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5 mars 2011 6 05 /03 /mars /2011 16:49

 

giovanni battista tiepolo allegorie planetes continents esq

Giovanni Battista Tiepolo (Venise, 1696-Madrid, 1770),
Allégorie des planètes et des continents
, 1752.

Huile sur toile, 185,4 x 139,4 cm,
New-York, Metropolitan Museum of Art.

 

Jamais je n’aurais imaginé qu’il me serait un jour donné de chroniquer ce disque, fidèle compagnon depuis bien des années que la mode des rééditions vient de ramener heureusement sur le devant de la scène. Il faut remercier Glossa de reprendre le fonds dédié aux productions de la Schola Cantorum Basiliensis laissé en jachère par Harmonia Mundi, son éditeur original, et de nous rendre un enregistrement qui, en 2004, avait marqué les débuts éclatants d’un ensemble hélas surtout cantonné aujourd’hui à un rôle de faire-valoir dans des productions opératiques, La Cetra Barockorchester.

Le parcours de Giuseppe Antonio Brescianello est semblable en bien des points à celui de nombreux musiciens ayant quitté, depuis le XVIIe siècle, leur Italie natale pour tenter de s’établir, avec des fortunes diverses (songez à Vivaldi, mort dans la misère à Vienne en 1741), en Allemagne ou en Autriche. Né à Bologne vers 1690, c’est de Venise qu’il arrive à Munich en 1715 en qualité de violoniste à la cour de l’électeur de Bavière, avant, dès l’année suivante, de rejoindre celle d’Eberhard Ludwig, dixième duc de Wurtemberg, à Stuttgart, où il prend la succession, à sa mort, du brillant Kappellmeister Johann Christoph Pez (1664-1716, à découvrir au travers d’un excellent enregistrement des Muffatti, chez Ramée). Il tente de s’y imposer comme compositeur d’opéra, mais en vain ; il ne parvient pas, en effet, à faire représenter sa pastorale Tisbe (c.1717-18) à l’opéra de Stuttgart, puis le très célèbre compositeur lyrique Reinhard Keiser (1674-1739) complote contre lui, lors de son séjour dans la cité en 1719-1720, afin de lui ravir sa place à la cour. Malgré ces déboires, Brescianello est nommé Ober-Kapellmeister dès 1721. La situation financière de la cour se dégrade néanmoins au fil des années et le musicien est congédié en 1737, probable raison pour laquelle il publie, dès l’année suivante à Amsterdam, son seul recueil de musique imprimée (Concerti et Sinphonie, opus 1). Réintégré dans ses fonctions en 1744, il meurt à Stuttgart en 1758.

jan kupecky jeune homme violonSi on ignore tout de sa formation, les concertos de Brescianello prouvent qu’il connaît indubitablement la musique de Vivaldi et que, loin de se contenter de l’imiter servilement, il en a assimilé les tournures comme l’esprit, se permettant même le luxe, ainsi qu’en atteste la cadence, écrite par le compositeur, de l’Allegro final du Concerto en sol mineur, de citer de façon presque textuelle et peut-être facétieuse son modèle. Mais une œuvre comme l’Ouverture en sol mineur montre qu’il est également parfaitement en mesure de se couler dans le moule du vermischter Geschmack, ce style « international » où se mêlent la fluidité mélodique italienne, la solennité française, les élaborations contrapuntiques allemandes, et qui, de Georg Muffat (1653-1704) à Georg Philipp Telemann, en passant par Johann Sebastian Bach, connaît une incroyable floraison en territoires germaniques durant la première moitié du XVIIIe siècle. Conjuguant invention mélodique et virtuosité, la musique de Brescianello possède une sensualité et un sens de la couleur qui la distinguent du tout-venant de son époque et la rendent immédiatement attachante.

Quitte à ce que j’écris paraisse terriblement banal, nul autre mot que celui de jeunesse ne me paraît plus propre à définir la sensation qui s’empare, pour ne plus le lâcher ensuite, de l’auditeur dès les premiers accords de la Sinfonia en fa majeur qui ouvre le disque. Il y a dans l’orchestre dirigé par deux instrumentistes de tout premier plan, le premier violon David Plantier (photographie ci-dessous), par ailleurs très sollicité en qualité de soliste dans les concertos, et le claveciniste Vaclav Luks, une façon d’investir et, au sens propre du terme, d’animer la musique de Brescianello, une envie de mettre toutes ses forces pour la servir qui ne trompent pas et que l’on aimerait retrouver aujourd’hui à ce degré d’incandescence chez tous les jeunes ensembles qui ont la chance de voir leur travail confié au disque. Autres temps, autres mœurs ? Probablement, et autorisez-moi à penser que c’est dommage. david plantierN’allez cependant pas imaginer que l’esprit de jeunesse qui préside à cette réalisation soit, pour autant, synonyme d’inexpérience. Vous chercherez en vain le moindre accroc technique ou la plus petite baisse de tension dans ce festival de rythmes impeccablement tenus et de couleurs chatoyantes ; la fougue marche ici main dans la main avec une maîtrise proprement stupéfiante. Rien n’a été laissé au hasard dans l’approche des œuvres qui composent ce programme et cette extrême attention fait de chacune d’elles plus qu’une excellente pièce d’un compositeur manifestement doué, un moment d’exception. Écoutez seulement l’équilibre obtenu entre des mouvements rapides enlevés sans jamais une once de brutalité, y compris quand ils trépignent (Allegro de la Sinfonia en ré majeur) ou explosent (Rigaudon de l’Ouverture en sol mineur), et des mouvements lents qui jamais ne font l’économie de la tendresse (Adagio du Concerto en si majeur), voire de l’intériorité, et auxquels les musiciens accordent tout l’espace dont ils ont besoin pour respirer et chanter. Conjuguer à ce point énergie et lyrisme en faisant qu’ils se nourrissent mutuellement est la marque d’une approche à la fois instinctive et mûrie devant laquelle on ne peut que s’incliner. La Chaconne en la majeur qui le clôt offre, à mon sens, un excellent résumé de cet enregistrement époustouflant ; impeccablement chorégraphiée, portée par une pulsation véritablement physique, la pièce semble dérouler ses volutes sur un fil extrêmement ténu entre sourire radieux et mélancolie diffuse, faisant naître chez l’auditeur un sentiment assez captivant d’ambiguïté, qui ne se dissipera d’ailleurs pas complètement avec les ultimes notes.

incontournable passee des artsIl arrive parfois que le temps dissipe la magie des disques et que leur réécoute laisse au cœur un cruel sentiment de vide ; ce n’est assurément pas le cas de celui que La Cetra Barockorchester consacre à Brescianello. Enthousiasmant hier, il s’impose toujours aujourd’hui comme un pilier incontournable de toute discothèque de musique baroque instrumentale et, à mon sens, comme une des meilleures réalisations pour en donner le goût à ceux qui ne la connaîtraient pas encore. Si vous aviez manqué sa première parution, il y a sept ans, je ne peux que vous conseiller de vous procurer d’urgence cet enregistrement sur lequel toutes les bonnes fées musiciennes semblent s’être penchées.

 

Giuseppe Antonio Brescianello (c.1690-1758), Concerti, Sinfonie, Ouverture

 

La Cetra Barockorchester Basel
David Plantier, premier violon & direction
Vaclav Luks, clavecin & direction

 

giuseppe antonio brescianello concerti sinfonie ouverture l1 CD [durée totale : 65’17”] Glossa GCD 922506. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Concerto n°4 en mi mineur pour violon, cordes & basse continue :
[I] Allegro

2. Concerto en si majeur pour violon, basson, cordes & basse continue :
[II] Adagio

3. Concerto en sol mineur pour violon, hautbois, cordes & basse continue :
[III] Allegro

4. Chaconne en la majeur pour 2 violons, 2 altos & basse continue

 

Illustrations complémentaires :

Jan Kupecky (Pezinok ?, Bohême, c.1667-Nuremberg, 1740), Jeune homme au violon, c.1690-1700. Huile sur toile, 89,5 x 72 cm, Budapest, Musée des Beaux-Arts.

La photographie de David Plantier est tirée du site des Plaisirs du Parnasse.

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1 mars 2011 2 01 /03 /mars /2011 16:27

 

jacob philipp hackert chutes terni

Jacob Philipp Hackert
(Prenzlau, 1737-San Pietro di Careggi, 1807),
Les chutes de Terni
, 1779.

Huile sur toile, 98 x 80 cm, collection privée.

 

Lorsque j’ai appris la sortie de ce disque, ma première réaction a été de soupirer à la pensée d’un récital à la cohérence aléatoire, proposant, qui plus est, le répertoire rebattu du classicisme viennois, comme s’il était urgent de produire un nouvel enregistrement dédié à Mozart et Beethoven quand tant de trésors dorment dans les bibliothèques. C’était sans compter sur les deux superbes musiciens que sont Hélène Schmitt et Rémy Cardinale, dont Alpha a finalement été fort bien inspiré d’immortaliser la pétillante rencontre.

 

Ainsi que l’expliquent parfaitement les textes de présentation signés par la violoniste et Gilles Cantagrel, si violon et clavier ont cheminé de concert dès l’aube du XVIIIe siècle, l’égalité entre les deux comparses n’est pas toujours allée de soi, la fréquence de la mention « sonate pour clavier avec accompagnement de violon » que l’on rencontre jusque tard dans le siècle, y compris chez Mozart au début des années 1780, ainsi que l’atteste le titre complet de la Sonate KV 380 (1781) figurant sur ce disque, soulignant la primauté de l’un sur l’autre, souvent indiqué ad libitum. Cependant, si les intitulés, en partie pour des raisons commerciales, n’évoluent guère, les Sonates pour violon et clavecin (c.1718-22) de Johann Sebastian Bach, dont il ne faut néanmoins pas oublier qu’elles sont, en fait, des pièces en trio, démontrent déjà des tentatives d’équilibrage entre les deux instruments, une tendance qui va s’accentuer progressivement, grâce aux recherches, entre autres, de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) en Allemagne du Nord ou de Simon Le Duc (1742-1777) en France, pour aboutir à une complémentarité quasi parfaite au cours du dernier quart du siècle.

louis carrogis carmontelle leopold wolfgang amadeus nannerlLes trois sonates rassemblées dans cet enregistrement offrent une belle illustration de cette parité tout récemment conquise entre violon et clavier, de façon peut-être d’autant plus éloquente que la KV 380 de Mozart et l’opus 12 n°1 de Beethoven peuvent être regardées comme inaugurales, point de départ d’une carrière de musicien indépendant à Vienne pour l’un, première approche de cette combinaison instrumentale pour l’autre. Les mouvements liminaires et terminaux de ces deux œuvres partagent, en effet, un même esprit conquérant, soucieux de charmer et de briller, celle de Beethoven, publiée en 1798, se montrant nettement redevable des productions de son aîné, à la notable exception d’un Rondo final où l’on sent poindre, ce que ne manquèrent pas de souligner les contemporains, le caractère farouche d’un homme qui accéléra le basculement entre classicisme et romantisme. L’œuvre la plus complexe de ce programme, judicieusement placée en son cœur, est la Sonate en si bémol majeur, KV 454, dont la légende, partiellement corroborée par les particularités du manuscrit, raconte que Mozart joua de mémoire la partie de clavier lors du concert donné, le 29 avril 1784 en présence de l’empereur Joseph II, avec la violoniste italienne Regina Strinasacchi, inspiratrice de la partition. Oscillant sans cesse, dans ses deux premiers mouvements, entre fermeté et tendresse, volonté d’affirmation et intériorité, elle porte la marque de l’évolution intime d’un compositeur partagé entre des désenchantements personnels récents et les frémissements prometteurs de ses succès viennois, l’optimisme ayant finalement le dernier mot dans un finale au sourire empli de confiance.

 

remy cardinaleLa vision qu’offrent Rémy Cardinale (photographie ci-contre), jouant sur une copie très bien sonnante d’un pianoforte d’Anton Walter, proche de celui que Mozart possédait et que l’on peut voir aujourd’hui à Salzbourg, et Hélène Schmitt (photographie ci-dessous) de ces trois sonates se signale par une générosité et un sentiment presque permanent de vitalité conquérante complètement en situation dans des œuvres qui exigent de l’élan, voire, parfois, un brin d’insouciance. La complicité qui unit les deux musiciens, la densité et l’équilibre de leurs dialogues, outre qu’ils apportent une magnifique illustration de l’avancée majeure que représente l’égalité du traitement entre clavier et violon, sont un régal pour l’auditeur qui, pour peu qu’il se prenne au jeu, se laisse immanquablement entraîner par le beau moment musical, porté par un véritable souffle commun, qui lui est proposé. N’allez pas croire pour autant que tout n’est pas que bondissement et jaillissement dans ce disque. helene schmittLa palette contrastée des sentiments de la Sonate KV 454 est appréhendée et restituée avec beaucoup de finesse, le Rondo final de celle de l’Opus 12 beethovenien fait sentir la part d’imprévisible qu’elle contient, tandis que les mouvements lents, aux ombres remarquablement bien mises en valeur par la vivacité du traitement des autres parties, sont d’une sensibilité frémissante et maîtrisée qui leur confère un indéniable impact émotionnel, avec une mention particulière pour  l’Andante con moto (vraiment joué comme tel ici, sans inutile pathos souffreteux et languide) en sol mineur de la Sonate KV 380, lourd de sanglots difficilement retenus et de confidences murmurées. Techniquement irréprochables, les deux interprètes abordent ces partitions sans aucune crispation historicisante, et la franchise dans leurs choix de tempos comme d’articulation ne s’opèrent jamais au détriment de la souplesse et du chant, une preuve supplémentaire que l’on peut jouer en réduisant le vibrato tout en demeurant chaleureux et expressif. Les couleurs des deux instruments sont, de surcroît, superbes et elles se fondent en s’exaltant mutuellement avec une sensualité parfaitement restituée par une prise de son toute de rondeur et de précision.

Je vous conseille donc cet enregistrement consacré à Mozart et Beethoven par Rémy Cardinale et Hélène Schmitt non pour l’approche révolutionnaire des sonates qu’il documente mais pour la fraîcheur du regard qu’il jette sur ces œuvres bien connues. Ce disque revigorant, qui conjugue merveilleusement esprit et sentiment, rappelle que les « classiques » peuvent être d’intarissables sources de jeunesse pour qui sait les aborder avec humilité et naturel.

 

mozart & beethoven sonates pianoforte & violon helene schmiWolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) & Ludwig van Beethoven (1770-1827), Sonates pour pianoforte & violon : en mi bémol majeur, KV 380 (374f), en si bémol majeur, KV 454, en ré majeur, opus 12 n°1.

 

Rémy Cardinale, pianoforte (Christoph Kern, 2006, d’après Anton Walter)
Hélène Schmitt, violon (Nicolò Gagliano, Naples, début des années 1760)

 

1 CD [durée totale : 67’28”] Alpha 177. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. W.A. Mozart : Sonate pour violon et clavier en si bémol majeur, KV 454 :
[I] LargoAllegro

2. L. van Beethoven : Sonate pour violon et clavier en ré majeur, op.12 :
[III] Rondo. Allegro

 

Illustrations complémentaires :

Louis Carrogis, dit Carmontelle (Paris, 1717-1806), Léopold, Wolfgang Amadeus et Nannerl Mozart, 1763. Aquarelle sur papier, 34,2 x 22 cm, Chantilly, Musée Condé.

La photographie de Rémy Cardinale est tirée du site de l’Ambassade de France en Lituanie.

La photographie d’Hélène Schmitt, tirée du site de la violoniste, est de Guy Vivien.

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23 février 2011 3 23 /02 /février /2011 11:26

 

jean honore fragonard colin maillard

Jean-Honoré Fragonard (Grasse, 1732-Paris, 1806),
Le colin-maillard
, c.1750-52.

Huile sur toile, 117 x 91 cm, Toledo (Ohio), Museum of Art.

 

L’art de la transcription réserve parfois de jolies surprises. On ne s’attendait guère, ainsi, à découvrir un jour une œuvre lyrique de Jean-Philippe Rameau intégralement réduite pour deux violes de gambe par un musicien allemand aujourd’hui obscur, Ludwig Christian Hesse. Le gambiste et chercheur Jonathan Dunford en a pourtant découvert le manuscrit en 2007 et, après en avoir réalisé l’édition critique, l’a enregistré pour Alpha avec l’ensemble A Deux Violes Esgales et deux chanteurs.

Si le nom de Rameau est aujourd’hui suffisamment connu pour ne pas nécessiter de longs éclaircissements biographiques, celui de Ludwig Christian Hesse, pourtant célèbre de son vivant, ne dira sans doute quelque chose qu’aux amateurs de répertoire tardif pour viole de gambe, et encore. Fils d’Ernst Christian (1676-1762), un virtuose de cet instrument formé à Paris à la fois auprès de Marin Marais et d’Antoine Forqueray, Ludwig Christian est né à Darmstadt le 8 novembre 1716. Instruit en musique par son père, il fait son droit à Halle puis est employé, tout comme ce dernier, à la fois comme musicien et expert juridique dans sa ville natale. Des restrictions financières le poussent néanmoins à chercher fortune à Berlin, où il intègre l’orchestre de Frédéric II (« Le Grand ») de 1741 à 1763, avant d’endosser, entre cette date et 1766, la livrée du prince Frédéric-Guillaume II de Prusse, pour lequel il est probable qu’il a réalisé les transcriptions d’opéras, dont celle de Rameau, qui constituent aujourd’hui son legs musical (je renvoie, à ce sujet, les curieux au remarquable disque Feuer und Bravour de l’ensemble Musicke & Mirth, chez Ramée), et dont on suppose qu’il dirigeait le petit orchestre. Vers 1771, Hesse quitte Berlin pour retourner à Darmstadt, où il meurt, le 15 septembre 1772.

joseph aved jean-philippe rameauÀ l’instar de Carl Friedrich Abel (1723-1787), son compatriote installé à Londres, Hesse fait partie des derniers grands virtuoses de la viole de gambe, un instrument qui, supplanté par le violon et surtout le violoncelle, s’éclipse doucement de la scène musicale européenne à partir du second quart du XVIIIe siècle (voir ici pour plus d’informations). La réduction qu’il signe des Surprises de l’Amour, un opéra-ballet plusieurs fois remanié par Rameau au long des dix années qui suivirent sa création, en 1748, pour et avec Madame de Pompadour, conformément à la loi d’un genre à géométrie variable dont les différentes entrées (quatre, ici) pouvaient être ajoutées ou retranchées à discrétion, illustre le haut degré de maîtrise technique atteint par l’école allemande de viole. Un des grands mérites de Hesse est d’être parvenu, tout en produisant une œuvre de musique de chambre d’un grand raffinement et parfaitement idiomatique pour son instrument, à ne jamais affadir le caractère de l’œuvre originale, une qualité patente dès la fougueuse Ouverture de L’Enlèvement d’Adonis et que l’on retrouve ensuite aussi bien dans la tendresse qui nimbe le climat de La Lyre Enchantée que dans les élans guerriers qui émaillent Sibaris. Une transcription sans trahison qui nous donne un reflet sans doute assez fidèle du raffinement des salons berlinois de cette époque.

