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17 août 2011 3 17 /08 /août /2011 16:22

 

nicolas antoine taunay triomphe de la guillotine

Nicolas-Antoine Taunay (Paris, 1755-1830),
Le triomphe de la guillotine
, c.1795.

Huile sur toile, 129 x 168 cm, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage.

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneIl y a bientôt un an, Arnaud Marzorati, un des deux directeurs artistiques de l’ensemble Les Lunaisiens, annonçait, dans l’entretien qu’il avait eu la gentillesse de m’accorder, l’enregistrement d’un disque consacré aux chansons ayant accompagné la Révolution française. Grâce aux instruments du musée de la Cité de la musique et au soutien du Palazzetto Bru Zane, ce projet, né de la soif de redécouverte de répertoires méconnus qui constituent, pour reprendre les mots du baryton, « la musique de l’Histoire et non l’Histoire de la musique », est aujourd’hui disponible chez Alpha, sous le titre France 1789.

 

Lorsque l’on pense à la période révolutionnaire, des airs viennent presque automatiquement à l’esprit, qu’il s’agisse du Ça ira, de la Carmagnole ou, bien sûr, du Chant de guerre pour l’armée du Rhin, écrit à la fin d’avril 1792 et rebaptisé Marseillaise par le peuple dès le mois de juillet suivant. Certains d’entre eux connurent un tel succès qu’ils furent repris dans des œuvres « sérieuses », un des plus beaux exemples étant peut-être la Symphonie concertante pour deux violons mêlée d’airs patriotiques de Jean-Baptiste Davaux (1742-1822), publiée en 1794 (et remarquablement enregistrée par le Concerto Köln en 1989), illustrant parfaitement les échanges incessants entre musiques « savantes » et « populaires ».

Les pièces rassemblées dans cette anthologie apportent une nouvelle démonstration de cette circulation de l’un à l’autre univers, en s’attachant principalement aux chansons qui, étroitement liées au flux des événements, connurent alors une croissance phénoménale, passant d’une centaine créée en 1789 à partir de la prise de la Bastille à plus de 700 en 1794. Délaissant les salons au profit des rues dont elles capturent les tumultes, rumeurs et échos, elles voient leurs textes évoluer de façon décisive, ces derniers se faisant instantanés de l’actualité qu’ils rapportent et commentent au travers de prises à partie et de parti également virulentesles aristocrates a lanternopolis, à tel point qu’on a pu dire que la Révolution française avait engendré le genre particulier, promis à un brillant avenir, de la chanson engagée. La juxtaposition d’un choix de pièces composées majoritairement entre 1790 et 1795 est particulièrement saisissante, car, loin d’être univoques comme on pourrait le supposer, ces dernières offrent le reflet d’opinions contrastées, de l’opposition acharnée à l’Ancien Régime à sa nostalgie, l’espace entre ces deux pôles extrêmes étant occupé par des positions très nuancées où se retrouvent de l’espièglerie (les Amphigouris), du désenchantement (La grande colère du Père Duchene), de la résignation (Vive la liberté), un humour parfois plutôt leste (La queue à Robespierre), qui permettent d’appréhender avec une finesse inattendue, une fois dépassée la facture quelquefois rude de textes qui, rappelons-le, sont conçus pour être immédiatement compréhensibles et n’hésitent donc pas à adopter, pour ce faire, un langage délibérément démarqué de celui du quotidien (Chanson grivoise), les différentes strates de l’humeur changeante du peuple.

Il faut également noter la facilité déconcertante avec laquelle les chansonniers, afin d’assurer à leurs créations la plus large diffusion possible, se saisissent des mélodies les plus connues pour y greffer de nouvelles paroles, qu’il s’agisse de timbres populaires, comme Cadet Rousselle ou Malbrough s’en va-t-en guerre, ou d’airs plus savants, tels l’inusable Menuet d’André-Joseph Exaudet, composé vers 1751 et ferment de quelques 200 chansons, de l’Amphigouri patriotique proposé dans ce disque à la coquine aventure de La sœur Luce, anonyme 18e siecle ecole anglaise democratie francaise illile célébrissime Air des Trembleurs de l’Isis (1677) de Lully qui, par un succulent renversement, est mis à contribution pour célébrer la prise la Bastille, ou de compositions signées par Mondonville (Un pain d’quatr’ livres), très souvent joué au Concert Spirituel, ou par des musiciens ayant connu récemment le succès grâce à leurs opéras-comiques, comme François Devienne. Certaines partitions sont également créées sur mesure, comme le solennel Hymne à l’Être suprême de Gossec (1794), qui permet de mesurer l’impact que la manière de ce compositeur aura jusqu’au siècle suivant, entre autres sur l’œuvre de Berlioz, ou Entends ma voix, finis mes maux, une page anonyme d’inspiration clairement opératique, extrêmement intéressante et, sauf erreur de ma part, originale, où le propos politique se teinte d’une sentimentalité rousseauiste du plus bel effet préromantique.

Des Lunaisiens, on attendait le meilleur dans ce répertoire largement laissé en friche ; le moins que l’on puisse dire est qu’Arnaud Marzorati, Jean-François Novelli (photographie ci-dessous) et les musiciens qui les accompagnent dans ce projet s’acquittent tous de cette résurrection avec une aisance confondante. Si l’ensemble a fait le choix, comme l’explique fort à propos le baryton dans la partie de la notice qu’il signe, d’une esthétique sans apprêts afin de rendre au plus près le caractère direct des pièces proposées, son interprétation n’est pas, pour autant, désinvolte ou négligée ; on pourrait même dire, tout au contraire, que la virtuosité des musiciens est quelquefois bien plus éclatante que celle que requièrent des œuvres aux ambitions artistiques globalement modestes. les lunaisiens jean-francois novelli arnaud marzoratiQu’il s’agisse des voix ou des instruments, certains de ces derniers peu fréquentés, comme le piano organisé, le serpent ou le flageolet, tout est ici, en effet, d’une maîtrise incontestable que vient égayer un plaisir perceptible à investir les morceaux, et, en faisant un sort à chaque note et à chaque intention sans jamais les surligner plus que nécessaire, à leur insuffler ce qu’il faut de vie pour transformer chacun d’eux en un tableautin plein de nuances, des plus vives (La trahison punie) aux plus estompées (Entends ma voix, finis mes maux). Plus qu’à une lecture se conformant strictement au matériau d’origine qui se serait sans doute révélée un rien sage ou terne, les Lunaisiens se livrent ici à une véritable réinvention musicale, conduite tambour battant et sans temps mort de la première à la dernière minute du disque, avec une expressivité, une théâtralité complètement assumées et souvent jubilatoires (La queue à Robespierre, Marseillaise et Contre Marseillaise) qui emportent l’auditeur dans un véritable tourbillon d’images et d’humeurs. Tant de brio ne serait rien s’il n’était mis au service d’une véritable intelligence du répertoire et d’une connaissance très fine de l’époque dans laquelle il s’insère, les choix opérés tout au long de cette anthologie révélant un travail préalable manifestement réalisé avec autant de minutie que de passion. Il ne faire guère de doute que la réussite de cet enregistrement tient à ce dosage parfaitement pensé entre science et liberté, qui lui confère chair, séduction et vraisemblance.

À tous ceux qui, chercheurs ou simples curieux, souhaitent découvrir le bouillonnement créatif des premières années de la Révolution française, je conseille donc ce France 1789 haut en couleurs et brillamment interprété par des Lunaisiens en grande forme. Si son caractère documentaire l’inscrit un peu en marge de la production discographique habituelle, sa pédagogie souriante rend cette réalisation passionnante assez irrésistible, et on remercie la Cité de la musique et le Palazzetto Bru Zane de l’avoir rendu possible, en espérant que ces deux institutions feront de nouveau confiance à des interprètes sans concurrents dès qu’il s’agit de sentir l’air qui passe au travers des chansons d’une époque.

 

france 1789 les lunaisiens arnaud marzorati jean-françoisFrance 1789. Révolte en musique d’un sans-culotte et d’un royaliste.

 

Les Lunaisiens :
Hughes Primard, Arnaud Ledu, ténors, Stéphanie Paulet, violon, Mélanie Flahaut, flageolet & basson, Michel Godard, serpent, Céline Frisch, clavecin, Yves Rechsteiner, piano organisé, Joël Grare, percussions.
Arnaud Marzorati, baryton & direction

Jean-François Novelli, ténor & direction

 

1 CD [durée totale : 61’08”] Alpha 810. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. La trahison punie, texte de Ladré, chansonnier patriote (1792)
Arnaud Marzorati, Mélanie Flahaut, Joël Grare

2. Vive la liberté, anonyme (1793)

3. Entends ma voix, finis mes maux, anonyme (1792)
Jean-François Novelli, Mélanie Flahaut, Céline Frisch

4. La grande colère du Père Duchene, anonyme (1791)

5. La queue à Robespierre, texte de Louis-Ange Pitou (1795)
Jean-François Novelli, Stéphanie Paulet

 

Illustrations complémentaires :

Anonyme français, Les aristocrates à Lanternopolis, 1790. Estampe, 27 x 20,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

Anonyme anglais, XVIIIe siècle, La démocratie française illimitée, la monarchie française limitée, sans date. Aquarelle, 19,2 x 29,5 cm, Versailles, Château de Versailles et de Trianon.

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3 août 2011 3 03 /08 /août /2011 08:03

 

juan de flandes crucifixion

Juan de Flandes (Flandres, c.1460/65 ?-Palencia ?, c.1519),
La Crucifixion
, c.1509-1518.

Huile sur bois, 123 x 169 cm, Madrid, Musée du Prado.
[image en haute définition ici]

 

Pour se convaincre de l’intensité des échanges entre Nord et Sud, Espagne et Flandres en l’occurrence, il suffit de se rendre, virtuellement ou réellement, à Madrid, plus précisément au Musée du Prado, afin d’y contempler une des plus importantes réunions de tableaux flamands des XVe et XVIe siècles qui soit au monde, en quantité comme en qualité. La musique, au même titre que la peinture, atteste de cette rencontre entre deux cultures a priori éloignées et de la capacité des compositeurs autochtones à s’approprier la manière septentrionale. Le disque consacré majoritairement à Francisco de Peñalosa, autour de sa Missa Nunca fue pena mayor, que viennent de publier, en collaboration avec le Festival de Maguelone, l’Ensemble Gilles Binchois et Les Sacqueboutiers chez Glossa en offre un passionnant témoignage.

« Parmi les chanteurs de notre chapelle lors des occasions solennelles se trouve notre cher fils, Francisco de Peñalosa (…) musicien extraordinaire [qui] possède un art si exquis (…) que nous désirons ardemment sa présence constante. » Ainsi s’exprime le pape, notoirement mélomane, Léon X pour tenter d’apaiser les récriminations du chapitre de Séville au sujet du séjour romain de son compositeur attitré qui tendait à se prolonger un peu trop à son goût. S’il ne jouit pas aujourd’hui de la même célébrité que Morales ou Victoria, la présence de Peñalosa à Rome en dit long sur la renommée qui était la sienne de son vivant. michel sittow ferdinand II aragonCe fils d’un serviteur de la maison de la reine Isabelle est né à Talavera de la Reina vers 1470 et si l’on est réduit, comme souvent avec les musiciens de cette époque, à des conjectures pour ce qui regarde sa formation, il y a fort à parier qu’elle fut sévillane. Le 11 mai 1498, date de la première mention officielle de son nom, il est engagé en qualité de chanteur de la chapelle royale de Ferdinand II d’Aragon, au service duquel il va demeurer jusqu’à la mort du souverain, en 1516, tout en cumulant, sur le conseil de ce dernier, un canonicat à la cathédrale de Séville, auquel il postule dès la fin de l’année 1505, ainsi qu’un poste de maître de chapelle, à partir de 1511, auprès du prince Ferdinand, fils de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle. En 1517, Peñalosa se rend à Rome pour y chanter dans le chœur papal ; il va y demeurer jusqu’à la mort du pontife en décembre 1521, une situation dont nous avons vu qu’elle n’avait pas été sans provoquer quelques tensions. À son retour en Espagne, il retrouve néanmoins son poste à la cathédrale de Séville, où ses messes se sont durablement installées au répertoire comme le démontre le recueil qui en est réalisé vers 1510-1511, et c’est tout naturellement qu’il y trouve sa sépulture à sa mort, le 1er avril 1528.

