Froid »), confié, comme il se doit, à une basse, en l'occurrence Dingle Yandell qui en livre une lecture glaçante aux lueurs parfois sépulcrales, et la « Fairest Isle » évoquée avec beaucoup de finesse et de sensibilité retenue par la soprano Andrea Haines, mais également le majestueux chœur d'ouverture de l'Ode à sainte Cécile (1692), « Hail ! Bright Cecilia » qui a fini par lui donner son titre, l'air virevoltant « Strike the viol » extrait de l'Ode « Come, ye sons of art » (1694), la dernière des six écrites par Purcell pour l'anniversaire de la reine Mary, ou Thou knowest, Lord, the secrets of our hearts, anthem bourrelé de douleur pudique chanté lors de ses funérailles, moins d'un an plus tard. Pour le public moins au fait du vaste catalogue du compositeur, des pièces telles « By beauteous softness mix'd with majesty », une tendre perle tirée de l'Ode d'anniversaire « Now does the glorious day appear » (1689) offerte avec beaucoup de grâce par le contre-ténor Barnaby Smith, dont l'absence d’afféterie est à saluer, ou « Behold O mightiest of gods » que l'on trouve dans le Masque of Cupid qui referme le semi-opéra The Prophetess or The history of Dioclesian (1690), constitueront probablement, en revanche, de savoureuses découvertes.

L'interprétation s'impose au plus haut niveau, et ce pour plusieurs raisons, dont la première est, bien entendu, les qualités individuelles de chacun des ensembles. Voces8 défend une esthétique vocale indéniablement britannique – cet ensemble est majoritairement constitué de chanteurs ayant été formés au sein du chœur de l'abbaye de Westminster – avec des voix claires et peu vibrées, mais qui n'oublient cependant pas d'être chaleureuses. Elles se marient parfaitement avec le caractère très français des Inventions, dirigées du clavier par Patrick Ayrton, qui trouvent ici à mieux faire valoir leurs couleurs et leur souplesse que dans leur premier disque consacré à des pièces intéressantes mais hélas pas inoubliables de Joseph Touchemoulin. Ce dialogue entre les deux styles nationaux rend parfaitement justice aux inspirations de Purcell, dont on sait à quel point elles ont puisé à l'une et à l'autre. Ce programme est, en outre, porté, du début à la fin, par un même esprit d'équipe, une volonté commune de se mettre au service de la musique avec humilité – l'attitude exactement inverse de celle qui ruinait le récital de Scherzi Musicali consacré à ce répertoire en avril 2013 (Alpha) – et enthousiasme ; les pièces y gagnent une fraîcheur et une immédiateté sensible qu'on ne rencontre pas si fréquemment et qui, parce qu'elles sont soutenues par une véritable intelligence musicale qui ne s'embarrasse pas de problèmes d'ego, sont accueillantes à l'auditeur, quel que soit son degré de familiarité avec Purcell. Saluons, enfin, la qualité de la prise de son qui donne à cette réalisation un corps et une respiration qui renforcent encore sa présence et sa séduction.

 

Quelques semaines après que L'Arpeggiata a déversé, à grands renforts de matraquage publicitaire incompréhensiblement relayé par certains médias dits spécialisés, ses tripatouillages aux chaloupements sirupeux ou aux envolées fadement éthérées sur un public que cet ensemble et ceux qui lui prêtent leur voix prennent visiblement et malheureusement de plus en plus pour un gogo, la rectitude de Voces8 et des Inventions, la confiance qu'ils font à cette musique qu'ils n'ont nul besoin de travestir pour la rendre passionnante et émouvante apparaissent comme une bénédiction, et leur Purcell collection s'impose comme indispensable à la discothèque du débutant, de l'amateur et de tout honnête homme.

 

A Purcell collection Voces8 Les InventionsHenry Purcell (1659-1695), A Purcell collection : extraits d’œuvres profanes et sacrées (King Arthur, Dido and Æneas, Dioclesian, The Tempest, Birthday odes for Queen Mary, Ode to Saint Cecilia, Coronation anthems, Music for the funeral of Queen Mary...)

 

Voces8
Barnaby Smith, direction artistique

Les Inventions
Patrick Ayrton, clavecin, orgue & direction artistique

 

incontournable passee des arts1 CD [durée : 70'18"] Signum records SIGCD375. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien ou au format numérique sur Qobuz.com.

 

Extraits proposés :

 

1. Vidéo : « Strike the viol », extrait de Come, ye sons of art, ode pour l'anniversaire de la reine Mary Z.323

 

2. Audio : « Hail ! Bright Cecilia », extrait de l'Ode à sainte Cécile Z.328

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

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27 avril 2014 7 27 /04 /avril /2014 08:56

 

Marc Chagall Bouquet aux amoureux volants

Marc Chagall (Vitebsk, 1887-Saint-Paul de Vence,1985),
Bouquet aux amoureux volants
, c.1934-47

Huile sur toile, 130,5 x 97,5 cm, Londres, Tate Gallery
© ADAGP, Paris & DACS, London

 

2013 a marqué le cinquantenaire de la mort de Francis Poulenc, événement qui a été fêté au disque comme à la scène avec plus ou moins de bonheur. Harmonia Mundi nous offre, en ce printemps, deux enregistrements consacrés à ce compositeur dont la cote auprès du public ne semble pas devoir se dévaluer, ce qui ne peut que réjouir ceux qui, comme votre serviteur, nourrissent pour lui quelque tendresse : le premier, réunissant les Sept Répons de Ténèbres et le Stabat Mater dans une très belle lecture dirigée par Daniel Reuss devrait être chroniquée d'ici peu par le blog ami Sprezzatura e Glosas, auquel je vous renvoie, le second, dont il va être question ci-après, est une anthologie de mélodies intitulée Les anges musiciens, qui réunit la soprano Sophie Karthäuser et le pianiste Eugene Asti.

Avec un catalogue de près de deux cents œuvres, la mélodie occupe une place privilégiée dans la production de Francis Poulenc, qui va pratiquer ce genre de 1913, date de Viens ! Une flûte invisible, composée pour le mariage de sa sœur, à l'ultime Nos souvenirs qui chantent en 1962. Le compositeur y trouve un moyen idéal pour exprimer toutes les facettes d'une personnalité multiforme et complexe, en abordant les thèmes qui lui sont chers tout en se mettant au service d'un art qu'il goûtait particulièrement : la poésie. Il faut souligner que s'il mit en musique des auteurs anciens, comme Pierre de Ronsard dont il offrit Àsa guitare à Yvonne Printemps en 1935, sa préférence allait principalement à ses contemporains avec la plupart desquels il était en relation, qu'il s'agisse, entre autres, de Paul Éluard, de Guillaume Apollinaire qu'il eut le temps de côtoyer brièvement avant que la grippe espagnole l'emporte en 1918, de Louis Aragon ou de Louise de Vilmorin.