L’ensemble A Deux Violes Esgales (photographie ci-dessous), qui réunit Jonathan Dunford et Sylvia Abramowicz aux violes de gambe, accompagnés par Pierre Trocellier au clavecin, offre de cette transcription des Surprises de l’Amour une lecture pleine de charmes et d’esprit. D’emblée, les trois instrumentistes parviennent à instaurer une véritable atmosphère de théâtre de chambre, à la fois déclamatoire et intimiste, qui ne va pas se démentir un instant au fil des pièces, chacune formant un tableautin soigneusement mis en scène et coloré sans que cette individualisation nuise, pour autant, à la cohérence de l’ensemble. Le discours est conduit avec souplesse et vigueur par des musiciens qui parviennent à conjuguer, de façon convaincante, fantaisie et rigueur et dont l’implication ne fait heureusement pas l’impasse sur le souci de la finition et de la sensualité sonores. L’idée de ponctuer cette grande heure de musique instrumentale par quelques airs chantés est excellente, car elle permet d’éviter tout sentiment de monotonie en ménageant des pauses bienvenues. ensemble a deux violes esgalesBonheur supplémentaire, les deux chanteurs, en familiers du répertoire baroque, offrent une belle prestation où brillent le naturel et l’éloquence de la soprano Monique Zanetti, tandis que le baryton Stephan MacLeod, sans démériter un instant, souffre de quelques ponctuels empâtements vocaux probablement causés par un manque d’habitude de la langue française. L’impression globale qui s’impose au fil de l’écoute de ce disque est celle d’une décontraction sérieuse où sourire et fraîcheur font presque oublier les redoutables exigences techniques des partitions, ici parfaitement comprises et maîtrisées par des interprètes en pleine possession de leurs moyens. Serviteur éclairé et discret de la musique française pour viole depuis de nombreuses années, Jonathan Dunford mène ses compagnons avec finesse et sensibilité, exploitant le potentiel dynamique de chaque page en en soulignant les contrastes sans jamais se départir d’une véritable élégance, celle qui s’appuie sur une réelle intelligence du répertoire interprété.

Ces Surprises de l’Amour de Rameau vues au travers des lunettes berlinoises de Hesse constituent donc, grâce aux qualités des musiciens de l’ensemble A Deux Violes Esgales et des deux chanteurs qui les accompagnent, un indéniable moment d’agrément qui, j’en suis certain, réjouira les amateurs de viole de gambe et ravira les mélomanes curieux de chemins de traverse. Mais ce disque réussi ouvre également de très intéressantes pistes de réflexion sur la diffusion de la musique française à l’étranger, un sujet qui pourrait encore nous valoir, si son exploration se poursuit, quelques belles découvertes.

 

rameau surprises amour transcriptions hesse zanetti macleodJean-Philippe Rameau (1683-1764) & Ludwig Christian Hesse (1716-1772), Les Surprises de l’Amour, transcription pour deux violes de gambe.

 

Monique Zanetti, soprano
Stephan MacLeod, baryton
Ensemble A Deux Violes Esgales
Jonathan Dunford & Sylvia Abramowicz, basses de viole.
Pierre Trocellier, clavecin.

 

1 CD [durée totale : 66’44”] Alpha 176. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Anacréon : Ariette gaye « L’Amour est le Dieu de la paix »

2. La Lyre enchantée : Air de Parthénope « Vole Amour » (soprano)

3. L’enlèvement d’Adonis : Rondeau pour les violes

4. Sibaris : Air des Gladiateurs

 

Illustrations complémentaires :

Attribué à Jacques André Joseph Aved (Douai, 1702-Paris, 1766), Portrait présumé de Jean-Philippe Rameau, sans date. Huile sur toile, 117 x 83 cm, Dijon, Musée des Beaux-Arts.

La photo de l’Ensemble A Deux Violes Esgales (avec l’équipe ayant participé à l’enregistrement) est de Marie-Lou Kazmierczak, utilisée avec autorisation.

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17 février 2011 4 17 /02 /février /2011 16:01

 

colin nouailher attr predication

Attribué à Colin Nouailher
(Limoges, documenté entre 1539 et 1567),
Une prédication
, milieu du XVIe siècle.

Émail sur cuivre, 10,6 x 8,9 cm, Paris, Musée du Louvre.

 

Après un magnifique premier disque consacré, en 2007, aux Sacræ Cantiones de Paschal de L’Estocart (Deux cœurs aimants, Ramée), on attendait avec autant de curiosité que d’impatience un nouvel enregistrement de Ludus Modalis. C’est sur un autre compositeur français de la Réforme que l’ensemble dirigé par Bruno Boterf a décidé de se pencher ; il nous offre aujourd’hui, toujours chez Ramée, la première intégrale des Dix Pseaumes de David de Claude Le Jeune.

 

De nombreuses lacunes documentaires empêchent aujourd’hui une perception précise de la trajectoire de cet important musicien du XVIe siècle, en particulier de ses années d’apprentissage. On le sait né à Valenciennes, une cité favorable aux idées de la Réforme, aux alentours de 1530. Il est probable qu’il a été formé dans sa ville natale ou dans une des proches maîtrises du Nord (Cambrai, Mons, Tournai, etc.), héritant donc du savoir polyphonique qui y avait été accumulé et rayonnait alors sur toute l’Europe. Mais, comme l’a bien montré Isabelle His dans l’ouvrage de référence qu’elle lui a consacré (Actes Sud, 2000), l’art de Le Jeune ne se résume pas à cet atavisme septentrional ; son utilisation de formes spécifiques, comme, entre autres, la canzonetta, ou de techniques, tel, par exemple, le chromatisme, atteste d’une connaissance approfondie de la manière italienne, dont les sources ne permettent pas de déterminer de façon certaine si elle fut directe ou indirecte. Si, en véritable humaniste, il s’intéresse aux courants créatifs novateurs de son temps, comme la musique et la poésie mesurées à l’antique développées au sein de l’Académie de Jean-Antoine de Baïf, la confession protestante de Le Jeune lui interdit d’occuper un poste de maître de chapelle ; il va donc faire sa carrière au service de divers employeurs, parmi lesquels le duc d’Anjou, dont il est maître de musique de 1582 à 1584, et peut-être Henri IV, puisqu’il porte, en 1596, le titre de « Compositeur de la Chambre du roi » qu’il conserve jusqu’à sa mort, à la fin de septembre 1600, à Paris.

claude le jeuneAprès la publication, en 1552, de quelques-unes de ses chansons dans des anthologies collectives, c’est avec les Dix Pseaumes de David de 1564 que Le Jeune signe son premier recueil personnel. Claire affirmation de sa foi, par le choix des œuvres mises en musique comme par sa dédicace à deux gentilshommes protestants, ce volume s’inscrit dans le sillage de ceux publiés à partir de 1557 par le compositeur Claude Goudimel (qui sera assassiné lors de la Saint-Barthélémy), même si ses ambitions esthétiques sont nettement différentes, ne serait-ce que par la distance qu’il observe vis-à-vis des mélodies liturgiques du Psautier huguenot, auxquelles il ne se réfère jamais que de façon vague. Certes, Le Jeune n’atteint volontairement pas, dans ces dix pièces, des sommets vertigineux de science polyphonique ; il choisit plutôt de se concentrer sur les images que véhiculent les textes et de s’attacher à les illustrer avec un maximum de diversité et d’efficacité. La tonalité du recueil est globalement souriante, marquée par un fort sentiment de reconnaissance envers Dieu pour la fin de ce que les contemporains ignoraient n’être que la première phase des guerres de religion (1562-63), et si les effets restent sobres, l’intensité qui se dégage de la musique est bien réelle, soutenue par de nombreuses trouvailles rythmiques qui tendent le discours et le parent d’une théâtralité qui pour être discrète n’en est pas moins tangible.