On ignore quand et pour quelle occasion Peñalosa écrivit sa Missa Nunca fue pena mayor, qui utilise comme cantus firmus une chanson, en son temps célébrissime, composée dans les années 1470 par le maître de chapelle du premier duc d’Albe, Juan de Urrede, né Johannes de Wreede à Bruges sans doute au début de la décennie 1430, bel exemple de rencontre entre texte espagnol et polyphonie franco-flamande. Peñalosa n’est d’ailleurs pas le seul à utiliser cette mélodie, puisqu’on possède également une messe de Pierre de la Rue (c.1460-1518), publiée en 1503, qui se fonde sur elle, ce qui a conduit certains chercheurs à supposer que la partition de l’Espagnol pourrait être une réponse à celle de son collègue du Nord, au service de Philippe le Beau, une hypothèse qui permettrait de placer l’œuvre dans la première décennie du XVIe siècle. juan de flandes crucifixion detailCe qui frappe le plus dans cette messe, que le choix de Nunca fue pena mayor (« Jamais ne fut douleur plus grande ») comme « thème unificateur » teinte fortement de dévotion mariale, la souffrance extrême étant celle de la mère au spectacle de son fils mourant sur la croix, est peut-être, comme souvent chez Peñalosa, son extrême sobriété conjuguée à de remarquables capacités d’invention. Le traitement de la mélodie de la chanson est, à cet égard, révélateur, car si elle se déploie dans toute sa nudité à la voix supérieure dès le premier Kyrie en demeurant parfaitement perceptible et identifiable, le compositeur va ensuite faire montre d’une grande imagination dans son traitement, par exemple en brodant dessus (Christe) ou en la combinant avec des mélodies grégoriennes (Gloria, Credo). Bien que de tels procédés révèlent une maîtrise certaine des techniques d’écriture, l’œuvre sonne néanmoins toujours avec beaucoup de clarté et de simplicité, loin du caractère parfois extrêmement complexe et un rien ostentatoire des polyphonies développées en Flandres. Les mêmes qualités se retrouvent dans les motets proposés en complément de programme, certains d’attribution contestable, comme Memorare Piissima, probablement dû à Pedro de Escobar (c.1465-après 1535), qui semblent marqués par une volonté supérieure d’expressivité, prenant l’auditeur à partie pour mieux le conduire à la méditation, comme le montrent l’utilisation des silences dans Ave vera caro Christi ou la dramatisation d’In passione positus.

Ceux qui suivent attentivement le parcours de l’Ensemble Gilles Binchois (photographie ci-dessous) savent que Dominique Vellard a toujours montré un intérêt particulier pour le répertoire hispanique, comme le prouvent deux superbes disques consacrés à Escobar (Requiem, Virgin, 1998, et Missa in Granada, Christophorus, 2003) ; il revient à ses premières amours avec la Missa Nunca fue pena mayor, puisque c’est avec cette œuvre qu’il avait choisi d’inaugurer le parcours discographique de son ensemble en 1981. Enregistré dans la superbe acoustique de la cathédrale de Maguelone, parfaitement maîtrisée et restituée par la prise de son toute en finesse d’Aline Blondiau, ce disque s’impose d’emblée par la cohérence de ses choix esthétiques et la sensation d’intériorité qu’il dégage. Le programme, composé avec une indéniable intelligence, replace la messe dans le contexte de la Passion, une option complètement valable et défendue avec un réel souci d’expressivité et de variété par les chanteurs, mais aussi par les instrumentistes des Sacqueboutiers dont les interventions, que d’aucuns trouveront peut-être historiquement discutables, sont réalisées avec un naturel et un discernement qui les honorent. ensemble gilles binchois les sacqueboutiersLa réalisation vocale est de très bon niveau et parvient à rendre pleinement justice à la simplicité presque austère de la musique tout en faisant saillir son inventivité et en lui apportant la densité et l’animation qu’elle requiert. Si l’on excepte quelques tensions ou fluctuations ponctuelles dans les registres aigus, d’ailleurs largement compensées par l’implication des chanteurs, l’ensemble sonne avec beaucoup de plénitude et de transparence, sans que la personnalité de chaque voix soit pour autant diminuée ou effacée. En s’appuyant sur leur connaissance et leur pratique des répertoires antérieurs, Dominique Vellard et ses chantres livrent une vision très orante et concentrée de la messe comme des motets, dont les élans les plus progressistes luisent peut-être avec d’autant plus d’éclat que l’on perçoit ici avec netteté la tradition dans laquelle ils s’inscrivent. Leur disque prend donc tout naturellement place parmi les meilleurs consacrés à Peñalosa.

 

Je vous recommande donc cet enregistrement dédié à un musicien qui n’a pas encore complètement acquis, à mon avis, la place qu’il devrait avoir dans le paysage de la musique du XVIe siècle et dont les œuvres sont ici particulièrement bien servies par l’Ensemble Gilles Binchois. Puisse cette réalisation de grande qualité donner l’envie aux musiciens et aux éditeurs de se lancer dans l’exploration des cinq autres messes de Peñalosa, mais aussi de ses lamentations, peu ou imparfaitement documentées au disque.

 

francisco penalosa missa nunca fue pena mayor ensemble gillFrancisco de Peñalosa (c.1470-1528), Missa Nunca fue pena mayor, hymnes et motets.

 

Ensemble Gilles Binchois
Les Sacqueboutiers
Dominique Vellard, direction

 

1 CD [durée totale : 58’43”] Glossa GCD 922305. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Missa Nunca fue pena mayor : Kyrie

2. Missa Nunca fue pena mayor : Agnus Dei

3. In passione positus Iesus, motet

 

Illustration complémentaire :

Attribué à Michel Sittow (Reval, c.1469-1525/26), Portrait de Ferdinand d’Aragon, c.1500. Huile sur bois, 29 x 22 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

La photographie de l’Ensemble Gilles Binchois et des Sacqueboutiers est de Roxanne Gauthier. Je remercie l’Ensemble Gilles Binchois de m’avoir autorisé à l’utiliser.

 

Je remercie Philippe Leclant, directeur du Festival de Maguelone, d’avoir rendu possible la réalisation de cette chronique.

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27 juillet 2011 3 27 /07 /juillet /2011 09:39

 

jean louis ernest meissonier a l ombre des bosquets chante

Jean Louis Ernest Meissonier (Lyon, 1815-Paris, 1891),
À l’ombre des bosquets chante un jeune poète
, c.1852-53.

Huile sur bois d’acajou, 18,4 x 21,7 cm, Londres, Wallace Collection.

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zaneS’intéresser à George Onslow, c’est être amené à se demander, au fur et à mesure que l’on découvre sa production, par quel étrange caprice ou aveuglement du sort elle a pu tomber dans le plus complet oubli avant d’être redécouverte, à partir des années 1970 mais surtout 1990, par une poignée de chercheurs tenaces. Le Palazzetto Bru Zane, dans le cadre de sa mission de valorisation du patrimoine musical romantique français, s’est, dès le départ, attaché à mieux faire connaître l’œuvre et le parcours de ce compositeur si malmené par la postérité, lui consacrant ouvrages et disques. Je vous propose d’en découvrir le dernier fleuron avec l’enregistrement intégral de la musique de chambre avec instruments à vents que vient de réaliser, en collaboration partielle avec l’Ensemble Contraste, le jeune Ensemble Initium pour le label Timpani.

 

À l’exception du Sextuor pour flûte, clarinette, basson, cor, contrebasse et piano, opus 30, composé en 1825, les partitions de chambre avec vents de George Onslow (1784-1853) datent de la fin de sa vie, puisque 1849 a vu la naissance du Nonette pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, violon, alto, violoncelle et contrebasse, opus 77, et du Septuor pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, contrebasse et piano, opus 79, le Quintette pour flûte, hautbois, clarinette, basson et cor, opus 81, pouvant, lui, être situé environ un an plus tard, les deux dernières œuvres ayant été publiées simultanément, en 1852. Comme souvent avec la musique d’Onslow, son premier essai en la matière fut accueilli avec circonspection par le public parisien tandis que l’Allemagne lui fit fête ; il fallut au Sextuor une vingtaine d’années pour connaître le succès en son pays, le temps nécessaire pour que le goût des salons évolue suffisamment pour leur faire accepter puis rechercher, ainsi qu’en atteste le succès du Nonette et du Septuor, des pièces qui, par leur configuration élargie, tiennent autant de la musique de chambre que de la symphonie (le nombre d’instruments du Nonette est, à un près, le même que celui employé par Gounod dans sa Petite Symphonie de 1888, uniquement pour vents) ou du concerto miniatures. Onslow ne fait pas preuve, dans ces quatre pages, de l’esprit aventureux qui signe nombre de ses quintettes et quatuors dont on commence seulement aujourd’hui à mesurer pleinement les audaces ; de façon sans aucun doute délibérée, il mise sur l’extrême raffinement des coloris né d’une science très sûre du mélange des timbres, ainsi que d’une esthétique empreinte d’élégance et de légèreté, modelée sur les us de la conversation entre gens du meilleur monde, pour retenir, avec succès, l’attention de l’auditeur. henri grevedon george onslowUsant d’une clarté formelle toute classique qui renvoie aux modèles bohémiens ou germaniques, qu’il s’agisse de son professeur, Jan Ladislav Dussek (1760-1812), ou de Johann Nepomuk Hummel (1778-1837), auxquels les parties pianistiques du Sextuor, d’ailleurs dédié à ce dernier, et du Septuor doivent beaucoup, ou de Louis Spohr (1784-1859), dont le succès de la création parisienne du Nonette, le 28 novembre 1847, encouragea le Français à écrire le sien en employant la même distribution instrumentale, Onslow ne manque également pas de se souvenir de la manière d’Antonín Reicha (1770-1836), qui fut son maître de composition et dont l’œuvre pour instruments à vents est abondante et pleine d’originalité, mais aussi de celle de Mozart et Haydn, dont l’esprit semble planer sur le Quintette, le premier dans la limpidité ponctuée d’un indicible trouble qui signe le mouvement liminaire, le second dans la vivacité espiègle du Scherzo, comme si, arrivé au terme de sa carrière, le compositeur souhaitait adresser un dernier salut à des temps qu’il savait révolus. Cette coexistence de deux mondes sensibles est d’ailleurs perceptible dans les quatre œuvres, qu’on ne saurait réduire à être les fruits d’une ultime floraison du classicisme ; les Andante à variations, si populaires dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, du Sextuor et du Nonette sont, à cet égard, éloquents, car ils font alterner la grâce souriante attendue avec des élans effusifs et de subits assombrissements nettement romantiques. Cette même humeur imprègne également certaines des phrases mélodiques, d’un lyrisme et d’un abandon à peine contenus évoquant tantôt l’atmosphère des Nocturnes, tantôt celle de scènes opératiques, des premier et troisième mouvements du Septuor. À la fois ancrée dans la tradition et soucieuse de la revivifier en la confrontant à la sensibilité de son siècle, la musique de chambre avec vents d’Onslow se révèle d’une richesse insoupçonnée et mérite sans nul doute que l’auditeur d’aujourd’hui s’y attarde.

 

L’interprétation que l’ensemble Initium (photographie ci-dessous) délivre de ces pages est de très haute volée, et si j’ai un unique bémol à exprimer, il concernera les cordes de l’Ensemble Contraste dans le Nonette. La prestation de ces jeunes musiciens, dont j’avais pourtant loué l’élégance dans un récent disque Fauré, y est, à mon goût, trop exagérément riche en vibrato, ce qui a pour conséquence d’empâter une partition requérant, tout au contraire, finesse du trait et sveltesse des textures. Sans tomber dans l’excès, tout aussi fautif, d’une esthétique absolument non vibrée, il me semble que seul un usage raisonnable de cet ornement rend réellement service aux œuvres d’avant 1900 ; les lecteurs moins sensibles que moi sur ce point me trouveront probablement trop tatillon. Cette réserve exprimée, ce sont uniquement des éloges que me semble mériter l’Ensemble Initium, dont le travail aussi précis que sensible sur les quatre œuvres permet de balayer définitivement l’idée selon laquelle elles pourraient être convenues ou faciles. En les abordant avec une envie et une humilité également indéniables qui leur permettent d’en prendre instantanément la mesure, les musiciens ne tardent pas à révéler ces pièces comme les véritables joyaux qu’elles sont, mettant aussi bien en lumière la subtilité de leur construction que les trésors de sensibilité qu’elles recèlent, que celle-ci s’exprime sur le mode de la légèreté (Allegro non troppo du Quintette) ou d’une gravité jamais pesante (Andante con variazioni du Sextuor). ensemble initiumLa discipline d’ensemble, la précision des attaques et les couleurs somptueuses de chaque pupitre, dont il faudrait citer nommément chaque titulaire pour ne pas être injuste, sont mises au service d’une vision véritablement élaborée qui prend les œuvres au sérieux sans jamais que ce respect soit paralysant, et leur insuffle une vivacité et une luminosité enthousiasmantes. Grâce à une excellente gestion des dynamiques, à l’écoute mutuelle et à la complicité entre des musiciens dont le plaisir de jouer ensemble est évident et communicatif, ces plus de deux heures de musique ne connaissent pas de temps mort et parviennent sans mal à tenir l’auditeur sous leur charme. Il me faut dire un mot de Johan Farjot, dont le rôle est essentiel dans le Sextuor et le Septuor, et qui y effectue un sans-faute, car, outre qu’il démontre des capacités techniques indiscutables, le pianiste de l’Ensemble Contraste parvient, avec une minutie qui atteste d’une connaissance, voire peut-être d’une pratique, des claviers du milieu du XIXe siècle, à doser la densité sonore de son instrument avec une intelligence et une justesse assez extraordinaires. Vous penserez peut-être que ce n’est qu’un détail, et pourtant celui-ci change tout, car le piano, libéré de toute lourdeur, particulièrement dans les registres graves, y gagne grandement en spontanéité et s’intègre avec beaucoup plus de naturel dans la texture instrumentale où il peut briller sans écraser ses partenaires. Les pièces acquièrent ainsi un équilibre et un raffinement superbes. Notons, pour finir, que ce magnifique travail collectif est servi par une prise de son dont la précision sans sécheresse et la transparence rendent parfaitement justice au travail des musiciens, en lui offrant un épanouissement acoustique conforme à ce qu’on imagine pouvoir être celui d’un salon des années 1840-1850.

incontournable passee des artsJe vous recommande donc tout particulièrement ce double disque qui constitue, à mes yeux, un apport d’importance à la discographie de George Onslow, en ce qu’il permet de disposer d’une interprétation artistiquement de tout premier plan, car cohérente, idiomatique et sensible, de sa musique de chambre avec vents, justifiant, malgré la réserve émise quant au Nonette, l’attribution d’un Incontournable Passée des arts. On espère vivement que le Palazzetto Bru Zane permettra aux excellents musiciens de l’Ensemble Initium, ainsi qu’à Johan Farjot, de continuer à explorer le répertoire romantique écrit en France pour leurs instruments ; Reicha, Blanc, Gounod, Farrenc ou Gouvy, entre autres, n’attendent qu’eux.

 

george onslow complete chamber music wind instruments ensemGeorge Onslow (1784-1853), La musique de chambre avec instruments à vents.
Sextuor pour flûte, clarinette, basson, cor, contrebasse et piano en mi bémol majeur
, opus 30*, Septuor pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, contrebasse et piano en si bémol majeur, opus 79*, Nonette pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, violon, alto, violoncelle et contrebasse en la mineur, opus 77**, Quintette pour flûte, hautbois, clarinette, basson et cor en fa majeur, opus 81.

 

Ensemble Initium
avec Johan Farjot, piano*, et l’Ensemble Contraste**

 

2 CD [74’49” et 59’13”] Timpani 2C2185. Incontournable Passée des arts. Ce double disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Sextuor, opus 30 :
[III] Andante con variazioni

2. Septuor, opus 79 :
[IV] Finale. Allegretto

 

Illustrations complémentaires :

Pierre Louis Henri Grévedon (Paris, 1776-1860), George Onslow, 1830. Lithographie, 32 x 24 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.

La photographie de l’Ensemble Initium et de l’Ensemble Contraste, prise durant les sessions d’enregistrement du disque, est de Batiste Arcaix. Je remercie l’Ensemble Initium de m’avoir autorisé à l’utiliser.

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22 juillet 2011 5 22 /07 /juillet /2011 08:56

 

Je tiens à remercier Gérard Proust pour ses magnifiques clichés ainsi que l’équipe de Diabolus in Musica et les bénévoles du festival pour la chaleur de leur accueil.

 

00meridiennes2011les-meridiennes.jpgCréé en 2009 par Antoine Guerber, directeur de l’ensemble de musique médiévale Diabolus in Musica, en s’inspirant des Midis-Minimes bruxellois, le festival Les Méridiennes fait le pari d’apporter au creux que représente le mois de juillet dans la vie musicale de Tours une réponse exigeante et originale, en proposant une programmation éclectique et de qualité de concerts d’une demi-heure suivis d’une dégustation de produits régionaux, le tout dans une ambiance conviviale. La troisième édition, qui vient de s’achever, a été un plein succès puisque quelque 2000 personnes sont venues goûter les treize moments musicaux organisés sous les voûtes de la salle Ockeghem, vestiges de l’église Saint-Denis datant du XIIe siècle, du 7 au 16 juillet 2011. Je vous propose d’en partager aujourd’hui quelques morceaux choisis.

 

Parfums d’Orient, rêves d’Occident
01ensemble delgocha

Les trois premières journées du festival étaient parfaitement représentatives de sa volonté affichée et assumée de diversité, puisque les 7, 8 et 9 juillet ont vu se succéder des artistes et des univers très différents. Confier le concert d’ouverture à l’Ensemble Delgocha, unissant le chant persan de Taghi Akhbari et le târ (luth iranien) de Nader Aghakhani à la chanteuse et danseuse flamenca Florence Capo dans un programme jetant un pont entre Perse et Andalousie, était un beau pari dont le moins que l’on puisse dire est qu’il a été relevé avec flamboyance. Mêlant des œuvres composées par Mohamad Reza Lotfi, un des maîtres actuels de la musique iranienne, et des improvisations en chant libre, les trois artistes, en parfaite osmose, ont transporté les spectateurs au fil d’émotions contrastées, des ardeurs de la passion la plus charnelle, sur laquelle plane toujours la menace de la dague fatale, aux élans spirituels plus intériorisés qui s’enroulent en volutes vocales d’une lumineuse sensualité. Ce parcours construit avec autant d’art que d’inspiration, mené avec des moyens vocaux et instrumentaux parfaitement assurés,  ouvrait sur de lointains horizons, tremblants comme le sont les mirages et les désirs, mais où les résonances établies entre deux cultures a priori éloignées se sont imposées avec une totale évidence. Le voyage s’achevait sur le tourbillonnant Ey yâre man, une improvisation chantée et dansée sur une poésie de Djalâl al-Din Rûmi (1207-1273), envoûtante jusqu’au vertige.
02ensemble lorelei 1

La lumière changeait radicalement le lendemain et basculait vers le septentrion, le choix de pièces proposé par l’Ensemble Lorelei explorant les terres du romantisme germanique (Johannes Brahms, Robert Schumann) et bohémien (Antonin Dvorak), pour mieux finir au soleil d’Italie avec deux extraits des Soirées musicales de Gioacchino Rossini. Soutenues de façon précise et attentive par le pianiste François Cornu, dont le jeu, à la fois très plein et riche de nuances, mérite bien des éloges pour ses brillantes qualités tant d’accompagnateur que de soliste, la mezzo-soprano Marie Perrin et la soprano Marlène Guichard (apparaissant dans cet ordre sur la photographie ci-dessus) se sont révélées parfaitement complémentaires dans les duos qu’elles ont interprétés. Si toutes deux, en effet, ont fait preuve de beaucoup de clarté dans leur diction allemande (c’est un peu moins vrai pour l’italienne) ainsi que d’un indiscutable sens de la caractérisation, la première a semblé incliner préférentiellement vers un registre intime, la seconde endosser plus facilement les habits du théâtre ; leur tandem s’est donc équilibré assez idéalement, aussi à l’aise dans l’ironie de Die Schwestern de Brahms que dans la nostalgie de Liebesgram de Schumann. Un très beau récital qui s’est achevé sur une heureuse note franco-espagnole avec El Desdichado de Camille Saint-Saëns, interprété avec ce qu’il faut d’élégance pour ne pas sombrer dans un pathos malvenu.

03pascale boquetAvec le concert donné par Pascale Boquet, les auditeurs allaient effectuer un bond temporel de quelques siècles en arrière pour retrouver la France et l’Italie du XVIe siècle. Reprenant une partie de son récent et remarquable enregistrement, la musicienne, alternant luth et guiterne, ressuscitait les fantaisies, danses et arrangements de chansons dont on imagine sans mal la note de raffinement qu’ils pouvaient apporter aux fêtes privées de la Renaissance. Si l’acoustique de la salle Ockeghem s’est révélée peu amène envers certains instruments, elle a, en revanche, permis de saisir toute la subtilité du toucher de Pascale Boquet et de se régaler du festival de nuances et de couleurs qu’elle a offert à l’auditoire. Outre qu’il témoigne d’une absolue maîtrise digitale, son jeu, à la fois très incarné et d’une grande transparence, a su dynamiser les pièces dansantes (deux merveilles, entre autres, que ces Gaillardes de Guillaume Morlaye), rendre pleinement justice aux complexités des Fantaisies (superbe Francesco da Milano) et des élaborations sur les chansons polyphoniques célèbres à l’époque comme celles, particulièrement virtuoses, de Giovanni Paolo Paladino sur Ancor che col partire de Cipriano de Rore. Tant d’intelligence et de sensibilité mises au service d’une musique dont les beautés restent largement à redécouvrir ne pouvaient que susciter l’enthousiasme ; il était au rendez-vous lorsque les dernières notes de la Piva de Joan Ambrosio Dalza se sont évanouies dans l’air de ce samedi de juillet.

 

Une journée d’enfer


04diabolus

Antoine Guerber ne manque jamais de le rappeler, Les Méridiennes n’ont pas été conçues pour promouvoir l’ensemble qu’il dirige depuis bientôt 20 ans, lequel ne figurait d’ailleurs même pas à l’affiche de la première édition. Fidèle à cette logique, la journée du 11 juillet, si elle regroupait trois concerts sous sa médiévale bannière, permettait surtout de découvrir les talents qui y travaillent et seul le premier, organisé pour des Matines ensoleillées à 8h15, pouvait être pleinement crédité à Diabolus in Musica. Composé pour l’occasion du baryton Jean-Paul Rigaud, de la basse Philippe Roche et des deux barytons-basses Geoffroy Buffière et Emmanuel Vistorky, l’ensemble proposait un programme juxtaposant judicieusement des extraits de trois de ses disques, Historia Sancti Martini, Vox Sonora et Paris expers Paris, ces deux derniers consacrés à l’École de Notre-Dame, et donnait à entendre majoritairement du plain-chant. On pouvait craindre que l’heure matutinale et l’austérité des pièces décourageraient les auditeurs ; il n’en fut heureusement rien et les quelques 80 personnes rassemblées sous les voûtes de la Salle Ockeghem ont pu goûter un rare moment d’élévation, grâce à des voix parfaitement timbrées et équilibrées, soucieuses d’insuffler à des œuvres exigeantes, tel le conduit à refrain Olim Sudor de plus de dix minutes, un maximum de lumière et, au sens propre, d’animation. Il y avait de la grâce et même de la magie tout au long de ces minutes magnifiées par un chant immémorial, la manifestation, peut-être, d’une secrète alchimie entre l’atmosphère d’un lieu et un moment du temps qui parvient à faire ressurgir les fragments d’un lointain passé et à les faire danser un instant dans les rais du soleil d’un matin d’été avant qu’elles se dissipent comme une chimère.
05diabolus

Le concert de 12h15 offrait une passionnante confrontation autour des merveilleuses chansons du trouvère Thibaud de Champagne (1201-1253) et du cycle de cinq monodies composé en son hommage par Georges Migot (1891-1976), interprétés par Emmanuel Vistorky et la soprano Edwige Parat, ponctuellement et d’ailleurs splendidement soutenus par Antoine Guerber à la harpe romane ou aux percussions dans la Pastourelle dialoguée J’aloie l’autrier errant offerte en rappel. Étonnamment, ce sont les pièces les plus anciennes qui ont semblé accuser le moins nettement le poids des années, tant certaines images des poèmes de Tristan Klingsor mis en musique par Migot peuvent paraître terriblement désuètes à la sensibilité d’aujourd’hui ; il serait néanmoins injuste de vilipender ce cycle qui ne manque pas de beautés et dont les exigences parfois terribles en disent long sur la maîtrise d’écriture du compositeur, tandis que son esthétique, proche des préraphaélites ou du Debussy de La Damoiselle élue (1888), révèle de très intéressante manière comment le Moyen Âge pouvait être perçu dans l’entre-deux-guerres. La façon dont les deux chanteurs se sont emparés de ces partitions difficiles, en les théâtralisant pour mieux en faire saillir l’ironie (Sabbat) mais aussi la poésie (La sérénade), s’est avérée remarquable, émotionnellement et techniquement, démontrant une nouvelle fois ce que des artistes venant de la musique ancienne peuvent apporter, sous réserve de se plier complètement à leurs codes, aux répertoires plus récents. La voix claire et sensuelle d’Edwige Parat, le timbre solaire et l’abattage phénoménal d’Emmanuel Vistorky, aussi à l’aise dans Migot que dans les chansons supérieurement écrites, musicalement et poétiquement, de Thibaud de Champagne ont fait de ce dialogue entre deux civilisations un moment d’exception en tout point réussi.
06diabolus

Pour parachever cette journée, Geoffroy Buffière et le magnifique pianiste Jeff Cohen avaient choisi de rendre hommage à la basse d’origine polonaise Doda Conrad (1905-1997), en donnant l’intégralité de la suite pour chant et piano sur des poèmes de Louise de Vilmorin, Mouvements du cœur (1949), regroupant sept mélodies composées à la mémoire de Chopin par de grands noms de la musique du XXe siècle, Henri Sauguet, Francis Poulenc, Georges Auric, Jean Françaix, Léo Preger et Darius Milhaud, dont le chanteur fut l’instigateur et le créateur. Dès le début du récital, où se succédaient deux pièces nocturnes, la première, Dans la nuit de Sauguet, a cappella, la seconde, Hymne de Poulenc, accompagnée, les qualités des deux interprètes éclataient, la netteté de la diction, la fluidité de la ligne et l’éloquence sans emphase du chanteur s’accordant à merveille avec le jeu aux élans parfaitement maîtrisés du pianiste, prompt à faire jaillir, malgré une acoustique empâtant dangereusement les graves, mille couleurs contrastées de son clavier, et capable de varier à l’infini toutes les nuances d’une vaste palette de climats allant du lyrisme contenu à la précision cinglante. D’un abord parfois difficile, les Mouvements du cœur étaient portés de la première à la dernière note par une urgence et une intelligence du texte telles que l’auditeur ne pouvait qu’être touché par leur subtile alliance de romantisme et de modernité, tandis que deux chansons de Ned Rorem (né en 1923) permettaient de terminer cette demi-heure d’une grande densité musicale sur un sourire. Un bonheur n’arrivant jamais seul, les micros de France Musique étaient là pour capter ces trois beaux moments, qui seront diffusés respectivement les 16 (Matines) et 17 août à 9h.