Si l'amour est très présent et constitue, non sans y semer son lot de doutes et d'angoisses, la ligne de force des deux cycles majeurs présents dans cette anthologie que sont Tel jour telle nuit (1937), empreint d'un recueillement qui souvent s'ouvre sur une gravité frémissante, et Fiançailles pour rire (1939), Francis Poulencaux teintes plus claires mais dont l'humeur légère n'exclut pas des recoins d'ombre inquiète (« Dans l'herbe », « Mon cadavre est doux comme un gant »), l'enfance pointe également le bout d'un nez à la fois candide et moqueur, ouvertement dans La courte paille, un cycle sur des poèmes de Maurice Carême (1960, créé l'année suivante) dans lequel l'espièglerie poussée parfois jusqu'au plus complet surréalisme (« Quelle aventure ! », « Le carafon ») le dispute à une tendresse rêveuse et nostalgique (« La reine de cœur », « Les anges musiciens »), ou, cette fois de façon plus diffuse, dans l'inventaire à la Prévert de « Fêtes galantes », second volet des Deux poèmes de Louis Aragon (1943). Cet humour volatil et volontiers goguenard côtoie sans hiatus l'expression de visions plus tragiques, dont les poignants « C. », pendant de « Fêtes galantes », où résonne l'écho des atrocités de la Seconde guerre mondiale, et Bleuet (1939) qui évoque, sur un poème posthume de Guillaume Apollinaire, qui savait de quoi il parlait, la destinée des jeunes hommes fauchés par la Grande guerre, ou encore Main dominée par le cœur (1946) dont le tempo noté « très allant » ne doit pas faire oublier qu'il y passe le souffle haletant d'un inéluctable qui bée sur le vide. On aurait pu souhaiter, pour qu'il ne manque rien au portrait de Poulenc qu'il dessine en filigrane, que ce récital propose également une mélodie d'inspiration plus clairement religieuse – pourquoi pas l'émouvante simplicité de Priez pour paix ? –, mais l'essentiel est là, entre le bon rire qui croque la vie et la mélancolie des heures de solitude, bercés par les élans du cœur dont les oscillations permanentes entre élan et nostalgie trouvent une de leurs plus parfaites expressions dans les célébrissimes Chemins de l'amour (1940) où passent, sur un rythme de valse, autant de sourires que de larmes.

De ces univers contrastés, Sophie Karthäuser et Eugene Asti, deux musiciens habitués à travailler ensemble, nous livrent une vision d'une poésie et d'une élégance raffinées souvent assez irrésistibles. Soulignons tout d'abord la qualité de la ligne de chant, merveilleusement souple et lumineuse, mais qui ne se cantonne jamais à cette joliesse décorative qui, par l'ennui qu'elle finit immanquablement par distiller, est un des plus sûrs ennemis du répertoire de la mélodie française. Sophie Karthauser Alvaro YanezIci, rien n'est jamais anodin ou gratuit, l'attention portée aux mots est permanente et elle se manifeste tant dans la recherche permanente d’éloquence que dans celle d'une lisibilité maximale, ce que la comparaison avec des enregistrements considérés comme des références, en particulier ceux de Felicity Lott (Decca, 1996), confirme largement. Si elle se montre très à l'aise et totalement convaincante dans les pièces à l'humeur tendre ou mélancolique – j'ai ainsi tout particulièrement goûté sa lecture de Tel jour telle nuit dont la gravité sans pesanteur et les touches d'espoir judicieusement déposées tout au long des neuf mélodies me semblent fort bien rendre justice à ce cycle aux éclairages sans cesse mouvants –, il manque, à mon goût et sans que cette lacune soit rédhibitoire, à Sophie Karthäuser ce petit soupçon de drôlerie supplémentaire qui rend les interprétations de son aînée inoubliables dans les pages plus humoristiques ou légères. Eugene Asti se montre un accompagnateur tout à fait en phase avec les choix esthétiques de la chanteuse à laquelle il offre un soutien d'une grande minutie dont l'équilibre et le sens de la couleur sont bien souvent remarquables. Il se dégage de ce duo une complicité et une sensibilité évidentes qui rend leur disque attachant et donne l'envie de s'y replonger fréquemment pour y retrouver le riche bouquet d'émotions qui s'y épanouit et dont on respire à chaque reprise des parfums insoupçonnés.

Je vous recommande donc ce récital très maîtrisé qui constitue un bel hommage aux différents visages de la muse de Poulenc et, au-delà, à la mélodie française, un genre envers lequel Sophie Karthäuser dit nourrir de réelles affinités et qui lui convient visiblement tout à fait. On espère la voir y revenir fréquemment à l'avenir en la remerciant, ainsi qu'Eugene Asti, de nous avoir offert aujourd'hui une bouffée de cette mélancolie qui donne du bonheur, celle que Victor Hugo définissait comme la « joie d'être triste. »

 

Francis Poulenc Les anges musiciens Mélodies Karthäuser AFrancis Poulenc (1899-1963), Les anges musiciens..., mélodies

 

Sophie Karthäuser, soprano
Eugene Asti, piano

 

1 CD [durée : 66'12"] Harmonia Mundi HMC 902179. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien ou au format numérique sur Qobuz.com

 

Extraits proposés :

 

1. « Quelle aventure ! » extrait de La courte paille FP 178
Texte de Maurice Carême

 

2. « C. » extrait de Deux poèmes de Louis Aragon FP 122

 

3. « Il vole » extrait de Fiançailles pour rire FP 101
Texte de Louise de Vilmorin

 

4. « Nous avons fait la nuit » extrait de Tel jour telle nuit FP 86
Texte de Paul Éluard

 

5. Les chemins de l'amour, FP 106
Texte de Jean Anouilh

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Un entretien avec Sophie Karthäuser à propos de ce projet Poulenc et de l'univers de la mélodie :

 

Illustrations complémentaires :

 

La photographie de Francis Poulenc est de Denis Manceaux.

 

La photographie de Sophie Karthäuser est d'Alvaro Yanez © Orfeo artist management

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24 avril 2014 4 24 /04 /avril /2014 07:39

 

Beethoven Symphonies 5 & 6 Frans Brüggen Glossa

Presque tous les labels qui peuvent se prévaloir d'une histoire un peu longue ont aujourd'hui développé une collection économique qui leur permet de donner un second souffle à certains de leurs enregistrements anciens, cette notion d'ancienneté étant assez relative dans un marché du disque où tout se périme très vite et où il n'est pas rare qu'une réalisation soit indisponible chez l'éditeur deux ans à peine après sa parution. Si certains se contentent de remboîtages sommaires, à la présentation parfois aussi négligée que peu esthétique, le label Glossa a choisi, au contraire, de miser sur de beaux objets, contenant un vrai livret et dotés d'une identité visuelle forte, tout ceci pour environ dix euros. Nommée Cabinet, en référence aux cabinets de curiosité, cette collection qui, outre son fonds propre, va également puiser dans quelques autres – Accent, Symphonia – est aujourd'hui forte d'une petite cinquantaine de titres couramment disponibles, sans compter ceux qu'il est toujours possible de trouver d'occasion. Je vous propose de découvrir aujourd'hui et dans les semaines à venir les six titres qui composent la livraison d'avril 2014.