 

L’impression dominante qui, dès la première écoute, se dégage de l’enregistrement de Ludus Modalis (photographie ci-dessous) est celle d’une absolue cohérence entre les choix esthétiques et leur réalisation telle que le disque en rend compte. Cette adéquation totale entre une œuvre et les moyens utilisés pour la faire revivre est loin d’être courante ; elle signe toujours des projets qui s’imposent comme d’indiscutables réussites, appelées à être immédiatement considérées comme référentielles, ce qui est le cas de cette intégrale des Dix Pseaumes de David. Bruno Boterf et ses chantres n’ont rien laissé au hasard, poussant même le scrupule jusqu’à choisir une acoustique d’église très courte (presque sans réverbération) qui évoque la destination domestique que pouvait également avoir la mise en musique des psaumes. Dès les premières notes du psaume 96, qui ouvre le disque, éclatent la netteté de l’articulation et la lisibilité de la polyphonie qui signent cette interprétation et assurent aux textes une parfaite intelligibilité, qualité capitale lorsque l’on sait la place centrale accordée au Verbe par les théoriciens de la Réforme. ludus modalisSoutenues avec une discrétion bienvenue par Yannick Varlet à l’orgue ou au clavecin cordé en boyaux, les voix réussissent à obtenir un admirable équilibre entre épanouissement et raffinement, chantant sans être un instant précautionneuses ou affectées, tout en soulignant avec beaucoup de goût et d’élégance les trouvailles musicales de Le Jeune. Aussi à l’aise dans l’expression de l’affliction (splendide psaume 88, O Dieu éternel), de la contrition (psaume 57, Ayes pitié) que dans les pages pleines d’espoir et de confiance, largement majoritaires dans le recueil, les chanteurs délivrent une prestation toute de souplesse, de lumière et d’intériorité, mais surtout d’une ferveur vibrante qui ne peut que toucher l’auditeur. Le soin extrême accordé aux variations de rythmes et de couleurs, l’intelligence rhétorique qui sous-tend la conduite et la relance du discours permettent à des pièces qu’un abord trop austère aurait pu rendre ennuyeuses de ne pas connaître le moindre moment de relâchement et prouvent que Bruno Boterf a pris tout le temps nécessaire pour mûrir sa vision, très loin du culte de l’effet facile et de la superficialité dans lequel certains s’embourbent. Il nous offre un véritable travail en profondeur sur les partitions, une approche, au meilleur sens du terme, d’artisan, pesée et ciselée avec autant de finesse que d’esprit, aussi convaincante que réjouissante.

incontournable passee des artsJe vous recommande donc chaleureusement l’acquisition de ces Dix Pseaumes de David de Claude Le Jeune, un enregistrement qui s’impose sans mal comme un incontournable de toute discothèque de musique Renaissance et confirme les éminentes qualités de Ludus Modalis. Il reste maintenant à espérer qu’un accueil favorable de ce disque tant par le public que par la critique permettra à ce remarquable ensemble de continuer son exploration du répertoire du XVIe siècle dans lequel il a visiblement beaucoup de choses à nous dire et à nous faire découvrir.

 

claude le jeune dix pseaumes de david ludus modalis bruno bClaude Le Jeune (c.1530-1600), Dix Pseaumes de David

 

Ludus Modalis
Bruno Boterf, ténor & direction

 

1 CD [durée totale : 75’28”] Ramée RAM 1005. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Chantez à Dieu chanson nouvelle, psaume 96

2. Ayes pitié de moy, psaume 57

 

Illustrations complémentaires :

Portrait anonyme de Claude Le Jeune, c.1598. Burin, Bibliothèque nationale de France.

La photographie de Ludus Modalis est de Rebecca Young, utilisée avec autorisation.

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13 février 2011 7 13 /02 /février /2011 08:38

 

arnold bocklin aventurier

Arnold Böcklin (Bâle, 1827-Florence, 1901),
L’aventurier
, 1882.

Tempera sur toile, 116 x 150,5 cm, Brême, Kunsthalle.

 

Il y a tout juste une semaine, s’est déroulée la plus médiatisée des manifestations organisées, en France, autour de la musique dite « classique », la Folle journée de Nantes. Cette nouvelle édition s’est soldée par un incontestable succès, puisque le chiffre de 128000 billets écoulés en 2010 a été allègrement dépassé pour atteindre 134500. Quelque réserve que l’on puisse, à bon droit ou non, formuler sur cette entreprise, force est de reconnaître qu’elle permet à une part importante du public de franchir, tous complexes bannis, un pas qui ne l’aurait sans doute pas été dans des conditions différentes. Les arguties n’y changeront rien, le statut de marqueur social qui s’attache toujours largement au fait de se rendre au concert porte en lui le germe de la péremption d’un système déjà passablement à bout de souffle et le bris d’un certain nombre de codes, loin d’être synonyme d’irrespect envers les artistes ou d’indifférence envers la musique, peut se révéler salvateur. J’attends d’ailleurs le jour où l’on viendra me dire qu’aller écouter la musique que j’aime en jeans fait de moi un auditeur discutable ou un amateur au rabais.

 

Une des choses qui m’a le plus fait réfléchir lors de la Folle journée 2011 est sans doute l’évincement des musiciens et ensembles qui tentent de mener un travail « historiquement informé » sur le répertoire de la fin du XIXe siècle auquel cette manifestation était consacrée. Je vois d’ici les froncements de sourcils. Je vous rassure, il ne s’agit pas d’interpréter Mahler avec un consort de chalemies ou Brahms au clavecin, quoique cette dernière option ne reviendrait finalement qu’à appliquer à sa musique une logique similaire à celle qui, avec l’assentiment de beaucoup, conduit à jouer Bach sur un Steinway résolument étranger à l’univers sonore et mental du compositeur. Je parle bien des musiciens qui, quel que soit le type d’instruments qu’ils utilisent, réduisent le vibrato, allègent le son, s’attachent à rendre aux œuvres leur qualité de témoin d’une époque donnée, sans, pour autant, priver de plaisir l’auditeur d’aujourd’hui, mais en évitant de se goberger avec la prétendue universalité de la musique, une notion qui ne résiste pas trois secondes à l’examen critique et fait le lit de l’uniformisation galopante constatée dans l’interprétation de ce qu’il est convenu d’appeler le « grand répertoire ». Le travail mené par des chefs de l’envergure de John Eliot Gardiner, de Philippe Herreweghe, d’Emmanuel Krivine, comme par des solistes de la trempe d’Isabelle Faust ou de Jean-Guihen Queyras (ces trois derniers n’étant pas issus du mouvement baroque) serait-il indigne, aux yeux des organisateurs de la Folle journée, d’être présenté au public ? Les promoteurs de cette manifestation ont-ils tout à gagner en faisant croire que la musique du XIXe siècle se joue obligatoirement tout vibrato dehors de la première à la dernière note, quitte à ce que la polyphonie en ressorte empâtée, voire noyée par la volonté narcissique de produire du beau son ? On me rétorquera qu’il s’agit de la Tradition. Mais qu’entend-on exactement par ce concept à majuscule ? Jouer Bach conformément à la tradition, est-ce tenter de se rapprocher d’un original certes inaccessible, ou, comme c’est le cas de 90% des interprétations, y compris estampillées « baroques »,  de sa musique vocale, le voir au travers des critères instaurés par Mendelssohn ou Schumann ? De la même façon, est-on plus proche de la tradition lorsqu’on joue le Trio opus 40 de Brahms avec le cor naturel prévu par le compositeur ou son avatar moderne à pistons ? Et je ne parle même pas de l’absolu sophisme qui consiste à affirmer que tel ou tel compositeur serait ravi d’entendre sa musique sur nos instruments contemporains. La tradition ne devrait jamais servir d’excuse à des approximations qui frôlent parfois dangereusement la trahison.

 

Une des expériences les plus troublantes de cette Folle journée aura été d’entendre successivement l’interprétation du Quintette pour piano de Brahms par un jeune et prometteur ensemble regroupant le Quatuor Modigliani et Jean-Frédéric Neuburger, puis celle du Deutsches Requiem sous la baguette du septuagénaire Michel Corboz. Là où les cadets ont délivré une prestation de très bonne tenue technique mais engluée dans une esthétique hyper-vibrée sentant ses années 1960 et donnant rapidement une sensation proche du mal de mer, l’aîné a montré que l’on pouvait, en allégeant la masse d’un orchestre pourtant tout ce qu’il y a de plus traditionnel, en usant d’une grande netteté d’articulation et d’une pulsation ferme, apporter un tout autre souffle dans le répertoire postromantique. Les anciens seraient-ils finalement plus ouverts à la nouveauté, plus aventureux que de jeunes interprètes dont une des ambitions serait de ne surtout pas dévier de l’orthodoxie prêchée dans les conservatoires et les milieux autorisés ? La tradition ne serait-elle alors que le cache-misère d’une absence de vision véritablement personnelle, tendance également observée chez moult ensembles baroques ? Alors qu’apparaissent les premiers signaux annonciateurs d’une année 2011 où le maître mot de nombre d’organisateurs de concert et d’éditeurs discographiques sera de s’en tenir, en termes de répertoire et d’artistes, à du très connu pour assurer une rentabilité maximale, ces questions méritent, me semble-t-il, d’être posées.