 

Rencontres savantes et populaires
07deborah nemtanu

Les quatre concerts des trois derniers jours ont montré à quel point il n’y a qu’un pas entre les musiques que l’on range sous le vocable de « savant » et celui de « populaire ». Le 14 juillet, le concert de la jeune violoniste Deborah Nemtanu, premier violon solo de l’Ensemble Orchestral de Paris formée auprès de Gérard Poulet, mettait en miroir la Partita n°3 en mi majeur, BWV 1006 de Johann Sebastian Bach (1685-1750) et la Sonate en la mineur opus 27 n°2 d’Eugène Ysaÿe (1858-1931) qui tire une partie de sa substance de son illustre prédécessrice au point que son prélude porte le titre « Obsession ». On ne sait ce qui impressionne le plus chez Deborah Nemtanu, son agilité digitale, son impeccable gestion des dynamiques, son sens de la théâtralité ou peut-être la désarmante impression de facilité avec laquelle elle semble se jouer des pièges dont les compositeurs ont parsemé leurs partitions. Ses impressionnantes capacités techniques lui ont permis de délivrer un Bach à la ligne claire, relativement peu vibré mais très projeté qui, s’il n’offre peut-être pas toutes les couleurs et les nuances des meilleures interprétations « historiquement informées », possède une classe et une tenue indiscutables. La sonate d’Ysaÿe, probablement plus conforme à la nature et à l’apprentissage de la violoniste, se situait, à mon sens, un net cran au-dessus, et séduisait grâce à son sens du détail assez admirable, à sa capacité à faire palpiter la matière musicale tout en lui insufflant la tension et la cohérence indispensables pour happer et retenir l’attention ; il me semble y avoir perçu un enthousiasme et une chaleur qui n’avaient rien de factice et promettent sans nul doute à cette encore très jeune musicienne des lendemains aussi généreux en succès que celui que sa prestation tourangelle a rencontré.


08la reveuse

Après le violon, c’était au tour de la basse de viole d’être à l’honneur, et c’est avec plaisir que l’on a retrouvé l’ensemble La Rêveuse, composé pour la circonstance des violistes Florence Bolton et Robin Pharo, ainsi que de Benjamin Perrot au théorbe, dans un programme d’une grande intimité tissé principalement autour des deux grandes figures mises en lumière grâce au film Tous les matins du monde, Monsieur de Sainte-Colombe (XVIIe siècle) et Marin Marais (1656-1728). Si les conditions du concert ont, hélas, parfois perturbé l’accord des violes, les trois musiciens ont pu démontrer leurs profondes affinités avec la musique française composée pour leurs instruments, tant dans ses dimensions rhétoriques qu’émotionnelles, rendues avec autant d’éloquence que de subtilité. Aussi à l’aise dans l’affliction pudique du Tombeau Les Regrets de Sainte-Colombe ou de celui dédié par Marais à Monsieur Méliton que dans l’immobilité débordante de tension mélancolique de la Chaconne raportée de Sainte-Colombe ou dans l’italianisme plus souriant de la tardive Monguichet de Louis de Caix d’Hervelois (c.1680-1759), les instrumentistes ont fait preuve de belles capacités d’écoute mutuelle, matérialisées par un sens de la relance et du dialogue très convaincants, ainsi que de cette humilité indispensable pour que puisse s’instaurer un véritable esprit chambriste. Si les qualités du jeu poétique et précis de Benjamin Perrot et de celui, ardent et fluide, de Florence Bolton commencent heureusement à être bien connues d’un nombre grandissant de mélomanes, il faut saluer en Robin Pharo, un élève de Christophe Coin qui fêtera ses 21 ans dans quelques mois, un futur espoir de la viole, tant son jeu corsé mais déjà plein de finesse et de concentration semble prometteur. On espère retrouver très vite ces musiciens dans un répertoire qui, d’évidence, leur va comme un gant.
09camera delle lacrime

Quittant les salons parisiens, le premier des deux concerts de la dernière journée entraînait le public vers le Massif Central pour une promenade aussi fantasque que fantastique dans l’univers des chansons occitanes ressuscitées et remodelées par La Camera delle Lacrime. La prestation de Bruno Bonhoure et de ses deux musiciens, Yacir Roumi au oud (luth arabe) et  Antoine Morineau,  assez époustouflant aux percussions (daf et tombak), mériterait qu’on s’y attarde longuement, tant elle est porteuse d’expériences sensorielles variées. Le chanteur ne se contente pas, en effet, d’exploiter des ressources vocales dont l’étendue, la souplesse et l’aisance dans le changement de registre étonne, il se fait aussi conteur et acteur, joignant à un verbe tantôt déclamatoire jusqu’à la violence, tantôt chuchoté comme une caresse, des mouvements savamment chorégraphiés dont l’élégance et l’éloquence se ressentent des travaux effectués sur la gestuelle baroque. On pourrait penser que ces atours sont trop précieux pour d’humbles timbres rustiques, mais pourtant ils ne semblent pas un instant déplacés ou forcés, car Bruno Bonhoure sait en user avec une intelligence et un instinct également sûrs, si bien que la distance qui n’a cessé de se creuser, depuis le XVIe siècle, entre populaire et savant paraît soudain s’amenuiser, s’estomper jusqu’à presque disparaître. C’est une des grandes magies de ce spectacle total qu’est Se canta que recante : partir de matériau le plus simple, le plus immémorial, et le ciseler, le porter avec tant d’amour qu’il devient plus resplendissant que les gemmes les plus travaillées. Le public ne s’y est pas trompé et lui a fait un triomphe.


10philippe fauconnier

Pouvait-on trouver meilleure idée, pour clore le festival, qu’un récital dédié aux chansons de Bourvil ? L’univers faussement naïf du comédien et chanteur, dont les rôles de bon garçon trop gentil cachent un parcours intime beaucoup plus difficile et sombre, balançant sans cesse entre la facétie et une tendresse ombrée de mélancolie, correspondait idéalement aux très beaux moments de convivialité vécus dix jours durant, à la nostalgie de ce bouquet final, à l’impatience née de l’attente de la prochaine édition. Le chanteur Philippe Fauconnier s’est glissé sans peine dans les habits de Bourvil en évitant d’emblée le pire des travers : l’imitation. En effet, si chacun de ses mots évoque immédiatement son modèle, il s’agit bien de la résurgence de son univers et non d’une singerie servile. Qu’il s’agisse de titres désopilants comme Un clair de lune à Maubeuge ou La rumba du pinceau, ou, au contraire, désenchantés, tel Ma petite chanson, l’émotion a toujours été au rendez-vous, portée par un vrai talent de diseur, qui permet une vraie mise en valeur de textes bien plus travaillés que ce qu’un survol rapide peut laisser penser, mais aussi d’acteur suffisamment fin pour ne jamais en rajouter. À l’accordéon et au bandonéon, Jacques Trupin a été un accompagnateur constamment attentif et jamais bavard, capable de tisser en trois notes une ambiance dans laquelle l’interprète n’a plus qu’à se couler. Un parfait tandem, uni par une vraie affection envers ces chansons que d’aucuns se croient autorisés à mépriser quand elles font, au même titre que celles de Binchois ou Lassus, partie intégrante de notre patrimoine qu’elles ne déparent nullement, bien au contraire. Pour vous en convaincre, écoutez seulement C’était bien, une chanson dont le titre me semble résumer le sentiment que tous partageaient quand, les derniers applaudissements éteints, il a fallu se résoudre à admettre que cette édition 2011 des Méridiennes était terminée.

 

Qui aurait cru que ce modeste festival, lancé sans gros moyens financiers et qui continue d’ailleurs à ne perdurer essentiellement que grâce aux énergies, en majorité bénévoles, qu’il fédère serait, au bout de seulement trois ans d’existence, en train de devenir un des événements incontournables de la vie culturelle tourangelle ? Avec une fréquentation en hausse constante, une programmation qui ne cesse de se bonifier, un bouche à oreille extrêmement élogieux, les Méridiennes sont en passe de gagner leur pari ; Antoine Guerber et son équipe peuvent légitiment commencer à être fiers du chemin accompli et de leur réussite.

 

Accompagnement musical :

1. Djalâl al-Din Rûmi (1207-1273), Biâ Biâ deldâreman / Ey yâre man, Ey yâre man (« Viens, viens, mon tenant de cœur » / « Ô mon amour, ô mon ami »)

 

Taghi Akhbari, chant persan
Nader Aghakhani, târ
Bruno Caillat, percussions
Doulce Mémoire
Denis Raisin Dadre, direction

 

laudes doulce memoireLaudes, confréries d’Orient et d’Occident. 1 CD Zig-Zag Territoires ZZT 090901. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

2. Joan Ambrosio Dalza (attesté en 1508), Pavana alla venetiana. Saltarello. Piva.

 

Pascale Boquet, luth Renaissance

 

du mignard luth pascale boquetDu mignard Luth… Fantaisies, chansons et danses française et italiennes de la Renaissance. 1 CD Société française de luth SFL 1105. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

3. Attribué à Pérotin (c.1180-c.1210 ?), Pater noster, conduit à 3

 

Diabolus in Musica
Antoine Guerber, direction

 

vox sonora ecole notre dame diabolus in musica antoine guerVox Sonora, conduits de l’École de Notre-Dame. 1 CD Studio SM D2673. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

4. Monsieur de Sainte-Colombe (XVIIe siècle), Sarabande

 

Florence Bolton, viole de gambe
Benjamin Perrot, théorbe

 

savinien cyrano de bergerac l autre monde lazar bolton perrSavinien Cyrano de Bergerac (1619-1655), L’Autre Monde, ou Les Estats & Empires de la Lune. 2 CD Alpha 078. Ce double album peut être acheté en suivant ce lien.

 

5. André Raimbourg, dit Bourvil (1917-1970), C’était bien (« Au petit bal perdu »), chanson écrite et composée par Robert Nyel et Gaby Verlor.

 

bourvil c etait bienC’était bien. 1 CD EMI 724352840823. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Toutes les photographies illustrant cette chronique sont de Gérard Proust, excepté celle de l’Ensemble Delgocha, qui est de Jérémy Licourt. Toutes sont utilisées avec la permission de leur auteur, que je remercie sincèrement.

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13 juillet 2011 3 13 /07 /juillet /2011 17:18

 

francois clouet la lettre d amour

François Clouet (Tours ? c.1516-Paris, 1572),
La lettre d’amour
, c.1570.

Huile sur papier marouflé sur bois, 41,5 x 55 cm,
Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza.

 

Le nom de Pascale Boquet ne vous est peut-être pas familier, sauf si vous êtes amateur de musiques de la Renaissance et du premier XVIIe siècle. Cette brillante luthiste officie notamment, en effet, au sein des ensembles Doulce Mémoire et Les Witches où sa science de l’accompagnement fait merveille depuis des années. Elle nous propose aujourd’hui ce qui est, sauf erreur de ma part, son premier disque en qualité de soliste en nous offrant Du mignard Luth…, un florilège de pièces composées en France et en Italie au XVIe siècle que publie la Société française de luth.