 

Frans Brüggen fêtera, le 30 octobre prochain, ses quatre-vingts ans. Il fait partie de ces musiciens pionniers qui ont contribué à ce que l'on a appelé, avec un rien d’emphase, la « révolution baroque » laquelle a habitué, non sans rencontrer de solides résistances, une partie des mélomanes à aborder la musique sous un angle plus conforme à la vraisemblance historique. Flûtiste renommé, il a bifurqué vers la direction au tout début des années 1980, en fondant, en 1981, l'Orchestre du XVIIIe siècle, à la tête duquel il a dirigé un vaste répertoire allant de Rameau à Mendelssohn, en passant par la triade classique, Haydn, Mozart et Beethoven. Brüggen a réalisé pour Philips, au tournant des décennies 1980 et 1990, une intégrale des symphonies de ce dernier qui a fait date et constitué un étalon pour toutes celles qui l'avaient précédée et l'ont suivie. En 2011, le chef et son orchestre remettaient l'ouvrage sur le métier, livrant, cette fois-ci pour Glossa, une lecture que l'on peut regarder comme testamentaire.

Du coffret paru à l'automne 2012, le label a extrait ce qui en constitue indiscutablement, à mon sens, le sommet, les Symphonies n°5 et n°6. Je ne m'attarde volontairement pas sur l'histoire de ces deux œuvres bien connues et maintes fois enregistrées. Toutes deux, bien qu'elles aient été composées concomitamment entre 1805 et 1808 et créées lors du même concert au théâtre An der Wien, le 22 décembre 1808, apparaissent assez nettement antinomiques. La Cinquième, à l'ut mineur débordant de tensions et de tempêtes, célébrissime pour ses accords initiaux où certains commentateurs ont voulu voir le Destin qui frappe à la porte, dont la course s'achève en apothéose héroïque, n'a en effet, si l'on excepte la largeur du geste, pas grand chose à voir avec la descriptive Pastorale, fresque qui malmène le schéma classique du genre, lançant une dynamique qui s'achèvera avec son implosion dans la 9eSymphonie, avec ses cinq tableaux en demi-teintes bruissants de ce sentiment de la nature, tour à tour accueillante ou menaçante, mais toujours grandiose, cher aux Romantiques.

Dans ces deux œuvres, Frans Brüggen parvient, avec un naturel assez désarmant, à trouver le ton juste pour donner à chacune des deux symphonies la densité et le caractère qui lui convient. La Cinquième possède le souffle et l'aspiration à la grandeur que l'on en attend, mais sans jamais verser dans la précipitation ou le tapage. Contrairement à certaines autres lectures historiquement informées, parfois très cotées, celle-ci ne tombe pas dans le piège d'une approche trop séquentielle ou fractionnée : tout s'y enchaîne de façon fluide et évidente, comme l'illustre avec éclat, entre autres exemples, la transition entre les mouvements III et IV, sur laquelle même John Eliot Gardiner, auquel on doit une des versions de référence du cycle (Archiv, 1994), avait trébuché. On est clairement ici dans le monde de la pensée et non dans celui de l'effet et l’œuvre y gagne une cohérence qui ne peut que laisser admiratif. La Sixième tutoie les mêmes cimes et constitue, à mon avis, la version la plus poétique et la plus frémissante de cette symphonie jamais gravée, à ce jour, sur instruments anciens. Outre, en effet, une parfaite conduite individuelle de chaque scène et une attention méticuleuse portée au moindre détail qui ne s'opèrent jamais au détriment de la vision d'ensemble, l'Orchestre du XVIIIe siècle se montre à la hauteur de sa réputation d'excellence en matière de couleurs (le premier mouvement est simplement renversant) et suscite sous nos yeux de merveilleux paysages, baignés dans cette lumière chaude et cette transparence de l'air que l'on retrouve dans certains des tableaux que peignait au même moment Caspar David Friedrich, comme le Paysage bohémien avec le mont Milleschauer (1808), aujourd'hui à Dresde — la nature non réduite à une vision topographique, mais envisagée de l'intérieur, au travers des émotions qu'elle suscite chez le promeneur qui en fait l'expérience.

 

Voici donc une réédition majeure dont je ne peux que vous conseiller de faire l'acquisition tant elle contribuera à élargir les horizons de votre perception de la musique de Beethoven.

 

Beethoven Symphonies 5 & 6 Frans Brüggen GlossaLudwig van Beethoven (1770-1827), Symphonie n°5 en ut mineur op.67, Symphonie n°6 en fa majeur « Pastorale » op.68

 

Orchestra of the Eighteenth Century
Frans Brüggen, direction

 

incontournable passee des arts1 CD [durée totale : 75'19"] Glossa Cabinet GCD C81118. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Symphonie n°5 : [I] Allegro con brio

 

2. Symphonie n°6 : [V] Allegretto : Hirtensang, frohe und dankbare Gefühle nach dem Sturm

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21 avril 2014 1 21 /04 /avril /2014 08:21

 

Alessandro Magnasco L'érection de la croix

Alessandro Magnasco (Gênes, 1667-1749),
L'érection de la croix
, sans date

Huile sur toile, 56,5 x 36, 5 cm, Vienne, Akademie der bildenden Künste

 

Il est presque devenu traditionnel, pour les labels discographiques, de proposer, aux alentours de Pâques, des enregistrements en rapport avec cette fête qui, quelles que soient par ailleurs les croyances ou les pratiques de chacun, marque un moment tout à fait particulier du calendrier liturgique et un temps fort pour la civilisation occidentale. Ceux d'entre vous qui suivent l'actualité de CPO auront ainsi noté que la maison allemande donne à découvrir, comme à son habitude, une Passion rare ou inédite, tandis que Harmonia Mundi mise, de son côté, sur un très beau disque Poulenc, après nous avoir offert, en 2013, les Sept dernières paroles du Christ fraîchement attribuées à Pergolèse et dirigées par René Jacobs (je vous renvoie, à ce propos, à la chronique de L'Audience du temps). Néanmoins, la parution qui retient le plus l'attention cette année est sans nul doute la Brockes-Passion de Reinhard Keiser ressuscitée, pour les micros de l'excellent label Ramée, par deux ensembles que les familiers de ce blog connaissent bien, Les Muffatti et Vox Luminis.

Né dans une riche famille commerçante de Hambourg en 1680, Barthold Heinrich Brockes reçut une éducation soignée qui le conduisit à faire son droit à l'université de Halle entre 1700 et 1702 tout en cultivant une profonde attirance pour les arts, en particulier la musique, qu'il ne pratiquait pas mais qu'il soutint en organisant des concerts dès sa période estudiantine. Après avoir effectué un Grand Tour qui le conduisit, en 1703 et 1704, en Italie, en Suisse, en France et aux Pays-Bas, il revint s'installer dans sa ville natale où son existence fut celle d'un bourgeois prospère doublé d'un collectionneur d'art qui s'adonnait à la littérature et réunissait chez lui un salon brillant où il y avait musique une fois par semaine. Élu membre du Sénat de Hambourg en 1720, il s'intéressa de près à la réforme de la langue allemande tout en veillant, jusqu'à sa mort en 1747, à la bonne marche des affaires de la ville. De toutes ses œuvres, celle qui assure la postérité de son nom est Der für die Sünden der Welt gemarterte und sterbende Jesus (Jésus souffrant et mourant pour les péchés du monde), un livret de Passion publié en 1712 qui s'est immédiatement imposé, au départ largement grâce aux relations qu'entretenait l'auteur avec eux, auprès des compositeurs de la cité hanséatique, puis au-delà. De Händel et Telemann, tous deux en 1716 (il faut connaître l'enregistrement de la Brockes-Passion du second par René Jacobs) à Stölzel en 1725 (il en existe une version tout à fait recommandable dirigée par Ludger Rémy chez CPO), Johann Georg Wolfgang-Balthasar Denner Barthold Heinrich Bren passant par Mattheson (1718) et Fasch (1723), pour ne citer que les noms les plus célèbres, on conserve, en tout, une bonne dizaine de mises en musique d'un texte qui a parfois été jugé sévèrement, à cause d'un style que l'on a parfois trouvé grandiloquent et de l'usage d'images trop brutales. Il y a fort à parier que ce dernier point ne dérangea pas outre mesure Reinhard Keiser (1674-1739), premier musicien à faire son miel de ce livret à l'occasion de la Semaine sainte de 1712. Cet élève de Johann Schelle et, probablement, de Johann Kuhnau à Leipzig s'était, en effet, imposé comme la figure de proue du Theater am Gänsemarkt, l'opéra de Hambourg, et il disposait donc de tous les atouts pour prendre la juste mesure de ces vers qui usent d'un très large arsenal rhétorique dans le but d'émouvoir le fidèle, de le faire participer affectivement aux souffrances du Christ et, dans un élan proprement compassionnel semé d'attendrissements, d'effrois, de sang et de larmes, de le conduire à la repentance. Ce qui frappe, lorsque l'on compare la réalisation de Keiser avec celle de Telemann, c'est la propension qu'a le premier à ménager, à côté de moments spectaculaires que le second privilégia assez nettement, beaucoup d'instants de tendresse – on peut parfois presque parler de bercement – qui renforcent l'atmosphère de recueillement, de ferveur empreinte de simplicité, d'humble consolation qui ne sont parfois pas sans rappeler le climat de certaines œuvres de Bach – qui, soit dit en passant, connaissait la production de Keiser dont il recopia et fit exécuter la Passion selon Saint Marc de 1717 – en particulier de la Passion selon Saint Matthieu. L'exigence des parties vocales, en particulier celle de la Fille de Sion, très développée et soignée, montrent que le compositeur hambourgeois les destinait à des chanteurs aguerris, très probablement ceux de l'opéra, avec lesquels il avait l'habitude de travailler, mais notons cependant que si la virtuosité est présente, elle ne l'est jamais de façon ostentatoire, sans doute afin de ne pas sembler trop en décalage par rapport au caractère religieux du sujet.

Réunis sous la houlette toujours attentive et précise du perfectionniste Peter Van Heyghen, Les Muffatti et Vox Luminis livrent de cette Brockes-Passion une interprétation de grande classe. Les Muffatti © Stéphane PuopoloOn pouvait nourrir quelques craintes en voyant que, pour mener à bien ce projet, l'équipe de chanteurs habituellement réunie autour de Lionel Meunier, qui se signale par sa notable stabilité, se voyait élargie à des membres qui ne travaillent pas de coutume avec elle ; on est rapidement rassuré en voyant qu'il n'en résulte aucun déséquilibre, aucune perte d'homogénéité et qu'au contraire, tous se fondent en un ensemble cohérent. Chaque soliste se montre ici parfaitement à la hauteur de son rôle, qu'il s'agisse de l'Évangéliste à l'éloquence parfaitement maîtrisée de Jan Van Elsacker, du Jésus d'une humanité tangible et émouvante de Peter Kooij, dont on sent à quel point est grande sa familiarité avec ce répertoire, mais aussi des personnages qui ne font qu'une brève apparition, tel le Pierre parfaitement campé, tant dans son abattement que dans son espoir retrouvé, par un Fernando Guimarães à la voix solaire et conquérante, l'Âme croyante à laquelle Caroline Weynants donne les ailes qui lui sont nécessaires pour nous toucher, ou les interventions pleines d'énergie et de raffinement d'Hugo Oliveira dans différents personnages. Je mentionne volontairement à part la prestation de Zsuzsi Tóth, une soprano qui participe à de nombreux projets sans que son nom soit encore très connu du grand public. Elle est une Fille de Sion absolument superbe, non seulement grâce à un timbre lumineux, à la fois aérien et charnel, mais aussi à ses capacités à apporter à chacune de ses entrées la variété et le caractère qui conviennent. Comme on l'imagine, toute la partie chorale est impeccable et confirme, s'il en était besoin, les profondes affinités de Vox Luminis avec le répertoire germanique qu'il « sent » comme bien peu d'autres aujourd'hui. La mise en place de la polyphonie est irréprochable, le son d'ensemble conjugue à merveille densité et fluidité, l'engagement est permanent, autant de qualités qui laissent l'auditeur comblé. Les Muffatti ne sont pas en reste, tout au contraire, et l'orchestre bruxellois effectue un sans-faute qui confirme qu'il est une formation en progrès constants. Vox Luminis 2012Aussi réactifs qu'attentifs, les musiciens font assaut de cohésion et de dynamisme pour offrir une assisse extrêmement solide aux voix, sans se contenter pour autant de n'être qu'un écrin, aussi séduisant soit-il. Ils sont partie prenante de l'action qui est en train de se dérouler, tant par le sens de la relance et de la caractérisation – les numéros sont majoritairement brefs et il faut savoir se montrer efficace en permanence pour installer une atmosphère en quelques mesures – dont ils font preuve que par le souffle et les couleurs chatoyantes qu'ils impriment à la partition. Signalons enfin que cette lecture est très bien mise en valeur par une prise de son chaleureuse qui offre à la musique une perspective sonore d'une ampleur contrôlée tout à fait crédible.

 

Très soudés et ayant su, semble-t-il, trouver assez naturellement leurs marques pour faire cause commune – un processus qui n'est jamais évident –, Vox Luminis et Les Muffatti offrent donc à la Brockes-Passion de Keiser une résurrection parfaitement réussie que je vous conseille de découvrir sans tarder. On souhaite maintenant vivement que les deux ensembles continueront à se retrouver, dans un avenir pas trop lointain, autour de nouveaux projets aussi excitants que celui-ci. Il y a sans doute encore bien des partitions qui attendent que d'aussi talentueux musiciens se penchent sur elles pour nous révéler leurs beautés.

 

Reinhard Keiser Brockes-Passion Les Muffatti Vox LuminisReinhard Keiser (1674-1739), Brockes-Passion

 

Zsuzsi Tóth, soprano (La Fille de Sion)
Jan Van Elsacker, ténor (L'Évangéliste)
Peter Kooij, basse (Jésus)
Vox Luminis
Les Muffatti
Peter Van Heyghen, direction

 

incontournable passee des arts2 CD [durée : 62'04" & 58'29"] Ramée 1303. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté sur le site de l'éditeur (sans frais de port) en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. 2a. Recitativo (L'Évangéliste) : « Als Jesus nun zu Tische saße »
2b. Accompagnato (Jésus) : « Dieß ist mein Leib »
3. Aria (La Fille de Sion) : « Der Gott, dem alle Himmels Kreise »
4a. Recitativo (L'Évangéliste) : « Und bald hernach nahm er den Kelch »
4b. Accompagnato (Jésus) : « Diß ist mein Blut im neuen Testament »
5. Aria (La Fille de Sion) : « Gott selbst, der Brunnquell alles Guten »
6. Chor (L'Église chrétienne) : « Ach wie hungert mein Gemüthe »

 

2. 31a. Recitativo (L'Évangéliste) : « Drauff krähete der Hahn »
31b. Accompagnato Soliloquio (Pierre) : « Welch ungeheurer Schmerz »
32. Aria (Pierre) : « Heul du Schaum der Menschen Kinder »
33. Recitativo (Pierre) : « Doch wie will ich verzweiflend untergehn ? »
34. Aria (Pierre) : « Schau, ich fall in strenger Buße »
35. Choral (L'Église chrétienne) : « Ach Gott und Herr ! »
36a. Recitativo (L'Évangéliste, Caïphe, Jésus) : « Wie Jesus nun zu allem was geschah »
36b. Chorus : « Er hat den Todt verdient »
37. Aria (Basse) : « Erweg, ergrimmte Natternbrut »
Fernando Guimarães, ténor (Pierre), Lionel Meunier, basse (Caïphe), Hugo Oliveira, basse (n°37)

 

3. 53. Recitativo (L'Évangéliste) : « Drauf zerreten dei Kriegsknecht hinein »
54. Aria Soliloquio (L'Âme croyante) : « Ich seh an einen Stein gebunden »
55. Recitativo (L'Âme croyante) : « Drum Seele schau »
56. Aria (L'Âme croyante) : « Dem Himmel gleicht »
57. Recitativo (L'Évangéliste) : « Wie nun das Blut »
58. Aria Soliloquio (La Fille de Sion) : « Die Rosen crönen »
Caroline Weynants, soprano (L'Âme croyante)

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Johann Georg Wolfgang (Augsbourg, 1662-Berlin, 1744) d'après Balthasar Denner (Hambourg, 1685-Rostock, 1749), Portrait de Barthold Heinrich Brockes, après 1720. Eau-forte sur papier, 19,2 x 16,2 cm, Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek

 

La photographie des Muffatti est de Stéphane Puopolo — stephane.puopolo@yucom.be

 

La photographie de Vox Luminis est de Orsolya Markolt.

 

Merci à Frédéric Degroote de Sprezzatura E Glosas pour son aide technique.

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15 avril 2014 2 15 /04 /avril /2014 07:31

 

Michelangelo Merisi Il Caravaggio Ecce Homo

Michelangelo Merisi, dit Il Caravaggio (Milan, 1573-Porto Ercole, 1610),
Ecce Homo
, c.1605

Huile sur toile, 103 x 128 cm, Gênes, Palazzo Bianco
[image en très haute définition ici]

 

Au tout début de cette année 2014, rendant compte de l'enregistrement des Responsoria de Carlo Gesualdo dirigé par Philippe Herreweghe, je mentionnais, dans ma conclusion, que La Compagnia del Madrigale, dont les deux premiers disques pour Glossa ont été accueillis par des louanges unanimes, envisageait à son tour de proposer, toujours pour cet éditeur, sa vision de ce recueil si particulier. Je n'imaginais pas que le projet était aussi avancé et que, quelques semaines après avoir écrit ces lignes, j'en tiendrais le résultat dans mes mains.

Le soin que déploya Gesualdo pour faire éditer ses Répons de la semaine sainte dont tout porte à croire qu'ils étaient, du fait même de la singularité de leur écriture, destinés à n'être donnés que dans un cadre strictement privé, témoigne du prix qu'ils revêtaient à ses yeux. Sans prêter foi plus que de raison aux approches plus ou moins vaguement psychanalytiques du personnage et de sa biographie agitée de prince assassin, on peut néanmoins conjecturer que l'idée de faute pouvait trouver en lui un écho plus fort que chez certains autres, tout en ne perdant pas de vue que l'esprit de mortification et de repentir était, en ce début de XVIIe siècle, autrement plus aigu qu'aujourd'hui. On ne peut donc complètement exclure que ce recueil aux accents très personnels qui présente, au soir d'une vie, le plus vaste tour d'horizon possible des capacités créatrices de son auteur, tant dans le domaine de la polyphonie que dans celui du madrigal, soit une manière d'ex-voto aux fonctions expiatoires mais aussi commémoratives, la mise en musique de textes en latin lui conférant un caractère plus élevé que celles des poésies en langue vulgaire, aussi raffinées soient-elles, qui forment le terreau des madrigaux. Sisto Badalocchio La Mise au tombeauC'est cependant le langage de ces derniers avec ses chromatismes vertigineux, ses dissonances, ses retards, ses surprises mélodiques et harmoniques, qui féconde l'ensemble des Responsoria, et la lecture qu'en donne La Compagnia del Madrigale ne laisse aucun doute à ce sujet, d'autant que les musiciens ont très habilement glissé, entre chaque Nocturne, un madrigal spirituel emprunté soit à Gesualdo (Sparge la morte, seule contribution du compositeur au genre), soit à certains de ses talentueux contemporains, comme Giovanni de Macque, Luca Marenzio et surtout Luzzasco Luzzaschi, le seul modèle que le prince de Venosa se reconnaissait et dont la muse volontiers inquiète et sombre trouve ici un terrain idéal pour s'exprimer. Il me semble que le musicien, en liant aussi fortement ses Répons à l'univers profane des madrigaux, tout en ne remettant jamais en cause leur caractère sacré, symbolisé tant par l'usage du latin que de la polyphonie héritée de la Renaissance, suit exactement le même chemin que Le Caravage, qui n'hésitait pas à intégrer des éléments du quotidien parfois le plus trivial dans ses scènes religieuses et, ce faisant, les ennoblissait sans rien retrancher à leur caractère dérangeant comme, par exemple, dans la Mort de la Vierge (Paris, Musée du Louvre) ou la Madonne des pèlerins (Rome, Basilique Saint-Augustin). De la même façon que, dans ce dernier tableau, Le Caravage bouscula les codes de son époque en montrant, au premier plan, les pieds sales des paysans en prière, Gesualdo transfigure, en les faisant traverser par le souffle du sacré ressenti jusque dans la douleur la plus intime, l'élan des passions parfois les plus violentes qui font chavirer le cœur des Hommes.

Il est, bien entendu, tentant de comparer la lecture de La Compagnia del Madrigale avec celle de Philippe Herreweghe, tant la proximité de leur date de parution semble inciter à pareille confrontation. De fait, l'optique que chacune d'elle adopte est tellement différente qu'elle rend l'exercice malaisé, à moins d'émettre des avis à l'emporte-pièce. Le chef belge lit, en effet, les Responsoria comme une œuvre dans laquelle la polyphonie la plus raffinée prime sur l'expressivité marquée héritée du madrigal qu'il ne nie néanmoins pas, tandis que les Italiens adoptent une attitude presque rigoureusement inverse, en revendiquant une approche vigoureusement madrigalesque, ce qui ne veut pas dire qu'ils négligent pour autant le rendu polyphonique, ce que démontrent avec brio leur Benedictus, leur Miserere ainsi que le psaume et le motet donnés en complément. La Compagnia del MadrigaleMais là où les nouveaux venus vont, à mon sens, plus loin que leur illustre aîné dans la compréhension et la restitution des œuvres, c'est qu'ils parviennent justement, en faisant en sorte que ces deux univers dialoguent et se nourrissent mutuellement, à une lecture plus contrastée, plus riche, plus habitée, qui exalte comme nulle autre les accents puissamment doloristes de ce recueil. Herreweghe donnait une magistrale leçon d'architecture, La Compagnia del Madrigale fait une éblouissante démonstration de peinture, usant de façon assez époustouflante de moyens vocaux il est vrai assez superlatifs – combien d'ensembles explorant le même répertoire peuvent-ils aujourd'hui se targuer d'être composés de membres possédant à la fois une parfaite connaissance de ses exigences tout en offrant autant de sensualité, de fluidité, de netteté dans les attaques et dans la conduite du chant ? – pour faire un sort à chaque mot et le faire apparaître dans tout son éclat, qu'il soit lumineux ou terrible. Les interprètes ne se limitent jamais à une attitude contemplative vis-à-vis du texte, ils le portent et l'incarnent avec une ardeur qui n'a rien à voir avec une quelconque forme d'agitation vaine ou grimaçante ; la conviction qu'ils mettent à susciter les images qu'il contient, comme s'ils nous contaient l'histoire qui est en train de se dérouler durant ces trois Nocturnes, nous emporte et l'on sort durablement ému, voire peut-être un peu plus, de ces quelques trois heures de musique que l'on peut regarder et ressentir comme un véritable cheminement intérieur, d'une intensité troublante.

 

À la lumière de ces qualités mais sans renier, pour autant, ce que j'ai pu dire de celle de Philippe Herreweghe, il va sans dire que je vous recommande tout particulièrement cette nouvelle version des Responsoria de Gesualdo qui a de fortes chances, à mon avis, de trôner en tête de la discographie pour quelques longues années, car je ne vois personne, aujourd'hui, qui puisse rivaliser avec ce que propose la Compagnia del Madrigale. On apprend, sur le site de l'ensemble, que son prochain enregistrement est prévu à la fin du mois de septembre 2014 ; est-il besoin de préciser que l'on brûle d'en savoir plus à son sujet et de le découvrir ?

 

Carlo Gesualdo Responsoria La Compagnia del MadrigaleCarlo Gesualdo (1566-1613), Responsoria et alia ad Officium Hebdomadæ Sanctæ spectantia, Sparge la morte, madrigal spirituel, In te Domine speravi, psaume, Ne reminiscaris Domine, motet, madrigaux spirituels de Giovanni de Macque (c.1548/50-1614), Luzzasco Luzzaschi (c.1545-1607), Luca Marenzio (c.1553/54-1599), Pietro Vinci (c.1525-après 1584)

 

La Compagnia del Madrigale

 

incontournable passee des arts3 CD [58'30", 64'20" & 63'20"] Glossa GCD 922803. Incontournable de Passée des arts. Ce triple disque peut être acheté sur le site de l'éditeur (sans frais de port) en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Tristis est anima mea (Jeudi saint, Ier Nocturne)

 

2. Tenebræ factæ sunt (Vendredi saint, IIe Nocturne)

 

3. Æstimatus sum (Samedi saint, IIIe Nocturne)

 

Illustrations complémentaires :

 

Sisto Badalocchio (Parme, 1585-c.1647), La mise au tombeau, c.1607. Huile sur toile, 47,6 x 38,4 cm, Londres, Dulwich Picture Gallery [image en très haute définition ici]

 

La photographie de La Compagnia del Madrigale est de Simone Bartoli.

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10 avril 2014 4 10 /04 /avril /2014 08:09

 

El Greco Vue de Tolède c.1597

Doménikos Theotokópoulos, dit El Greco (Héraklion, 1541-Tolède, 1614),
Vue de Tolède, c.1597
Huile sur toile, 121,3 x 108,6 cm, New York, Metropolitan Museum of Art
[image en très haute définition ici]

 

Lentement mais sûrement, le nom de La Grande Chapelle commence à être de mieux en mieux connu, si ce n'est encore du grand public, du moins des amateurs de musique ancienne. L'ensemble, fondé par Ángel Recasens en 2005 et repris, à la mort de ce dernier en 2007, par son fils Albert, musicien et musicologue, se concentre essentiellement sur le répertoire ibérique du XVIe au XVIIIe siècle, avec une inclination assez marquée pour la musique sacrée. En 2012, il a publié, en avant-courrier de l'année commémorant le quadricentenaire de la disparition d'El Greco, un programme absolument remarquable intitulé La fiesta de Pascua en Piazza Navona, sur lequel je m'autorise à revenir mais dont vous pouvez consulter une critique, à laquelle je souscris, sur le site Forum Opéra, qui évoquait, entre autres au travers de pièces de Tomás Luis de Victoria, les années italiennes du peintre. C'est aujourd'hui à Tolède, où il fut actif de 1577 à sa mort, que La Grande Chapelle nous entraîne, avec un disque proposant deux messes, dont une inédite, d'Alonso Lobo.