 

Accompagnement musical :

Johannes Brahms (1833-1897), Trio pour violon, cor et piano en mi bémol majeur, op.40 :
[IV] Finale. Allegro con brio

 

Isabelle Faust, violon Stradivarius (1704)
Teunis van der Zwart, cor naturel Lorenz (1845)
Alexander Melnikov, piano Bösendorfer (1875)

 

johannes brahms trio op 40 sonate op 78 faust melnikov vanTrio pour violon, cor et piano en mi bémol majeur, op.40. Sonate pour violon et piano en sol majeur, op.78. Sept Fantaisies, op.116. 1 CD Harmonia Mundi HMC 901981. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

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6 février 2011 7 06 /02 /février /2011 17:17

 

georg friedrich kersting homme lisant lueur lampe

Georg Friedrich Kersting (Güstrow, 1785-Meissen, 1847),
Homme lisant à la lueur de la lampe
, 1814.

Huile sur toile, 47,5 x 37 cm,
Winterthur, Fondation Oskar Reinhart.

 

Il y a tout juste un an, Alexei Lubimov opérait un magnifique retour discographique avec un splendide enregistrement consacré aux Impromptus de Franz Schubert que j’avais salué ici même. Zig-Zag Territoires nous offre aujourd’hui sa vision des trois dernières sonates pour piano de Ludwig van Beethoven, captée dans la continuité des sessions du disque précédent, cette fois-ci sur un pianoforte viennois d’Alois Graff datant de 1828.

 

La genèse de ces trois œuvres, conçues comme un ensemble cohérent, s’échelonne sur un temps plus long que celui que le compositeur avait originellement prévu puisqu’il songeait en avoir terminé avec elles en seulement quelques mois. L’Opus 109 a été écrit entre le printemps et décembre 1820, l’Opus 110 de la fin de l’été à la fin décembre 1821, avec une révision du Finale et du second mouvement au printemps 1822, tandis que la rédaction de l’Opus 111 s’est étalée de l’automne 1821 au début de 1822, avec une nouvelle version du dernier mouvement en avril 1822. Contemporaines de la Missa Solemnis et des Variations Diabelli dont l’élaboration était conduite de façon concomitante, les trois sonates se ressentent de l’imprégnation au contact de la musique ancienne effectuée par Beethoven dans le cadre du travail sur la messe, avec, notamment, d’évidentes références à Bach (Fuga du 3e mouvement de l’Opus 110, Arietta au thème de Choral de l’Opus 111), mais aussi de ses recherches formelles, avec le déplacement du centre de gravité de chacune des œuvres vers leur Finale, auquel les mouvements précédents ont de plus en plus tendance à servir d’introduction (ce qui se retrouvera dans la 9e Symphonie), et une propension très nette à jouer avec les fluctuations du tempo pour créer une musique visant à échapper de plus en plus au temps qui l’engendre tout en restant ancrée dans une instantanéité débordante de surprises, une manière conjuguant donc à la fois vigueur et tendance à l’immobilité. johann nepomuk hoechle vue chambre beethoven schwarzspanierDans le même ordre d’idées, deux tendances très nettes, l’une très clairement axée sur la primauté accordée au chant (Gesangvoll de l’Opus 109, Klagender Gesang de l’Opus 110, dernier mouvement, noté Adagio molto semplice et cantabile, de l’Opus 111), l’autre plus sévère et contrapuntique qui resserre la forme, s’opposent tout en se nourrissant mutuellement dans les trois sonates, qui alternent puissance de l’incarnation et suspensions quasi immatérielles. On comprend que ces partitions hors-normes, même si elles suscitèrent l’admiration des contemporains, engendrèrent également longtemps leur perplexité – on crut même qu’il manquait le Finale de l’Opus 111 – car Beethoven y fait non seulement éclater les cadres formels habituels de la sonate, ainsi qu’il le fera ensuite avec ceux de la symphonie et du quatuor, tout en livrant des œuvres dont le ton extrêmement personnel et le goût pour l’ellipse demeurent infiniment troublants, y compris pour l’auditeur d’aujourd’hui.

 

L’interprétation qu’offre Alexei Lubimov (photo ci-dessous) de cet ultime triptyque beethovenien de sonates pour piano est tout simplement bouleversante. D’une hauteur de vue et d’une humanité proprement stupéfiantes, cette lecture a l’intelligence de ne pas se limiter à la brillante démonstration d’une impeccable technique digitale mise au service des deux ou trois « grandes idées » communes à la majorité des interprètes concernant le dernier Beethoven, mais bien de rendre palpable le cheminement intérieur d’un homme qui exprime ses espoirs et ses doutes au travers d’une forme musicale dont il est en train, sous nos yeux, de bouleverser les critères traditionnels. Au cours de cet itinéraire à la fois charnel et spirituel, Lubimov, s’il sait jouer de mille nuances en s’appuyant notamment sur les qualités (sonorités boisées et déliées) et les limites (légères inégalités des registres) de l’instrument qu’il utilise, remarquablement mises en valeur par une prise de son transparente, ne surjoue jamais : il ne cherche à donner ni dans le grandiloquent, ni dans le sublime, ni dans le torturé, ni dans la modestie plus ou moins feinte. alexei lubimovBannissant toute surcharge d’intentions, tout nombrilisme, tout effet facile, il laisse respirer cette musique naturellement, règle sur elle son propre pouls et instaure avec son clavier un dialogue intense et intime, à la fois très structuré (la conduite des mouvements fugués) et d’une immense liberté, donnant à l’auditeur le sentiment que la musique est en train de se créer devant lui, tout en sachant parfaitement vers quels horizons il l’entraîne. Car Lubimov a autant de sensibilité que de sens de l’architecture, il fouille les moindres recoins des partitions sans jamais s’y égarer et en fait jaillir des couleurs et des affects jusqu’ici à peine entrevus par les interprètes qui, avant lui, ont abordé ces sonates sous un angle « historiquement informé ». Pour peu qu’on accepte le pacte d’humilité, sans lequel il n’est pas d’amour véritable, que nous propose le pianiste, on est pris par la main puis irrésistiblement entraîné au cœur même du geste beethovenien, d’un seul élan au sein d’un kaléidoscope d’émotions contrastées, un déchaînement de vie tout strié de silences, de bruissements, de rires, de clameurs, de sanglots, mais, de bout en bout, splendidement maîtrisé et restitué par un musicien en état de grâce.

incontournable passee des artsTempêtes et prières, élans du cœur irrépressibles, souvenirs qui incendient l’âme, inextinguibles espoirs se sont donné rendez-vous dans cet exceptionnel disque Beethoven que nous offre Alexei Lubimov qui, par l’intelligence et la singularité de sa vision, établit, à mon sens, une référence désormais incontournable pour les trois dernières sonates pour piano du maître de Bonn. Je ne saurais trop vous conseiller de goûter à votre tour ces moments rares où interprète et compositeur se rencontrent si parfaitement qu’on ne parvient plus à distinguer ce qui appartient à l’un ou à l’autre.

 

beethoven sonates opus 109 110 111 alexei lubimovLudwig van Beethoven (1770-1827), Sonates pour piano : en mi majeur, opus 109, en la bémol majeur, opus 110, en ut mineur, opus 111.

 

Alexei Lubimov, pianoforte Alois Graff, 1828

 

1 CD [durée totale : 66’03”] Zig-Zag Territoires ZZT110103. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Sonate pour piano en mi majeur, opus 109 :
[I] Vivace, ma non troppoAdagio espressivo & [II] Prestissimo

2. Sonate pour piano en la bémol majeur, opus 110 :
[III, 2]. Fuga. Allegro ma non troppo

 

Illustrations complémentaires :

Johann Nepomuk Hoechle (Munich, 1790-Vienne, 1835), Vue de la chambre de Beethoven dans la Schwarzspanierhaus, 1827. Lavis sur papier, 25,8 x 21 cm, Vienne, Musée historique de la ville.

La photo d’Alexei Lubimov est tirée du site Internet de Tonkünstler.

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31 janvier 2011 1 31 /01 /janvier /2011 16:16

 

maitre de la bible de jean de sy debat du clerc et du cheva

Maître de la Bible de Jean de Sy
(actif à Paris entre c.1350 et c.1380),
Le débat du clerc et du chevalier
, 1378.

Enluminure sur parchemin dans Le Songe du Vergier,
Londres, British Library, MS Royal 19 C IV, f.1v.

 

Sans le retard aussi conséquent que « providentiel » du Thalys qui, à mon retour d’un court séjour en Belgique, me fit manquer la correspondance entre deux trains et acheter, pour passer le temps, un magazine de loisirs consacré au Paris médiéval, l’idée ne me serait peut-être jamais venue de consacrer, comme je m’apprête à le faire, une série de billets aux musiques du Moyen Âge. Cette anecdote qui me sert de point de départ vous paraîtra sans doute bien futile, mais rarement l’idée que les temps commençaient à mûrir pour ces répertoires finalement assez peu connus en dehors d’un public d’habitués ne s’est imposée à moi avec autant de force qu’en ce jour de décembre étoilé de froidure.

 

L’exécrable réputation que nos bons humanistes italiens des XIVe et XVe siècles puis les autoproclamées Lumières du XVIIIe lui ont faite, le Moyen Âge la porte jusque dans son nom comme un stigmate et les travaux menés par les historiens depuis la seconde moitié du XIXe siècle n’ont pas complètement réussi à dissiper les relents d’obscurantisme, de violence et de ténèbres qui s’attachent à cette période ; « on n’est pas au Moyen Âge ! » demeure d’ailleurs une expression courante pour signifier le règne de la plus exquise civilisation. Quiconque prend un instant le temps d’y réfléchir réalise néanmoins rapidement que si l’époque médiévale n’est pas exempte, au même titre que les autres, d’épisodes épouvantables, elle est également un creuset d’une fabuleuse richesse, où s’est formée une large part de l’identité culturelle de l’Occident qui, en dépit des distorsions imposées ensuite par différentes idéologies, détermine toujours ce que nous sommes aujourd’hui. Cependant, comme l’écrit très justement Jacques Le Goff, « le Moyen Âge est devenu et reste la citadelle de l’érudition » (Pour un autre Moyen Âge, 1977), ce qui explique sans doute qu’entre, d’un côté, des initiatives sympathiques mais sans grande assise scientifique (je passe volontairement sous silence les détournements commerciaux New-Age et autres), et, de l’autre, des travaux que leur extrême spécialisation rend inaccessibles au profane, la voie médiane d’une vulgarisation solide mais abordable soit presque désertée dans le domaine des arts et, en particulier, de la musique. Essayez, pour vous en convaincre, d’aborder un ouvrage traitant de cette dernière sans un minimum de connaissances préalables et vous verrez : « Ce livre n’est pas un dictionnaire. Ce n’est pas non plus un ouvrage de vulgarisation » sont les deux phrases qui ouvrent le par ailleurs excellent Guide de la musique du Moyen Âge publié chez Fayard. Le fameux vers de Dante, « Abandonnez tout espoir, vous qui entrez », aurait tout aussi bien fait l’affaire.

 

initiale C avec moines chantant devant lutrin XIIIe sieclee que je souhaite vous proposer au fil des billets que je publierai dans la rubrique Musica humana (une des subdivisions de l’art musical définies par Boèce dans le premier quart du VIe siècle), spécialement créée à cet effet, ne consistera pas en des leçons au sens universitaire du terme, mais bien en des rendez-vous autour d’une figure, d’un thème, d’un lieu, d’une anecdote permettant de mettre en résonance la musique et les autres expressions artistiques (littérature comprise), conformément à la ligne générale adoptée par Passée des arts. Cette logique a prévalu pour le choix des illustrations de ces quelques lignes. L’enluminure principale offre une sorte de raccourci de la société médiévale, puisque, outre la figure tutélaire du roi, on y voit un clerc, un chevalier, un rêveur (je vous laisse imaginer, à votre gré, s’il est philosophe, poète ou musicien), des allégories, un verger clos. Mais il manque au moins un élément majeur pour compléter partiellement ce tableau, aussi est-ce à la musique que j’ai confié le soin d’incarner une présence féminine qui ne soit pas une construction mentale mais bien un être de chair et de sang, au travers d’une chanson de toile, une forme musicale spécifique à la France du Nord que l’on pense avoir peut-être été chantée par des femmes pendant qu’elles cousaient ou filaient.

Je n’ai, bien entendu, nullement la prétention d’offrir un panorama complet des musiques du Moyen Âge, ce qui excèderait largement le champ de mes connaissances, mais si je parviens à donner l’envie ne serait-ce qu’à quelques-uns d’entre vous d’en apprendre plus sur cette période, de suivre les expositions qui en documentent les arts et de découvrir, au disque comme au concert, le travail des ensembles qui, en se plaçant courageusement hors des modes faciles, font revivre ses musiques d’une souvent fascinante beauté, j’estimerai que mon entreprise n’aura pas été tout à fait vaine. Vos impressions, remarques et suggestions sont d’ores et déjà les bienvenues.

 

Accompagnement musical :

 

Chanson de toile anonyme, XIIIe siècle : En un vergier, lez une fontenelle (Bibliothèque nationale de France, manuscrit fr. 20050)
Estelle Nadau, Estelle Boisnard, Caroline Montier, chant. Carole Matras, harpe.

 

Ensemble Ligeriana
Katia Caré, direction

 

chansons de toile ligeriana katia careChansons de toiles. 1 CD Calliope CAL 9387. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Illustration complémentaire :

Chantres, Initiale historiée C du Psaume 97 dans une Bible réalisée à Paris dans le troisième tiers du XIIIe siècle. Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, manuscrit 0015, f.244v

 

Je remercie Alain Genuys (Centre de musique médiévale de Paris), Antoine Guerber (Diabolus in Musica, Tours) et Marie-Reine Demollière (Scola Metensis, Metz) pour leur disponibilité et leurs conseils.

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23 janvier 2011 7 23 /01 /janvier /2011 16:29

 

wolf huber christ au jardin des oliviers

Wolf Huber (Feldkirch, c.1485/90-Passau, 1553),
Le Christ sur le mont des Oliviers
, après 1530.

Huile sur bois de tilleul, 60,4 x 67,4 cm,
Munich, Alte Pinakothek.

 

Si, hors quelques noms célèbres, la peinture germanique des XVe et XVIe siècles reste, du moins en France, largement négligée, voire méprisée, la situation de la musique produite durant cette période est encore pire, comme si Schongauer, Dürer Altdorfer ou Cranach avaient vécu dans un monde privé de sons. On est d’autant plus reconnaissant à l’ensemble vocal Stimmwerck de s’être consacré, depuis ses débuts, à l’exploration de ces répertoires scandaleusement négligés et de nous avoir offert des enregistrements dédiés, entre autres, à Adam von Fulda ou Heinrich Finck. C’est aujourd’hui Leonhard Paminger qu’il met à l’honneur, dans un disque publié chez Christophorus.

On sait peu des choses de la formation musicale de Paminger, un compositeur qui laisse un catalogue impressionnant de plus de 700 œuvres, dont la reprise dans des anthologies françaises et italiennes atteste de la célébrité de son vivant. Né à Aschach an der Donau (aujourd’hui en Haute-Autriche) en mars 1495, il étudie, entre 1513 et 1516, à l’université de Vienne, ville dans laquelle on suppose qu’il a pu côtoyer certains des musiciens les plus en vue de son temps, tels Ludwig Senfl (c.1486-1542/3) ou Paul Hofhaimer (1459-1537), sans qu’il soit possible de déterminer ce qu’ils purent éventuellement lui apprendre et ce qu’il acquit en autodidacte. Toujours est-il qu’en 1516, Paminger s’installe à Passau, où il passera le reste de sa vie, en qualité, tout d’abord, de maître d’école au sein du couvent Saint-Nicolas, regroupant des chanoines réguliers de saint Augustin, puis, à partir d’environ 1529, en tant que recteur de ce même établissement conventuel. Durant toute sa période d’activité, outre ses charges d’enseignant et de compositeur, il s’impose comme un véritable humaniste qui non seulement traduit des pièces de théâtre antique mais participe également de près aux débats théologiques qui éclatent dans le sillage de la Réforme. Paminger semble avoir entretenu des liens personnels avec Martin Luther et Philipp Melanchthon, il envoie ses fils étudier à l’Université de Wittenberg, et rédige deux libelles favorables aux idées luthériennes qui ne seront publiés que l’année de sa mort, survenue le 3 mai 1567.

leonhard pamingerSon œuvre musical place indubitablement Paminger dans la catégorie des musiciens influencés par Josquin des Prez (c.1450-1521), dont il reprend l’exigence de clarté structurelle et de transparence sonore, ainsi que certains procédés d’écriture, comme, entre autres, l’imitation en paire, l’utilisation de brèves cellules motiviques qui circulent d’une voix à l’autre, sans parler de son travail sur les 150 Psaumes, auquel son illustre prédécesseur avait été un des premiers à s’intéresser et qu’il met, lui, en musique dans leur presque totalité. Ce qui frappe chez Paminger, c’est, en dépit des trésors de complexité polyphonique qu’il peut déployer, l’extrême attention qu’il porte à la prosodie et à l’intelligibilité des textes, avec un scrupule qui révèle aussi bien l’humaniste maîtrisant le latin et le grec qu’il était que son adhésion aux principes prônés par Luther en matière d’organisation de la musique sacrée, même s’il ne franchit pas, contrairement à son fils, le pas consistant à y utiliser la langue vernaculaire, comme le prouve le très sobre O Mensch, bewein dein Sünde groß de Sigismund qui clôt le disque. Si le dramatisme n’est pas absent des pièces proposées dans cet enregistrement (Domine, ne in furore tuo, Disce crucem), elles dégagent globalement un fort sentiment de plénitude, probable reflet d’une foi sincère et confiante dont l’intensité permet aux inquiétudes qui pourraient l’effleurer d’être tenues en respect.