La conjonction de deux inventions, l’une spécifique à l’instrument, l’autre plus générale, va assurer au luth un développement considérable, au point de faire de lui un des symboles musicaux voire sociétaux de la Renaissance, dont la présence hante aussi bien la poésie que la peinture, incarnation du raffinement né d’une parfaite éducation, accompagnateur des joies et des tourments des amants dont il exalte l’ardeur et console les plaintes, signe aussi de la fragilité de l’existence quand une de ses cordes est brisée, comme dans les fameux Ambassadeurs (1533) de Hans Holbein le Jeune. Dans une même logique d’élargissement, le plectre au moyen duquel les chœurs du luth étaient auparavant pincés est abandonné vers la fin du XVe siècle au profit du jeu avec les seuls doigts, avec pour conséquence immédiate le passage de la monodie à la polyphonie, tandis que l’invention de la tablature, dans les première années du XVIe siècle, permet dorénavant de noter les œuvres avec toute la précision souhaitable et de les diffuser largement grâce à une autre toute jeune technique, l’imprimerie. bartolomeo veneto femme jouant du luthCe contexte matériel très favorable va probablement jouer un rôle de puissant stimulant auprès des musiciens et les inciter à élargir et à diversifier leur répertoire. Outre les habituelles danses, ils vont continuer à composer des arrangements de plus en plus élaborés de chansons à la mode, comme le montrent, dans ce disque, des pièces s’inspirant de celles de Claudin de Sermisy, Thomas Crecquillon, Pierre Sandrin ou de l’inévitable Josquin des Prés, de psaumes voire de mouvements de messe, mais aussi créer de nouvelles formes leur permettant de faire montre de leur savoir-faire tant contrapuntique que mélodique et, le plus souvent, de leur talent de virtuose. C’est ainsi que naissent nombre de préludes, ricercares et fantaisies (ces deux termes étant, à l’époque, interchangeables), élaborations toujours plus savantes et complexes dont témoigne la production conservée de deux Italiens, l’un actif dans son pays, Francesco da Milano (1497-1543), l’autre principalement en France, Alberto da Mantova, dit Albert de Rippe (c.1500-1552), arrivé à la cour de François Ier à partir de mai 1529.  Les livres de comptes gardant trace des salaires faramineux qui leur étaient octroyés par leurs prestigieux employeurs, les hommages admiratifs que leur rendirent poètes et chroniqueurs de leur vivant comme après leur mort  attestent de leur fabuleuse renommée et du charme exercé sur les auditoires par ces deux luthistes dont on peut dire qu’ils contribuèrent à changer la face du répertoire dédié à leur instrument.

Pascale Boquet (photographie ci-dessous) aborde les pièces de cette anthologie avec le naturel immédiatement séduisant que lui autorise sa fréquentation assidue et attentive de la musique du XVIe siècle et c’est avec beaucoup de plaisir qu’on lui emboîte le pas durant la presque heure et quart que dure ce récital. Il me semble qu’elle l’a construit dans un double but, cherchant à la fois l’agrément de l’auditeur, mais aussi son instruction, les œuvres proposées offrant au moins un exemple de chaque partie du répertoire où l’on a composé pour le luth, tandis que la mise en miroir entre France et Italie fait apparaître les subtils jeux d’échos mais aussi les différences qui se tissent entre elles. pascale boquet gerard proustCes deux objectifs sont pleinement atteints, grâce à l’intelligence et à l’inventivité d’une musicienne en pleine possession de ses moyens techniques qui, sur deux superbes instruments, au grain bien restitué par la prise de son, signés par le luthier Didier Jarny, fait assaut de souplesse comme de clarté dans la conduite de polyphonies parfois touffues et trouve immanquablement le ton juste pour caractériser chacune des pièces, qu’il s’agisse de l’humeur tendre ou piquante des chansons ou du dynamisme des danses, dont la nature rythmique est judicieusement soulignée par le recours partiel à la guiterne (guitare Renaissance). La modestie de Pascale Boquet, sans nul doute aiguisée par son rôle habituel d’accompagnatrice, la conduit, tout en conservant une incontestable maîtrise du flux musical et en lui imprimant une marque personnelle faite de beaucoup de subtilité et d’une remarquable capacité à faire jaillir de splendides couleurs des chœurs qu’elle touche, à s’effacer devant les partitions en ne les surchargeant jamais et en les laissant aller leur cours le plus librement possible, ce qui, dans les pièces les plus méditatives, permet de véritables instants de poésie. C’est peut-être dans cette sensation d’intimité que transmet le dialogue entre la musicienne et ses instruments que réside une des grandes réussites de cet enregistrement qui nous transporte dans l’univers à la fois plein de raffinement et d’une affabilité sans apprêts que l’on peut imaginer être celle d’un concert donné pour quelques familiers au cœur du XVIe siècle.

Je vous recommande donc chaleureusement ce magnifique florilège signé par Pascale Boquet qui rend splendidement justice à la musique pour cordes pincées italienne et française de la Renaissance et constitue une introduction assez idéale pour la faire connaître et surtout aimer. Malgré sa distribution confidentielle, il faut souhaiter que cette réalisation réussisse à trouver l’audience la plus large possible, condition nécessaire pour permettre à la Société française de luth d’en entreprendre d’autres aussi importantes, qu’il s’agisse du répertoire français, où des découvertes restent encore à effectuer, ou allemand, encore si scandaleusement négligé.

 

du mignard luth pascale boquetDu mignard Luth… Fantaisies, chansons et danses françaises et italiennes de la Renaissance pour luth et guiterne

 

Pascale Boquet, luth à 7 chœurs (Didier Jarny, Tours, 2003) & guiterne à 4 chœurs* (Didier Jarny, Tours, 2002)

 

1 CD [durée totale : 73’42”] Société française de luth SFL 1105. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Giovanni Antonio Casteliono (éditeur), Pavana & Saltarello (1536)

2. Perino Fiorentino, Fantasia prima (1547)

3. Pierre Phalèse & Jean Bellère (éditeurs), Branle d’Écosse (1570)*

4. Adrien Le Roy (éditeur), M’amye est tant honneste (chanson originale de Pierre Sandrin, arrangement publié en 1559)

 

Illustrations complémentaires :

Bartolomeo Veneto (documenté à partir de 1502-Milan, 1531), Femme jouant du luth, c.1530. Huile sur bois, 55,88 x 41,27 cm, Los Angeles, Getty Museum.

La photographie de Pascale Boquet est de Gérard Proust, utilisée avec autorisation.

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7 juillet 2011 4 07 /07 /juillet /2011 08:09

 

diabolus in musica 02 juillet 2011

Diabolus in Musica, 2 juillet 2011.

 

festival couleurs d ete saisons musicales saint-cosme 2011En dépit des réalisations, saluées en leur temps, de Thomas Binkley (1970), Paul van Nevel (1980), Alla Francesca (1993) ou Mala Punica (1997), le nom de Johannes Ciconia reste toujours assez ignoré, hors du public averti, et n’encombre pas non plus l’affiche des concerts de musique médiévale. Le bonheur de le voir apparaître sur celle du Festival « Couleurs d’été », organisé par le Conseil général d’Indre-et-Loire au Prieuré de Saint-Cosme, se doublait de celui d’entendre l’ensemble Diabolus in Musica, dont l’expertise est goûtée par un nombre croissant d’amateurs, en servir la presque totalité de la production sacrée. Si, pour les raisons de déficience de communication institutionnelle déjà évoquées dans une précédente chronique, l’auditoire n’était pas aussi fourni qu’on aurait pu le souhaiter en cette soirée du 2 juillet 2011, la qualité d’écoute et la joie dont il a fait montre ont signé une nouvelle indiscutable réussite pour les chantres dirigés par Antoine Guerber.

 

La monographie fondatrice qui lui a été consacrée, en 1960, par la musicologue belge Suzanne Clercx a permis à la figure de Ciconia d’émerger des limbes même si, comme l’expliquait fort justement, en préambule au concert, Philippe Vendrix, directeur du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance ayant dirigé un ouvrage dédié au compositeur en 2003, il faut se résoudre à ce que les lacunes des sources documentaires laissent définitivement de nombreux pans de sa biographie dans l’ombre. Il est maintenant établi que notre musicien, fils d’un chanoine bien prébendé, est né à Liège sous le patronyme de Chywogne ou Cigogne, sans doute dans les années 1370. Il semble qu’il ait quitté sa ville natale vers 1385, date à laquelle son nom apparaît pour la dernière fois dans ses archives, pour gagner l’Italie, où sa présence est attestée en 1391. A-t-il auparavant séjourné à Paris pour y suivre les cours de l’université, comme peut le laisser supposer le titre de magister associé à son nom ? Toujours est-il qu’il va entrer au service d’importants personnages, tout d’abord, sans doute à Rome, le cardinal Philippe d’Alençon jusqu’en 1397, puis probablement Giangaleazzo Visconti à Pavie jusqu’aux alentours de 1401, date à laquelle un document le mentionne à Padoue, sous le patronage de l’archiprêtre Francisco Zabarella. Vicaire attaché à la cathédrale dont il est, signe de la considération dont il jouissait, le premier étranger à être admis au chapitre, il y chante et y compose mais fait également œuvre de théoricien, produisant deux traités (Nova Musica, 1408 et De proportionibus, 1411) où il se révèle, contrairement à l’image que donne sa musique, plutôt conservateur. La dernière trace que laisse le compositeur est une signature sur un acte notarié du 10 juin 1412 ; le 13 juillet de la même année un nouveau vicaire est nommé « à la suite de la mort de Johannes Ciconia. »

J’aurai probablement l’occasion d’y revenir plus en détail dans quelques semaines, mais les pièces proposées lors du concert donnaient un excellent aperçu de la richesse et de la variété de la production de Ciconia. Outre qu’il maîtrise tous les styles d’écriture en usage à son époque et se montre aussi à l’aise lorsqu’il se coule dans les modèles franco-flamands, principalement dans les mouvements de messe, ou italiens, comme dans les motets, ces deux manières se mêlant pour mieux se féconder mutuellement, il fait preuve d’une inventivité mélodique assez époustouflante et d’un goût prononcé pour les expérimentations sonores, y compris dans les formes plus stéréotypées que sont les parties de l’Ordinaire liturgique. Sans nul doute au fait des recherches formelles menées par les compositeurs de ce que les musicologues ont nommé Ars subtilior qui se distinguent, pour résumer à grands traits, par des tournures de plus en plus complexes frôlant parfois la préciosité, il use avec un art consommé des contrastes rythmiques et des chromatismes, tout en conservant à ses pièces beaucoup de souplesse et d’animation, ce qui démontre une parfaite assimilation du style des madrigali de Jacopo da Bologna (fl.1339-1360) ou des ballate de Francesco Landini (c.1325-1397), ainsi que des œuvres sacrées d’Antonio Zacara da Teramo (c.1350/60-c.1413/16), qui, présent à Rome en même temps que lui, eut sans doute sur son jeune collègue une influence non négligeable.

Il est peu de dire que les chanteurs de Diabolus in Musica ont su rendre justice à ces compositions à la fois denses et subtiles, tant leur prestation a été, tout au long du concert, une suite d’émerveillements. Une des grandes qualités d’Antoine Guerber est la fidélité ; il travaille avec la même équipe vocale depuis plus de quinze ans, et connaît donc parfaitement les capacités de chacun de ses chantres  qu’il sait pousser à donner le meilleur d’eux-mêmes quel que soit le répertoire abordé. Fort logiquement, c’est le constat d’un équilibre et d’une lisibilité supérieurement instaurés et maintenus entre les différentes voix, parfaitement utilisées et appariées, qui s’impose dès les premières œuvres, et procure à l’auditeur un sentiment d’évidence et de justesse absolues. Les sopranos Aïno Lund-Lavoipierre et Axelle Bernage, le plus souvent accompagnées de façon aussi experte qu’attentive par Guillermo Perez à l’organetto, interprètent les motets avec une aisance vocale assez stupéfiante, mettant une technique impeccablement rompue aux usages du répertoire médiéval au service d’une émotion à la fois décantée et sensuelle. Les lignes vocales qu’elles déploient, souvent très haut et avec une infinie souplesse, se poursuivent, se répondent et s’emmêlent en délivrant une incroyable impression de luminosité qui parfois confine à la grâce (O virum ou Albane). La partie masculine de l’ensemble, composée des ténors Raphaël Boulay et Olivier Germond, du baryton-basse Emmanuel Vistorky et de la basse Philippe Roche, se voit, elle, majoritairement confier les mouvements de messe dans lesquels elle n’appelle également que des éloges. Assumant chacun à leur tour la conduite des pièces, toutes sans accompagnement instrumental, les chanteurs élaborent un tissu musical très cohérent, au sein duquel chaque personnalité vocale peut néanmoins s’épanouir et faire valoir ses propres couleurs sans créer  de déstabilisation, et dont la vigueur, le raffinement, le souci de varier les climats préservent ces Gloria et Credo du piège de l’uniformité. Notons que tous ont été également convaincants hors de leur domaine principal, les femmes en faisant s’envoler un Gloria spiritus et alme n°6 aux aigus périlleux, les hommes en magnifiant la noblesse du motet O Padua qui terminait le concert, et se sont attachés, avec une incontestable réussite, à rendre palpable le caractère parfois très audacieux et novateur de la musique de Ciconia (magnifique gestion des dissonances), ainsi que la clarté de sa facture. Cette réussite n’aurait, bien entendu, pas été possible sans le travail préparatoire, que l’on devine extrêmement précis et intense, effectué par Antoine Guerber avec son ensemble. On y retrouve cette immédiate intelligence du répertoire et cette humilité face à la musique fondées sur une profonde réflexion, un véritable respect des sources et le refus de l’effet facile qui marquent, depuis ses débuts, les interprétations de Diabolus in Musica. Après le silence recueilli dans lequel s’est déroulé tout le concert, les applaudissements fournis et ponctués de bravos qui ont suivi la dernière note disaient assez le bonheur et la reconnaissance d’un public conscient d’avoir participé à un moment d’exception.