 

Son souvenir survit essentiellement aujourd'hui grâce au magnifique motet Versa est in luctum, écrit pour les funérailles de Philippe II en 1598, mais il fut un des compositeurs les plus renommés de son temps. Ainsi que nous allons le voir, il n'a pas la biographie aventureuse de certains de ses confrères, comme son maître Francisco Guerrero dont il fut l'assistant et dont il utilisa le matériau mélodique des motets Prudentes virgines et Beata Dei genitrix pour construire les deux messes enregistrées ici. Né en 1555 à Osuna, il fut admis comme choriste à la cathédrale de Séville en 1566. Licencié de l’université de sa ville natale, il devint secrétaire (1581) puis chanoine (1586) de sa Collégiale avant de retourner assister Guerrero à Séville de 1591 à 1593. Les onze années qui suivirent furent tolédanes, Lobo assumant les fonctions de maître de chapelle à la cathédrale, une charge qui lui valut reconnaissance et fortune, puis il revint à Séville en faussant littéralement compagnie aux autorités de Tolède, leur demandant un congé dont il « oublia » de rentrer. Les documents sont peu loquaces sur ce que fut sa vie, en dehors des tâches inhérentes à ses fonctions de maître de chapelle, de 1604 au 5 avril 1617, El Greco La Vierge Marie c.1597date de sa mort, si ce n'est qu'il fit un voyage à Cordoue en 1615 et que les deux dernières années de sa vie furent assombries par des problèmes de santé qui conduisirent le chapitre sévillan à lui trouver un remplaçant dès 1616.

Les deux messes formant l'essentiel de ce programme qui donne, très intelligemment, à entendre en préambule le motet leur servant de source d'inspiration et de trame, apparaissent dans le Liber primus missarum publié en 1602 à Madrid, dont le titre laissait supposer une suite qui ne vint jamais. Comme la majorité des messes-parodies, elles peuvent se lire à la fois comme un hommage et une volonté de rivaliser avec leur modèle — il n'est donc guère surprenant que Lobo ait choisi de se tourner vers Guerrero dont il était, en quelque sorte, le successeur naturel après en avoir été l'élève. La Missa « Prudentes virgines » à 5 voix est une œuvre complexe, dans laquelle le compositeur a semé des indications volontairement obscures et souvent inspirées des Écritures pour guider l'exécution de parties que l'interprète doit déduire de celles notées, procédé alors passé de mode mais qui attestait néanmoins du haut degré de maîtrise atteint par l'auteur. Plus concise, la Missa « Beata Dei genitrix » à 6 voix délaisse ces vertiges spéculatifs pour faire le choix d'une plus grande sensualité et, peut-être, d'une certaine modernité caractérisée par une recherche accrue d'expressivité dont atteste l'usage de suspensions et de dissonances parfois très franches. D'une certaine façon, même si les choses sont moins tranchées que cela, cette dernière messe appartient déjà, par bien des points, au premier XVIIe siècle, tandis que l'autre se place dans une esthétique renaissante où passe parfois le souvenir d'un savant musicien comme Ockeghem († 1497), la présence concomitante de deux œuvres aux ambitions différentes dans le même recueil contribuant à montrer la capacité du maître à composer dans des styles variés.

L'interprétation que livre La Grande Chapelle de ce programme exigeant est, sur bien des points, excellente et confirme le très haut niveau atteint par cet ensemble. Le choix qui a été fait de confier l'exécution à un chanteur par partie, sans instruments autre que l'orgue – qui intervient d'ailleurs uniquement dans les œuvres à 6 voix –, permet de goûter pleinement aux élaborations polyphoniques de Lobo, d'autant mieux que la netteté des lignes vocales et de l'articulation, un des grands atouts de ce disque, est parfaitement mise en valeur par une prise de son qui a su trouver l'équilibre optimal entre proximité et ampleur acoustique. Un des autres points remarquables de cette lecture est sans nul doute que le chef n'a surtout pas cherché à lisser les timbres, Albert Recasens Sofia Menendezchacun conservant la saveur qui lui est propre, jusque parfois dans quelques particularités de la prononciation du latin, tout en préservant une parfaite cohérence d'ensemble ; ces minimes aspérités, loin de desservir le propos global, lui apportent un indéniable supplément de vie, loin de ces interprétations tellement étales qu'elles en deviennent, sur la longueur, terriblement ennuyeuses. Ici, et c'est ce qui distingue cette réalisation de tant d'autres, certaines d'une componction convenue, d'autres artificielles à force d'effets de manche, le choix a été fait de ne rien surligner mais de donner à chaque moment son juste poids, en adoptant une pulsation qui dynamise merveilleusement la musique sans la bousculer, en sachant ralentir imperceptiblement le pas pour laisser respirer un accord ou percer une dissonance, et tout semble avoir été minutieusement réfléchi pour offrir ensuite autant de liberté et de naturel que possible. Le résultat est totalement convaincant et chaque nouvelle écoute rend ce disque un peu plus attachant.

 

Je vous le conseille donc sans hésiter, d'autant plus qu'il est proposé avec un soin éditorial exemplaire, ce qui n'est pas si fréquent, notamment un livret très complet avec bibliographie, mention des sources musicales et iconographiques utilisées. El Greco vaut bien ces deux messes et ces deux motets, tout comme Lobo et Guerrero ont trouvé, avec les musiciens de La Grande Chapelle, des serviteurs de grand talent dont on va continuer à suivre les propositions et l'évolution avec beaucoup d'intérêt.

 

Alonso Lobo Misas Prudentes virgines & Beata Dei genitrix LAlonso Lobo (1555-1617), Missa « Prudentes virgines » à 5, Missa « Beata Dei genitrix » à 6, Francisco Guerrero (1528-1599), motets Prudentes virgines à 5 et Beata Dei genitrix à 6

 

La Grande Chapelle
Albert Recasens, direction

 

incontournable passee des arts1 CD [durée totale : 60'57"] Lauda LAU013. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Missa « Beata Dei genitrix » : Credo

 

2. Missa « Prudentes virgines » : Agnus Dei

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

 

Illustrations complémentaires :

 

Doménikos Theotokópoulos, dit El Greco (Héraklion, 1541-Tolède, 1614), La Vierge Marie, c.1597. Huile sur toile, 52 x 41 cm, Madrid, Museo nacional del Prado [image en très haute définition ici]

 

La photographie d'Albert Recasens est de Sofía Menéndez, tirée du site Internet de La Grande Chapelle.