 

L’interprétation offerte de ces pages inédites de Paminger par le quatuor vocal masculin Stimmwerck (photographie ci-dessous), auquel s’est adjoint, pour l’occasion, le contre-ténor David Erler, est splendide de bout en bout. Ceux qui ont pu se familiariser avec l’esthétique de l’ensemble allemand au fil de ses précédentes réalisations retrouveront ici son impeccable cohésion, son souci de la lisibilité polyphonique, sa capacité à apporter un indéniable souffle en même temps qu’une incroyable transparence aux musiques dont il s’empare, autant de qualités qui le rapprochent de ses « cousins » de la Capilla Flamenca. stimmwerckLe choix d’un tactus assez ample mais animé de l’intérieur grâce à une gestion très fine des dynamiques (Ad te, Domine, levavi) permet d’établir, en prenant également appui sur la légère réverbération de l’endroit choisi pour l’enregistrement, parfaitement restituée par une prise de son d’une belle précision, des jeux de résonance d’une grande subtilité entre les différentes lignes vocales, avec pour résultat une magnifique impression de continuité et de fluidité qui permet néanmoins de percevoir nettement les détails de l’écriture. Notons également le soin apporté à l’articulation, la volonté de faire saillir les passages les plus dramatiques en usant d’effets déclamatoires ingénieusement dosés (patents dans le splendide Disce crucem), la sensibilité, l’intelligence et le naturel avec lesquels les différentes pièces sont abordées ; toutes ces qualités font honneur à des chanteurs dont aucun ne cherche à se faire valoir mais qui, tout au contraire, mettent tous, avec humilité et talent, de formidables ressources techniques et une vraie générosité au service d’un compositeur dont cette anthologie démontre à quel point il est fort injustement méconnu. Par la rareté du répertoire qu’il propose et l’excellence de l’interprétation, ce disque s’impose comme un incontournable digne de figurer dans toute discothèque de musique de la Renaissance.

incontournable passee des artsMême si le nom de Leonhard Paminger n’évoque rien pour vous, je vous garantis que ce merveilleux enregistrement vous fera passer un très beau moment musical, à la fois dense et lumineux. Cette réalisation confirme Stimmwerck comme un ensemble de tout premier plan dans le domaine de la musique de la Renaissance, dont on aimerait que la renommée dépasse maintenant les frontières des pays germanophones. L’investissement de ces chanteurs au profit de musiciens peu fréquentés est un bonheur qu’il ne faut pas laisser filer, tant ce genre de courage se fait rare dans le paysage musical de notre temps.

 

leonhard paminger stimmwerckLeonhard Paminger (1495-1567), Œuvres vocales sacrées. Sigismund Paminger (1539-1571), O Mensch, bewein dein Sünde groß.

 

Stimmwerck
Franz Vitzthum, contre-ténor. Klaus Wenk & Gerhard Hölzle, ténors. Marcus Schmidl, basse. Avec la participation de David Erler, contre-ténor.

 

1 CD [durée totale : 71’38”] Christophorus CHR 77331. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Sicut lilium inter spinas

2. Pater Noster

3. Disce Crucem

 

Illustrations complémentaires :

Portrait de Leonhard Paminger, au verso de la page de titre du Secundus tomus ecclesiasticarum cantionum... Quinta vox, Nuremberg, Dietrich Gerlach, 1573. Gravure sur bois, 15,5 x 19 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

La photographie de Stimmwerck est de Johannes Braus, tirée du site de l’ensemble.

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19 janvier 2011 3 19 /01 /janvier /2011 11:31

 

hubert robert le pont du gard

Hubert Robert (Paris, 1733-1808),
Le pont du Gard
, 1787.

Huile sur toile, 242 x 242 cm, Paris, Musée du Louvre.

 

logo palazzetto bru zaneLes lecteurs qui me font l’honneur de suivre les publications de Passée des arts le savent depuis longtemps, j’éprouve pour Hyacinthe Jadin plus que de l’intérêt et je le considère comme un des compositeurs français de la fin du XVIIIe siècle les plus étonnants et les plus émouvants. C’est dire ma joie lorsque j’ai appris que le label Timpani, en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, a permis au jeune Quatuor Cambini – Paris de consacrer un disque à trois de ses Quatuors, dont deux inédits, un enregistrement que je vous propose de découvrir aujourd’hui.

 

Pour comprendre la place singulière qu’y occupe Hyacinthe Jadin (1776-1800, je renvoie à ce billet pour les détails de sa biographie), dont la courte carrière publique dura à peine onze ans et l’essentiel de l’activité créatrice environ six, il est essentiel de garder à l’esprit que la vie musicale parisienne, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, est scindée, pour simplifier, en deux parties, une officielle et une privée qui, sans être étrangères l’une à l’autre, suivent des évolutions assez différenciées. La première se signale par l’importance croissante de l’opéra et de genres brillants comme la symphonie concertante ou le concerto de soliste, destinés à mettre en valeur des virtuoses dont le statut de vedette ne cesse de s’affirmer et faisant parfois prévaloir l’effet et l’agrément sur la complexité, voire la densité des compositions. La seconde est celle qui offre une forte réceptivité aux courants musicaux les plus progressistes, particulièrement ceux venus d’Allemagne et d’Autriche, lesquels trouvent à s’exprimer pleinement dans la musique de chambre. De la même façon qu’en peinture c’est au travers du paysage, genre alors encore considéré comme mineur, que le romantisme va atteindre la France, on peut dire que son acclimatation va préférentiellement s’opérer, dans le domaine de la musique, grâce aux sonates, trios et quatuors. Les Quatuors opus 5 (1768) de Franz Xaver Richter (1709-1789) dont la seconde édition, assez nettement amendée, paraît à Paris en 1774, les Quatuors dialogués opus X (Paris, c.1773) d’Henri-Joseph Rigel (1741-1799), par leur expressivité et la place grandissante qu’ils accordent aux chromatismes et aux tonalités mineures en donnent un bon exemple.

nicolas bernard lepicie tete de jeune hommeBien qu’il ait produit des œuvres dans tous les genres musicaux de son temps, Hyacinthe Jadin est avant tout un compositeur de musique de chambre. Outre une formation supposée auprès de Nicolas-Joseph Hüllmandel (1756-1823), élève de Richter et Carl Philipp Emanuel Bach, qui n’a pas manqué de le sensibiliser aux élans préromantiques l’Empfindsamer Stil (« style sensible »), il prend principalement pour modèle les compositions de Joseph Haydn, dont on ne répètera jamais assez l’impact qu’elles eurent sur le monde musical français, et connaît également celles de Mozart, comme le démontre son Quatuor en mi bémol majeur, opus 2 n°1, dont l’introduction dérive directement de celle du Quatuor en ut majeur KV 465 (« Les Dissonances ») de son aîné. C’est bien l’ombre de Haydn qui hante tous les quatuors proposés dans ce disque, particulièrement  l’opus 1 n°1 (1795), les deux autres, appartenant à l’opus 3 (c.1797), marquant, à mon sens, une volonté d’émancipation. Outre un véritable dialogue entre des pupitres soigneusement équilibrés (Allegro non troppo de l’opus 1 n°1), on retrouve chez Hyacinthe Jadin le goût pour la surprise et l’humour (Menuet et Finale de l’opus 1 n°1), la capacité à mélanger élaborations contrapuntiques savantes et saveurs populaires (Finale de l’opus 3 n°1) qui sont autant de marques de fabrique typiquement haydniennes. Mais il y a bien plus que de simples phénomènes d’imitation chez le jeune compositeur ; il y a surtout ce goût prononcé pour le chromatisme, les clairs-obscurs induits par l’alternance rapide et souvent imprévisible des modes majeur et mineur, les silences ou les suspensions soudains, comme si l’essence même de sa musique résidait dans sa capacité à ériger l’ellipse, la fluctuation et l’interrogation au rang de plus exacte expression de l’intime. Des pages débordantes d’émotion pudique mais tangible comme l’Adagio de l’opus 3 n°3 se situent déjà au-delà du classicisme et jettent un pont vers le romantisme. Leur poésie et leur ton de confidence nous permettent d’imaginer le visage d’un musicien dont le seul portrait conservé est son œuvre même.