 

Cette prestation de très haut niveau laisse particulièrement bien augurer d’un des projets les plus ambitieux annoncés pour la rentrée dans le domaine de la musique ancienne, l’intégrale de l’œuvre de Johannes Ciconia, dont la parution est annoncée le 25 août 2011 chez Ricercar, qui a eu la gentillesse d’en dévoiler deux extraits pour les lecteurs de Passée des arts. Il ne fait guère de doute que sa partie sacrée, confiée par Jérôme Lejeune à Diabolus in Musica et chantée presque totalement lors de cette soirée au Prieuré de Saint-Cosme, ne manquera pas d’ouvrir de nouvelles et passionnantes perspectives sur ce magnifique compositeur encore trop méconnu, et, peut-être, contribuera à lui donner la place qu’il mérite au répertoire.

 

Johannes Ciconia (c.1370-1412), Opera sacra. Motets et mouvements de messe.

 

Diabolus in Musica :
Aïno Lund-Lavoipierre, Axelle Bernage, sopranos. Raphaël Boulay, Olivier Germond, ténors. Emmanuel Vistorky, baryton-basse. Philippe Roche, basse.
Guillermo Perez, organetto
Antoine Guerber, direction

 

Accompagnement musical :

1. Credo n°4
Raphaël Boulay, Olivier Germond, ténors. Emmanuel Vistorky, baryton-basse. Philippe Roche, basse.

2. Albane, misse celitus/Albane doctor maxime, motet
Aïno Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau, sopranos. Guillermo Perez, organetto.

 

Diabolus in Musica
Antoine Guerber, direction

 

johannes ciconia opera omnia diabolus in musica la morraJohannes Ciconia, Opera Omnia (intégrale de l’œuvre). 2 CD Ricercar RIC 316, à paraître le 25 août 2011. Ce disque peut être précommandé en suivant ce lien.

 

Je remercie très chaleureusement Ricercar de m’avoir autorisé à utiliser les extraits musicaux et le visuel du coffret qui accompagnent cette chronique.

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4 juillet 2011 1 04 /07 /juillet /2011 10:11

 

ensemble jacques moderne par gerard proust

Ensemble Jacques Moderne, 30 juin 2011.
Photographie de Gérard Proust.

 

festival couleurs d ete saisons musicales saint-cosme 2011Depuis quelques années, le festival « Couleurs d’été » propose aux amateurs de musique ancienne une série de concerts se déroulant tout au long du dernier week-end de juin dans le cadre idoine du Prieuré de Saint-Cosme où, rappelons-le, mourut Ronsard dans la nuit au 27 au 28 décembre 1585. Si l’on applaudit sans réserves à ces saisons musicales organisées par le Conseil général d’Indre-et-Loire, il est permis d’être dubitatif, pour ne pas dire mécontent, en constatant que la communication autour de cette manifestation est très loin d’être efficace et hypothèque de facto sa fréquentation. Il est ainsi tout à fait déplorable que l’Ensemble Jacques Moderne, dont le succès du récent disque consacré à Domenico Scarlatti atteste de l’audience grandissante, ait fait, le jeudi 30 juin 2011, l’ouverture de ce festival devant une audience plutôt clairsemée ; par bonheur, elle fut également enthousiaste.

 

Centré sur deux cités de l’actuelle Saxe, l’Itinéraire en Allemagne baroque proposé par Joël Suhubiette conduisait les auditeurs principalement à Leipzig, avec un petit détour par Dresde, au travers d’œuvres signées Johann Hermann Schein (1586-1630), Heinrich Schütz (1585-1672) et Johann Sebastian Bach (1685-1750), et mettait en relief le dialogue existant entre celles des deux premiers musiciens et les traces qui en sont toujours perceptibles chez le troisième que l’on considère, non sans raison, comme l’achèvement d’une tradition née dans les premières années du XVIIe siècle.

Nul compositeur n’illustre peut-être mieux la profonde pénétration de la musique italienne en terres germaniques que Schein car s’il ne fit, contrairement à Schütz, aucun séjour dans la Péninsule, il n’en plaça pas moins nombre de ses recueils ouvertement sous son égide, qu’il s’agisse de la première partie de l’Opella nova de 1618 mais surtout d’Israels Brünnlein (Fontaine d’Israël) de 1623, dont le double titre Fontana d’Israel et l’indication « auf einer italian madrigalische Manier » (« à la manière d’un madrigal italien ») ont presque valeur de manifeste. Les vingt-six madrigaux composés par Schein sur des textes bibliques en allemand sont fascinants, car ces pièces à cinq voix (sauf une à six) utilisent tout l’arsenal technique et rhétorique mis au point en Italie une vingtaine d’années auparavant : adjonction d’une basse continue, contrastes dynamiques accentués, utilisation, entre autres, de chromatismes ou de dissonances pour exalter les affects portés par le texte. Publiée par Schütz en 1648, alors que venait de faire rage une polémique opposant Marco Scacchi (c.1600-c.1681/87) et Paul Siefert (1586-1666) à propos, entre autres, de l’impact des styles nationaux sur la musique contemporaine, la Geistliche Chormusik est sous-tendue, elle aussi, par une esthétique fortement imprégnée d’italianisme, mais dont le pouvoir de fascination apparaît nettement plus tempéré que chez Schein. Composé de vingt-neuf motets allemands dédiés au conseil municipal de Leipzig, ce recueil peut être considéré comme une tentative réussie de trouver un point d’équilibre entre l’expressivité ultramontaine et la rigueur du contrepoint germanique. Le motet Jesu, meine Freude de Johann Sebastian Bach, œuvre d’une complexité et d’une maîtrise impressionnantes, a, lui, sans doute été primitivement composé durant le séjour du compositeur à Weimar (1708-1717), puis repris à Leipzig (1723-1750) pour acquérir la forme définitive que nous lui connaissons aujourd’hui. Aboutissement des recherches des générations précédentes, l’économie de moyens dont il fait montre permet de saisir instantanément les liens qui le rattachent à ce passé dont il se souvient de la leçon, particulièrement en matière d’illustration des mots du texte (« kracht und blitzt » « Elend, Not, Kreuz, Schmach und Tod », entre autres), tout en la portant à un degré de raffinement inouï, les mécanismes rhétoriques (utilisation des mélodies de choral, circulation des motifs entre les différentes voix) qui architecturent la pièce étant organisés avec une précision et une intelligence stupéfiantes.

 

Dès les premiers instants du concert, l’investissement de l’Ensemble Jacques Moderne fait merveille et happe l’auditeur. Joël Suhubiette a choisi d’interpréter la totalité du programme à deux chanteurs par partie, et si cette option peut apparaître discutable pour Israels Brünnlein, dont un traitement avec voix solistes convient parfaitement à la dimension madrigalesque, force est de reconnaître qu’elle est défendue avec un brio et une conviction tels qu’ils balaient les réserves. La netteté des attaques, la lisibilité des lignes vocales, l’attention portée à l’intelligibilité du texte sont indiscutables tout au long de ce récital et quelques minimes flottements dans Jesu, meine Freude ne ternissent pas le souvenir d’un Schein et d’un Schütz délivrés avec une autorité, une maîtrise et une sensibilité formidables. La vision d’Israels Brünnlein entendue ce soir me semble arrivée à complète maturité, comme tend à le démontrer la façon dont les chanteurs dominent les madrigalismes torturés de Die mit Tränen säen (« Ceux qui sèment dans les larmes ») ou rendent justice à la légèreté de Freue dich des Weibes deiner Jugend (« Mets ta joie dans la femme de ta jeunesse ») ou à l’allégresse d’Ich freue mich im Herren (« Je me réjouis en l’Éternel »). L’approche de l’ensemble, conjuguant franchise des accents, finesse de la caractérisation et souplesse de la conduite vocale, dosant supérieurement théâtralité de la déclamation et concentration sur la Parole, rend réellement justice aux multiples visages d’un recueil où accents de la Réforme et de la Contre-Réforme se nourrissent mutuellement. Les mêmes qualités se retrouvent dans les trois motets extraits de la Geistliche Chormusik de Schütz, qui, des contrastes de Die mit Tränen säen (SWV 378), dont le sombre début finit par s’épanouir en un rythme véritablement dansant sur les mots « kommen mit Freuden » (« reviennent avec allégresse »), à l’humble supplication de Herr, auf dich traue ich (« Seigneur, je mets ma confiance en toi », SWV 377) et à un So fahr ich hin zu Jesu Christ (« Ainsi, je pars vers Jésus Christ », SWV 379) débordant d’espoir dès ses premières mesures, révèlent les affinités des musiciens avec l’univers du Sagittarius, ainsi que dans Jesu, meine Freude de Bach, dont la progression et les effets dramatiques sont très bien restitués. Galvanisés par la direction très expressive, par instants presque chorégraphique, de Joël Suhubiette, les chanteurs, techniquement solides, font preuve d’autant de réactivité que d’homogénéité, suivant sans faillir le geste ample et précis de leur chef. Il en va de même pour les trois instrumentistes ; Hendrike Ter Brugge au violoncelle et Manuel de Grange au théorbe parent la basse continue de très belles couleurs, tandis qu’Emmanuel Mandrin, toujours aussi inspiré à l’orgue, assure un soutien infaillible à l’ensemble tout en réalisant ponctuellement des ornementations particulièrement bienvenues.

 

Ce concert très réussi confirme donc, à mes yeux, l’Ensemble Jacques Moderne comme un serviteur particulièrement inspiré de la musique allemande du XVIIe siècle, ce qui transparaissait déjà dans son remarquable disque consacré, en 2007, à Dietrich Buxtehude, aujourd’hui malheureusement indisponible et que Ligia Digital serait bien avisé de rééditer. Il reste à souhaiter que la troupe dirigée avec passion et intelligence par Joël Suhubiette depuis plus de 15 ans pourra enregistrer cet Israels Brünnlein dans lequel il a tant à nous dire et qu’il donnera d’ailleurs en concert sur les terres de Schütz, à Erfurt, Dresde et Bad Köstritz, au début du mois d’octobre prochain.

 

Itinéraire en Allemagne baroque : Johann Hermann Schein (1586-1630), Israels Brünnlein (extraits, nos 1-3, 7, 10, 14, 17). Heinrich Schütz (1585-1672), Geistliche Chormusik (extraits, SWV 377-379). Johann Sebastian Bach (1685-1750), Jesu, meine Freude, motet BWV 227.

 

Ensemble Jacques Moderne :
Axelle Bernage, Anne Magouët, Karine Sérafin, Julia Wischniewski, sopranos. Philippe Barth, Cécile Pilorger, altos. David Lefort, Marc Manodritta, ténors. Didier Chevalier, Christophe Sam, basses.

Hendrike Ter Brugge, violoncelle. Manuel de Grange, théorbe. Emmanuel Mandrin, orgue.

Joël Suhubiette, direction

 

Accompagnement musical :

Dietrich Buxtehude (c.1637-1707), Der Herr ist mit mir, concert spirituel BuxWV 15

 

Ensemble Jacques Moderne
Joël Suhubiette, direction

 

dietrich buxtehude jesu meine freude ensemble jacques moderJesu, meine Freude, 1 CD Ligia Digital Lidi 0202183-07. Indisponible.

 

Je remercie chaleureusement Gérard Proust de m’avoir autorisé à utiliser un de ses superbes clichés et Kabil Zerouali de m’avoir procuré un exemplaire du disque Buxtehude.

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30 juin 2011 4 30 /06 /juin /2011 16:48

 

george lambert chiswick vue de la terrasse de la cascade

George Lambert (Kent ? 1700 ?-Londres, 1765),
figures attribuées à William Hogarth (Londres, 1697-1764),
Vue de la terrasse de la cascade, Chiswick House
, 1742.

Huile sur toile, 81 x 104 cm, Londres, Chiswick House.
(Photo © English Heritage Photo Library/Chiswick House & Gardens Trust)

 

La musique anglaise de la première moitié du XVIIIe siècle a eu bien du mal à émerger de l’ombre projetée sur elle par un ogre nommé Georg Friedrich Händel, et il a fallu la vague de curiosité née du mouvement « baroqueux » pour que réapparaisse une foule de noms jusqu’alors condamnés à l’obscurité mais qui furent pourtant tout aussi, voire parfois plus loués que celui du Caro Sassone. Parmi ceux-ci, l’ensemble bruxellois Les Muffatti a choisi Giuseppe Sammartini, auquel il consacre aujourd’hui une anthologie publiée par Ramée et intitulée Concertos & Overtures.

