
Flore, 1559.
Huile sur panneau de chêne, 113 x 113 cm,
Hambourg, Kunsthalle.
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Une des raisons pour lesquelles les musiques anciennes demeurent un champ d’investigations passionnant est que nul ne peut prétendre y détenir de vérité absolue, l’éloignement temporel et les lacunes des sources laissant ouvert un nombre important d’hypothèses. En 1995, l’ensemble Doulce Mémoire enregistrait pour Astrée une très belle anthologie de chansons et de musiques de danse extraites des recueils publiés par Pierre Attaingnant dans la première moitié du XVIe siècle. Aujourd’hui, ces talentueux musiciens, dirigés de main de maître par Denis Raisin Dadre, reviennent à ce répertoire après un long travail de mûrissement et de recherches sur l’organologie. Le résultat est un disque particulièrement réussi intitulé Que je chatoulle ta fossette que je vous propose de découvrir aujourd’hui.

Conformément aux usages du temps, les musiques de danse éditées par Attaingnant sont demeurées majoritairement anonymes. Un même recueil contient généralement des pièces de diverses origines, aristocratique, comme les basses-danses ou les pavanes, ou populaire, comme les branles, auxquelles il faut ajouter des arrangements pour instruments de chansons à la mode, une pratique courante à l’époque. Doulce Mémoire (photo ci-dessus) a principalement butiné les sept livres de Danceries pour nous offrir avec Que je chatoulle ta fossette un panorama aussi représentatif que possible des danses de la première moitié du XVIe siècle, assorti de quelques chansons qui rappellent les liens que ces deux genres entretiennent entre eux. Outre l’intelligence d’un programme supérieurement interprété par des musiciens experts dans la pratique de la musique de la Renaissance et qu’il faudrait tous citer, l’enjeu de ce disque, clairement expliqué par Denis Raisin Dadre et Jérémie Papasergio dans le livret, est de faire jouer chaque groupe d’instruments sans unifier le diapason, mais, tout au contraire, en respectant le ton de chacun d’entre eux, 520 Hertz pour les flûtes à bec et les hautbois, 392 Herz pour les violons et les flûtes colonnes (cliquez ici pour voir ces derniers instruments). Le résultat est à la fois surprenant et réjouissant ; il efface toutes les craintes que l’on pouvait nourrir quant au côté éventuellement hasardeux de l’expérience. Les couleurs, bien différenciées, sonnent avec une force et une justesse inouïe, claires, drues, mais aussi avec un incroyable raffinement. Cette démonstration des avancées que l’organologie peut apporter à l’interprétation musicale, lorsqu’elle est servie par des interprètes de ce calibre, se transforme en leçon de musique tout court, car elle n’a justement rien de démonstratif ou de pesant. La bande de musiciens réunie sur ce disque prend simplement un plaisir aussi palpable que contagieux à jouer ensemble et à revivifier les Branles tourbillonnants comme les nobles Pavanes, qui se révèlent à nous comme ces peintures dont on a enlevé les couches de vernis ternies par le temps et qui nous paraissent subitement nouvelles. Si nul ne peut prétendre, bien sûr, que ces pièces sonnaient ainsi au XVIe siècle, la probité de la restitution, d’une tenue sans aucune raideur mais, tout au contraire, galvanisée par une gestion impeccable des appuis rythmiques, peut faire songer qu’on s’approche de très près de ce que put être une certaine Renaissance ensoleillée, sensuelle, ivre de vie et désireuse de goûter à tous les plaisirs que ses conquêtes économiques, techniques, intellectuelles, mettaient à sa portée. Signalons, pour finir, que la prise de son réalisée dans l’acoustique magique du réfectoire de l’abbaye de Fontevraud sert parfaitement cette réalisation par sa lisibilité et sa chaleur.
Au-delà d’une anthologie de la plus belle eau mêlant danses et pièces vocales dans une interprétation qui conjugue avec bonheur vigueur, verve, et finesse, Que je chatoulle ta fossette offre la vertigineuse sensation d’entendre le répertoire qu’il propose pour la première fois, tant les couleurs en paraissent neuves, gorgées de délicieuses saveurs et de sève palpitante. Il flotte dans ce disque un parfum de printemps qui ouvre à l’interprétation de la musique de la Renaissance des voies qu’il ne sera désormais plus possible d’ignorer et qui promettent pour l’avenir quelques floraisons aussi somptueuses qu’inattendues.
Pierre ATTAINGNANT (éditeur, c.1494-c.1552), Que je chatoulle ta fossette, Danceries.
Doulce Mémoire.
Denis Raisin Dadre, dessus de flûte à bec, taille de hautbois & direction.
1 CD [durée : 73’53”] Ricercar RIC 294. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Branle gay Que je chatoulle ta fossette & Branles gays 28, 23, 42 & 7. Violons et flûtes à bec.
2. Pavane. Luth et harpe.
3. Claudin de Sermisy (c.1490-1562), Amour pense que je dorme. Paulin Bündgen (dessus mué), harpe, luth.
4. Pavane 8, Pavane des Dieux, Gaillarde. Violons.
5. Basses dances 3 & 1, Tourdions 8, 9 & 39. Flûtes colonnes, violons.
Illustrations complémentaires :
Anonyme, Un atelier d’imprimerie, 1568. Gravure sur bois.
La photographie de l’ensemble Doulce Mémoire est de Fabrice Maître.