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4 avril 2014 5 04 /04 /avril /2014 07:04

 

Biber Vespo Kerll Missa Cantus Cölln Konrad Junghänel

Après avoir été l'un des ensembles fétiches du catalogue Harmonia Mundi, éditeur qu'il a quitté après lui avoir offert un magnifique disque Weckmann, Cantus Cölln poursuit aujourd'hui, de façon plus discrète, son activité chez Accent. Après une Passion selon saint Jean de Bach, l'ensemble de voix solistes dirigé par le luthiste Konrad Junghänel revient au répertoire qui lui a procuré ses plus grands succès, la musique du XVIIe siècle.

Les lois du commerce étant ce qu'elles sont, c'est le nom du bien connu Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704) qui figure en gros sur la pochette, accompagnée de la très monteverdienne mention « Vespro della Beata Vergine. » À la décharge de l'éditeur, il est certain qu'indiquer au mélomane que l’œuvre qu'il s'apprête à écouter consiste, en réalité, en des Psalmi de B.M. Virgine extraits du recueil Vesperæ longiores ac breviores (1693) serait de suite probablement moins attirant, comme de lui avouer, du reste, que ce disque Biber est en fait – et surtout – un disque consacré à un compositeur nettement moins fréquenté que le violoniste virtuose et à l'inspiration d'aventure un peu bizarre de la cour de Léopold Ier de Habsbourg, ce Johann Caspar Kerll qui, s'il doit se contenter des petits caractères de la jaquette, fournit tout de même la musique des deux tiers du programme. Né le 9 avril 1627 en Saxe, à Adorf où son père était organiste, Kerll reçut auprès de lui sa première formation qu'il alla parfaire auprès de Giovanni Valentini à Vienne. En poste à Bruxelles de 1647 à 1656, il fit, durant ces années au service de l'archiduc Léopold Wilhelm, un séjour à Rome afin d'y étudier auprès de Carissimi et y rencontra Froberger, dont l'influence sur sa production pour clavier est manifeste. En mars 1656, il rejoignit Munich en qualité de vice-Kapellmeister, puis, six mois après, de Kapellmeister de l'électeur de Bavière, Ferdinand Maria. S'ouvrit alors devant lui une période faste qui vit son opéra (perdu) Oronte joué pour l'inauguration de l'Opéra de Munich et une de ses messes données lors du sacre de Léopold Ier, en 1658 à Francfort. L'empereur fut visiblement satisfait puisqu'il anoblit Kerll en 1664, ce dernier lui dédiant en retour, en 1669, ses premières œuvres publiées, le recueil Delectus sacrarum cantionum et un Requiem. Prenant prétexte à des querelles avec les chanteurs italiens de la cour de l'électeur, le musicien la quitta abruptement pour Vienne où il s'installa en 1674. Là, dûment pensionné par Léopold qui en fit un des organistes de sa cour, il subit l'épidémie de peste en 1679 puis le siège par les Turcs en 1683, deux événements qui lui inspirèrent respectivement la Modulatio organica et la Missa in fletu solatium obsidionis viennensis, cette dernière écrite, comme l'indique son titre, pour célébrer la libération de la capitale. La dernière décennie de la vie de Kerll est obscure. Il semble être resté à Vienne jusqu'en 1692 tout en faisant de fréquents séjours à Munich où plusieurs de ses recueils furent publiés et où il mourut le 13 février 1693.

Le programme proposé par Cantus Cölln permet de mesurer la diversité des styles qui pouvaient se rencontrer au sein des différentes cours du Saint Empire romain germanique dans le dernier quart du XVIIe siècle. Le contraste apparaît particulièrement saisissant dans la reconstitution des vêpres mariales proposée qui fait se côtoyer les « modernes » Psalmi de B.M. Virgine de Biber, aux traits virtuoses et aux couleurs volontiers rutilantes, avec les extraits du Delectus sacrarum cantionum de Kerll, antérieur de quelque 25 ans et dont l'expression nettement plus sobre se place dans l'héritage des Kleine geistliche Konzerte de Heinrich Schütz, composés une trentaine d'années plus tôt, en 1636 et 1639. Il serait cependant trop simple de ranger, sur cette base, Kerll dans le camp des conservateurs ; sa Missa in fletu solatium, à l'atmosphère ambiguë de joie et de tension mêlées, aux chromatismes appuyés et parfois vertigineux dans les Amen du Gloria et du Credo, démontre au contraire à quel point il pouvait se montrer audacieux, tout en s'appuyant sur une parfaite maîtrise du contrepoint, et écrire une œuvre intensément personnelle sous le couvert de la forme canonique de la messe. Les musiciens réunis autour de Konrad Junghänel sont évidemment très à l'aise dans ce répertoire dont ils connaissent parfaitement les exigences, en particulier dans les pages de Kerll où leurs qualités de précision et d'écoute mutuelle forgées par leur expérience de madrigalistes ainsi que leur tendance à l'introspection et à une ferveur à la fois agissante et pleine de retenue – ce qui ne les empêche nullement de rendre justice aux dissonances exigées par le compositeur dans la Missa – trouvent le plus naturellement à s'exprimer. Leur lecture, très maîtrisée, exploite avec beaucoup d'efficacité la souplesse et la transparence induites par l'utilisation d'un chœur de solistes, et ce n'est que de façon très ponctuelle que l'on se prend à rêver, dans les Psalmi de Biber, à des effectifs plus étoffés qui incarneraient de façon plus sensuelle l'opulence de l'écriture du compositeur, en particulier dans les ensembles.

Voici donc un très beau disque de musique sacrée qui permet d'entendre des pièces peu fréquentées dans une interprétation s'attachant à restituer avec beaucoup de conviction leur richesse d'inspiration et leur dimension spirituelle. On espère que Cantus Cölln va poursuivre ses explorations de ce répertoire où son approche se révèle, au fil des années, toujours aussi pertinente.

 

Biber Vespo Kerll Missa Cantus Cölln Konrad JunghänelJohann Caspar Kerll (1627-1693) : Missa in fletu solatium obsidionis viennensis, Delectus sacrarum cantionum (extraits), Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704), Psalmi de B. M. Virgine, Sonate III extraite du Fidicinium sacro-profanum

 

Cantus Cölln
Concerto Palatino
Konrad Junghänel, direction

 

1 CD [durée totale : 73'38"] Accent ACC 24286. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Johann Caspar Kerll, Salve Regina [Delectus, n°3]

 

2. Johann Caspar Kerll, Missa in fletu solatium : Gloria

 

3. Heinrich Ignaz Franz Biber, Magnificat

 

Un extrait de chaque plage de ce disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

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