Dire que Giuseppe Sammartini est un parfait inconnu est inexact, puisqu’une partie de son œuvre a connu les honneurs de l’enregistrement, particulièrement ses sonates pour instruments à vents et ses concertos pour orgue. Il reste néanmoins beaucoup à découvrir sur ce compositeur né en 1695 dans une famille de musiciens d’origine française installée depuis peu à Milan, qui suivit les traces de son père, Alexis Saint-Martin, en choisissant, comme lui, de pratiquer le hautbois. Il acquit une telle maîtrise de cet instrument qu’elle lui valut d’être invité à Venise dès 1715 puis, sans doute, à Londres en 1723 et 1724, avant de faire l’admiration de Johann Joachim Quantz (1697-1773), pourtant fort peu porté à l’indulgence, qui l’entendit lors d’un concert vénitien en 1726 et en demeura durablement ébloui. Les raisons qui poussèrent Giuseppe à quitter son pays natal pour aller s’installer en Angleterre contrairement à son cadet, Giovanni Battista (c.1700/01-1775) qui fit, lui, une brillante carrière de maître de chapelle à Milan, sont obscures. Il est probable que le relatif déclin qui commençait à toucher la musique instrumentale en Italie, les esprits étant alors tout accaparés par l’opéra, y soit pour quelque chose, même s’il n’empêchera pas Giovanni Battista de léguer à la postérité un volume appréciable de symphonies dont l’influence sera importante quant à l’élaboration, via son élève Gluck et les conseils prodigués à Johann Christian Bach (1735-1782) et Mozart, du style classique, et que la concurrence que pouvait représenter un frère bien doué soit également entrée en ligne de compte. philip mercier frederick prince de galles et ses soeursToujours est-il qu’en 1729, après un crochet par la cour de Bruxelles l’année précédente, Giuseppe s’installe définitivement à Londres où il connaît, à l’opéra comme au concert, un grand succès en tant que virtuose du hautbois, doublé d’une reconnaissance de son statut de compositeur, ses recueils finissant, après une période d’adaptation aux exigences du public, par bien se vendre. Entré au service du prince Frederick de Galles en 1736, en qualité de maître de musique de sa femme et de ses filles, mais également de directeur de sa musique de chambre, Giuseppe Sammartini conserve ce poste jusqu’à sa mort survenue subitement en novembre 1750.

Sa musique instrumentale, telle qu’elle apparaît dans cet enregistrement très complet, est un kaléidoscope fascinant qui, au même titre que nombre de pages signées par Charles Avison (1709-1770), Thomas Arne (1710-1778) ou William Boyce (1711-1779), s’enracine profondément dans la jeune tradition inaugurée par Francesco Geminiani (1687-1762), dont les premiers Concerti grossi d’après Corelli sont publiés en 1726, et l’inévitable Händel, dont l’Opus 6 paraît en 1739, tout en regardant déjà au-delà, vers le style combinant fluidité « galante » et clarté déjà classique d’un Johann Christian Bach (installé à Londres en 1762), teinté, ça et là, des élans préromantiques qui commençaient déjà à agiter la musique d’Allemagne du Nord. Bien sûr, il ne faut pas demander à ces œuvres autre chose que ce qu’elles peuvent offrir ; conçues pour l’agrément d’un public choisi, elles font, la plupart du temps, primer la légèreté et la virtuosité sur l’effusion personnelle, quand bien même quelques nuages, particulièrement dans les partitions en mode mineur, viendraient assombrir un horizon généralement assez riant. Il convient cependant de ne pas se laisser abuser par cette apparence de facilité, car un peu d’attention dévoile l’art d’un compositeur parfaitement maître de son métier et suffisamment intelligent pour parvenir à brasser tous les styles musicaux avec lesquels il a pu être en contact grâce aux voyages effectués et aux contacts noués durant sa carrière. Conjuguant le goût du chant de son Italie natale avec la solennité et l’élégance françaises tout en les adaptant au goût du public anglais pour une tempérance laissant leur place au brillant et à la surprise, ses œuvres sont de passionnants témoignages d’une époque où du baroque marcescent étaient en train de naître les prémices du classicisme et du romantisme.

L’ensemble Les Muffatti (photographie ci-dessous), dont les précédentes réalisations consacrées, chez le même éditeur, à Georg Muffat et Johann Christoph Pez avaient été saluées pour leurs hautes qualités, nous offre avec cette anthologie dédiée à Sammartini un nouveau disque de grande classe. Il déconcertera sans doute ceux qui pensent que la musique anglaise du deuxième quart du XVIIIe siècle doit sonner avec la violence et la sécheresse affichées par Café Zimmermann dans son décevant enregistrement consacré aux concertos contemporains d’Avison, mais ravira ceux pour qui la vigueur n’exclut ni la mesure, ni les demi-teintes. Il me semble, en effet, qu’une des réussites incontestables de cette entreprise, qui a malheureusement échappé à l’écoute trop cursive de certains critiques « officiels », est d’entrer parfaitement en résonnance avec les autres expressions artistiques contemporaines, qu’il s’agisse de la peinture (Hogarth, Lambert, Hayman) ou des jardins (Spring Gardens, Chiswick Gardens), en offrant une interprétation où s’équilibrent parfaitement les exigences de solidité et de clarté préclassiques, les frissons préromantiques et les derniers feux du baroque. les muffattiLes musiciens composant Les Muffatti, tous dotés de très solides capacités techniques, font preuve d’une écoute mutuelle, d’une réactivité et d’une souplesse remarquables qui leur permettent de faire vivre la musique de Sammartini avec ce qu’il faut d’allant mais aussi de naturel, sans jamais se sentir obligés de presser le pas ou de solliciter le texte à outrance. Leur lecture fait, de façon tout à fait pertinente, le pari des nuances et du raffinement, avec une texture orchestrale qui conjugue malléabilité, densité et transparence, une esthétique parfaitement relayée par la prise de son d’orfèvre ciselée par Rainer Arndt, dont la splendide ampleur acoustique ne sacrifie rien de la précision dans le rendu des timbres et des lignes. Il faut saluer aussi le dynamisme du concertino mené d’archet de maître par le premier violon Sophie Gent, ainsi que les interventions solistes de Benoît Laurent, dont le hautbois lumineux et fruité fait des merveilles de sensualité, d’humour et de sensibilité dans les deux concertos dédiés à son instrument, sans oublier les deux cornistes Bart Aerbeydt et Michiel van der Linden qui caracolent brillamment dans l’Ouverture en sol majeur sur laquelle se referme le disque. Peter Van Heyghen mène ses troupes avec beaucoup de finesse et de détermination, mettant en valeur avec une indiscutable intelligence, qui en dit long sur la qualité du travail préparatoire effectué sur les partitions et le contexte de leur création, les détails et les trouvailles d’une écriture plus riche et surprenante que ce qu’une approche superficielle pourrait laisser supposer.

Je vous recommande donc cette excellente anthologie consacrée à Giuseppe Sammartini par Les Muffatti qui conjugue à merveille les plaisirs, celui de la découverte d’un répertoire rare – sept inédits sur huit pièces enregistrées – et de la dégustation d’une musique pleine d’esprit et d’élégance. Les amateurs curieux et exigeants ne manqueront pas de continuer à suivre avec la plus grande attention le passionnant et ambitieux travail de redécouverte de pans négligés du répertoire que propose cet ensemble.

 

giuseppe sammartini concertos overtures les muffatti benoitGiuseppe Sammartini (1695-1750), Concertos & Overtures.
Concerti grossi pour cordes & basse continue en la majeur
, op.2 n°1, en la mineur, op.5 n°4, en mi mineur, op.11 n°5. Concertos pour hautbois, cordes & basse continue en ut majeur et en sol mineur, op.8 n°5. Ouvertures pour cordes & basse continue en fa majeur, op.10 n°7, en ré majeur, op.10 n°4, pour deux cors, cordes & basse continue en sol majeur, op.7 n°6.

 

Benoît Laurent, hautbois
Les Muffatti
Peter Van Heyghen, direction

 

1 CD [durée totale : 79’14”] Ramée RAM 1008. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Concerto grosso pour cordes & basse continue en la mineur, op.5 n°4 :
Allegro

2. Ouvertures pour deux cors, cordes & basse continue en sol majeur, op.7 n°6 :
Minuetto Allegro – [2do Minuet]

3. Ouverture pour cordes & basse continue en ré majeur, op.10 n°4 :
Andante

4. Concerto pour hautbois, cordes & basse continue en ut majeur :
Allegro assai

 

Illustration complémentaire :

Philip Mercier (Berlin, 1689/91 ?-Londres, 1760), Frederick de Galles et ses sœurs, 1733. Huile sur toile, 45,1 x 57,8 cm, Londres, National Portrait Gallery.

La photographie des Muffatti est de Tomoe Mihara, utilisée avec autorisation.

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26 juin 2011 7 26 /06 /juin /2011 15:23

 

la reveuse 23 06 2011 gerard proust

La Rêveuse, 23 juin 2011. Photographie de Gérard Proust.

 

Le Festival de la Grange de Meslay-Fêtes musicales en Touraine, créé en 1964 à l’initiative du pianiste Sviatoslav Richter constitue un rendez-vous goûté des mélomanes qui célèbre, dans une ambiance de bienveillance teintée de distance typique du public local, ce que l’on appelait, il y a quarante ans, la « grande musique », majoritairement, donc, les œuvres célèbres des XIXe et XXe siècles. Le concert de l’ensemble La Rêveuse, qui s’est déroulé dans la soirée du 23 juin 2011, se situait doublement en marge des habitudes de cette manifestation, non seulement par son heureuse délocalisation vers la merveilleuse acoustique du réfectoire partiellement roman du Prieuré de Saint-Cosme, mais surtout par l’ancrage de son programme dans la musique française du Grand Siècle.

La première partie du concert était dévolue à Sébastien de Brossard (1655-1730), dont les amateurs de musique baroque connaissent hélas généralement plus, aujourd’hui, le rôle déterminant qu’il joua dans la préservation de larges pans du répertoire que les œuvres qu’il composa.  Pourtant, ses facultés d’assimilation des principaux idiomes musicaux de son temps, italien, germanique et français, font de celui qui échoua systématiquement à s’installer à Paris et dut se résoudre à faire sa carrière à Strasbourg (1687-1698) puis à Meaux (1698-1715), un compositeur passionnant. L’Oratorio sopra l’Immaculata Conceptione Della B. Vergine et le Dialogus Pœnitentis Animæ cum Deo, respectivement de la période de Meaux et de la fin de celle de Strasbourg, montrent à quel point le musicien a su comprendre et digérer l’exemple de ses prédécesseurs, Giacomo Carissimi (1605-1674) pour l’Oratorio, Henry du Mont (1610-1684) pour le Dialogus, tout en étant extrêmement attentif aux tendances plus « modernes » de son temps, particulièrement le souci accordé à la théâtralisation des affects exprimés par les textes. Reprenant une partie du programme de son récent enregistrement dans une distribution presque similaire, La Rêveuse confirme sur scène l’excellence de sa prestation discographique et ses affinités avec la musique de Brossard. Dès la Sonatina qui ouvre l’Oratorio, le ton juste est trouvé, celui du divertissement spirituel propre à charmer autant qu’à édifier, à la fois théâtre et prière, exact reflet des tableaux religieux produits à la même époque, ceux de Jean Jouvenet ou d’Antoine Coypel. Mobilisant instantanément leurs ressources et les déployant avec toujours plus de conviction au fil des minutes, chanteurs et instrumentistes exaltent les contrastes marqués voulus par le compositeur dans l’Oratorio, de la tendre prière en duo « Sordes ablue » dans laquelle s’équilibrent parfaitement les tempéraments, l’un méditatif, l’autre plus ardent, d’Eugénie Warnier et d’Isabelle Druet, à l’exaltation du trio « Victor retunde », où Vincent Bouchot se joint très efficacement aux deux chanteuses, ou au chœur d’Adam et des Ancêtres, parcouru de douloureuses dissonances rendues avec une maîtrise certaine par Jeffrey Thompson, Benoît Arnould et Vincent Bouchot. Le Dialogus est, par sa structure même, moins spectaculaire, puisqu’il ne mobilise que deux chanteurs, mais Isabelle Druet et Jeffrey Thompson parviennent à incarner si pleinement, l’une une Âme pénitente pleine de l’ambiguïté des Madeleine baroques dont la repentance se tient sur le fil ténu qui sépare la contrition de l’extase, l’autre un Dieu dispensant avec beaucoup de justesse distance et douceur, que l’on n’a pas un instant l’impression d’entendre de sèches allégories mais bien deux êtres de chair et de sang qui se séduisent et s’enflamment mutuellement, cette sensation culminant dans le dialogue « O Pater mi ! O dilecta anima ! Veni, veni » dont le caractère haletant prend ici une dimension sensuelle presque érotique totalement en situation.

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) est, réutilisation du Prélude en Rondeau de son Te Deum comme indicatif de l’Eurovision oblige, mieux connu du public que Brossard, à qui il souffla d’ailleurs, en 1698, le poste de maître de musique de la Sainte-Chapelle. Compositeur prolifique de ces Histoires sacrées dont il avait appris la science à Rome auprès de Carissimi, son Mors Saülis et Jonathæ, composé au début des années 1680 pour les Jésuites, précède de quelques années sa tragédie biblique David & Jonathas (H.490), représentée au Collège Louis-le-Grand le 28 février 1688. Traversée d’échos guerriers, d’apparitions prophétiques, de sang versé, l’œuvre est assez sombre et fortement dramatique, scandée par des chœurs qui lui confèrent un indéniable caractère solennel, par instants presque terrible. Pour sa première incursion dans la musique de Charpentier, le moins que l’on puisse dire est que La Rêveuse enthousiasme sans guère de réserves. Même si l’effectif de huit solistes demandé par le compositeur n’a pu être respecté, les cinq chanteurs s’acquittent parfaitement de leurs rôles (doublés, donc, pour certains d’entre eux). Vincent Bouchot, s’il se montre peut-être un rien plus convaincant dans les imprécations de Samuel que dans les pleurs de David, incarne ces deux personnages aux caractères éloignés l’un de l’autre avec beaucoup de vaillance et de justesse, Benoît Arnould est un Saül bien chantant, mais la palme revient incontestablement à Jeffrey Thompson, dont la Maga (la pythonisse interrogée par Saül) est un véritable feu d’artifice d’affects contrastés, délivré avec un abattage vocal et théâtral stupéfiant et un jeu très fin sur les registres tragique et comique. Les chœurs, réunissant les cinq solistes, sont interprétés de façon à la fois homogène et dynamique, assumant parfaitement leur double fonction de commentaire et de relance de l’action. Il faut, enfin, saluer tout particulièrement la prestation des instrumentistes, dont la concentration, la maîtrise et la passion tout au long du concert font plaisir à voir, qu’il s’agisse des violons souples et bien timbrés de Stéphan Dudermel et Olivier Briand, des claviers tenus avec l’inventivité et la rigueur qu’on leur connaît par Bertrand Cuiller au clavecin et Emmanuel Mandrin à l’orgue, ou de la basse de viole chaleureuse de Florence Bolton et du soutien impeccable du théorbe de Benjamin Perrot, qui, tous deux, assurent la direction de l’ensemble avec autant de précision que de discrétion, ainsi qu’un sens très sûr des exigences comme des beautés de ces musiques du Grand Siècle.

 

Ce concert sonne donc comme la confirmation des qualités de l’ensemble La Rêveuse qui poursuit, depuis maintenant quelques années, l’exploration de pans méconnus du répertoire baroque avec un bonheur sans cesse croissant et un courage dont d’aucuns seraient bien avisés de s’inspirer. Compte tenu des faiblesses des quelques versions discographiques de Mors Saülis et Jonathæ existantes et du niveau de cette prestation, on espère vivement que la valeureuse équipe réunie à Tours ce soir du 23 juin 2011 aura l’opportunité de l’enregistrer dans un futur pas trop lointain.

 

Sébastien de Brossard (1655-1730), Oratorio sopra l’Immaculata Conceptione Della B. Vergine (SdB.56), Dialogus Pœnitentis Animæ cum Deo (SdB.55).

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Mors Saülis et Jonathæ, H. 403.

 

La Rêveuse :

Eugénie Warnier, dessus. Isabelle Druet, bas-dessus. Jeffrey Thompson, haute-contre. Vincent Bouchot, taille, Benoît Arnould, basse.
Stéphan Dudermel & Olivier Briand, violons. Bertrand Cuiller, clavecin. Emmanuel Mandrin, orgue.
Florence Bolton, basse de viole & direction.
Benjamin Perrot, théorbe & direction.

 

Accompagnement musical :

Sébastien de Brossard :

Oratorio sopra l’Immaculata Conceptione Della B. Vergine :
1. Sonatina
2. Trio : « Victor retunde Tartarum »
Eugénie Warnier, Isabelle Druet, Vincent Bouchot

Dialogus Pœnitentis Animæ cum Deo :

3. « O quas blanditias ! »
Chantal Santon Jeffery, Jeffrey Thompson

 

sebastien de brossard oratorios leandro la reveuse1 CD Mirare MIR 125, Incontournable Passée des arts, chronique complète disponible ici. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Je remercie chaleureusement Aline Pôté et Gérard Proust de m’avoir autorisé à utiliser une des photographies prises durant le concert.

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23 juin 2011 4 23 /06 /juin /2011 11:11

 

william dobson portrait homme thomas aylesbury

William Dobson (Londres, 1611-1646),
Portrait d’homme
(peut-être Sir Thomas Aylesbury), c.1642.

Huile sur toile, 125,5 x 99 cm, Londres, National Portrait Gallery.

 

La première apparition discographique de Bertrand Cuiller en qualité de soliste avait été un mémorable Pescodd Time (Alpha, 2006) regroupant des œuvres de Byrd, Bull et Philips interprétées au clavecin et au virginal. Après un détour, salué ici même, par l’Espagne de Scarlatti et Soler, le musicien revient, sur trois magnifiques instruments, vers son répertoire de prédilection dans une anthologie au titre quelque peu mystérieux, Mr Tomkins his Lessons of Worthe, que vient de publier le label Mirare.

 

La Bibliothèque Nationale de France conserve, sous la cote Réserve 1122, un manuscrit entièrement de la main de Thomas Tomkins, que le compositeur semble avoir compilé principalement à la fin de sa vie, entre novembre 1646 et septembre 1654, si l’on se fie aux dates portées sur certaines des pièces qui y figurent. Ces dernières se trouvent précédées par des feuillets comportant la liste d’une soixantaine de morceaux de différents compositeurs, les Lessons of Worthe (« leçons de valeur » ou « qui valent le détour », pour employer une formulation un peu plus moderne) dont ce disque offre une sélection.

Thomas Tomkins, lorsqu’il rassemble ce recueil, est un vieil homme qui a dépassé l’âge, très respectable pour l’époque, de 70 ans. Ce fils d’un maître de chœur de St David’s, au Pays de Galles, est, en effet, né dans cette petite ville en 1572 et y a vécu jusqu’aux alentours de 1586, date probable à laquelle son père rejoint la cathédrale de Gloucester en qualité de chanoine mineur. Même si les documents ne permettent pas d’être complètement affirmatif, on estime qu’il est presque certain que Tomkins a pu alors être l’élève de William Byrd (c.1539/40-1623), qu’il nomme « son vieux et révéré maître » dans la dédicace d’une de ses Songs publiées en 1622 et qui fut lui-même élève de Thomas Tallis (c.1505-1585), un autre compositeur représenté dans les Lessons of Worthe. Ce qui est, en revanche, certain, c’est qu’en 1596, Tomkins est organiste et maître de chœur à la cathédrale de Worcester, un poste qu’il conservera jusqu’en 1646. Marié en 1597 à Alice Patrick qui lui donne, en 1599, un fils unique prénommé Nathaniel, il reçoit le titre de Bachelor of Music à Oxford en 1607 avant d’être nommé gentilhomme ordinaire de la Chapel Royal en 1621, un titre honorifique qui l’oblige néanmoins à partager son temps entre Worcester et Londres. Requis, avec d’autres compositeurs, pour organiser la musique des cérémonies d’obsèques de Jacques Ier et du couronnement de Charles Ier en 1625, la qualité de ses réalisations lui vaut d’être remarqué par la cour et d’espérer, lorsque celui-ci devient vacant en 1628, le titre le plus convoité de tous, celui de compositeur ordinaire du roi, lequel échoit finalement à Alfonso Ferrabosco auquel il était réservé d’avance. william dobson portrait homme thomas aylesbury detailÀ partir des années 1639-40, Tomkins cesse ses visites à la capitale et mène à Worcester une vie bourgeoise et charitable. Cette tranquillité va être brisée net par deux événements tragiques en 1642, la mort de sa femme puis l’éclatement de la Guerre civile qui va plonger l’Angleterre dans de multiples turbulences jusqu’en 1651, avec, en point d’orgue, la décollation de Charles Ier le 29 janvier 1649, qui inspire au musicien sa pièce peut-être la plus célèbre, A sad paven – For these distracted Tymes, poignant Tombeau à la mémoire du monarque assassiné dont le manuscrit porte la date du 14 février 1649. Cette période sombre, faite de privations et de silence, s’achève pour Tomkins en 1654, année où son fils se marie et le recueille dans le manoir dont sa femme, une riche veuve, a hérité à Martin Hussingtree, au nord-est de Worcester. Après avoir passé ses dernières années à rassembler ses manuscrits, le compositeur y meurt au début du mois de juin 1656, à l’âge de 84 ans.

Outre les siennes, Tomkins a principalement retenu, dans le choix qui a présidé à l’établissement de la liste de ses Lessons of Worthe, des pièces signées par Byrd et Tallis, dont on a vu qu’ils constituaient son ascendance artistique, mais aussi du turbulent John Bull (c.1562-1628) qu’il a pu côtoyer à Oxford ou à Londres avant que ce dernier soit contraint de s’exiler aux Pays-Bas en 1613. Bull représente, en quelque sorte, le pont entre une tradition musicale fortement ancrée dans l’esthétique de la Renaissance, incarnée par Tallis, Byrd et, dans une certaine mesure Tomkins lui-même, dont les œuvres restent, dans l’esprit, assez largement tributaires de celles des maîtres du passé quand bien même la forme peut s’en émanciper, et une écriture plus « moderne » pour le clavier, très exigeante techniquement avec ses fusées et ses diminutions extrêmement rapides ainsi que ses incessants changements d’humeur. On peut dire que la remarquable longévité de Tomkins fait de lui le dernier représentant de la musique élisabéthaine et gager qu’il a sans doute eu obscurément conscience qu’un monde s’éteindrait avec lui : le panorama qu’il nous en offre, outre sa richesse documentaire, y gagne une dimension particulièrement émouvante, où point parfois, sous le foisonnement des ornements, la vitalité de la polyphonie et la rigueur du contrepoint, une mélancolie diffuse mais poignante.

Les attentes nées de ce retour de Bertrand Cuiller (photographie ci-dessous) au répertoire qui l’a fait connaître auprès du plus large public étaient importantes ; le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont totalement comblées par ce récital de très haute volée. Ce qui frappera peut-être d’emblée, c’est la virtuosité du claveciniste dont les exceptionnels moyens digitaux semblent avoir encore gagné en vélocité et en délié pour atteindre une sorte d’époustouflante évidence. Chaque ligne des polyphonies instrumentales, parfois extrêmement complexes, des œuvres proposées dans cet enregistrement est dessinée avec précision et fermeté, mais sans jamais qu’apparaisse la moindre crispation, y compris dans les passages susceptibles de pousser l’interprète dans ses derniers retranchements, comme la Chromatic Galliard de Bull ou l’Offertory de Tomkins. bertrand cuillerS’il les aborde avec tout le respect et toute l’autorité nécessaires, le geste de Bertrand Cuiller demeure toujours d’une remarquable fluidité et ne néglige jamais d’insuffler à ces musiques ce qu’il faut de densité, mais aussi de chant (Felix namque de Tallis, avec ses cinq premières minutes débordantes d’ineffable nostalgie) ou d’humour (Ut, ré, mi, fa, sol, la de Tomkins) pour en faire autre chose que de savantes constructions, autant de qualités qui éloignent son interprétation de l’effroyable sécheresse avec laquelle elles sont parfois rendues. Toutes ces qualités techniques ne seraient rien si elles n’étaient mises au service d’une véritable vision des œuvres, à la fois très cohérente et pleine de diversité et de surprises. Ici, la maestria souvent explosive s’accompagne de la plus extrême concentration, ce que démontrent superbement les deux pièces les plus étendues de ce programme, parfaitement maîtrisées et tendues dans un seul élan de la première à la dernière note, mais que ne traverse aucune instabilité en dépit de notables variations de tempos et de climats. Enregistrée avec naturel par Hugues Deschaux dans une acoustique totalement adaptée au propos, cette anthologie construite et interprétée avec autant d’intelligence que de subtilité propose une plongée à la fois exigeante et très émouvante dans l’univers d’un vieil homme qui avait sans nul doute la conviction d’avoir été le témoin privilégié et d’être l’ultime dépositaire d’un âge d’or dont il tenait à préserver la mémoire. Ce n’est pas la moindre qualité de Bertrand Cuiller d’avoir réussi, par la seule force de la conviction et de l’humilité qui nourrissent son talent, à donner chair et à faire danser, rire ou soupirer les fantômes rieurs ou pensifs qui hantent ces pages.

 

incontournable passee des artsJe vous recommande donc tout particulièrement ces Lessons of Worthe offertes avec autant de brio que de sensibilité par Bertrand Cuiller qui confirme, disque après disque, qu’il est un claveciniste majeur de notre temps, un de ceux qui, par la cohérence de leur démarche et le soin qu’ils apportent à leurs réalisations, réussissent à être de parfaits ambassadeurs de leur instrument. On attend avec confiance et enthousiasme les prochaines leçons que voudra bien nous délivrer cet artiste dont plus personne aujourd’hui ne doute de la valeur.

 

mr thomas tomkins his lessons of worthe byrd bull tallis beMr Tomkins his Lessons of Worthe, pièces pour clavier de William Byrd (c.1539/40-1623), John Bull (c.1562-1628), Thomas Tomkins (1572-1656) et Thomas Tallis (c.1505-1585).

 

Bertrand Cuiller, clavecins (Philippe Humeau d’après des modèles italiens, pour les pièces en la *, et Malcolm Rose d’après Lodewijk Theeuwes, 1579, pour les pièces en sol **) et claviorganum (Philippe Humeau et Étienne Fouss, pour les pièces en ré ***)

 

1 CD [durée totale : 58’18”] Mirare MIR 137. Incontournable Passée des Arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. John Bull : Chromatic Galliard *

2. William Byrd : Pavan Sir William Petre **

3. Thomas Tomkins : Ground (Musica Britannica, 40) ***

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