 

Pour servir au mieux ces pages trop peu fréquentées, les musiciens doivent parvenir à conjuguer suffisamment de rigueur pour rendre justice à leur sens aigu de la construction et une réelle humilité pour rendre palpable leur frémissante sensibilité. Le Quatuor Cambini – Paris (photographie ci-dessous) relève ce double défi avec panache et offre de ces trois quatuors une lecture pleine d’enthousiasme et de subtilité. Un des principaux mérites de cette interprétation est sans doute sa fluidité, son équilibre ; aucune crispation, aucun alanguissement ne viennent perturber un flux musical offert avec beaucoup de naturel, unissant une belle densité expressive à une indéniable clarté de texture. quatuor cambini parisIl faut également souligner l’intelligence avec laquelle le discours est conduit, dans un respect admirable des nuances qui confèrent une large part de leur force et de leur mystère à ces partitions, qu’une approche hâtive ou superficielle n’auraient pas manqué de desservir cruellement. Ici, la vigueur ne se départ jamais d’une élégance sans une once d’affectation, les mouvements lents savent chanter avec autant de lyrisme que de simplicité, les couleurs instrumentales alternent avec bonheur astringence et sensualité, l’humour n’est jamais absent là où il est requis. La vision du Quatuor Cambini – Paris, si elle s’inscrit dans une optique moins « dix-neuvième siècle » que celle du Quatuor Mosaïques (Auvidis/Valois V 4738, un joyau également), n’en demeure pas moins d’une totale pertinence et d’un esprit peut-être plus « français » que sa prédécessrice. Notons, pour finir, la qualité de la prise de son qui donne au quatuor ce qu’il lui faut d’espace pour que ses sonorités s’épanouissent tout en restant réaliste, ainsi qu’un livret d’accompagnement précis et documenté, fait suffisamment rare pour être applaudi. Une réalisation incontournable ? Assurément.

incontournable passee des artsVous l’avez compris, je vous recommande chaleureusement l’acquisition de ce magnifique disque du Quatuor Cambini – Paris dédié à Hyacinthe Jadin.  Il reste maintenant à espérer que ces jeunes musiciens qui, toujours avec la complicité du Palazzetto Bru Zane, préparent un enregistrement consacré à Félicien David, ne négligeront pas, pour autant, de revenir explorer les neuf autres quatuors conservés de Jadin tant leurs affinités avec son univers semblent évidentes.

 

hyacinthe jadin quatuors quatuor cambini parisHyacinthe Jadin (1776-1800), Quatuors à cordes, opus 1 n°1, opus 3 nos 1 & 3

 

Quatuor Cambini – Paris
Julien Chauvin, violon I. Karine Crocquenoy, violon II. Cécile Brossard, alto. Atsushi Sakaï, violoncelle.

 

1 CD [durée totale : 67’36”] Timpani 1C1170. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Quatuor à cordes en si bémol majeur, opus 1 n°1 :
[I] LargoAllegro non troppo

2. Quatuor à cordes en la mineur, opus 3 n°3 :
[II] Adagio

 

Illustrations complémentaires :

Nicolas Bernard Lépicié (Paris, 1735-1784), Tête de jeune homme, sans date. Sanguine, pierre noire et rehauts de blanc sur papier gris, 33,5 x 26,1 cm, Paris, Musée du Louvre, Département des arts graphiques.
La photographie du Quatuor Cambini - Paris est de Michele Crosera. Je remercie le Palazzetto Bru Zane de m'avoir autorisé à l'utiliser.

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15 janvier 2011 6 15 /01 /janvier /2011 16:12

 

nicolas lancret concert

Nicolas Lancret (Paris, 1690-1743),
Un concert
, c.1738.

Huile sur toile, 36,8 x 45,6 cm, Munich, Alte Pinakothek.

 

Débutée en 2001, l’entreprise de l’ensemble Café Zimmermann visant à documenter, outre les six Concertos Brandebourgeois et les quatre Ouvertures, une large partie de la production concertante de Johann Sebastian Bach, va connaître son achèvement cette année. Son cinquième volume, édité, comme les précédents, par Alpha, nous arrive ce mois-ci.

 

Les œuvres proposées dans cet enregistrement juxtaposent deux périodes d’activités distinctes de Bach. La très éclatante Ouverture en ré majeur (BWV 1068), dont chacun a dans l’oreille le célébrissime Air, et le Concerto Brandebourgeois en si bémol majeur (BWV 1063), économe et concentré, ont vraisemblablement été composés, même si on a pu avancer, sans qu’aucun document ne vienne étayer cette hypothèse, que le sixième Brandebourgeois pouvait dater de la période immédiatement antérieure de Weimar, lorsque le compositeur occupait le poste de Maître de chapelle de la cour de Coethen (1717-1723), dont le calvinisme du prince réduisait à la portion congrue la place consacrée à la musique sacrée, provoquant chez Bach une première floraison de pièces instrumentales (une cinquantaine, au bas mot). page de titre concertos brandebourgeois johann sebastian baDe destination toute différente sont les Concertos respectivement pour un (BWV 1056 en fa mineur) et trois clavecins (BWV 1063 en ré mineur), sans doute des adaptations composites d’œuvres antérieures pour violon ou hautbois, ces réemplois de matériaux étant monnaie courante chez maints compositeurs de la période baroque, qu’il s’agisse de Bach, de Vivaldi ou de Haendel. Ils ont probablement été conçus pour les besoins du Collegium Musicum de Leipzig, fondé, rappelons-le, par Telemann en 1702, que Bach dirigea de 1729 à 1741, avec une interruption de 1737 à 1739, et dont les concerts hebdomadaires nécessitaient une importante quantité de musique. Les exigences de ces pages, particulièrement le Concerto pour trois clavecins, laissent supposer des exécutants expérimentés, peut-être, comme le suggère Gilles Cantagrel dans la notice du disque, les fils aînés de Bach, Wilhelm Friedemann et Carl Philipp Emanuel, ou ses meilleurs élèves qui auraient pu trouver avec ces pages une occasion de roder leurs talents en public.

Les précédents volumes de la vaste anthologie de la musique orchestrale de Bach par Café Zimmermann (photographie ci-dessous), accueillis très favorablement par la critique, se signalaient, entre autres qualités, par le soin apporté aux dialogues entre les instrumentistes ; le nouveau venu ne fait pas exception. C’est un réseau d’échanges très finement et très vigoureusement conduits qui anime les quatre partitions proposées ici, dans cet esprit de conversation qui est véritablement celui de Concerts avec plusieurs instruments, pour reprendre l’appellation donnée par Bach lui-même à ce que nous connaissons aujourd’hui sous celle de Concertos Brandebourgeois. Portée par des musiciens de tout premier plan, cette lecture conjugue parfaitement tension dramatique et expressivité, en se gardant aussi bien des dérives explosives observées chez Reinhard Goebel que des partis-pris parfois un peu esthétisants de Jordi Savall, pour ne citer que deux versions majeures des Ouvertures et des Brandebourgeois. cafe zimmermannIl y a ici un évident plaisir de se retrouver autour des œuvres, une convivialité qui apporte à des pièces parfois rabâchées une indéniable fraîcheur. Un excellent exemple est apporté par l’Air de l’Ouverture en ré majeur, joué avec ce qu’il faut d’allant pour ne pas s’engluer dans un pathos malvenu, mais avec suffisamment de sensibilité pour demeurer touchant. Globalement, les couleurs sont vives et contrastées, le trait ferme sans être trop appuyé, le discours conjugue dynamisme, voire pétulance lorsque la pompe musicale l’exige, et densité sans prosaïsme. Les deux Concertos sont rendus avec un indéniable brio et on y retrouve avec grand plaisir le jeu fluide et racé de Céline Frisch, secondée avec bonheur par Dirk Boerner et Anna Fontana dans le BWV 1063. La prestation des trois solistes est pleine de panache et d’enthousiasme, sans clinquant ni superficialité. Un régal. La seule réserve que j’émettrai concerne le Concerto Brandebourgeois en si bémol majeur qui aurait gagné, à mon sens, à être abordé avec un peu plus de sensualité et que je trouve, comparé aux autres réalisations de ce disque comme aux versions antérieures que je connais de cette œuvre, un rien terne. Il ne s’agit, bien entendu, que d’un petit bémol dans un enregistrement de très haute tenue dont la spontanéité d’approche ne connaît, à mon avis, que peu de concurrents.

Je vous conseille donc l’écoute de ce cinquième volume des Concerts avec plusieurs instruments qui fait une nouvelle fois honneur à la musique de Bach ainsi qu’aux musiciens de Café Zimmermann. Le dernier volet de leur entreprise, dont la parution est annoncée pour le second semestre 2011, permettra de prendre le recul nécessaire pour jauger le travail effectué par l’ensemble, mais il ne fait guère de doute qu’il s’inscrit d’ores et déjà parmi les meilleures contributions de ces dernières années dans le domaine de la musique orchestrale du Cantor de Leipzig.

 

johann sebastian bach concerts avec plusieurs instruments vJohann Sebastian Bach (1685-1750), Concerts avec plusieurs instruments, volume V.
Ouverture en ré majeur BWV 1068, Concerto pour clavecin en fa mineur BWV 1056, Concerto Brandebourgeois en si bémol majeur BWV 1051, Concerto pour trois clavecins en ré mineur BWV 1063.

 

Café Zimmermann
Céline Frisch, clavecin
Dirk Boerner & Anna Fontana, clavecins (BWV 1063)

Pablo Valetti, violon & direction

 

1 CD [durée totale : 58’32”] Alpha 168. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Concerto pour clavecin en fa mineur, BWV 1056 : Allegro

2. Ouverture en ré majeur, BWV 1068 : Gavottes I & II

3. Concerto pour trois clavecins en ré mineur, BWV 1063 : Allegro

 

Illustrations complémentaires :

Page de titre des Six concerts avec plusieurs instruments, dits Concertos Brandebourgeois (Coethen, 24 mars 1721). Berlin, Staatsbibliothek.

La photographie de l’ensemble Café Zimmermann est de Petr Skalka, utilisée avec autorisation.

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