Maître de Soriguerola, actif en Cerdagne,
seconde moitié du XIIIe – début du XIVe siècles,
Âme suppliante entre Saint Pierre et Saint Paul, début XIVe siècle
Volet d’un retable réalisé pour l’église Saint-Christophe de Toses
Tempera sur panneau de sapin, 103 x 100,5 cm,
Barcelone, Musée national d’art catalan
Tout au long de leur carrière commune, Jordi Savall et Montserrat Figueras n’ont cessé, en parallèle de leur exploration des musiques anciennes et baroques qui formaient l’essentiel de leur répertoire, de démontrer un intérêt soutenu pour celles issues des traditions orales, dont ils ont très tôt réalisé des enregistrements. Néanmoins, jamais leur activité dans ce domaine ne fut aussi intense qu’au début des années 1990, ce dont témoigne une impressionnante floraison de disques publiés chez Astrée, un consacré à Juan del Enzina (E 8707, 1991) et quatre proposant un vaste tour d’horizon des chansonniers des XVe et XVIe siècles dans lesquels cohabitent compositions savantes et populaires ; se succèderont ainsi El Cancionero de Palacio (E 8762, 1991), El Cancionero de la Colombina (E 8763, 1992), El Cancionero de Medinaceli (E 8764, 1992) et, un peu plus tardivement, El Cancionero del duc de Calabria (E 8582, 1996).
Un peu en marge de ces travaux, mais entretenant avec eux des relations extrêmement étroites, l’anthologie Cançons de la Catalunya mil.lenària, parue en 1991, les voit mettre en lumière un corpus d’œuvres qui, au-delà de ses qualités artistiques, constitue un véritable héritage pour les deux musiciens catalans. Sous-titré planys & llegendes – plaintes et légendes – ce projet leur permet d’explorer neuf œuvres plongeant leurs racines dans des périodes différentes, du XIIIe (El Mestre – Le Maître – dont la mélodie circulait déjà parmi les troubadours) au XVIIIe siècle, comme le fameux Cant dels ocells (Chant des oiseaux), une chanson de Noël rendue mondialement populaire grâce à l’arrangement pour violoncelle qu’en fit Pau Casals en 1939, la transformant ainsi en un symbole de résistance face au franquisme. Si l’amour, dans ces pièces, est souvent malheureux, comme dans le magnifique Testament d’Amèlia où une jeune fille meurt de chagrin parce que sa propre mère lui a ravi l’homme qu’elle aime ou dans Mariagneta qui voit l’amant renoncer à un bonheur impossible et entrer dans les ordres où il meurt en apprenant que sa bien-aimée s’est mariée, elles nous parlent aussi du quotidien des hommes et des femmes de jadis, celles qui filent la quenouille en s’absentant dans quelque rêverie (La filadora – La fileuse), ceux qui poussés par la nécessité ou de mauvaises rencontres se font brigands (Cançó del lladre – Chanson du voleur), et nous restituent même le fracas des batailles, ainsi Els segadors (Les faucheurs) évoquant les événements sanglants qui eurent lieu durant la guerre de faucheurs (1640-1659) voyant s’affronter une coalition franco-catalane et les troupes castillanes, et devenu hymne national de la Catalogne en 1993.
Jordi Savall, en se fondant sur les mélodies originales et en respectant, autant que possible, le style musical propre à l’époque de leur composition, a réalisé des arrangements d’une finesse et d’une inspiration constantes, dont un des fils d’Ariane les plus évidents, dès la première écoute, est la voix de Montserrat Figueras, qui se coule dans cette réalisation avec un naturel désarmant. En effet, si les quatre pièces instrumentales prodiguent des couleurs et des nuances extrêmement séduisantes, voire enivrantes – et comment ne le seraient-elles pas, compte tenu d’une distribution où se côtoient, entre autres, Rolf Lislevand, Pedro Memelsdorf, Alfredo Bernardini ou Paolo Pandolfo ? –, la soprano illumine littéralement les quatre autres dans lesquelles elle intervient en qualité de soliste et dont elle rend la mélancolie extrêmement émouvante. L’art de la chanteuse s’offre ici dans sa pleine maturité, avec un timbre nimbé de mystère qui s’empare de vous sans vous faire violence et vous hante ensuite durablement, une réelle efficacité dramatique qui ne s’embarrasse jamais d’effets faciles ou appuyés, une intelligence du répertoire nourrie par un profond mûrissement intérieur, une fluidité qui masque une maîtrise totale de la technique, mais surtout une humanité qui affleure à chaque instant et investit la moindre inflexion du texte, apportant, plus que de la vie, une âme véritable à ces musiques. Il irradie de cet enregistrement une complicité chaleureuse et sereine qui en dit très long sur la puissance du lien existant entre le chef et sa muse, sur l’amour avec lequel ils portent ensemble et à égalité ce projet commun construit autour des racines qui les unissent tous deux.
Tout comme Lux Feminæ, un disque paru 15 ans plus tard dont Montserrat Figueras était le cœur vibrant, ces Cançons de la Catalunya mil.lenària forment un instant à part, sur lequel on peut parier sans craindre de se tromper que le temps n’aura pas de prise. La voix de la chanteuse s’est éteinte à jamais il y a un an aujourd’hui, mais l’émotion qu’elle dispense y est, pour qui veut prendre le temps de l’accueillir et de se mettre à son écoute, éternellement vivante.
Cançons de la Catalunya mil.lenària, planys & llegendes
Montserrat Figueras, soprano
Francesc Garrigosa, ténor
La Capella Reial de Catalunya
Jordi Savall, violes de gambe et direction
Enregistré en juillet 1988 et février 1990 en la collégiale romane du château de Cardona, Catalogne [durée totale : 71’37”]. Publié en 1991 par Astrée / Auvidis sous référence E 8758 et réédité, avec un programme légèrement modifié, par Alia Vox sous référence AVSA 9881, ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
El testament d’Amèlia
Montserrat Figueras, chant. Flûte, violes de gambe, théorbe, guitare, harpe, violone
Un extrait de chaque plage du disque (version originale) peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :